La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/Notes Annexe 1
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I. — Traduction de la Karlamagnus Saga. (Ch. xxxvii-xli.)
Chap. xxxvii. — Peu après, le roi Karlamagnus vint à Runzival. Il n’y pourrait jamais chevaucher une seule aune en long, un seul pied en travers sans trouver quelque corps de païen ou de chrétien. Et il s’écria à haute voix : « Où es-tu, Rollant ? Où est Oliver et Turpin l’archevêque ? Où êtes-vous, les douze Pairs, que j’avais postés derrière moi pour garder le pays, et que j’aimais tant ? » Le roi Karlamagnus déchirait ses vêtements, tirait sa barbe : accablé de douleur, il tomba de cheval. Et il n’y eut pas là un seul homme qui ne versât des larmes pour un sien ami. Le duc Nemes ressentit cet événement. aussi vivement que tout autre ; cependant il s’approcha du Roi : « Levez-vous, lui dit-il, et regardez devant vous à deux milles de distance. Vous devez voir la poussière (mot à mot, la fumée) des chevaux de ces païens qui étaient ici. Or il serait plus digne d’hommes de venger nos amis que de nous désoler devant des morts. » Le roi Karlamagnus répond ainsi : « Ils sont loin maintenant. Cependant, je vous prie, suivez-moi. » Puis il laissa trois comtes à Runzival pour garder le champ de bataille ; ils se nommaient Begun, Hatun et Melun, et dix mille chevaliers avec eux. Ensuite le Roi fit souffler dans ses trompes, et chevaucha en hâte après les païens. Et il s’approchait rudement. Mais comme il [commençait à] faire nuit sur eux, le roi Karlamagnus descendit de son cheval, se jeta à terre, et pria Dieu afin que le jour se pût allonger, et la nuit se raccourcir. Et à peine eut-il prié, voici qu’un ange de Dieu vint du ciel, et parla avec lui : « Dieu a dit oui à ta prière, et il te donnera abondamment la lumière du soleil et le jour. Chevauche en hâte contre les païens, et venge tes hommes sur cette gent maudite. » Lorsque le roi Karlamagnus entendit ces paroles, il se réjouit, et sauta sur son cheval. Cependant les païens fuyaient vers la terre d’Espagne : les Franks (Frankismenn) coururent après eux rudement. Et ils les abattaient à deux mains. Alors ils arrivèrent à une grande eau, ces païens, et ils appelèrent à leur secours leurs dieux : Terogant, Apollo, Maumet ; puis ils sautèrent à l’eau et plongèrent au fond, et d’aucuns flottèrent morts, d’aucuns furent noyés sous l’eau. En ce moment les Franks poussèrent des cris, et dirent : « Il nous est précieux d’avoir vengé Rollant et ses compagnons. » Alors arrive le roi Karlamagnus, et il voit que tous les païens sont noyés, et il parle à ses hommes : « Descendez de vos chevaux : il serait trop long pour nous de retourner cette nuit ; prenons nos quartiers pour la durée de la nuit et reposons-nous tous ensemble jusqu’au jour. » Les Franks répondent : « Bien dit à toi, Sire. » Ils firent ainsi, et restèrent là durant cette nuit.
Chap. xxxviii. — Le Roi ne retira pas son vêtement de combat ; il plaça son écu à sa tête, et resta dans sa brunie, ceint de son épée si bonne, nommée Joius, qui était à trente couleurs pour chaque jour. Il possède un clou avec lequel le Seigneur a été attaché à la croix : il l’a mis dans le pommeau de l’épée, et, à l’extrémité, quelque chose de la lance du Seigneur, avec laquelle Dieu fut blessé. Après cela, tout oppressé de sa grande douleur, Karlamagnus se mit à dormir comme un homme fatigué. Or un ange de Dieu vint à lui et s’assit à son chevet toute la nuit. Puis il rêva... Il lui semblait voir une grande agitation en l’air, une tempête horrible, la pluie, la neige, et une flamme violente. Et aussitôt ce prodige tomba sur ses hommes, si bien qu’ils eurent peur et qu’ils criaient à haute voix et appelaient le roi Karlamagnus à leur secours, et ce qui tombait du ciel brisait leurs armes. Et incontinent apparurent au roi Karlamagnus un grand nombre de loups et de lions, et de ces oiseaux qu’on appelle gamm (griffons), et toutes sortes de bêtes effroyables. Et il lui sembla qu’elles voulaient dévorer ses hommes, et qu’il voulait les défendre. Incontinent vint un lion qui sauta sur lui, lui mit ses deux pattes dans la bouche, et fit comme s’il voulait lutter (? mot à mot se prendre) avec lui et le dévorer ; mais il ne sut pas lequel des deux succomba. Et le Roi ne s’éveilla pas encore. Alors se fit voir clairement devant lui un troisième songe... Il lui sembla être chez lui, au pays des Franks (Frakkland), dans son palais, et qu’il avait les fers aux pieds ; et il vit trente hommes voyageant vers leur ville qui s’appelait Ardena, et qui causaient entre eux, et disaient ainsi : « Le roi Karlamagnus a été vaincu, et il ne portera plus désormais la couronne au pays des Franks ! »
Chap. xxxix. — Or, après que le Roi se fut réveillé, lorsqu’il pensa à ses rêves, il lui sembla que toutes ces horribles choses étaient vraies. [Les Francs] alors harnachèrent leurs chevaux, et, quand ils furent harnachés, chevauchèrent vers Runzival. Et quand ils y furent arrivés, ils reconnurent les élus (les morts sur le champ de bataille), et trouvèrent Rollant gisant entre quatre belles pierres. Son épée gisait sous sa tête ; il tenait sa main droite autour de la poignée, et, dans sa main gauche, il avait son cor Olivant. Lorsque le roi Karlamagnus vit tout cela, il descendit de cheval, alla vers le fils de sa sœur avec grande tristesse, le baisa, lui mort, tomba à terre, et dit ensuite : « Béni sois-tu, Rollant, mort comme vivant (lifandi ok kvikr, vivens et vivus), par-dessus tous les autres chevaliers de la terre ; ton pareil ne pourra jamais être trouvé dans le monde terrestre, parce que tu es à la