Aller au contenu

La Chanson des gueux/Un vieux lapin

La bibliothèque libre.
Maurice Dreyfous (p. 90-94).

XII

UN VIEUX LAPIN


à henry laurent


Ce vieux, poilu comme un lapin,
Qui s’en va mendiant son pain,
Clopin-clopant, clopant-clopin,

Où va-t-il ? D’où vient-il ? Qu’importe !
Suivant le hasard qui l’emporte
Il chemine de porte en porte.

Un pied nu, l’autre sans soulier,
Sur son bâton de cornouiller
Il fait plus de pas qu’un roulier.

Il dévore en rêvant les lieues
Sur les routes à longues queues
Qui vont vers les collines bleues,


Là-bas, là-bas, dans ce lointain
Qui recule chaque matin
Et qui le soir n’est pas atteint.

Il semble sans halte ni trêve
Poursuivre un impossible rêve,
Toujours, toujours, tant qu’il en crève.

Alors, sur le bord du chemin,
Meurt, sans qu’on lui presse la main,
Cet affamé de lendemain.

Étendu sur le dos dans l’herbe,
Il regarde le ciel superbe
Avec ses étoiles en gerbe.

Ah ! là haut, c’est peut-être là
Que son espérance exila
Le but qui toujours recula !

Ah ! là-haut, c’est peut-être l’arche
Vers laquelle ce patriarche
Guidait son éternelle marche !

Quand le dimanche il défilait
Sous un portail son chapelet,
C’est là-haut que son cœur allait !


Là-haut, c’est la terre promise !
Là-haut, pour les gueux sans chemise
Le lit est fait, la table est mise !

Et sans doute ce vagabond
Va s’envoler là-haut d’un bond,
Et ce moment lui semble bon !

Eh bien ! non. Tordu comme un saule,
Ce prisonnier tient à sa geôle.
Il ne veut pas mourir, le drôle !

Il lutte, il hurle comme un fol,
Cambre ses reins, tourne son col,
Et de ses baisers mord le sol.

Il n’a point de céleste envie,
Et dans sa soif inassouvie
Il veut boire encore à la vie.

Sur ce lit de mort sans chevet
Il se rappelle qu’il avait
De bons moments quand il vivait.

Que dans son enfance première
Il dormait chez une fermière
Près de l’âtre de la chaumière,


Que plus tard dans les verts sentiers
Il a passé des jours entiers
À défleurir les églantiers,

Qu’au mois de mars, mois des pervenches,
Il a souvent pris par les hanches
De belles filles aux chairs blanches,

Que le hasard avait grand soin
De lui garder toujours un coin
Bien chaud dans les meules de foin,

Qu’il avalait à pleine tasse
Le vin frais, si doux quand il passe,
Et la bonne soupe bien grasse,

Et qu’il avait beau voyager,
Lui l’inconnu, lui l’étranger,
Chacun lui donnait à manger,

Et que les gens sont charitables
D’ouvrir au pauvre leurs étables,
De lui faire place à leurs tables,

Et que nulle part, même aux cieux,
Les misérables ne sont mieux
Que sur terre ; et le pauvre vieux


Voudrait voir la prochaine aurore
Et ne pas s’en aller encore
Vers l’autre monde qu’il ignore ;

Et la vie est un si grand bien,
Que ce vieillard, ce gueux, ce chien,
Regrette tout, lui qui n’eut rien.