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La Charité privée à Paris/03

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La Charité privée à Paris
Revue des Deux Mondes3e période, tome 58 (p. 5-38).
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LA
CHARITE PRIVEE
A PARIS

III.[1]
LES HOSPITALIERS DE SAINT-JEAN-DE-DIEU.


I. — JEAN CIUDAD.

Que fut le fondateur de cette institution charitable entre toutes ? Un saint, selon l’église ; un fou d’après les aliénistes ; pour le philosophe, un homme auquel nulle faiblesse, nulle vertu ne fut refusée et que la vue des misères dont il fut le témoin et souvent la victime entraîna vers le bien. Il s’appelait Jean Ciudad et naquit le 8 mars 1495 en Portugal, dans la petite ville de Montemor-o-Novo. On a miraculé son enfance, sa jeunesse, sa folie, sa vie tout entière, et il est parfois difficile de retrouver la vérité au milieu des fables dont on l’a entourée. On parvient cependant à distinguer l’histoire au travers de la légende et à déterminer les traits principaux d’une existence qui n’avait pas besoin de l’intervention du surnaturel pour être extraordinaire. L’enfant grandit dans un milieu obscur et pauvre ; l’esprit d’aventure le tourmentait-il déjà ? On peut le croire, car, dès l’âge de huit ans, il déserta la maison paternelle. Un prêtre qui se rendait à Madrid l’emmena et l’abandonna à moitié route, dans la Nouvelle-Castille, à Oropesa. Jean se fit berger et entra au service d’un certain François, qui était intendant des troupeaux d’un propriétaire nommé Ferrus-e-Navas. Il montra de l’intelligence dans ses fonctions et semble avoir pendant bien des années vécu de la vie nomade des pâtres espagnols. Un de ses biographes dit qu’il était de haute taille et d’une vigueur peu commune ; son mode de vivre en plein air avait développé ses forces. Son humble métier lui déplut ; de tous côtés, on entendait un bruissement d’armes ; il se sentit sollicité par l’attrait de l’imprévu, qui exerça toujours de l’influence sur lui ; il laissa les troupeaux, les pâturages, il jeta sa houlette aux orties et se fit soldat.

L’heure était propice ; l’Espagne inaugurait la grande période de son histoire : pour la première fois, depuis la trahison du comte Julien, elle s’appartenait. Les Maures avaient retraversé la Méditerranée, qu’ils ne devaient plus franchir. En 1492, Mohammed Abou Abd’Allah, ce Boabdil qui pleurait comme une femme parce qu’il ne s’était point battu comme un homme, avait abandonné Grenade « la bien fleurie » à Gonzalve de Cordoue ; Christophe Colomb a découvert le continent qu’Améric Vespuce doit baptiser ; Cortez va prendre le Mexique ; Pizarre, l’ancien gardien de pourceaux, égorgera le Pérou ; les musulmans sont à peine tolérés en Espagne, les juifs y sont brûlés ; l’inquisition « régularisée, » le saint-office, comme l’on dit, introduit en 1481, sous le règne de Ferdinand et d’Isabelle, semble s’efforcer de rétablir le culte de Moloch dévorateur ; ainsi que dans la Marie Tudor de Victor Hugo, « les bûchers sont toujours braises et jamais cendres. » Gutenberg avait inventé l’imprimerie, dont Martin Luther se servait ; la face du monde se modifiait, l’esprit humain avait des ailes ; l’Europe, prête aux dévastations, était sur le point d’entrer en lutte au nom du même Dieu que des principes opposés comprennent d’une façon différente qui exercera la prépotence ? Charles-Quint ou François Ier ? Ces deux terribles batailleurs ne laissent guère de repos à leurs peuples. La Nouvelle-Castille s’était soulevée ; le roi de France, profitant de l’occurrence, avait poussé deux armées contre l’Espagne ; l’une, dirigée par l’amiral Bonnivet, s’était emparée de Fontarabie ; l’autre, sous les ordres d’André de Foix, occupait la Haute-Navarre, que la prise de Pampelune lui avait livrée. En défendant cette dernière ville, Ignace de Loyola fut blessé. Pendant sa convalescence, il médita sur les périls dont l’église catholique était menacée et conçut l’organisation de la compagnie de Jésus, qui devait être la milice d’initiative et de résistance que le saint-siège lancerait contre les progrès luthériens. Ce fut à ce moment, lorsque l’Espagne était envahie par la France, que Jean Ciudad endossa la casaque du soldat et partit pour la guerre. Il avait alors vingt-cinq ou vingt-six ans.

Moralement la guerre était alors ce qu’elle est aujourd’hui : l’expansion encouragée, glorifiée des instincts pervers que l’éducation, la civilisation, la morale refrènent et punissent chez l’homme vivant dans une société qui ne peut, sous peine de mort, tolérer ni le meurtre ni le vol. Matériellement elle était abominable : nul service de vivres, nul service médical ; le soldat ne subsistait que de rapines, les blessés mouraient faute de soins ; point de règlement, de discipline générale ; partout la maraude, le viol, le pillage ; un pays traversé par une armée nationale ou une armée ennemie était un pays ravagé ; en abandonnait les morts aux oiseaux du ciel ; la peste suivait les troupes en campagne et les dévorait ; guerre et brigandage, c’était tout un ; la vie que menait Jean Ciudad au milieu des bandes où il était enrôlé ne se peut imaginer. Les chefs payaient d’exemple et faisaient leur main comme des ribauds. L’un d’eux confia sa part de butin en garde à Jean Ciudad, qui la déroba, la perdit en la laissa voler. Jean fat condamné à être pendu ; on lui mettait déjà la corde au cou, lorsqu’un officier supérieur passa, lui fit grâce, mais le chassa de l’armée. Jean quitta ses compagnons, qui ne valaient pas mieux que lui, revint à Oropesa, rentra au service de son ancien maître et reprit la garde des troupeaux. On dit que c’est à cette heure que les premiers sentiments de repentir et de piété s’emparèrent de lui ; cela est possible ; il avait vu de près une mort ignominieuse ; il n’y avait échappé que par hasard, et cela put suffire à faire naître en lui des pensées qu’il ignorait encore.

