La Chanson de Roland (1911)/La Bénédiction de l’Archevêque

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Texte établi par Jean GillequinLa Renaissance du livre (p. 87-94).

LA BÉNÉDICTION DE ARCHEVÊQUE

CLXIV

Les païens fuient, pleins de courroux et de colère,
Ils dirigent leur course du côté de l’Espagne.
Le comte Roland ne les a point pourchassés,
Car il a perdu son cheval, Veillantif.
Bon gré, mal gré, il est resté à pied.
Il va porter secours à l’archevêque Turpin ;
Il lui a délacé de la tête son heaume d’or,
Lui a ôté son haubert blanc et léger,
Et lui a coupé son bliaud
Dont il a appliqué les lambeaux sur ses plaies.
Puis il l’étreint contre sa poitrine,
Le couche doucement sur l’herbe verte.
Puis, tendrement, lui fait cette prière :
« Ah ! gentilhomme, donnez-m’en la permission.
Nos compagnons, que nous aimâmes tant.
Sont morts à cette heure ; nous ne devons pas les abandonner.
Je vais les rechercher et les reconnaître,
Puis je les disposerai en rang devant vous. »
L’archevêque dit : « Allez et revenez !
Grâce à Dieu, le champ nous reste à vous et à moi. »


CLXV

Roland s’en va. Seul, il parcourt le champ de bataille,
Bat la vallée et bat les monts ;
Il trouve Gérin, et son compagnon Gérier,
Il y trouve Bérenger et Othon,

Il y trouve Anséis et Samson,
Il y trouve Gérard, le vieux de Roussillon ;
Il emporte les barons un à un,
Revient avec eux vers l’archevêque,
Et les dépose en rang à ses genoux.
L’archevêque ne peut se défendre de pleurer ;
Il lève la main, leur donne sa bénédiction ;
Puis il dit : « Vous avez eu du malheur, seigneurs !
Que Dieu le glorieux ait toutes vos âmes.
Qu’il les mette en saintes fleurs, dans son Paradis.
Ma propre mort m’accable d’angoisses,
Je ne verrai plus le puissant Empereur. »


CLXVI

Roland retourne et va battre la plaine ;
Il a trouvé son ami Olivier,
Il l’a serré étroitement sur son cœur,
Et, comme il peut, revient vers l’archevêque.
Il couche son ami auprès des autres, sur un écu,
Et l’archevêque l’a absous et signé.
Leur douleur et leur pitié redoublent.
Roland dit : « Beau compagnon Olivier,
Vous fûtes fils du bon comte Renier,
Qui tenait la marche jusqu’au val de Runier.
Pour briser une lance et pour mettre en pièces un écu,
Pour diriger et conseiller les gens de cour.
Pour vaincre et effrayer les insolents.
Il n’y eut, en aucun pays, meilleur chevalier. »


CLXVII

Le comte Roland, lorsqu’il voit morts ses pairs.
Et Olivier, qu’il aimait si fort,
A de la pitié dans le cœur et se met à pleurer.
Son visage perd toute sa couleur ;
Sa douleur est telle qu’il ne peut rester debout ;
Bon gré, mal gré, il tombe à terre, évanoui.
L’archevêque dit : « Quel malheur pour vous, baron ! »


CLXVIII

Lorsque l’archevêque vit Roland s’évanouir,
Il ressentit une telle douleur qu’il n’en éprouva jamais de si grande.
Il étendit la main, et saisit l’olifant.
À Roncevaux, il y a une eau courante ;
Il veut y aller pour en donner à Roland ;
Il y va, chancelant, à tout petits pas,
Si faible qu’il ne saurait avancer ;
Il n’en a pas la force, car il a perdu trop de sang.
Avant d’avoir franchi la longueur d’un arpent,
Le cœur lui manque, il tombe en avant,
En proie aux angoisses de la mort.


CLXIX

Le comte Roland revient de pâmoison.
Il se dresse sur ses pieds, mais ressent une grande douleur.
Il regarde au-dessus et au-dessous de lui ;
Sur l’herbe verte, au delà de ses compagnons,
Il voit gisant le noble baron :
L’archevêque, le mandataire de Dieu.
Celui-ci accuse ses péchés, lève les yeux,
Tend ses mains jointes vers le ciel.
Et prie Dieu de lui accorder le Paradis.
Turpin, le serviteur de Charles, est mort.
Par ses exploits et par ses beaux sermons
Il se montra toujours un champion contre les païens.
Que Dieu lui donne sa sainte bénédiction !


