La Chanson du biniou/02

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sous le pseudonyme Gilbert Doré
Le Monde illustré (février à avril 1890p. 2-3).

II


Robert Léris la subissait aussi, cette impression de tristesse, inévitable par la grise matinée où, dans le mauvais char à bancs conduit par un garçonnet en grand chapeau et en veste courte, il se dirigeait vers Carnac. Il regrettait déjà l’idée qu’il avait eue, — au mois de juillet et quand les chaleurs de l’été dispersaient dans les pimpants casinos toutes les élégances parisiennes — d’aller visiter en modeste touriste et pour l’amour de l’art, les landes célèbres où le peuple de pierre des menhirs attend encore le savant historien qui dira l’énigme de son origine et le mystère de sa destinée. Robert Léris n’osait s’avouer à lui-même combien il était déçu… et secrètement furieux. Le dolmen de Kergavat, aperçu sur sa gauche, et que le conducteur lui nomma avec le traînant accent breton, intéressa médiocrement le voyageur désabusé. Le vent du large était si froid qu’il boutonna son paletot et assura sur sa tête un chapeau de feutre brun posé en arrière avec une négligence voulue qui décelait l’artiste — comme l’album de toile grise dépassant la poche de Robert et l’expression particulière de sa physionomie, ce je ne sais quoi d’insouciant et d’absorbé à la fois que donnent la vie indépendante des grandes villes et l’habitude d’une observation perpétuelle des choses, soit au point de vue de l’impression morale qui s’en dégage, soit au point de vue matériel de l’agencement des lignes et des couleurs. — Celui qui fixait sur la plaine violâtre que borde à gauche la ligne claire de la mer, des yeux bruns fermés à demi, comme pour juger l’effet d’un ensemble, celui-là avait certainement passé sa vie à manier le crayon ou le pinceau. Et en effet, Robert Léris est un des peintres les plus remarqués de cette nouvelle école qui tente, depuis quelques années, un effort si ardent vers le vrai — effort louable, mais que certains exagèrent au point de tomber dans le trivial. Robert Léris avait toujours évité cet extrême — aussi éloigné du réel que la plus poncive recherche d’élégance — et dont l’avait gardé l’aristocratie native de sa nature raffinée, un peu trop raffinée même. Il plaisait au public par les qualités charmantes de sa manière à la fois sincère et délicate, mais les critiques l’accusaient de préférer la grâce à la force. Ses Boulonnaises, d’une si savoureuse fraîcheur, semblaient un peu de jolies dames travesties. Un article du fameux chroniqueur Mauretors avait piqué au vif la vanité du peintre, et il était parti pour la Bretagne avec la ferme résolution de rapporter un chef-d’œuvre à Paris. Voilà pourquoi nous retrouvons Robert Léris dans le modeste véhicule qui fait lentement le chemin de Plouharnel à Carnac, maudissant intérieurement Mauretors, la peinture et la Bretagne.