La Chanson de Roland (1911)/L’Approche de Charlemagne

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Texte établi par Jean GillequinLa Renaissance du livre (p. 83-86).

L’APPROCHE DE CHARLEMAGNE

CLVII

Le comte Roland est un noble guerrier,
Gauthier de l’Hum est un excellent chevalier,
L’archevêque est un homme de cœur éprouvé ;
Aucun d’eux ne veut rien laisser faire aux autres.
Au plus fort de la mêlée, ils frappent les païens.
Mille Sarrasins descendent à pied
Et ils sont quarante mille à cheval.
En vérité, ils n’osent s’approcher,
Mais lancent contre eux lances et épieux,
Javelots, dards, flèches et piques.
Leurs premiers coups ont tué Gauthier.
Turpin de Reims a son écu percé,
Son heaume brisé, il est blessé à la tête,
Son haubert est rompu et démaillé.
Il a quatre épieux au travers du corps ;
Ils lui tuent sous lui son destrier
Et c’est grand deuil quand l’archevêque tombe.


CLVIII

Lorsque Turpin de Reims se sent abattu
Avec quatre épieux au travers du corps,
Le brave se relève vivement,
Aperçoit Roland, et court à lui.
Il ne dit qu’un seul mot : « Je ne suis pas vaincu !
Jamais un bon soldat n’est réduit vivant. »
Il tire Almace, son épée d’acier bruni,

Dans la grande mêlée frappe mille coups, et davantage.
Charles affirma plus tard qu’il n’en épargna aucun :
On trouva autour de lui quatre cents hommes,
Les uns blessés, les autres tranchés en deux,
Les autres privés de leurs têtes.
La Geste le dit, et celui qui était sur le champ de bataille,
Le brave Saint-Gilles, pour qui Dieu fait des miracles ;
Il en écrivit l’histoire au moutier de Laon :
Qui ne sait ces choses n’est pas renseigné.


CLIX

Le comte Roland se bat noblement.
Mais il a chaud, son corps est tout en sueur,
Il souffre dans la tête grand mal et grande douleur ;
Il s’est rompu la tempe en sonnant du cor.
Il veut pourtant savoir si Charles viendra :
Il tire son olifant, et sonne faiblement.
L’Empereur s’arrêta, et l’entendit :
« Seigneurs, dit-il, cela va très mal pour nous.
En ce jour, mon neveu Roland va nous manquer.
Aux sons de son cor, je vois qu’il n’a plus guère de temps à vivre :
Qui veut arriver à temps n’a qu’à chevaucher en hâte.
Sonnez tout ce qu’il y a de clairons dans l’armée ! »
Soixante mille répondent, et si haut
Que les monts résonnent et que les vallées retentissent.
Les païens l’entendent et ne le prennent pas en plaisanterie
Ils se disent l’un à l’autre : « Voilà déjà Charles sur nous ! »


CLX

Les païens disent : « L’Empereur est de retour !
Vous entendez sonner les trompettes de France.
Si Charles vient, ce sera notre perte.
Si Roland vit, la guerre recommence
Et nous perdons l’Espagne, notre terre. »
Quatre cents, couverts de heaumes, se rassemblent,
Parmi ceux qu’on croit les meilleurs de l’armée.

Ils livrent à Roland un rude et cruel assaut.
Et maintenant, le comte a fort à faire.


CLXI

Quand le comte Roland les voit venir,
Tout plein de force, d’orgueil, et d’ardeur,
Il ne cédera point tant qu’il sera vivant.
Monté sur son cheval qu’on nomme Veillantif,
Il le pique de ses éperons d’or fin.
Dans la grande mêlée, il va attaquer les païens,
Accompagné de l’archevêque Turpin.
Les Sarrasins se disent l’un à l’autre : « Çà, sauvez-vous, amis.
Nous avons entendu les trompettes de France.
Charles, le Roi puissant, est de retour ! »


CLXII

Jamais le comte Roland n’aima les lâches,
Les orgueilleux, ni les méchants.
Ni un chevalier qui ne fût brave.
Il s’adresse à l’archevêque Turpin :
« Sire, dit-il, vous êtes à pied, et je suis à cheval.
Je m’arrêterai ici, pour l’amour de vous ;
Nous partagerons bonne et mauvaise fortune ;
Je ne vous quitterai pour nul homme de chair.
Nous allons rendre aux païens leur assaut ;
Les meilleurs coups sont ceux de Durandal ! »
L’archevêque dit : « Félon qui ne frappera pas de toute sa force ;
Charles arrive, qui nous vengera. »


CLXIII

Les païens disent : « Nous sommes nés pour notre malheur !
Le jour qui s’est levé est funeste pour nous !
Nous avons perdu nos seigneurs et nos pairs.
Charles, le baron, revient avec sa grande armée,
Nous entendons les claires trompettes de France.

Grand est le vacarme de leurs cris de Montjoie.
Le comte Roland est d’un si grand orgueil
Qu’aucun homme de chair ne le saurait vaincre.
Lançons-lui des traits, puis laissons-le où il est.
Ainsi firent-ils. Ils lancent dards, javelots,
Lances, épieux, et flèches empennées ;
Ils ont brisé et troué l’écu de Roland,
Sans l’atteindre aucunement au corps.
Veillantif est blessé en trente endroits,
Et est tombé mort sous le comte.
Les païens fuient et laissent Roland là.
Le comte Roland est resté à pied.