La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/Laisse 171

La bibliothèque libre.
◄  Laisse 170 Laisse 171 Laisse 172  ►

CLXXI

Ço sent Rollanz que s’espée li tolt, Roland s’aperçoit qu’on lui enlève son épée ;
2285 Uverit les oilz, si li ad dit un mot : Il ouvre les yeux, ne dit qu’un mot :
« Men escientre ! tu n’es mie des noz ! » « Tu n’es pas des nôtres, que je sache ! »
Tient l’olifant, que unkes perdre ne volt, De son olifant, qu’il ne voudrait point lâcher,
Si l’ fiert en l’ helme, ki gemmez fut ad or, Il frappe un rude coup sur le heaume tout gemmé d’or,
Fruisset l’acer e la teste e les os, Brise l’acier, la tête et les os du païen,
2290 Ambsdous les oilz de l’ chef li ad mis fors, Lui fait jaillir les deux yeux hors du chef,
Jus à ses piez si l’ad tresturnet mort ; Et le retourne mort à ses pieds :
Après, li dit : « Culvert, cum fus si os « Lâche, dit-il, qui t’a rendu si osé,
« Que me saisis, ne à dreit ne à tort ? « À tort ou à droit, de mettre la main sur Roland ?
« Ne l’ orrat hom ne t’en tienget pur fol. « Qui le saura t’en estimera fou.
2295 « Fenduz en est mis olifans el’ gros, « Le pavillon de mon olifant en est fendu ;
« Ça juz en est li cristals e li ors. » Aoi. « L’or et les pierreries en sont tombés. »


◄  Laisse 170 Laisse 171 : notes et variantes Laisse 172  ►


Vers 2285.Uvrit. Mu.

Vers 2286. — Lire mien et ies. O. V. la note du vers 648.

Vers 2287.Olifan. O V. la note du vers 1059. ═ Qu’unkes. Mu. ═ Nous avons laissé volt (au lieu de voelt) à cause de l’assonance. En général, nous avons partout respecté l’assonance et avons fait céder, devant ce principe, le principe même de l’unité orthographique.

Vers 2288.Elme. O. V. la note du vers 996. ═ Gemmet. O. Pour le s. s. m., il faut gemmez. ═ A or. O. Nous avons adopté ici le d euphonique si fréquemment employé par notre scribe.

Vers 2289. — Lire acier.

Vers 2290. — Lire chief. ═ Amsdous. O. V. la note du vers 2240.

Vers 2291. — Le Ms. d’O. écrit ici jus, et au v. 2296, juz. Lire partout jus.

Vers 2292.Culvert païen, cum fus unkes si os. O. Pour la mesure, G. et Mu. ont dû, d’après Venise IV, supprimer les deux mots païen et unkes. — Oultre culvert, t’arme soit hui dampnée. Lyon.

Vers 2294.Hume. O. V. la note du vers 20. ═ Por. O.

Vers 2295. — Le trait de ce Sarrazin qui veut s’emparer de l’épée de Roland a donné lieu, dans le Ruolandes Liet, à un épisode calqué sur celui du texte d’Oxford. Dans un manuscrit du poëme allemand, qui remonte à la seconde moitié du xiie siècle, on trouve un certain nombre de miniatures grossières que W. Grimm a fait reproduire au trait et dont il a enrichi son édition. Nous avons nous-même fait graver deux de ces miniatures, et notamment celle qui se rapporte aux deux strophes clxxii et clxxiii. Roland y est représenté au moment où il frappe le païen de son « olifant ». Rien n’est moins artistique. Mais l’archéologue ne dédaignera pas ces dessins naïfs, qui sont, tout au moins, précieux pour l’histoire du costume et de l’armure. On trouvera un peu plus loin (au v. 2452) la reproduction de l’autre miniature, laquelle représente saint Gabriel apparaissant à Charlemagne. ═ Nous avons déjà parlé du Ruolandes Liet dans notre Introduction, et avons particulièrement insisté sur le caractère ecclésiastique de cette œuvre. Mais nous n’en avons cité qu’un fragment insuffisant. Nous devons à l’obligeance de M. Gaston Paris la traduction de deux autres épisodes du poëme allemand, qui correspondent, le premier aux vers 1124 et ss. ; le second aux vers 1325 et ss. de notre Chanson française. Nous les plaçons ici sous les yeux de notre lecteur, qui se convaincra par là combien l’œuvre du curé Conrad offre une physionomie plus religieuse, plus cléricale que notre Roland. Telle est, du moins, la conclusion que l’on tirera, suivant nous, de la lecture des deux fragments suivants.

I. Quand les héros apprirent — que les païens étaient en nombre, ils demandèrent à leur prêtre — de se préparer. — Ils allèrent à leur « service », — reçurent le corps de Dieu, — se prosternèrent, priant pour leurs péchés, — jetèrent des cris au ciel ; — bien plus d’une fois — ils conjurèrent Dieu, par les blessures — avec lesquelles il racheta les siens, — de les soutenir, — de leur pardonner leurs péchés — et d’être lui-même leur témoin. — Ils se garantirent par la confession ; — ils se préparèrent à la mort. — Et pourtant c’étaient de bons vassaux, — disposés au martyre — pour le salut de leur âme. — C’étaient vraiment des guerriers de Dieu. — Ils ne songeaient pas à s’enfuir ; — mais ils désiraient reconquérir notre ancien héritage ; — et tel était le but des efforts de ces héros. — Oui, c’étaient de nobles seigneurs, — d’une vie chrétienne. — Ils n’avaient tous qu’un seul courage ; — leur cœur était dirigé vers Dieu ; — ils avaient de la retenue et de la honte, — de la chasteté et de l’obéissance, — de la patience et de l’amour ; — ils brûlaient véritablement en dedans — d’amour pour la douceur de Dieu. — Il faut qu’ils nous aident — à oublier la misère de cette vie, — maintenant qu’ils possèdent le royaume céleste.