fois aimé de Dieu et des hommes. » Alors le Roi tomba évanoui, et ses hommes crurent qu’il était mort, bien qu’il fût vivant. Mais le duc Nemes se tenait auprès et voyait ; il s’élança vers une eau courante en toute diligence, prit de cette eau et en jeta sur la face du Roi, et lui dit ensuite : « Levez-vous, Sire roi, personne ne doit aimer son prochain mort au point de s’oublier, lui, vivant. » Lorsqu’il eut entendu ces paroles de Nemes, le Roi s’y rendit : il se redressa sur ses pieds, et dit au plus fort de ses chevaliers qu’il allât prendre l’épée de Rollant et la lui apportât. Le chevalier alla, mais ne put l’avoir. Alors le Roi envoya un second chevalier, et elle ne fut pas plus facile à détacher. Puis il envoya cinq chevaliers, pour que chacun d’eux pût tenir un des doigts de Rollant, et l’épée ne fut pas plus facile à détacher. Alors le roi Karlamagnus parla : « Aucun homme n’eût pu obtenir de prendre l’épée de Rollant tandis qu’il vivait ; à l’heure présente, vous ne trouverez pas grâce devant lui mort. » Et, après cela, il tomba pâmé. Le duc Nemes le pria d’avoir du courage, et parla ainsi : « L’homme doit toujours survivre à l’homme, et prendre souci surtout de soi-même, parce que Dieu a ordonné qu’il en fût ainsi. » Le roi Karlamagnus écouta ce conseil et rejeta loin de soi son chagrin ; et il demanda comment ils pourraient obtenir l’épée de Rollant. « Voici qu’il me vient un avis : c’est de prier le Dieu tout-puissant qu’il nous veuille assister pour cette fois ; mais je crois savoir d’avance que personne ne sera digne de détacher l’épée de Rollant, à moins que ce ne soit un aussi bon guerrier qui la touche au pommeau. » Alors le roi Karlamagnus se mit à prier en lui-même un long moment. Et, quand il eut fini sa prière, il se leva et alla là où Rollant gisait ; il toucha à l’épée, et elle gît libre devant lui. En ce moment, le Roi sut que ce que le duc Nemes lui avait dit était vrai. Il prit le pommeau de l’épée à cause des reliques qui s’y trouvaient, et il jeta la lame à l’eau loin de terre, parce qu’il savait qu’il n’appartenait à personne de la porter après Rollant. Ensuite il alla sur le champ de bataille rechercher les chrétiens, et il trouva les douze Pairs, qui gisaient l’un à côté de l’autre ; et cela, il sut que Rollant l’avait fait (?).
Chap. xl. — Puis le roi Karlamagnus fit enlever les corps des douze Pairs et les fit envelopper de bons linceuls ; et quand cela fut achevé avec grands égards, il se sentit vivement ému pour ses autres hommes qui étaient tombés, et il lui sembla que ce serait un grand malheur s’il ne pouvait réussir à distinguer leurs corps de ceux des païens. Alors Karlamagnus en parla avec le duc Nemes et tous ses gens : « Comment pourrait-il arriver à reconnaître les corps des chrétiens au milieu des morts ? » Le duc Nemes lui répondit, bien sagement et en homme de sens (veg-mann-liga, mot à mot, en homme qui connaît les voies et moyens), et parla de cette façon : « Il [m’]est avis d’admettre qu’ici, comme le plus souvent lorsqu’un grand embarras se présente, c’est Dieu, cause de tout, qui y peut et veut le mieux. Mon avis est donc pour cette fois d’invoquer le Dieu tout-puissant de tout cœur, afin qu’il nous aide en cette affaire. » Ceci parut au roi Karlamagnus un excellent conseil ; il veilla toute la nuit, et tous ses gens avec lui. Ils se mirent en prière, et demandèrent à Dieu tout puissant de leur faire voir clairement lesquels étaient ou les chrétiens qui avaient succombé, ou ces méchants païens qui s’étaient soulevés contre eux. Or, le matin suivant, lorsqu’ils vinrent pour la seconde fois reconnaître les élus, le Dieu tout-puissant avait ainsi exaucé leur prière, et la distinction suivante était faite entre les chrétiens et les païens : des buissons avaient poussé sur les corps des païens, tandis que ceux des chrétiens étaient tout découverts, tels qu’ils venaient de tomber. Alors le roi Karlamagnus fit faire un grand nombre de tombeaux très-vastes dans lesquels il réunit ceux qui étaient tombés sur le champ de bataille, et il fit ensuite recouvrir leurs corps de terre ; il fit amener là presque tout ce qu’il y avait [de ces corps], excepté Rollant et les douze Pairs. Or, la nuit suivante, les anges de Dieu dirent en songe au Roi que tous étaient sauvés, parmi les hommes de Karlamagnus qui avaient succombé. Puis le Roi fit faire de grandes et fortes bières, et y fit déposer les corps de Rollant, des douze Pairs, des chefs qui avaient succombé ; il fit mettre leurs douze corps dans les bières, et ensuite se mit en marche, lui et tous ses gens, avec grand éclat et honneur. Et ils avaient, cheminant avec eux, ces douze corps ; et ils voyagèrent jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à leur ville qui se nomme Arlis (Arles), et qui est la capitale du pays qu’on appelle Provincia. Il y avait là des clercs nombreux, bons et célèbres, qui vinrent au-devant d’eux avec grande pompe et vénération. Alors on chanta des messes pour les âmes dans tous les moutiers de la ville. Le roi Karlamagnus fit des offrandes, aux messes qui furent chantées, avec grande magnificence et générosité : on dit qu’il y offrit douze mille marcs pesants d’argent avant que les corps fussent recouverts de terre, et qu’il donna (litt. fit retourner ?) de grandes propriétés pour l’emplacement où reposent les douze Pairs. Et il établit de grosses rentes ou prébendes qui, depuis lors, ont toujours été continuées. Après cela le roi Karlamagnus s’en retourna dans sa ville de Paris avec tous ses gens, et il eut beaucoup de chagrin dans son cœur, quoiqu’il lui eût été donné de faire la découverte de ces corps.