L’apaisement ne fut pas de longue durée, et dans la vie contemplative du berger, il regrettait sans doute les aubaines de son existence militaire, car, vers 1528, il s’engagea de nouveau et partit sous les ordres du comte d’Oropesa. Cette fois, il ne s’agit plus de guerroyer sur le sol natal et de chasser les Français de la Haute-Navarre ; l’expédition est plus lointaine, la religion y convie, le souvenir de l’oppression musulmane l’impose ; le Turc menace la chrétienté ; le conquérant de Rhodes, Soliman le Magnifique, a traversé la Hongrie, il est aux portes de Vienne, qu’il bat en brèche. Vingt assauts furent repoussés, mais la ville eût succombé peut-être si des pluies torrentielles et les inondations du Danube n’avaient rendu la campagne intenable pour les troupes ottomanes, que les janissaires, las de combattre, poussaient à la révolte. Jean Ciudad, après la levée du siège, revint en Espagne. Il opéra son retour par mer et débarqua en Galice au port de la Corogne. On dit qu’il se rendit alors à Montemor-o-Novo, où il était né, dans l’intention de revoir ses parens, et que, subitement frappé d’amnésie, il ne put se rappeler le nom de son père. Si le fait est vrai, il est l’avant-coureur de l’accès de folie dont il devait bientôt être atteint. Ceux qu’il cherchait étaient morts depuis longtemps ; il quitta son pays et s’en alla à Ayamonte, en Andalousie, où il reprit, une fois encore, son métier de berger au service d’une femme riche nommée Éléonore y Zuniga. C’est là qu’il me semble avoir été « appelé » et avoir rêvé de se consacrer au soulagement des misérables par amour de Dieu.

C’était le beau temps des pirates barbaresques ; montés sur leurs chébèques, ils couraient au long des côtes d’Espagne, de Provence et d’Italie, se jetant sur les villages mal protégés, enlevant les femmes et les hommes sans défense, pillant les maisons, ravageant les églises et s’en allaient vendre leur proie sur les marchés de Fez, d’Alger et de Tunis,

Où l’on voit, tant ces Turcs ont des façons accortes,
Force gens empaillés accrochés sur les portes.


On se souvient que, longtemps après l’époque dont je parle, Vincent de Paul, se rendant sur un bateau marchand de Marseille à Narbonne, fut enlevé par des corsaires arabes et fut esclave à Tunis sous trois maîtres différens. L’église ne pouvait combattre elle-même et aller brûler ces nids de vautours abrités derrière les criques de la barbarie, mais, de tous ses efforts et par tous les moyens, elle encourageait la rédemption des captifs. Deux ordres religieux, celui des mathurins, fondé en 1199 par Jean de Matha, celui des frères de la Merci, institué en 1223 à Barcelone par un Français nommé Pierre de Nolasque, étaient spécialement chargés de recueillir des aumônes et de parcourir les marchés d’esclaves ouverts dans les états barbaresques afin d’y racheter les chrétiens. Jean Ciudad paraît avoir eu l’intention de se consacrer à cette œuvre de salut ; il s’embarqua pour Ceuta, qui appartenait au Portugal. Il y fut domestique dans une famille portugaise exilée et ruinée, qu’il nourrit, dit-on, en s’engageant comme manœuvre pour travailler aux fortifications de la ville. Cette vie le fatigua sans doute ; car il y renonça, dit adieu à ses maîtres et partit pour Gibraltar. Il s’y fit libraire ou plutôt marchand d’images : depuis qu’il a été canonisé, les horaires et les imprimeurs d’Espagne et d’Italie l’ont adopté pour patron. La vente des catéchismes et des estampes de piété lui rapporta quelque argent. Il quitta Gibraltar et vint s’établir à Grenade, qui avait encore un renom de capitale ; il y ouvrit une boutique pour continuer son commerce ; il avait alors quarante-trois ans et allait subir la commotion mentale d’où sa vocation devait naître.

Un jour, — on fixe la date, le 20 janvier 1539, — après avoir entendu à l’église de Saint-Sébastien un sermon prêché par Jean d’Avila, qui avait alors grande réputation, Jean Ciudad fut saisi d’un transport de pénitence. Il confessa ses péchés à haute voix, se roula dans la poussière, s’arracha la barbe, déchira ses vêtemens, courut à travers les rues de Grenade, implorant la miséricorde de Dieu, suivi des enfans, qui criaient : « Au fou ! » Il entra dans sa librairie, lacéra les livres profanes qu’il possédait, distribua gratuitement les livres de piété, donna, à qui en voulut son argent, ses meubles, ses vêtemens et resta en chemise, se frappant la poitrine, s’accusant et demandant à tous de prier pour lui. La foule s’était amassée et l’escorta de ses rumeurs jusqu’à la cathédrale, où, à demi nu, il recommença ses vociférations et ses éclats de désespoir. Le prédicateur Jean d’Avila, prévenu de la conversion éclatante que sa parole avait provoquée, écouta la confession du pauvre homme, le réconforta, ne lui épargna pas les conseils, qui paraissent avoir produit peu de résultat, car, en le quittant, Jean Ciudad alla se vautrer dans un bourbier sur la place publique, et, souillé de fange, il se reprit de plus belle à proclamer ses péchés. On lui jetait des pierres et de la boue, on le huait ; la populace s’en amusait, et, comme toute populace est cruelle, elle le maltraitait. Quelques personnes en eurent pitié et le conduisirent à l’hôpital royal, dans le quartier des fous.