Quand les héros de Dieu, — par des psaumes, par des prières, — par la confession, par des actes de foi, — avec leurs yeux en pleurs, — en grande humilité, — et par des bontés de toute sorte, — se furent joints à Dieu, — quand ils eurent nourri leurs âmes — du pain sacré — et du sang divin — pour la vie éternelle, — alors les héros s’armèrent ; — alors ils louèrent Dieu, — Ils étaient tous ensemble joyeux, — comme ceux qui sont à des noces. — Ils s’appelaient tous enfants de Dieu ; ils méprisaient le monde ; — ils offraient le sacrifice pur — en prenant sur eux la croix. — Ils s’avançaient rapidement vers la mort, — ils achetaient le royaume de Dieu. — Ils ne voulaient pas se faire défaut l’un à l’autre : — ce qui semblait bon à l’un, — c’était le sentiment de tous. — David psalmista — a écrit d’eux en cet endroit : — « Combien Dieu mon Seigneur les récompense, — ceux qui sont fraternels avec les autres ; — il leur donne lui-même sa bénédiction, — et ils vivront toujours joyeux. » — Une confiance et un amour, — une foi et une espérance, — une fidélité était en eux tous ; — aucun d’eux ne faisait défaut à l’autre ; — la même vérité était en eux tous, — et c’est de quoi se réjouit la chrétienté tout entière. (Ruolandes Liet, édit. W. Grimm, pp. 120-123. ═ À ce morceau se rapporte la min. n° 15, ou la Communion.)


II. Alors arriva le roi Cursabile, — monté sur son cheval, — sous un heaume brillant. — Douze mille de ses héros — chevauchaient après leur seigneur ; — ils brillaient tous comme les étoiles, — d’or et de pierreries : — c’étaient de hardis païens. — Le roi était noblement armé ; — il s’élança loin de sa troupe, — sur le champ raboteux ; — il n’attendit guère, — avant de trouver Turpin. — Alors il cria, au-dessus du bord de son écu : — « Es-tu ici, Turpin ? — Tu dois être bien sûr — que, si l’on me donnait ton poids d’or, — je ne le prendrais pas pour ne pas t’avoir vu. — Tu m’as causé beaucoup de douleurs : — où pourrais-tu sur cette terre — jamais mieux mourir ? — Je suis un roi très-puissant. — Maintenant, guerrier, pousse ta lance contre moi. — Oui, je suis un des plus riches rois — que le soleil ait jamais éclairés. — J’emporterai aujourd’hui ta tête — pour plaire à Mahomet et pour honorer ma race, — afin qu’on chante toujours ma louange. »

Alors dit l’évêque Turpin : — « Le saint Christ sera l’arbitre, — Celui qui est mon Sauveur, — dont tu es l’ennemi — et dont je suis le serviteur. — Un autre homme aura ton royaume ; — ton écu est bien mince ; — bien faible est ta brogne ; — ton heaume gemmé, si brillant, — ne pourra aujourd’hui te servir à rien ; — la mort est bien près de toi — et les Diables t’attendent là-bas. » — Il poussa le cheval des éperons, — il perça Cursabile à travers l’écu et l’arçon, — droit à travers le corps ; — il retira la lance avec force, — il le frappa sur la coiffe du heaume, — et la lui brisa en morceaux : — Cursabile tomba mort, — et les chrétiens crièrent : Monsoy ! Monsoy !

Turpin et les siens — s’avancèrent courroucés — vers la troupe épaisse ; — ils rendirent blême — plus d’un homme hardi. — Le feu jaillissait de l’acier ; — là tombaient sans cesse — les morts sur les blessés ; personne ne peut vous dire — quelle détresse il y eut là... (Il doit y avoir ici une lacune.)... Le marquis Waldram — frappe le païen ; — si bien qu’il jette au loin son gonfanon ; — il tombe mort sous son cheval. — Les païens sont forcés de plier ; — les vrais champions de Dieu — leur laissent peu de repos : — au delà de trois lieues — on entendait leurs cris de détresse. — Ils brisaient les heaumes, — ils perçaient les hauberts. — La forte chaleur les fatiguait : — ils étaient comme dans une fournaise, — tant au dehors qu’au dedans. — Les chrétiens combattaient selon leur désir.

Les païens n’osaient pas fuir ; — en grand nombre ils tombèrent morts ; — ils se firent périr eux-mêmes. — Le Diable a gagné en eux — aussi bien le corps que l’âme. — Alors le Seigneur céleste voulut — reposer un peu les siens : — il descendit sur les chrétiens — une rosée céleste, — une fraîcheur sur leurs yeux. — Cela eut lieu à l’heure de none. — Leurs corps à tous se rajeunirent ; — ils devinrent forts et fermes. — Quand ils virent cette consolation céleste, — ils crièrent : Monsoy ! Monsoy ! — Et ils s’approchèrent de plus près. — Là il y eut un grand bruit de heaumes, — et grande fut la chute des païens. — Ni écu ni maille — ne leur protégea le corps — mieux que l’éponge : — Les chrétiens abattaient cheval et cavalier — avec leurs lances acérées. (Ruolandes Liet, éd. Grimm., pp. 154-157. À ce miracle se rapporte la min. n° 20.)


Vers 2296.Juz. O. Lire jus, qui vient de jusum.

◄  Laisse 170 Laisse 171 Laisse 172  ►