Chap. xli. — Lorsque le roi Karlamagnus eut habité chez lui quelque temps et qu’il se fut reposé de ces voyages, il fit dresser le pieu (symbole des convocations générales, surtout des levées d’armes) dans toutes ses terres et provinces, et fit convoquer tous les commandants en chef (höfding) de ses États, et tout homme valide et capable de porter les armes, afin qu’ils eussent à venir vers lui pour délibérer sur ce qu’on devait faire du comte Guinelun, lequel avait trahi Rollant et les vingt mille hommes morts avec lui à Runzival. Et quand tout ce monde fut réuni dans un même lieu, l’affaire fut exposée et racontée par des hommes sages, et ensuite portée devant l’Assemblée générale. Alors tous ces hommes se déclarèrent incompétents pour juger une pareille cause, et on ne put arriver à aucune conclusion pour cette fois. Mais il arriva, comme toujours, que le duc Nemes en vint à se lever en face de cette multitude, et leur fit une longue harangue tout particulièrement habile. Il termina ainsi son discours : « Mon avis est que le comte Guinelun doit mourir de la mort la plus épouvantable et la pire qu’on pourra jamais trouver. » Cet avis parut juste au roi Karlamagnus et à toute l’Assemblée. Alors le comte Guinelun fut retiré du cachot où il avait été jusque-là gardé dans les fers, depuis que Rollant et ses compagnons étaient partis pour Runzival. Puis le traître fut attaché entre deux chevaux sauvages qui l’entraînèrent tout autour du pays des Franks, jusqu’à ce que sa vie finît ainsi, jusqu’à ce qu’un seul de ses os ne restât plus attaché à l’autre dans tout son corps, et ils étaient eux-mêmes en morceaux (?). Après cela le roi Karlamagnus fit rendre libres ses États ; il les fit fortifier, et plaça dans ses provinces des hommes pour les bien administrer et gouverner, et aussi pour repousser au loin ses ennemis et ses adversaires. On dit aussi que l’empereur Karlamagnus eut depuis plusieurs guerres, et remporta rarement la victoire ; mais il conserva ses États tout entiers jusqu’au jour de sa mort. Ainsi finit cette branche (de la Saga).
II. — Traduction de la Keiser Karl Magnus’s Kronike.
L’Empereur ayant soumis l’Espagne et la Galice, ainsi qu’il a été dit plus haut, il restait néanmoins encore un château qu’il n’avait pu réduire. On l’appelait Saragus, et il était situé sur une montagne élevée. Il avait un roi qui se nommait Marsilius et qui était païen. Marsilius dit à son conseil : « Voilà l’empereur Charlemagne qui vient ravager notre pays ; arrêtons de bonnes résolutions. » Un roi qui se nommait Blankandin lui répondit (il était vieux et sage) : « Ne craignez pas, seigneur, lui dit-il ; mais écrivez à l’Empereur que vous voulez devenir son homme lige et embrasser la foi chrétienne, et faites-lui de riches présents. L’Empereur est vieux et se reposerait volontiers, s’il le pouvait. S’il désire quelque otage, envoyez-lui mon fils et le vôtre ; il vaut mieux perdre deux hommes que nous perdre tous avec tous nos domaines. » Tous dirent que c’était un bon conseil.
L’Empereur, étant en Espagne, assiégeait un château appelé Flacordes ; l’envoyé du roi Marsilius y vint et exposa son message, disant que le roi Marsilius voulait passer en France pour voir l’Empereur, se constituer son vassal et lui rendre hommage pour l’Espagne. L’Empereur, ayant lu la lettre, donna l’assaut au château de Flacordes ; il l’emporta du coup et tua tous ceux qui ne voulurent pas se faire chrétiens. Puis il réunit son conseil et fit lire devant lui la lettre de Marsilius. Quelques-uns dirent qu’il fallait s’en rapporter à cette lettre ; c’étaient ceux qui auraient bien voulu s’en retourner chez eux. Ils prièrent l’Empereur d’accepter les otages. Mais Roland dit à l’Empereur : « Si vous vous fiez à la lettre du roi Marsilius, vous vous en repentirez tant que vous vivrez ; vous savez bien que c’est un homme faux. Nous avons conquis toute l’Espagne ; conquérons aussi maintenant ce seul château qui reste, avant de partir d’ici. D’ailleurs Marsilius ne peut pas se défendre contre vous ; les hommes d’Afrique et les Turcs sont tous battus, et il ne peut recevoir d’eux aucun secours. Marchons sur Saragus et ne désemparons pas que nous n’ayons tué Marsilius, ou qu’il ne soit chrétien ! »
Le comte Gevelon, beau-père de Roland, se leva ensuite et dit à l’Empereur : « Il me semble que les paroles de Roland ont plus d’emportement que de sagesse. Le roi Marsilius vous offre son hommage et veut se faire chrétien. Il est impie de vouloir la guerre, quand on peut avoir la paix. Mon avis, en conséquence, est que vous envoyiez un homme sage à Marsilius, pour faire avec lui une alliance qui soit solide, et ramener ici des otages. » L’Empereur demanda qui il conviendrait le mieux d’envoyer à cet effet. Le duc Neimis s’offrit pour partir ; l’Empereur lui lança un regard courroucé, et dit : « Tu resteras auprès de moi cette première année (?). » Roland s’offrit aussi pour partir ; Olivier dit : « Il n’est pas bon que tu partes, car tu es trop vif ; tu serais plutôt il une cause de désunion que de concorde. » Roland dit : « Y a-t-il quelqu’un plus propre pour ce message que le duc Gevelon, mon beau-père ? » Tous furent de cet avis. L’Empereur ordonna donc à Gevelon de se rendre auprès du roi Marsilius. Et Gevelon dit à Roland : « C’est toi qui es cause de ce qui arrive ; aussi ne serai-je plus désormais ton ami. Et c’est toi qui es cause aussi que nous restons si longtemps après la victoire gagnée. Si je reviens de ce voyage, je causerai ta mort et celle de tes compagnons. Donc je vais partir ; mais je sais bien que je n’en reviendrai pas en vie, car le roi Marsilius me fera tuer. » Roland et les douze Pairs rirent de ces paroles, et Gevelon fut si furieux qu’il hésita sur ce qu’il devait faire. Des lettres furent écrites, et le secrétaire les remit à Gevelon pour qu’il les portât à Marsilius ; mais Gevelon détourna les mains, et les lettres tombèrent par terre. Les douze Pairs sourirent, et Roland dit : « Si l’Empereur m’avait confié les lettres, la peur ne me les aurait pas fait lâcher, et elles ne seraient pas tombées par terre. »
