La Chanson des gueux/ Frère, il faut vivre

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Maurice Dreyfous (p. 200-202).

V

FRÈRE, IL FAUT VIVRE


à maurice bouchor


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Oui, je pleurais hier et j’en voulais mourir.
Frère, étais-je assez bête ! Ah ! j’aime mieux être ivre !
Et tout de suite ! mieux vaut tenir que courir.
Verse-moi du vieux vin, beaucoup. Frère, il faut vivre !

Verse ! J’ai le gosier meurtri par les sanglots,
J’ai la luette sèche et j’ai la langue rêche.
Verse ! verse du vin ! Encore ! Et que ses flots
Au ruisseau de mon cou chantent leur chanson fraîche !

Et fais-nous apporter des viandes, du jambon
Rose comme une joue en fleur de miss anglaise,
Et du roastbeef saignant. Frère, le sang est bon.
Et déboutonnons nos gilets tout à notre aise !


Le saucisson non plus, frère, n’est pas mauvais.
C’est l’éperon à boire. Ohé ! qu’on nous l’amène !
Nous lutterons avec la ripaille, et je vais
Enterrer son armée au creux de ma bedaine.

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Frère, veux-tu dormir sur ce bon matelas ?

Jusqu’à l’heure où le ciel est bleu comme du soufre
Qui flambe, nous ferons un long somme, étant las.
Nous ne rêverons point, car en rêvant on souffre.

Et demain, au réveil, nous serons frais et gais,
Nous aurons ce beau teint fleuri que l’on révère.
Nous chanterons ; et quand nous serons fatigués,
Nous recommencerons à vider notre verre.

Et nous irons ainsi demain, après-demain,
Toujours. Si quelqu’un dit que l’on se déshonore
À ce jeu, nous ferons, en nous tenant la main,
Au nez de sa vertu ronfler un rot sonore.

L’honneur, c’est de bien vivre et d’être très heureux.
Ventre libre, pieds chauds, cœur vide et tête froide.
Au diable les prêcheurs rigides ! Bren pour eux !
C’est l’affaire d’un mort de se montrer si roide.

Nous, nous sommes vivants, et très vivants, morbleu !
Nous trouvons le vin bon et les femmes bien faites,
Et nous ne voulons pas mettre un crêpe au ciel bleu,
Ni penser qu’il y a des lendemains aux fêtes.


Quels lendemains, d’ailleurs ? La mort n’en est pas un.
Ce n’est pas un coucher qui promette une aurore ;
C’est le retour d’un peu de rien au tout commun ;
Sous un aspect nouveau c’est de la vie encore.

Mais voilà ! Quelle vie ? Est-ce ma vie à moi ?
Non. Quand je serai mort j’aurai fini ma vie.
Tu ris ? Tu me crois soûl, n’est-ce pas ! Et pourquoi ?
Ma phrase à La Palice aurait pu faire envie,

Soit ! Mais ce La Palice était un incompris.
On a dit un grand mot en disant qu’un quart d’heure
Avant sa mort… Tu sais le reste ; il a son prix,
Et dit qu’il fait bon vivre avant que l’on ne meure.

Donc, frère, encore un coup, mangeons, buvons, baisons,
Vivons, pleins d’une faim de vivre inassouvie !
Et quand la mort clôra nos mâchoires, faisons
Du hoquet de la mort un salut à la vie !