CLXX

Le comte Roland voit l’archevêque à terre :
Les entrailles lui sortent du corps,
Sa cervelle bouillonne sur son front.
Sur sa poitrine, entre les deux épaules,
Roland croisa ses mains blanches et belles,

Et déplore à haute voix sa mort, selon la coutume de son pays :
« Eh ! gentilhomme ! chevalier de bonne race,
Je te recommande au glorieux habitant du ciel,
Il n’y aura pas d’homme pour le servir de meilleur gré ;
Depuis les Apôtres, jamais il n’y eut tel prophète
Pour garder la loi chrétienne et y amener les hommes.
Qu’à partir de ce moment votre âme n’ait plus deuil ni peine,
Et que la porte du Paradis lui soit ouverte !


CLXXI

Roland aussi sent approcher la mort,
La cervelle lui sort par les oreilles ;
Il prie Dieu d’appeler auprès de lui ses pairs,
Et, pour lui-même, l’archange Gabriel.
Il prend son olifant, pour ne pas encourir de reproche,
Et tient Durandal, son épée, dans l’autre main.
Plus loin qu’une portée d’arbalète.
Il va dans un guéret, du côté de l’Espagne.
Sur un tertre, sous deux beaux arbres,
Il y a là quatre perrons de marbre.
Il tombe à l’envers sur l’herbe verte
Et s’évanouit, car sa mort est proche.


CLXXII

Hauts sont les monts, et très hauts sont les arbres.
Il y a quatre perrons, de marbre étincelant.
Le comte Roland se pâme sur l’herbe verte.
Cependant, un Sarrasin le regarde ;
Contrefaisant le mort, il gît parmi les autres ;
Il a souillé de sang son corps et son visage.
Il se dresse sur pieds et accourt en toute hâte.
Il est beau, vigoureux, de grand courage ;
Tout plein d’orgueil et de mortelle rage,
Il saisit Roland, corps et armes.
Puis il s’écrie : « Le neveu de Charles est vaincu !
J’emporterai cette épée en Arabie. »
Comme il la tirait, le comte reprit un peu connaissance.


CLXXIII

Roland sent qu’on lui ôte son épée,
Il ouvre les yeux, et ne dit qu’un seul mot :
« Tu n’es pas des nôtres, que je sache ! »
Il tient son olifant qu’il ne veut jamais lâcher
Et frappe sur le heaume couvert de pierres et d’or.
Il brise l’acier, la tête et les os,
Fait jaillir les deux yeux de l’orbite,
Et retourne le païen mort à ses pieds.
Ensuite, il dit : « Lâche, quelle impudence
De me saisir, à droit ou à tort !
Qui l’entendra dire te tiendra pour fou.
Le gros bout de mon olifant est fendu,
L’or et les pierres en sont tombés. »


CLXXIV

Roland sent que sa vue baisse ;
Il se met sur pieds, et s’évertue tant qu’il peut,
Mais son visage a perdu toute couleur.
Il y a devant lui une pierre brune ;
Avec douleur et colère, il y frappe dix coups ;
L’acier grince sans se rompre ni s’ébrécher,
Et le comte dit : « Sainte Marie, à mon aide !
Ô ma bonne Durandal ! quel malheur pour vous !
Nous allons nous séparer, je n’aurai plus jamais soin de vous
Combien j’ai gagné avec vous de batailles rangées,
Combien de pays immenses j’ai conquis
Que possède aujourd’hui Charles à la barbe chenue.
Que jamais homme qui fuie devant un autre ne vous ait en son pouvoir ;
Vous avez été longtemps aux mains d’un vaillant chevalier,
Tel qu’il n’y en aura jamais dans la libre France ! »