Gevelon reprit les lettres, partit pour aller trouver le roi Marsilius et lui remit le message. Le roi Marsilius le reçut amicalement. Blankandin dit à Gevelon : « Je sais bien que l’empereur Charlemagne est un puissant (géant ou guerrier, sens étymologique) ; mais maintenant il est vieux. Je crois que Roland, un des douze pairs, le pousse beaucoup à la guerre et aux combats. » Le duc Gevelon répondit : « C’est vrai, comme tu le dis ; Roland surtout est cause de tout cela, et nous avons eu beaucoup de mal par sa faute. Plût à Dieu qu’il fût mort ! nous aurions aujourd’hui une bonne paix. Mais il ne sera satisfait que lorsqu’il aura conquis le monde entier. » Quand le roi eut lu la lettre, il vit que l’Empereur se qualifiait de « roi légitime de la terre d’Espagne » ; c’est pourquoi il entra en colère et frappa Gevelon avec un bâton. Gevelon tira son épée, et dit : « L’Empereur demandera que ma mort soit vengée. » Le conseil du roi intervint, et dit que le roi avait tort. Un des hommes de Marsilius, nommé Langelif, lui dit : « Écoute les paroles de Gevelon : ce peut être meilleur pour nous que tu ne le penses. » Le roi Marsilius dit alors à Gevelon : « Je reconnais que j’ai eu tort envers toi, et j’en userai mieux à ton égard. » Et il lui donna un manteau qui valait cent livres d’argent, et dit : « Je m’étonne que ton maître soit si avare (ou ambitieux, au sens allemand), étant si âgé. » Gevelon répondit : « L’Empereur est un noble seigneur, favorisé (mot à mot bien vu) de Dieu, et j’aimerais mieux mourir que d’avoir son inimitié. Tant que Roland vivra, nous n’aurons jamais la paix ; les douze Pairs sont tellement fiers (superbes rendrait mieux le sens et le mot à mot, qui est prodigue, luxueux), qu’ils ne craignent personne. » Le roi Marsilius dit : « J’ai quatre cent mille hommes de troupes : puis-je avec eux résister à la puissance de l’Empereur ? » Gevelon lui répondit : « Il n’y a pas à y songer pour l’instant. Je veux te donner un meilleur conseil : envoie à l’Empereur de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, et deux hommes en otage que l’Empereur emmènera en France. Roland restera pour la garde du pays. Marche alors sur lui avec toutes tes troupes et divise ton monde en quatre parties, afin qu’elles ne combattent pas toutes ensemble et sur un seul point. Et tu le fatigueras plus facilement. » Le roi Marsilius le remercia de son conseil et dit : « Il est bien sûr qu’avec un tel plan nous vaincrons Roland. » Gevelon lui en fit serment et demanda que le roi lui jurât aussi de ne pas le trahir ; le roi jura qu’il ne le trahirait point. Les conseillers de Marsilius jurèrent ensuite et dirent qu’ils vaincraient sûrement Roland.
Gevelon partit pour retourner auprès de l’Empereur, emportant avec lui beaucoup d’or et d’argent, et il dit à l’Empereur : « J’ai ici beaucoup d’or et d’argent que le roi Marsilius vous envoie, ainsi que les clefs du château fort de Saragus, avec les otages ; il se fera certainement chrétien et deviendra votre vassal. » L’Empereur remercia Dieu et dit : « Tu as accompli le message en fidèle serviteur. » L’Empereur réunit alors son conseil et ses hommes sages, et leur demanda qui d’entre eux voulait rester en arrière à Runtseval, qui était sur la frontière. Gevelon répondit : « Roland est celui qui convient le mieux, et il est parfaitement l’homme qu’il faut pour rester ici à garder le pays. » L’Empereur jeta sur lui un regard courroucé et dit : « Quel sera donc le capitaine qui ramènera mon armée en France ? » Gevelon répondit : « Ce pourrait être Olger le Danois. » Roland reprit et dit : « Gevelon, si je reste ici avec l’arrière-garde, je ne serai pas aussi effrayé que tu l’as été quand tu as laissé tomber la lettre de tes mains. » L’Empereur dit à Gevelon : « Tes paroles ont un sens étrange. » Roland dit : « Seigneur, je resterai volontiers avec l’arrière-garde. » L’Empereur fut tellement touché de ces paroles que les larmes lui coulèrent des yeux, et il dit : « Restez aussi, vous, les douze Pairs, avec vingt mille hommes, et Roland sera votre capitaine. » Puis l’Empereur fit ployer les tentes et lever le camp, et il se mit en marche pour la France.
Tous les hommes du pays de France eurent peur pour Roland, et des larmes furent versées à cause de lui. L’Empereur lui-même étant fort contristé, le duc Neimis lui dit : « Que craignez-vous ? Pourquoi êtes-vous soucieux et triste ? » L’Empereur lui dit : « J’ai rêvé, cette nuit, que l’ange de Dieu venait vers moi et qu’il brisait mon épée entre ses mains. C’est pourquoi je crains que Gevelon n’ait tramé quelque mauvaise machination avec Marsilius et n’ait trahi Roland. Si j’éprouve ce malheur, je ne m’en consolerai jamais. C’est pourquoi je recommande mon neveu à Dieu tout-puissant. »
Le roi Marsilius s’étant enquis que Roland était à Runtseval, comme il a été dit auparavant, rassembla de tout son pays les rois, ducs et comtes, chevaliers et écuyers, de sorte que, dans les trois jours, il eut quatre cent mille soldats. Il fit placer ses dieux sur le rempart, et on leur fit des sacrifices. Puis il choisit douze de ses hommes, les meilleurs qu’il eût, pour les opposer aux douze Pairs : le premier était Adelrot, le fils de sa sœur ; le second, Falsaron, son frère ; le troisième, Corsablin ; le quatrième, le comte Turgis ; le cinquième, Eskravit ; le sixième, Estorgant ; le septième, Estormatus ; le huitième, le comte Margaris ; le neuvième, Germiblas ; le dixième, Blankandin ; le onzième, Timodes ; le douzième, Langelif, qui était le frère du père du roi Marsilius.
Le roi Marsilius s’arma avec tous ses hommes, et marcha vers Runtseval. Olivier était sur une haute montagne, et voyant venir cette grande armée, il dit à Roland : « Voici venir une grande armée d’Espagne ; il est donc évident que Gevelon nous a trahis. » Mais Roland fit semblant de ne pas entendre ce qu’il disait. Olivier reprit : « Voici venir une grande armée avec des harnais bleus, des bannières rouges et des boucliers polis, et nous avons bien peu de monde. C’est pourquoi il serait prudent de souffler dans ton cor pour rappeler l’Empereur, qui viendrait à notre secours. » Roland répondit : « Je serais malade si l’Empereur et la France perdaient de leur réputation et de leur gloire par ma faute ; mais j’aurai auparavant entassé de si grands monceaux avec Durendal qu’on en parlera tant que durera le monde. » Olivier répondit : « On n’est point pour cela peureux, parce que l’on recherche son avantage et son bien. J’ai vu tant de païens que toutes les montagnes en étaient couvertes, toutes les vallées remplies, et tu ne tarderas pas à voir un grand choc entre nos gens, car nous sommes trop peu de monde contre tant de milliers d’hommes et une aussi puissante armée. » Roland répondit : « Soient brisés en deux les cœurs et les poitrines des hommes pusillanimes ! »
Quand Roland vit que les païens étaient arrivés tout près, il dit à ses hommes : « Vous savez tous que l’Empereur nous a choisis dans son armée et nous a placés ici pour garder ce pays s’il en était besoin : nous supporterons et souffrions tout ce qu’il plaira à Dieu de nous faire. Piquez bravement de la lance et de l’épée ; tranchez de vos glaives. Je trancherai, moi, de mon épée, si bien que chrétiens et païens diront qu’un homme en tenait la poignée. » L’archevêque Turpin, monté sur son coursier, tout armé, leur dit : « Chers amis, ce combat, nous l’allons supporter. Tombez à genoux. Je vous donne l’absolution de tous vos péchés, et chacun de vous qui mourra sera un martyr de Dieu. Et je vous impose, comme pénitence et expiation pour vos péchés, que vous combattiez vaillamment contre les païens. » L’archevêque Turpin prononça sur eux sa bénédiction ; après quoi, les Français montèrent sur leurs chevaux. Et Olivier dit à Roland : « Tu dois voir maintenant que Gevelon nous a vendus pour tout cet or et cet argent qu’il a rapporté avec lui. L’Empereur en tirera vengeance sur le traître, si nous ne pouvons le faire nous mêmes. » Roland courut sus aux païens, et tous les Français avec lui.
