La Chanson des gueux/ Mon petit toutou

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Maurice Dreyfous (p. 234-236).

VIII

MON PETIT TOUTOU


Pück, Buchon, Buchasson, Buchinier, dom Buchet,
Il me plaît d’évoquer ce soir dans un poème
Le temps où votre maître au sixième perchait,
Le temps où nous avons vécu notre bohême.

Nous avons passé là, mon petit Buchinier,
D’octobre à février cinq mois durs comme roche ;
Pour moi surtout, pour moi poète de grenier
Qui n’entendais sonner que du vent dans ma poche.

Vous, vous étiez heureux, toutou blanc au nez noir.
Vous avez toujours eu bon gîte et panse pleine.
Plus souvent qu’à mon tour je déjeunais d’espoir ;
Mais je vous achetais trois sous de madeleine.

Vous étiez tout petit, étant enfantelet,
Et, pour que vous n’eussiez pas trop froid dans les rues,
Je vous portais, mignon, au creux de mon gilet
Où vous fîtes parfois des choses incongrues.


Vous étiez tout frisé, tout soyeux et tout blanc,
Un peu café-au-lait derrière chaque oreille.
Vous aviez, vos cheveux aux brises s’envolant,
Un air ébouriffé de fille qui s’éveille.

Vous n’étiez pas gourmand, sinon d’un plat nouveau.
Ainsi je me souviens que vous fûtes malade
Pour avoir trop goûté de la tête de veau.
Aussi, pourquoi manger de la viande en salade ?

Très brave, vous traitiez comme des épiciers
Les dogues les plus gros, les plus fauves cerbères.
Vous boitiez du derrière à gauche, et vous pissiez
Tout droit, la tête en bas, le long des réverbères.

Vous étiez curieux comme une femme, et quand,
Vous croyant endormi, je rimais quelques phrases,
Si je vous regardais, je vous trouvais braquant
Vos petits yeux malins pareils à deux topazes.

Vous aimiez voir, savoir. Vous n’étiez pas un chien,
Mais un petit quelqu’un pas comme tous les autres.
On comprenait que vous étiez Parisien,
Au courant de Paris, et presque l’un des nôtres.

Vous aviez ce qu’il faut pour vieillir avec nous.
Mais je rêvais pour vous plus douce destinée :
Mes parents vous berçant le soir sur leurs genoux,
Leur jardin, leur grand lit, leur large cheminée.


Ô province ! pays des gens trop bien nourris !
Je me disais : « Dom Buche y vivra comme un prince. »
Et je vous emportai là-bas, loin de Paris…
Et vous en êtes mort, d’avoir vu la province.

Car vous n’étiez pas fait pour ces tranquillités.
Il vous fallait Paris, et ses bruits, et ses fièvres.
Vous êtes mort du mal des enfants trop gâtés
Qui sous trop de baisers sentent pâlir leurs lèvres.

Vous dormez maintenant dans un coin du jardin,
Au pied d’un rosier vert qui vous couvre de roses.
Et je n’ai pas reçu vos adieux, quand soudain
Sur vos yeux grands ouverts la mort mit ses mains closes.

Votre regard humain dans l’ombre me cherchait.
Me voici, mon petit ami, dans un poème.
Pück, Buchon, Buchasson, Buchinier, dom Buchet,
Compagnon avec qui j’ai vécu ma bohême,

Je me souviens de vous, et je n’oublierai pas
Votre esprit, votre cœur, votre mine blanchette.
C’est pourquoi j’ai sauvé tous vos noms du trépas,
Pück, Buchon, Buchasson, Buchinier, dom Buchette.