La thérapeutique des aliénistes de ce temps-là était peu avancée. Croyait-on à la folie ? Je ne sais, mais, à coup sûr, on croyait au diable. Ce n’est pas la maladie qui agite le malade, c’est le démon qui s’agite dans le possédé. : donc chassons le démon, et le possédé sera dépossédé. Quel moyen ? Frapper le démon jusqu’à ce qu’il abandonne le corps dont il s’est emparé. On battait le corps à tour de bras et l’on était surpris qu’un démon pût résister à tant de souffrances. C’est que le démon n’est jamais seul, il est légion. Au XVIe siècle, Jean Weïer les dénombrera et en comptera plusieurs millions ; au XVIIe siècle, Michaëlis, exorciste employé dans l’affaire Gaufridi, reconnaîtra en avoir chassé six mille cinq cents et plus du corps de Madeleine Mandols. On soumit Jean Ciudad au traitement « à la mode ; » on le lia pour qu’il ne pût se soustraire aux coups de fouet à l’aide desquels on essayait de le débarrasser de l’esprit impur dont il était tourmenté. L’esprit tint bon et l’on ne se lassa pas de lui administrer le médicament qui devait l’expulsée Les gens qui agissaient ainsi étaient de bonne foi, et il fallut des siècles pour dissiper une erreur dont le principe était dans la ferveur même des croyances religieuses. L’accès de Jean Ciudad paraît avoir été d’une extrême violence. Or, en matière d’aliénation mentale, on peut dire, d’une façon presque générale, que plus la folie est excessive, plus elle cesse vite ; un absorbé guérit moins facilement qu’un agité. On prétend qu’au milieu des tortures dont il fut accablé par ceux qui cherchaient ai lui rendre la raison, on l’entendit exprimer le vœu d’avoir plus tard un hôpital à lui « afin d’y recevoir les pauvres aliénés et de les traiter comme il convient[2]. » Je le crois et je crois aussi que son séjour à l’hôpital de Grenade, que le souvenir du supplice qui lui y fut infligé a, plus que tout autre motif, déterminé sa vocation hospitalière. Quand l’exacerbation nerveuse dont il avait souffert fut calmée, il s’employa auprès des malades ; puis il obtint la liberté et sortit, emportant un certificat qui constatait qu’il avait été fou, mais qu’il ne l’était plus.

Jean Ciudad avait fait vœu d’aller en pèlerinage à Notre-Dame-de-Guadalupe ; il partit pieds nus, sans un réal, en hiver. La saison était rude ; il fallait vivre et trouver asile pendant la nuit. La misère est ingénieuse ; elle lui inspira un moyen simple de pourvoira ses besoins et dont plus tard il devait, user pour venir en aide aux malheureux. Au cours de son chemin, le long des landes et à travers les forêts, il recueillait les branches mortes, en faisait un fagot, le chargeait sur ses épaules, et, arrivé dans un endroit habité, ville ou bourgade, le vendait en échange d’un peu de nourriture et d’un abri pour dormir. On dit que, parvenu à Notre-Dame-de-Guadalupe, il eut une vision, — hallucination du sens de la vue ou rêve ? — qui exerça sur lui une influence décisive. La Vierge lui apparut et lui remit l’Enfant Jésus tout nu, avec des vêtemens pour le couvrir. C’était lui indiquer qu’il devait avoir pitié des faibles, recueillir les abandonnés et vêtir la nudité des pauvres. Du moins il le comprit ainsi. S’il a été dupe de son imagination, l’erreur fut féconde, car elle a engendré des actes admirables qui se renouvellent de nos jours et qui ont sauvé des milliers de malheureux. Il est certain que l’homme qui croit que les lois de la nature ont été renversées pour lui, qui se persuade qu’il a été l’objet d’une intervention miraculeuse, puise dans cette croyance une force et une persistance d’où peuvent naître des œuvres extraordinaires. C’est de cette heure que date sa mission : il l’a remplie avec d’autant plus de zèle qu’il était convaincu qu’elle lui avait été imposée par la mère du Dieu qu’il adorait.

Vêtu d’une robe blanche qu’un hiéronymite lui avait donnée, la besace à l’épaule et le bâton en main, il revint à Oropesa, où il était arrivé enfant, où il avait passé une partie de sa jeunesse. Il alla prendre logement à l’hôpital des pauvres, qui, en ces temps encore pénétrés des coutumes arabes, devait s’ouvrir sans rétribution devant les voyageurs et devant les pèlerins. Le dénûment des pauvres près desquels il vivait l’émut ; il sortit dans la ville, mendia pour eux et rapporta les aumônes qu’il avait récoltées. Il prélude ainsi à cette vaillante mendicité qui créera des hôpitaux et offrira un refuge à tant d’infortunes. Je me le figure d’aspect inculte, indifférent aux railleries que provoque son costume dépenaillé, maigre et vigoureux malgré sa maigreur, illuminé par une sorte d’extase permanente qui le maintient au-dessus des choses terrestres, s’efforçant de s’abaisser devant les hommes afin de s’élever jusqu’à plaire à Dieu et rêvant d’assumer sur lui l’universalité de la souffrance humaine pour en délivrer l’humanité. Toute religion profondément sentie produit des êtres semblables. Dans le désert, sur les routes qui vont vers la Mecque, j’ai vu des santons nus, rugueux, dévorés de vermine, courir au-devant des caravanes pour porter leur dernière goutte d’eau aux pèlerins altérés et donner aux dromadaires la poignée de paille sur laquelle ils couchaient. La foi est une dans son principe et dans ses effets ; le Dieu qu’elle sert revêt des formes différentes ; les actions qu’elle inspire sont identiques et grandes sous toute latitude, près de tous les temples. J’ai beaucoup voyagé, je me suis mêlé à bien des peuples, j’ai regardé vivre bien des nations, j’ai entendu prier bien des sectes ; quelle est la race la plus bienfaisante, la plus secourable que j’ai rencontrée sur le chemin de ma vie ? — La race juive, dont la foi a résisté à toutes les haines et à toutes les persécutions.

Cette foi abstraite, Jean Ciudad la possédait. Lorsqu’il revint à Grenade, là même où sa folie avait ameuté la populace contre lui, il était résolu à consacrer sa vie aux malheureux. Il se fit marchand de fagots, étalait ses brindilles de bois sur la place publique, les vendait et s’en allait dans les rues, donnant aux pauvres, aux infirmes l’argent qu’il avait reçu. Il couchait au hasard, chez des gens charitables qui le laissaient dormir sous l’escalier ou dans les écuries. On raconte que, traversant un jour une place de Grenade, il vit sur une maison un écriteau : « Maison à louer pour les pauvres. » Il alla trouver des personnes pieuses qui avaient l’habitude de lui faire l’aumône, en obtint la première somme indispensable à l’accomplissement de ses projets et loua : la maison. Grâce à la libéralité d’un prêtre, il put acheter des nattes, des couvertures et quelques ustensiles. Puis il parcourut la ville, y ramassa quarante-six mendians estropiés, moribonds, et les installa dans ce premier hôpital. Ceci se passait en 1540 ; Jean Ciudad avait quarante-cinq ans. Il avait été fou ; en voyant les dépenses auxquelles il allait être obligé de pourvoir, on crut qu’il l’était encore.