Adelrot dit aux soldats chrétiens : « Comment êtes-vous assez hardis pour oser nous attendre ? L’Empereur a agi comme un insensé en vous laissant ici derrière lui. À cause de vous, la France va perdre de sa grandeur. » Roland entendit ces paroles ; il frappa d’estoc sur son casque et le pourfendit jusqu’à la ceinture, tellement qu’il en roula mort à terre ; après quoi Roland dit : « Tiens, méchant païen, la France ne perdra pas son prix à cause de moi ! »
Alors les hommes de France coururent sus durement. Falsaron, frère du roi Marsilius, était large d’un pied entre les deux yeux. Oliver frappa de taille sur son casque, et le pourfendit jusqu’à la poitrine, et dit : « Je te fais voir ce qui se passe en enfer. Et maintenant en avant, hommes de France, en avant ! Nous trouverons la victoire aujourd’hui ! » Le roi Corsablin dit aux païens : « En avant et courage ! les chrétiens ne sont qu’une poignée en face de nos gens. » L’archevêque Turpin le piqua entre cuirasse et ventre, et l’envoya si loin de son cheval, qu’il en tomba mort à terre. Engeler le fier soutint un rude choc ; Geris aussi soutint un fier combat. Le duc Samson trancha un païen qui tomba mort à terre, le sabre étant entré dans la selle. Et l’archevêque Turpin dit : « C’était vaillamment tranché. » Chacun des douze Pairs abattit un guerrier au premier engagement. L’agile comte Margaris piqua Oliver entre écu et harnais, et l’écu ne fut point retiré (?) ; car il avait éprouvé un grand dommage. On se serra de près des deux côtés. Roland s’élança comme un lion au milieu de l’armée ennemie ; ses bras étaient couverts de sang jusqu’à l’aisselle ; pas un casque ne tenait sous ses coups. Oliver, lui, avait brisé son glaive ; il frappa un païen sur son casque avec le marteau (?) qui lui restait à la main, tellement que tête et casque furent mis en pièces, et que les deux yeux furent chassés dehors. Alors Roland dit : « Dans un combat, il faut du fer pour se battre. Je ne me bats pas avec un bâton, comme les gardeurs de bestiaux. » Oliver répondit : « Je n’ai pas pris le temps de tirer mon épée, tant j’étais colère contre ce diable. » Et il tira son épée, qui s’appelait Hattagisser ; il en frappa un coup sur le casque d’un chef puissant, et le pourfendit jusqu’à la selle. Alors Roland dit : « Pour un tel coup, nous obtiendrons une grande récompense de l’Empereur. » Gerin et Geris tuèrent tous deux un chef appelé Timodes ; l’archevêque Turpin tua un guerrier païen nommé Sipor. Ils combattaient vaillamment des deux côtés. Alors il commença à tomber beaucoup (d’hommes) parmi les chrétiens. Cependant chacun d’eux avait frappé à mort dix ou douze païens. Les douze Pairs étaient les plus intrépides de tous au combat.
Pendant quelques jours, il se produisit alors ce prodige en France, qu’il fit aussi sombre que s’il eût été nuit, et que le soleil ne donna aucune lumière de lui-même, et que maint homme eut peur pour sa vie. Saint Gilles dit que ce prodige arrivait à cause de Roland, parce qu’il devait mourir en ce jour. Les païens [cependant] s’élancent par milliers à la fois [et succombent], si bien que, sur cent mille hommes, il n’échappa que l’agile comte Margaris. Et il ne méritait pas de reproches, encore qu’il fût en fuite : car toute son armure avait été brisée sur lui, et il avait été transpercé de quatre épées. Il dit au roi Marsilius que les païens étaient tous occis.
Alors le roi Marsilius envoya derechef contre les chrétiens cent mille hommes. Quand l’Archevêque vit venir les païens, il dit : « Avancez vaillamment, nous porterons couronnes au ciel ! » Les chrétiens répondirent : « Car nous voulons tous mourir plutôt que la France perde son bon los et renommée. » Ainsi ils recommencèrent à combattre avec un nouveau courage. Un païen, appelé Libanus, piqua Engeler entre écu, harnais et ventre, et il tomba mort de son cheval. Alors Oliver dit : « Il faut que je tire vengeance de ceci, si je le puis. » Et il frappa sur le casque de Libanus, et pourfendit homme et cheval, si bien que la pointe de l’épée se tint en terre. Au second coup, il occit un duc. Alors Roland dit : « Voici que tu es en colère. » Un païen, nommé Vallebrus, — il avait pris Jérusalem par trahison, était entré dans le temple de Salomon et avait occis le patriarche devant le maître-autel, — piqua Samson entre harnais et poitrine, et il tomba mort. Roland vit cela, il frappa sur le casque de Vallebrus, le pourfendit jusqu’à la selle. Et les païens dirent : « C’était un terrible coup. » Roland répondit : « J’en donnerai encore plus d’un tout semblable aujourd’hui, car nous voulons vous faire connaître le chemin de l’enfer. » Un fils du roi d’Afrique, nommé Malchan, — son armure était dorée comme une flamme, — frappa l’un des Pairs, nommé Angases, et le pourfendit jusqu’aux épaules. L’Archevêque vit ceci, et dit : « Oh ! méchant païen ! que Dieu s’irrite contre toi ! L’homme que tu as tué, tu le payeras bien cher ; » et il le frappa tellement sur son cou, que la tête de Malchan vola par la campagne.
