La Chanson des gueux/ Ivres-morts
IV
IVRES-MORTS
Si nous faisions une orgie,
Trognon, qu’en dis-tu ?
Lit défait, nappe rougie,
Zut à la vertu !
Notre amour qui vient de naître
Demain sera mort peut-être
Avec cette nuit d’été.
Pour qu’il voie au moins l’aurore
Il faut boire, et boire encore,
Boire à sa santé.
Le vin coule, coule, coule.
Coulons comme lui.
Sous le large flot qu’il roule
Roulons notre ennui.
Dans sa pourpre qui ruisselle
Flambe une longue étincelle,
Rayon du couchant vermeil.
Afin d’égorger ma peine,
Prends ma poitrine pour gaîne,
Poignard de soleil.
Le vin glousse une romance
Dans les longs goulots.
Les flacons à large panse
Versent des sanglots.
Le flot chantant diminue.
La bouteille toute nue
Va tomber en pamoison ;
Et dans ce cristal splendide,
Comme moi sonore et vide,
Dort notre raison.
Tiens ! je bois. Passez, muscade !
Toi, les doigts tremblants,
Ton vin fuit et fait cascade
Entre tes seins blancs.
Comme il s’éparpille en route !
Au tétin rose une goutte
Forme un rubis rouge et clair.
Flacon qu’un joyau décore,
Je veux mordre et mordre encore
Ton goulot de chair.
Comme des bœufs à l’étable
Laissant choir nos fronts,
Mignonne, entrons sous la table ;
Nous y dormirons.
Loin du fauve éclat des lampes
Nous rafraîchirons nos tempes
Dans les flaques du parquet,
Et sur ta lèvre pâlie
Je boirai jusqu’à la lie
Ton dernier hoquet.