Il fallait nourrir ces malades recherchés avec tant d’imprévoyance. Le soir, lorsque les soins de l’hôpital ne le réclamaient plus, Jean Ciudad, le dos chargé d’une hotte, une marmite dans chaque main, allait de maison en maison, s’arrêtait devant les portes et criait : « Pour l’amour de Dieu, faites-vous du bien, mes frères ! » Il s’expliquait et disait : « Faire du bien à ceux qui souffrent, c’est faire du bien à soi-même. » C’était l’heure du souper : on donnait la desserte, parfois quelques réaux, et Jean rentrait à l’hôpital, dont il s’était constitué le pourvoyeur, le cuisinier, l’infirmier et le médecin. La besogne ne chômait pas pour lui ; on a prétendu qu’il ne dormait pas et qu’il passait les nuits en prières ; je n’en crois rien : quelque ardente que soit une âme, elle est enveloppée d’une matière qui a des exigences auxquelles, sous peine de mort, on ne peut se soustraire ; vivre sans dormir, vivre sans manger, c’est impossible. J’estime que, sa journée faite, Jean Ciudad trouvait sur sa natte de paille un bon sommeil, qui lui permettait de ne pas faillir le lendemain aux fatigues des jours précédens. L’œuvre qu’il avait entreprise, il la conduisait avec une telle persistance d’abnégation que l’on crut qu’il était aidé par des interventions surnaturelles. Les gens riches de Grenade comprirent que « ce fou » était un homme de grande volonté, dont la bienfaisance méritait d’être encouragée. Les aumônes devinrent plus abondantes ; elles furent larges à ce point que Jean Ciudad put agrandir sa maison, doubler les salles hospitalières et remplacer les nattes par des lits. Un fait digne de remarque, c’est qu’en matière d’hospitalité pour les malades, Jean fut un réformateur : chez lui, dans sa maison, dans les maisons relevant de l’ordre qu’il a fondé, chaque malade eut son lit, un lit ne contint jamais qu’un malade. Ce fait, qui nous paraît simple aujourd’hui, constituait alors une amélioration extraordinaire. La promiscuité des malades dans le même lit, dont la seule pensée nous fait reculer d’horreur, était d’usage dans les hôpitaux d’autrefois. Il ne fallut rien de moins à Paris que la révolution française pour abolir un tel état de choses, pour que chaque moribond pût mourir seul sur son grabat. Lorsqu’en 1785, Tenon visita l’Hôtel-Dieu, il constata que 1,219 lits contenaient 3,418 malades[3]. A l’époque où Jean Ciudad opérait une si profonde modification dans les habitudes hospitalières, sa perspicacité chrétienne était en avance de deux siècles et demi sur « les amis de l’humanité. » Il avait souffert à l’hôpital royal lorsqu’il y était fouetté ; il s’en est souvenu et les malades en ont profité. C’est alors qu’il adopta le nom de Jean de Dieu. Ce nom, il l’a rendu immortel en lui donnant la plus enviable des illustrations, celle de la charité.

Faire du bien dans ce monde et assurer son salut dans l’autre, c’est de quoi tenter les cœurs animés par la foi. L’exemple de Jean de Dieu provoqua l’émulation ; des hommes de bon vouloir s’offrirent à lui pour le soulager dans son œuvre de miséricorde. Il les façonna à leurs fonctions nouvelles et devint ainsi le directeur d’un groupe qui, en se multipliant, devait être la grande congrégation hospitalière où tant de misères physiques et morales ont été secourues. Les nouveaux compagnons de Jean faisaient comme lui, recueillaient les infirmes, soignaient les malades, pansaient les blessés, servaient cette famille de délaissés, la nourrissaient et mendiaient pour elle. Les aumônes ne faisaient plus défaut ; souvent elles étaient magnifiques : deux cents écus d’or en une seule fois. Jean de Dieu, confiant en partie le gouvernement de son hôpital aux nouveaux infirmiers qui l’assistaient, semble dès lors s’être consacré à la quête, qu’il commençait chaque jour à dix heures du matin et prolongeait souvent jusqu’à onze heures du soir. Il avait étendu son champ d’action ; non-seulement il sortait de Grenade pour parcourir l’Andalousie, mais il allait jusqu’en Castille. Les grands seigneurs, les gens riches se faisaient un honneur de remplir son escarcelle, de concourir à ses fondations et de s’associer aux œuvres qui, pour les âmes ferventes, ouvrent l’espoir des récompenses futures. La populace, qui l’avait conspué jadis, le regardait avec admiration ; on se signait quand il passait et l’on disait : Voici le saint !