Le fils du roi de Cappadoce, appelé Grandones, fit beaucoup de mal aux chrétiens ; il frappa à mort quatre Pairs, l’un après l’autre : Gerin et Geris, Bering et Antoine de Valtaborg (?). Les hommes de France s’en affligeaient beaucoup ; les païens se criaient les uns aux autres, et encourageaient leurs gens. Roland dit à Grandones : « Que Dieu se venge de ceci sur toi ! Moi, j’en vais tirer vengeance, si je puis. » Et il courut sur lui avec une épée ensanglantée ; Glandones se baissa ; Roland le frappa par derrière à la nuque, et lui fendit la tête jusqu’à la bouche ; il frappa un autre coup sur son épaule, et le fendit avec son cheval en deux. Alors les hommes de France s’écrièrent : « Nous avons un capitaine accompli. » Le combat était dur ; les païens tombaient si nombreux, que personne ne pouvait connaître le nombre des morts. Roland courait au milieu de sa troupe en long et en large, et disait aux païens : « Maintenant vous allez éprouver si vos faux dieux de mascarade (?) sont plus puissants que le Fils du Dieu du ciel. » Les païens dirent : « Les hommes de France sont difficiles à combattre, aussi allons-nous fuir. » Ils s’enfuirent vers le roi Marsilius, et lui dirent qu’ils avaient perdu deux batailles. Alors le roi Marsilius partit pour la troisième bataille. Et il avait avec lui deux cent mille hommes.
L’Empereur était couché là-bas dans une lande qui se nommait Sintes (?). Là, il rêva qu’il était élevé en l’air au milieu d’une grande pluie, de la tempête et des éclairs, et tout cela tombait et jetait ses hommes à la renverse. Il lui sembla aussi qu’un lion voulait prendre et dévorer ses gens, et qu’un lion lui mettait ses deux pattes dans la bouche. Il lui sembla encore qu’il était rentré en France, qu’il avait une corde autour de ses deux jambes, et que trente hommes venaient à lui en courant, et disaient : « Maintenant l’Empereur est vaincu, et jamais plus il ne portera la couronne. » Là-dessus il s’éveilla et dit : « J’ai rêvé des choses étonnantes cette nuit ; j’ai peur que Roland ne soit plus en vie. »
Les païens et les chrétiens se combattirent donc à Runtseval une troisième fois. Turpin l’archevêque frappa un païen nommé Ambori, et le pourfendit jusqu’à la selle. Alors Roland dit : « Notre archevêque est un bon chevalier, et maintenant, s’il se trouve en danger, il est d’un bon secours ! » (?) Et ainsi tombent les chrétiens si serrés devant les païens, que, sur vingt mille hommes, il n’en reste plus guère que six cents. Les païens commencèrent à lutter de nouveau ; et alors tombe plus d’un homme parmi les chrétiens. Lorsque Roland vit ses hommes tomber ainsi, il courut tout au milieu de l’armée, et frappa des deux mains ; Oliver en fit autant. Et Roland dit à Oliver : « Restons ensemble, le jour est venu où nous devons mourir. Dieu veuille nous accorder que l’Empereur le sache ! Prie Dieu qu’il nous fasse miséricorde. » L’Archevêque dit : « Il a été trouvé dans les vieux livres que nous devons être tués pour la cause de la sainte foi. Nous ne sommes plus maintenant que soixante hommes. »
Roland fit serment, et dit : « Il faut que les païens disent, avant que nous mourions, qu’ils nous ont encore acheté bien cher ; » et il dit à Oliver : « Je vais souffler dans mon cor ; l’Empereur retournera en arrière et viendra à notre secours. » Oliver répondit : « Ce n’est pas mon avis, et jamais tu n’amèneras ma sœur dans ta couche, si tu fais cela, » Roland lui dit : « Tu es conrroucé, beau-frère. » Oliver répondit : « Tu as un cœur vaillant, mais point de sagesse. Voilà ici maint chrétien immolé pour ton orgueil ; si tu avais soufflé dans ton cor lorsque je t’en ai prié, l’Empereur serait arrivé sur-le-champ à notre secours, et maintenant le roi Marsilius et tous ses gens seraient occis. » Alors l’archevêque Turpin leur dit : « Chers amis, ne soyez point courroucés. Le jour est venu que nous devons tous mourir pour la cause de Dieu ; or il importe fort peu que tu souffles dans ton cor ou non, à moins que tu n’y souffles pour que l’Empereur puisse venir venger notre mort. » Roland dit : « Je veux souffler au nom de Dieu ! » et alors il souffla si haut que l’Empereur l’entendit ; et cependant il y avait entre eux la distance de quinze milles de France.
Lorsque l’Empereur entendit le cor, il dit : « Voilà que Roland combat, et mes hommes. » Gevelon répondit : « Sire Empereur, tu parles étrangement ; Roland peut bien souffler dans son cor, s’il voit seulement un lièvre courir, ou toute autre bête. » Roland souffla encore une autre fois. Alors l’Empereur dit : « Roland ne soufflerait pas si fort, s’il n’avait pas besoin de le faire. » Le comte Gevelon répondit : « Tu as beau être vieux, tu es encore bien incrédule. Tu connais bien la grande fierté de Roland : il souffle souvent pour bien peu de chose. » Roland sonna une troisième fois si serré et si dur, que le sang jaillit de son nez et de sa bouche, et que sa cervelle lui sortit par les tempes. Alors l’Empereur dit : « Ce cor a un cruel son. » Le duc Neimis lui répondit : « Tu dois tenir pour certain, Sire, que Roland se trouve en grande angoisse. » L’Empereur fit sur-le-champ saisir le comte Gevelon, le fit enfermer dans une tour et partit pour Runtseval avec toute son armée.
Alors Roland dit à Oliver : « Maintenant tu peux voir que l’Empereur a perdu ici beaucoup de ses meilleurs hommes : il nous faut mourir avec eux. » Puis Roland s’élança au milieu des armées païennes, et, durant une petite heure, il leur tua plus de vingt-quatre guerriers ; et il disait : « Fuyez arrière, chiens de païens : vous n’aurez jamais la victoire sur moi ! » Le roi Marsilius, alors, piqua un chrétien, nommé Begun, au milieu de ses épaules, si bien qu’il en tomba mort à terre. Roland n’était pas loin, car il dit au roi Marsilius : « As-tu entendu nommer une épée qui s’appelle Durendal ? Tu vas savoir quel goût elle a. » Et il lui coupa le bras tout au ras de l’épaule ; puis Roland fit le moulinet de son épée et trancha la tête des fils du roi Marsilius. Alors les païens dirent : « Nous allons maintenant nous mettre à fuir, car Roland nous a vaincus. » Et ainsi s’enfuit le roi Marsilius avec un millier d’hommes, et aucun d’eux n’était sans blessure.