CLXXV

Roland frappe sur le perron de sardoine,
L’acier grince, sans se rompre, ni s’ébrécher.
Quand il voit qu’il ne peut la rompre,
Au dedans de lui, il déplore le sort de son épée :
« Oh ! Durandal ! comme tu es claire et blanche,
Comme tu luis et flamboies au soleil !
Charles était aux vallons de Maurienne,
Quand Dieu lui manda du ciel par son ange
Qu’il te donnât à un vaillant capitaine.
Le noble, le grand Roi la ceignit donc à mon côté ;
Avec elle, je lui conquis l’Anjou et la Bretagne,
Je lui conquis le Poitou et le Maine,
Je lui conquis la libre Normandie,
Je lui conquis la Provence et l’Aquitaine,
La Lombardie et toute la Romagne,
Je lui conquis la Bavière et les Flandres,
La Bulgarie et toute la Pologne,
Constantinople, dont il reçut l’hommage,
Et la Saxe, où tout va selon ses désirs,
Je lui conquis Écosse, Galles, Irlande
Et l’Angleterre, dont il a fait son domaine privé.
En ai-je conquis des pays et des contrées
Que Charles, à la barbe blanche, possède !
Je souffre, pour cette épée, une pesante douleur.
Plutôt mourir que la laisser aux païens.
Seigneur Dieu le père, ne laissez pas déshonorer la France ! »


CLXXVI

Roland frappe sur une pierre grise,
Il en abat plus que je n’en puis dire,
L’acier grince, sans se rompre ni s’ébrécher,
L’épée rebondit en haut vers le ciel.
Quand le comte voit qu’il ne saurait la briser,
Il déplore doucement son sort, au fond de lui :

 « Oh ! Durandal ! comme tu es belle et sainte !
Dans ton pommeau se trouvent bien des reliques :
Une dent de saint Pierre et du sang de saint Basile
Et des cheveux de monseigneur saint Denis,
Du vêtement de la Vierge Marie !
Il n’est pas juste que les païens te possèdent,
Par des chrétiens tu dois être servie.
Par toi j’ai conquis beaucoup de terres immenses,
Fiefs de Charles à la barbe fleurie,
Qui le rendent puissant et riche.
Fasse le ciel qu’un lâche ne te possède pas ! »


CLXXVII

Roland sent que la mort s’empare de lui,
Et lui descend de la tête à son cœur.
Il court se jeter sous un pin ;
D se couche, face contre terre, sur l’herbe verte.
Il met sous lui son épée et son olifant,
Tourne sa tête du côté de la gent païenne.
Il a fait ce geste parce qu’il veut clairement
Que Charles et que tous ses compagnons disent
Que le noble comte est mort en conquérant.
Il accuse ses fautes, souvent et sans relâche,
Et tend à Dieu son gant, pour ses péchés.


CLXXVIII

Roland sent qu’il n’a plus de temps à vivre ;
Il est couché, du côté de l’Espagne, sur un pic aigu ;
D’une main, il bat sa poitrine :
« Mon Dieu ! mea culpa, par ta vertu
Efface les péchés, petits et grands,
Que j’ai commis dès l’heure où je suis né
Jusqu’à ce jour où je suis ainsi frappé. »
Il tend à Dieu le gant de sa main droite ;
Les anges du ciel descendent vers lui.


CLXXIX

Le comte Roland est étendu sous un pin,
Il a tourné son visage du côté de l’Espagne.
Plusieurs souvenirs lui reviennent à l’esprit :
Les nombreuses terres qu’il a conquises,
La douce France, les hommes de son lignage,
Charlemagne, son seigneur, qui l’a nourri.
Il ne peut faire autrement que pleurer et soupirer.
Mais il ne veut pas s’oublier lui-même.
Il bat sa coulpe et demande le pardon de Dieu
« Ô vrai père, qui ne mentis jamais.
Qui ressuscitas saint Lazare d’entre les morts,
Et préservas Daniel des lions.
Garde mon âme de tous les périls
Pour les péchés que j’ai commis dans ma vie ! »
Il a tendu vers Dieu le gant de sa main droite.
Saint Gabriel l’a reçu de sa main.
Alors sa tête s’incline sur son bras,
Et, les mains jointes, il s’en est allé à sa fin.
Dieu lui envoie un de ses chérubins,
Saint Raphaël, et saint Michel du Péril,
Saint Gabriel vint aussi avec eux.
Ils emportent au Paradis l’âme du comte.