Les ressources mises à sa disposition lui permirent de réaliser son rêve d’autrefois et de construire un hôpital pour y soigner les malades « comme il convient. » Là encore il fut un précurseur, et le premier, bien avant la science expérimentale, il comprit que l’on doit catégoriser les malades et les diviser selon le genre d’affection dont ils sont atteints. Séparer les maladies sporadiques des maladies contagieuses, dans un temps où les fébricitans, les pestiférés, les amputés, les varioleux, les fous vivaient dans un pêle-mêle épidémique et empoisonné, quelle innovation ! On peut dire en termes absolus que Jean de Dieu a été le créateur de l’hôpital moderne, de l’hôpital méthodique et spécialisé : que ceci lui vaille l’indulgence de ceux qui ne lui pardonnent pas la robe qu’il a portée, sa foi catholique et sa canonisation. Le premier encore, et bien avant l’Angleterre, il fonde le workhouse, en ouvrant dans son nouvel hospice une salle où les mendians sans asile, les voyageurs sans argent peuvent venir dormir. La salle est vaste ; au milieu brûle de brasero, et le long des murs des nattes peuvent recevoir deux cents personnes ; c’est l’hospitalité de nuit établie au milieu du XVIe siècle. Tant de bienfaits ne pouvaient rester ignorés ; le nom de Jean de Dieu, du « père des pauvres » s’était répandu en Espagne. L’ancien fou était vénéré ; on disait qu’il faisait des miracles et que les anges l’aidaient dans son œuvre. Jean de Dieu profita de la rumeur d’admiration qui s’élevait autour de lui, se mit en route et quêta partout pour les malheureux. Il alla jusque dans la Vieille-Castille, à Valladolid, où résidait la cour. Charles-Quint était en Allemagne ! ; l’infant don Philippe reçut Jean de Dieu. Celui qui devait être Philippe II, le plus implacable, le plus étroit des bigots, qui s’imaginait racheter ses péchés par des sacrifices humains, accueillit avec bienveillance l’homme dont la charité, dont la foi débordaient sur toutes les misères, ne leur demandant rien que de les adoucir et de les arracher au désespoir. L’église a canonisé le pauvre frère mendiant, l’histoire a damné le souverain : bonne justice a été faite.

Jean de Dieu revint à Grenade, il avait reçu des aumônes magnifiques dont les malheureux profitèrent. Les fatigues plus que l’âge l’avaient épuisé. Il était sans douceur pour lui-même et se traitait avec une sévérité qui n’ajoute rien à ses mérites : sans linge, vêtu de la robe de bure, toujours tête nue sous le soleil, toujours pieds nus sur les chemins pierreux, toujours voyageant à pied, jeûnant sans cesse, se flagellant et s’ingéniant à s’imposer les besognes les plus pénibles, se jetant à travers les incendies pour enlever les malades, se précipitant au milieu des inondations pour sauver des enfans à demi noyés, il avait accumulé sur lui tant d’austérités et tellement brutalisé sa chair, que celle-ci défaillit et que la vie s’en retira. Jean de Dieu fit appeler Antonio Martin, son premier disciple, et lui recommanda de poursuivre l’œuvre commencée. Lorsqu’il sentit que la mort approchait, il put encore quitter la natte qui lui servait de lit et se mit en prières ; il est mort à genoux, comme plus tard, au centre de l’Afrique, devait mourir Livingstone. Né le 8 mars 1495, il s’en alla le 8 mars 1550, un samedi, au moment où l’on chantait matines à la chapelle de son hôpital. On lui fit des funérailles souveraines. Des estropiés touchaient son cercueil pour être guéris ; le linceul qui enveloppait ses restes fut déchiré, on en fit des reliques. L’église honore ceux qui se sont consacrés à la servir et qui ont fait le bien en son nom : elle avait été trop glorifiée par Jean Ciudad pour ne pas l’élever au plus haut rang de ceux qu’elle vénère. Une enquête fut ouverte sur les faits relatifs à l’ancien berger d’Oropesa ; l’imagination populaire put les environner d’une auréole merveilleuse, ils n’en restent pas moins merveilleux par eux-mêmes et de prodigieux résultats ; la foi fait des miracles. « Le fou » de Grenade l’a démontré, cela suffisait. Il fut béatifié le il septembre 1630 par Urbain VIII ; la bulle de sa canonisation fut expédiée le 15 juillet 1691 par Innocent XII. Jean Ciudad est aujourd’hui saint Jean de Dieu.

Sa mort ne nuisit pas à son œuvre ; la légende s’était vite formée ; pour la foule, le pauvre homme qui avait tant besogné afin de secourir les malheureux était une créature privilégiée que la Providence avait favorisée d’une protection particulière ; c’était donc faire acte agréable à Dieu que d’aider au développement des instituts de bienfaisance que Jean Ciudad avait fondés. La charité royale, la charité privée, la charité publique, furent inépuisables ; on bâtit un hôpital à Madrid, que la cour commençait à habiter ; on en éleva un second à Grenade ; la réputation des nouveaux frères hospitaliers avait franchi la mer et les montagnes ; on en parlait en Italie et en France ; partout le nom de Jean de Dieu était répété ; Lope de Véga devait composer un poème sur son existence, Murillo peindre un des faits « miraculeux » de sa vie. L’ordre s’était multiplié et était devenu une congrégation. Par une bulle du 1er janvier 1571, le pape Pie V détermina le costume des frères de Saint-Jean-de-Dieu, les rattacha à la règle augustine ; aux vœux de chasteté, de pauvreté et d’obéissance ils furent tenus d’ajouter celui de se consacrer au soulagement des malades. Grégoire XIII en attira un certain nombre à Rome ; il leur abandonna l’église de Saint-Jean Cabylite et fit construire un hôpital dont il leur confia la direction. De là ils rayonnèrent sur l’Italie, répétant sans cesse la phrase que leur fondateur avait coutume de prononcer : « Faites le bien, mes frères ! Fate bene, fratelli ! » Cette phrase devint leur surnom populaire ; je me souviens de les avoir entendu appeler ainsi à Rome en 1844. Ils avaient à Florence une maison qui prospérait. Lorsque Marie de Médicis s’assit, aux côtés de Henri IV, sur le trône de France, elle se souvint des frères hospitaliers qu’elle avait vus mendier aux portes pour nourrir les malades. ; elle en fit venir cinq à Paris en 1602. Ils s’établirent d’abord rue des Petits-Augustins, qu’ils furent forcés de quitter en 1607 pour céder la place à Marguerite, — la reine Margot, — qui voulait élever un hôtel sur le terrain qu’ils occupaient. Ils s’installèrent alors près de la chapelle de Saint-Pierre, que le langage du peuple appelait la petite chapelle des Saints-Pères. Il y avait là de vastes jardins ; ils purent y bâtir une maison d’hospitalité, où l’on recevait les pauvres, où l’on soignait les malades. Cette maison existe encore sur l’emplacement primitif : c’est l’hôpital de la Charité.