Puis vint un païen, nommé Langelif, avec soixante mille hommes noirs, qui combattirent vaillamment contre les chrétiens. Roland alors dit à Oliver : « Ces gens vont causer notre mort. Défendons-nous vigoureusement, pour que ces hommes noirs puissent dire qu’ils ont trouvé Roland et Oliver ! » Langelif piqua Oliver entre les épaules, si bien que la pointe sortit par la poitrine, et dit : « Misérable, viens ici te coucher pour garder le pays ! » Oliver se retourna et frappa Langelif sur son casque, de façon que son épée lui entra dans les dents, et il dit : « Tu ne te vanteras pas de ce que tu viens de faire. » Et Langelif roula mort à terre. Oliver s’élança au milieu des troupes païennes ; il frappait des deux mains ; Roland le rencontra, et Oliver ne le reconnut point, parce que ses yeux étaient pleins de sang ; il frappa sur le casque de Roland, et le fendit jusqu’aux cheveux. Alors Roland dit : « Oliver, ne frappe pas ici, mais là-bas, où c’est plus utile. » Oliver répondit : « Dieu te voie mieux que je ne te voyais : pardonne-le-moi pour Dieu ! » Roland répondit : « Que Dieu te pardonne tes offenses, comme je te pardonne celle-ci de bon cœur ! » Oliver sentit que la mort allait venir ; aussi descendit-il de cheval et tomba-t-il à genoux. Il pria Dieu de lui pardonner ses péchés, et aussitôt se trouva mort.
Lorsque Roland vit qu’Olivier était mort, il se pâma sur son cheval ; cependant il ne tomba pas à terre. Les chrétiens étaient là tous tués, excepté Roland, Turpin l’archevêque, Volter, fils de la sœur de l’Archevêque et Irot. Le vieux Irot dit à Roland : « Secours-moi ! Je n’ai jamais eu peur dans aucun combat avant ce jour. » Roland se retourna et commençait à combattre, quand Volter et Irot furent tués. Alors Roland entendit le cor de l’Empereur, et les païens dirent : « Voilà que nous entendons le cor de l’Empereur. Dépêchons-nous maintenant de mettre à mort Roland, avant que l’Empereur arrive ! » Et aussitôt sept cents, tous ensemble, lui coururent sus ; mais Roland et l’archevêque Turpin se défendirent rudement : « Nous voici en mauvais état, dirent alors les païens. Nous avons entendu le cor de l’Empereur ; si nous l’attendons, nous n’en reviendrons jamais vivants. » Donc ils s’enfuirent et dirent : « Roland est un si bon combattant, qu’il n’est jamais vaincu. » Sur ce, ils tuèrent le cheval de Roland, et s’enfuirent le plus rapidement qu’ils purent.
Roland roula en bas et tomba, et l’Archevêque lui retira son armure, qui était brisée en plusieurs morceaux. Lorsque Roland revint à lui, il se dressa, s’en alla où le combat avait eu lieu, y trouva les corps de ses pairs et les apporta aux pieds de l’Archevêque. Lorsqu’il trouva Oliver, il roula à terre et s’évanouit. L’Archevêque prit le cor Olivant et voulut puiser de l’eau pour en verser sur Roland ; mais il était lui-même coupé en deux entre les épaules et transpercé d’une épée ; aussi roula-t-il à terre. Roland reprit ses sens et dit à Oliver : « Voici pourquoi tu étais au monde : c’était pour défendre le Droit et établir la Rectitude ; c’était pour confondre l’Orgueil et l’Injustice. Aucun chevalier au monde n’était meilleur que toi. » Alors il le baisa sur la bouche, puis s’en alla vers l’Archevêque et lui demanda s’il vivait. L’Archevêque lui répondit tout bas, car il n’était plus bien vaillant : « Dieu nous accorde que l’Empereur arrive et aperçoive le dommage qui lui a été fait ! Et pourtant le roi Marsilius nous a encore payés bien cher. » Puis Roland s’en alla sur un tertre, s’assit entre quatre pierres de marbre et s’évanouit. Un païen alla à lui, qui semblait avoir été tué au milieu de l’armée ; il crut que Roland était mort, et dit : « Voilà que le fils de la sœur de l’Empereur est vaincu ; je vais emporter son épée et son cor en Arabie. » Il saisit la barbe de Roland et la tira très-fort ; sur ce, Roland reprit ses sens et dit : « Tu n’étais pas de nos hommes. » Alors il le frappa de son cor à la tête, si bien que ses deux yeux pendirent le long de ses joues et que sa tête fut fendue en deux. Et Roland dit : « Tout le monde t’appellera un fou, d’avoir osé voler ma barbe et mon cor. »
Puis Roland alla jusqu’à une montagne et voulut briser en deux son épée Durendal. Mais il ne put la briser de ce coup, et dit : « Durendal, tu es une bonne épée. Dans maint combat je t’ai portée, mais maintenant nous allons nous séparer. Or je prie Dieu qu’aucun ne te possède après moi, qui soit pusillanime et lâche. » Derechef, il frappa sur la montagne, et ne put briser son épée. Alors il dit : « Tu es une bonne épée, Durendal, et j’ai conquis bien des pays avec toi ! Dieu m’accorde que le comte de Cantuaria te possède, car il est un noble guerrier et chevalier. Voici les pays que j’ai conquis avec toi, dont l’Empereur est le maître, et qui sont : Angleterre, Allemagne, Poitou, Bretagne, Provence, Aquitaine, Toscane, Lombardie, Hibernie, Écosse ; or ce serait dommage qu’un homme de rien te possédât après ma mort. Dans ton pommeau se trouvent un morceau de dent de saint Pierre, du sang de saint Blaise et des cheveux de saint Denis. » Alors Roland sentit qu’il allait mourir ; il tomba sur ses genoux et dit : « Ô toi, Père qui es aux cieux, qui secours et sauves tous ceux qui ont foi en toi ; qui as ressuscité Lazare de la mort et délivré Daniel des horribles lions de Babylone, délivre maintenant mon âme des peines de l’enfer, et pardonne-moi tous mes péchés. » Puis il tendit ses deux mains vers le ciel, et là-dessus rendit son âme.