II. — RUE OUDINOT.

Un décret de l’assemblée nationale, en date du 15 février 1790, prononça l’abolition des vœux religieux. La révolution française ouvrit la porte des couvens ; elle en laissa sortir ceux auxquels on avait imposé la vie monastique, elle eut raison ; mais elle en chassa ceux qui voulaient y rester, et elle eut tort. Elle manquait au principe de liberté qu’elle avait inscrit en tête de ses lois ; elle faisait acte de despotisme en empêchant des créatures humaines, douées de libre arbitre, de vivre à leur guise et selon leurs aptitudes. La mesure qui frappa les congrégations eut un contre-coup qui porta de plein fouet sur les indigens, les infirmes, les orphelins et les malades. Les frères de Saint-Jean-de-Dieu ne furent point épargnés, ils durent quitter les maisons qu’ils desservaient en France et les cinq mille lits qu’ils y possédaient. L’ordre fut dispersé et l’on peut dire qu’il disparut de notre pays. On le ressuscita en 1819.

Un souvenir, un remords qui datait du temps des guerres de l’empire fut le point de départ de la restauration de l’hospitalité des frères de Saint-Jean-de-Dieu en France. Entre le mois de mai et le mois de novembre 1813, c’est-à-dire entre les batailles de Lutzen et de Leipzig, les troupes auxiliaires des petits états allemands étaient maintenues avec difficulté sous les drapeaux français. Malgré la surveillance, malgré la sévérité de la discipline, les désertions étaient fréquentes, et chaque jour des Saxons, des Badois se dérobaient pour aller rejoindre l’armée prussienne, qui marchait en chantant les chansons de Kœrner. Un soldat allemand dont j’ignore le nom et la nationalité précise fut arrêté au moment où il passait à l’ennemi. Il fut traduit devant un conseil de guerre, condamné et fusillé. Un capitaine d’état-major, nommé de Magalon, fit office de ministère public ; le fait était flagrant, le code militaire édictait d’inéluctables lois : le capitaine ne put que requérir la mort. Le déserteur fut très ferme et très simple : « Je dois avant tout le service à mon pays. Vous faites la guerre à l’Allemagne, il ne m’est pas possible de ne pas combattre contre vous. Au-dessus de votre justice il y a une justice souveraine qui m’approuve et dans laquelle j’ai confiance. » Cet homme mourut sans forfanterie, avec la simplicité de ceux qui ont accompli leur devoir. Le capitaine de Magalon continua la guerre jusqu’au bout, jusqu’aux buttes Chaumont, jusqu’à Waterloo. Licencié comme « brigand de la Loire, » rejeté dans la vie civile, se rappelant ses campagnes et se remémorant ses hauts faits, il eut une sorte d’obsession dont il ne pouvait se délivrer. Le souvenir du soldat déserteur qu’il avait fait condamner à mort le poursuivait ; il était hanté par ce fantôme ; il s’imaginait que le sang était retombé sur lui et qu’il avait un crime à expier. Il résolut de consacrer aux malheureux les jours qui lut restaient à vivre. Il avait sans doute traversé les hôpitaux de Mayence empoisonnés par le typhus, par la peste de guerre ; sur les champs de bataille, il avait vu les blessés abandonnés, il les avait entendus crier dans les ambulances, il avait compté les ravages que la maladie, plus que le fer et le plomb, fait dans les armées en campagnes, il se souvint de l’œuvre de Jean-de-Dieu et voulut la reconstruire : il y réussit[4]. Il parla de son projet à deux hommes d’une foi ardente comme la sienne, et dont je ne sais pas les noms ; tous les trois voulurent faire revivre en France les vertus hospitalières où, pendant trois siècles, les infortunés avaient trouvé tant de secours. La vie religieuse les attirait et, pour se rendre aptes aux fonctions qu’ils comptaient exercer auprès des malades, ils firent un noviciat et entrèrent à l’hôpital de Marseille en qualité d’infirmiers. Des marins, des soldats noyés de déceptions par nos défaites, par le double écroulement de l’empire, par les difficultés mêmes de leur existence soupçonnée et surveillée, se groupèrent autour d’eux. La petite communauté fut bientôt composée de douze infirmiers volontaires qui, le 8 avril 1819, reprirent le costume des anciens frères de Saint-Jean-de-Dieu. Leur nombre s’accrut rapidement et bientôt ils furent préposés aux salles des hommes dans les trois hôpitaux de Marseille. L’œuvre renaissait, petitement, faiblement, comme à ses débuts, mais elle n’allait pas tarder à s’accroître. Les nouveaux frères prennent le service de l’hôpital de Salon, ouvrent un asile aux aliénés pauvres dans le département de la Lozère et dirigent l’infirmerie d’une des prisons de Lyon. Ils reçurent de Rome, en date du 20 août 1823, l’autorisation de se rétablir dans la « province de France » et fixèrent le centre de leur congrégation à Lyon, où ils fondèrent une maison pour le traitement des aliénés. On peut croire que le souvenir des souffrances que Jean. Ciudad a endurées à l’hôpital royal de Grenade a déterminé leur résolution de se consacrer d’abord aux fous ; après la maison de Lyon, ils en ouvrent une à Lommelet, près de Lille, en 1826, et une autre à Dinan, 1833, non loin de Saint-Servan, où l’œuvre des Petites-Sœurs des Pauvres allait germer.

Ils ne sont venus que tard à Paris ; on dirait qu’ils ont reculé devant les tracasseries administratives qui pourraient les atteindre et entraver leur action. Sans nul doute, ils eussent voulu avoir un véritable hôpital, l’organiser, l’outiller et, selon la tradition de leur ordre, y recevoir tous les malades ; mais les terrains, les constructions sont chers à Paris la trop peuplée ; il fallait d’abord se faire accepter de nouveau par une population volontiers oublieuse des bienfaits reçus et commencer par « une opération » qui, en assurant quelques ressources, permettrait de tenter une œuvre de charité pure. En 1842, on fonda une maison de santé. Elle existe toujours et elle a du renom dans le monde médical. À proximité du boulevard des Invalides, non loin de la maison mère des frères de la Doctrine chrétienne, les frères de Saint-Jean-de-Dieu se sont installés dans la rue Oudinot, qui, avant d’être baptisée de ce nom glorieux, fut d’abord le chemin de Blomet, puis la rue Plumel et enfin la rue Plumet. La maison est de chétive apparence et, malgré un revêtement en pierres de taille, on s’aperçoit qu’elle n’est pas jeune : porte bâtarde, couloir étroit, petit parloir luisant, maigrement meublé, obscur, décoré de quelques estampes de sainteté et d’une pendule de bronze en forme de cathédrale. C’est là que le révérend père provincial reçoit les personnes qui ont à lui parler. La tête est intelligente et calme, la voix est très douce et le geste a une certaine fermeté résignée qui semble, pour toutes choses, s’en remettre à la volonté de Dieu. Le costume est simple, tous les frères le portent indistinctement : robe de bure noire serrée par une ceinture en cuir, le scapulaire et le capuce ; c’est l’habit d’intérieur ; dehors, on revêt la soutane. Les chambres sont spacieuses et aérées, munies de tous les meubles qui peuvent être utiles à un malade ; c’est assez gai, lumineux et moins « sec » que les chambres de la Maison municipale de santé. L’attrait de la maison, c’est le jardin, qui est admirable, avec des quinconces, de larges plates-bandes et un immense promenoir en forme de gloriette assombrie de vigne vierge qui permet aux convalescens de respirer à l’ombre pendant les jours de soleil. Le jardin n’est séparé que par un mur de la rue Rousselet, dont il occupe tout un côté. Il y a là de la place pour s’agrandir, pour construire des annexes, qui deviennent indispensables ; mais on n’ose pas ; il y a des bourrasques dans l’air et l’on attend que les nuages soient dissipés. Tout en espérant des jours d’une sécurité moins incertaine, on profite du jardin, qui verse des effluves de vie dans toute la maison ; sur le plan Turgot on voit que l’emplacement occupé par les frères de Saint-Jean-de-Dieu était alors en cultures maraîchères. C’est un survivant des jardins du vieux Paris ; il n’en reste plus guère aujourd’hui ; la spéculation s’en empare, la cognée les jette à bas et les moellons s’y entassent les uns sur les autres, au détriment de la santé publique, à laquelle les plantations de nos boulevards et de nos squares ne peuvent plus suffire.

Aux malades qui viennent se faire soigner dans la maison de la rue Oudinot on ne demande pas d’extrait de baptême ; qu’ils soient chrétiens, juifs ou musulmans, on ne s’en occupe guère ; on ne s’enquiert point de leur religion, on ne s’inquiète que de leurs maux, que l’on tâche de guérir. Ils sont libres d’appeler près d’eux le médecin qui leur convient ; auprès d’eux, les frères n’ont office que d’infirmiers. Plus d’un malade cependant qui s’est fié à eux n’a pas eu à s’en repentir. Il y a là un frère François, de tenue modeste et ne disant mot, qui, mieux que Grosjean en remontrerait à son curé. Un grand chirurgien, un de ceux que l’on appelle volontiers « un prince de la science, » me disait : « Il en sait long, le frère François, si long que, dans bien des cas, il en sait plus long que nous. » L’esprit d’observation, l’intelligence, l’étude, la volonté de soulager ceux qui souffrent, ont parfois plus de valeur qu’un diplôme sur parchemin. On cite des cures extraordinaires obtenues par le frère François, et le blessé qu’il a pansé ne veut plus être touché par d’autres mains que les siennes. Les chirurgiens le connaissent, l’ont apprécié, et l’appellent lorsqu’ils ont quelque opération délicate ou périlleuse à faire dans la maison. Je suis certain qu’il était là lorsque le docteur Labbé a ouvert et délivré M. Lausseur, qui restera célèbre sous le nom de « l’homme à la fourchette. » C’est lui qui prit soin de Cabet, le sculpteur, quand il alla chez les frères de Saint-Jean-de-Dieu, demander au bistouri d’arrêter la marche du cancer dont il était dévoré. Le frère François ne s’épargna pas ; le mal était invincible et l’on ne put le vaincre ; l’auteur de tant de statues charmantes, de la décoration de l’église de Saint-Isaac à Pétersbourg, de cette Résistance que l’on abattit et que l’on releva à Dijon, ne put être sauvé, malgré la science, malgré le dévoûment, malgré les soins de toute minute. Il voulut mourir chez lui, on l’y reporta : la bête féroce qui le mangeait acheva son œuvre le. 24 octobre 1876[5].

Dans le principe, la maison avait été fondée en vue d’accueillir surtout les étudians et les jeunes gens que les nécessités de l’école maintiennent à Paris, loin de leur famille. Un règlement d’une extrême douceur où la main de l’administration ne se fait pas sentir, une certaine tendresse dans les soins prodigués aux malades remplaçaient à peu près les dorloteries que l’on trouve auprès du foyer natal. Quoique j’aie vu des convalescens jeunes et chevelus causer entre eux dans le jardin, pendant que je me promenais sous le berceau de vigne vierge avec le père provincial, je doute que la maison soit fréquentée par les « escholiers » d’aujourd’hui. Lorsque la maison fut ouverte en 1842, les chemins de fer étaient rares et les diligences s’en allaient lentement au long des routes. À cette heure, il n’en est plus ainsi ; dès que l’on se sent un peu souffrant, on monte en wagon et l’on retourne au pays chercher les gâteries maternelles. Si l’accident est subit, le télégraphe a vite fait d’en porter la nouvelle ; la mère, les sœurs accourent, et l’étudiant ne reste plus isolé comme autrefois dans la chambrette de son auberge. Je n’ai point parcouru la liste des pensionnaires, je ne puis donc savoir à quelle catégorie de monde appartiennent les malades qui viennent demander secours aux descendans de Jean de Dieu, mais j’imagine que ce sont des rentiers vivant seuls, des hommes veufs et sans enfans, des fonctionnaires en retraite, des prêtres, des officiers de marine, des soldats qui respectent le dévoûment des frères hospitaliers, parce que leur vie à eux-mêmes n’a été qu’une expansion de dévoûment. Le champ de bataille est différent, mais la lutte est pareille et l’abnégation est la même.