Après cela, l’Empereur vint à Runtseval et vit le grand dommage qui était arrivé : personne ne pouvait y venir à bout des corps morts. Alors l’Empereur dit à haute voix : « Où es-tu maintenant, Roland, et Oliver, et vous, les douze Pairs, que j’avais laissés ici derrière moi ? » Lorsqu’il comprit qu’ils étaient tous morts, il s’évanouit et tomba de son cheval. Personne des hommes de France n’eut en ce lieu le cœur assez dur pour ne point verser des larmes. Le duc Neimis dit : « Nous pouvons encore voir où les païens se sont enfuis. Courons après eux pour venger la mort de nos amis, et ne nous inquiétons pas des hommes morts. » L’Empereur se releva, pria vingt mille de ses hommes de rester auprès des morts, et chevaucha lui-même contre les païens. Et cela le conduisit presque au soir, avant qu’il les eût atteints. Donc il descendit de cheval et pria Dieu que le jour pût être prolongé. L’ange Gabriel vint à lui, et dit : « Dieu a entendu ta prière. Cours après tes ennemis : tu trouveras encore jour et lumière. »
L’Empereur courut après eux et en tua bientôt trois cents ; puis tous les autres païens s’enfuirent vers un lac, s’y noyèrent et prirent le chemin de l’enfer. Mais l’Empereur, ayant vengé la mort de ses amis, resta là pour la nuit. Au matin, il retourna à Runtseval, et là commença par voir où Roland était assis, et qu’il avait son épée dans une main et son cor dans l’autre. Il alla à lui avec une très-grande émotion (?), le baisa et dit : « Béni sois-tu, Roland, aussi bien mort que vivant ! Ton pareil n’a jamais été enfanté : tu étais et l’ami de Dieu et l’ami des hommes de bien. » Alors il tomba et s’évanouit, tellement que plusieurs disaient qu’il était mort. Oger le Danois versa de l’eau fraîche sur lui, et l’Empereur reprit ses sens, et pria un de ses chevaliers de prendre l’épée de Roland. Mais celui-ci ne put pas la retirer de la main de Roland. Alors l’Empereur envoya deux hommes pour prendre l’épée, mais ils ne purent détacher un seul doigt de la poignée. Alors il envoya cinq chevaliers, un pour chaque doigt, mais ils ne purent en aucune façon délivrer l’épée. Et l’Empereur dit : « Il n’eût pas été bon de vouloir la lui enlever de la main tant qu’il vivait. Aussi ne pouvons-nous pas l’avoir, maintenant qu’il est mort. Il a demandé à Dieu que personne ne pût la lui prendre de la main, personne qui fût de moindre valeur qu’il n’était. Je vais voir si je puis lui tirer son épée de la main. » Alors il saisit l’épée, et tous les doigts se détachèrent à l’instant de la poignée. Il prit l’épée, en détacha le pommeau et la boule, qu’il conserva comme relique (?). Quant à la lame, il la noya dans un lac.
Ensuite il fit porter les cadavres chrétiens, mis à part de ceux des païens, et vit alors où l’Archevêque gisait sans voix. L’Empereur fit bander sa blessure et lui fit avoir un bon lit. Turpin resta encore couché ; il marcha ensuite avec deux béquilles tant qu’il vécut, et ne fut plus jamais capable de porter la cuirasse ; mais il demeura depuis dans son archevêché, jusqu’à la fin de sa vie. Ensuite l’Empereur veilla toute la nuit et pria Dieu qu’il voulût bien lui permettre de reconnaître les chrétiens d’entre les païens qui avaient été tués. Et, au matin, il y avait une bourrée d’épines à la tête de chaque païen, tandis que les chrétiens étaient restés tels qu’ils avaient été tués. Alors il les fit enterrer. Mais, pour Roland et les douze Pairs, il les fit conduire à la ville d’Arles, où ils sont enterrés ; et l’Empereur y fit chanter nombreuses messes, et offrit douze cents marcs d’argent et le cor de Roland plein d’or. Ensuite l’Empereur retourna à Paris et fut affligé tant qu’il vécut. Puis il fit sortir le comte Gevelon pour le mettre en justice, et le jugement fut ainsi rendu « qu’il devait être traîné par toute la France », ce qui fut fait ainsi, en sorte que pas un os ne resta à côté de l’autre dans tout son corps.
Un jour que l’Empereur était assis tranquillement en France, entra à pied la sœur d’Oliver, qui était la fiancée de Roland. Elle s’adressa à l’Empereur, et lui dit : « Où est Oliver mon frère, et Roland, mon fiancé ? » L’Empereur se tut longtemps, mais il dit enfin : « Ma chère damoiselle, Roland et Oliver ont été tués dans la lande de Runtseval. » La jeune fille roula aux pieds de l’Empereur, et, par sa grande douleur, son cœur se brisa en pièces. L’Empereur s’évanouit de la grande compassion qu’il eut pour elle, et tomba sur le cadavre. Lorsqu’il revint à lui, il fit enterrer son corps avec de grands honneurs.
La nuit suivante, l’ange Gabriel vint à l’Empereur et dit : « Va-t’en au pays de Libia et aide le bon roi Iven ; car les païens combattent rudement contre son pays. » Dans la semaine de Pâques, l’Empereur rassembla une grande armée à Rome et s’en alla vers le roi Iven. Le roi païen, qui combattait contre lui, s’appelait Gealver. Quand il apprit l’arrivée de l’Empereur, il marcha contre lui et combattit, et beaucoup d’hommes tombèrent des deux côtés. Olger le Danois frappa sur le casque du roi païen et le pourfendit jusqu’à la selle. Et l’Empereur gagna une grande victoire en ce jour, et délivra le pays du roi Iven.
Ensuite il s’en retourna en France. Là vint à lui Boldevin, fils de sa sœur. L’Empereur fut content de sa venue, car c’était un bon chrétien et guerrier. L’Empereur reçut aussi une lettre : « La reine Sibilla et son fils Justam étaient venus en Saxe avec cent mille hommes. » L’Empereur réunit son armée, et lui donna pour chefs Boldevin, Olger le Danois et Namlun. Ils marchèrent contre la reine Sibilla et arrivèrent à l’improviste dans son camp pendant la nuit ; ils renversèrent les païens et prirent là bon nombre de leurs chefs ; Boldevin en personne s’empara de la reine Sibilla. Mais son fils Justam accourut au secours avec un certain nombre d’hommes, et s’écria : « En avant vaillamment ! je n’ai plus peur d’aucun chevalier ni combattant, depuis que Roland est mort. » Ils combattirent tout le long du jour. Enfin Justam fut pris et tous ses gens tués. L’Empereur fit baptiser la reine Sibilla et la donna à Boldevin, et il le fit roi sur toute la Saxe. Et l’Empereur retourna en France, et, pendant quelques années encore, régna en paix.
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