C’est dans la petite maison de la rue Oudinot qu’est venu mourir un homme que j’ai connu, que j’ai aimé et pour la mémoire duquel je conserve une vénération sans alliage. Je parle du général Félix Douay. Ce fut un homme de guerre dans la haute exception du mot ; il eut pour la France un amour passionné, et il envia le sort de son frère qui tomba à Wissembourg et ne vit pas jusqu’où pouvaient descendre nos désastres. Il était de race militaire et avait écouté souvent le récit des campagnes de son père, ancien officier de l’empire, qui commandait la compagnie des sous-officiers-vétérans auxquels la garde du palais du Luxembourg était alors confiée. Il rêvait de voyages et d’expéditions lointaines. Né à Paris le 14 août 1816, il se présenta en 1832 aux examens pour l’École navale ; il échoua et s’engagea comme novice au port de Brest. Il navigua sur l’Orion, sur le Lutin, employé à la timonnerie, travaillant en ses heures de loisir et ne voyait pas s’approcher le moment où les aiguillettes d’aspirant flotteraient à son épaule. On venait de créer le corps de l’infanterie de marine, il put y entrer en qualité de fourrier. En prenant terre, il mit le pied sur son véritable élément. Il tenait désormais son avenir en mains, en bonnes mains. Il fut en garnison à la Guadeloupe, puis à la Martinique ; en 1838, il est nommé sous-lieutenant ; il n’avait que vingt-deux ans. S’il fût sorti de l’École de Saint-Cyr, il n’eût pas été plus avancé. En 1843, il était capitaine et revint en France, ramené par le général de Fitte de Soucy, inspecteur permanent de l’infanterie de marine, qui en avait fait son aide-de-camp. La position était enviée et pleine de promesses ; elle ne retint pas le capitaine Douay, qui abandonna Paris, quitta son général et, dès 1844, réussit à passer au 32e de ligne, en expédition dans la province d’Oran. De ce jour, il ne se tira pas un coup de fusil contre la France que Félix Douay ne fût au premier rang pour riposter. En 1848, il est à l’armée des Alpes ; en 1849, il est devant Rome ; dans la nuit du 29 au 30 juin, il monte le premier à l’assaut et reçoit un coup de baïonnette qui ne l’empêche pas de se jeter dans la place à la tête de ses voltigeurs. Le séjour de Rome n’était point pour lui plaire ; se promener au Corso, aller au café grec, bâiller au théâtre Argentina, c’étaient là de médiocres plaisirs pour un homme accoutumé à la vie active. Il avait été nommé chef de bataillon, il obtint d’être envoyé dans la province d’Oran, au 68e de ligne.

En 1854, il rejoignait l’armée d’Orient, faisait l’expédition de Crimée et rentrait en France avec les épaulettes de colonel. On peut convenir qu’il les avait méritées : il est à l’attaque de nuit du 1er mai 1855, l’une des plus meurtrières de la campagne ; à la bataille de Traktir, il défend la tête du pont et ne permet pas aux colonnes russes de débucher ; à l’assaut du 8 septembre, il attaque la grande courtine et, quoique blessé, se porte au secours du général Vinoy, qui se maintenait avec peine dans la gorge de Malakof. En 1859, il est en Italie et bat les Autrichiens à Turbigo. Général de brigade à Solférino, il est, dès le début de l’action, devant le cimetière qui est la clé de la position ; il y est et il y reste jusqu’à ce que le mouvement de la garde permette d’enlever l’obstacle et de pousser en avant. Ce jour-là, les trois frères Douay étaient engagés ; Abel fut grièvement blessé au pied ; Félix reçut une balle et eut deux chevaux tués sous lui ; Gustave fut tué. La digression n’est point inutile qui rappelle de tels souvenirs. En 1862, le général Douay, qui commandait la subdivision d’Amiens, fut appelé à diriger la brigade du corps expéditionnaire du Mexique, placé sous les ordres du général Lorencez. Au siège et dans les rues de Puebla, en campagne, en corps détaché, partout où il fut envoyé, il fut héroïque, donnant l’exemple d’une obéissance irréprochable, mais qui devait lui être douloureuse, car il blâmait les opérations du commandant en chef, dont il ne comprenait ni la tactique ni les intentions. Il fut rappelé en France, eut plusieurs entrevues avec Napoléon III, et repartit pour le Mexique. Lorsque tout fut perdu, lorsque nul espoir nef subsista, on voulut lui infliger la responsabilité suprême de l’expédition ; il refusa et écrivit à l’empereur : « Je ne veux pas me faire l’instrument de la ruine de mes camarades. »

Il revint en France ; lorsque la guerre éclata en 1870, il reçut le commandement du 7e corps d’armée, qu’il organisa à Belfort, ou bien peu d’approvisionnemens furent mis à sa disposition et dont il fit augmenter les travaux de défense. Après la défaite de Wœrth, il fut dirigé en hâte sur Reims pour rejoindre les débris de l’armée du maréchal Mac-Mahon. Il était à Sedan et fut interné à Bonn pendant sa captivité. Il rentra en France au moment où l’insurrection du 18 mars 1871, assassinant des généraux, massacrant des gendarmes, épouvantant le monde par sa violence et sa bêtise, complétait le désastre que nous supportions et le rendait insupportable. Le général Douay eut horreur de tant d’impiété envers la patrie ; il accourut se mettre aux ordres du gouvernement réfugié à Versailles et reçut. le commandement du 4e corps, qui devait opérer entre la rive droite de la Seine et l’avenue de Neuilly. Mieux que personne, je puis dire quelle énergie il déploya en cette circonstance, d’où le salut du pays dépendait, car j’ai eu « ses papiers » en mains et j’ai pu suivre, jour par jour, les progrès de cette marche en avant qui devait le conduire le premier jusqu’aux murailles derrière lesquelles on préparait le meurtre des otages et l’incendie. Renseigné d’une façon précise par Ducatel, qui était son a éclaireur volontaire, » il força l’entrée de Paris soixante-douze heures avant le moment fixé par l’autorité militaire supérieure ; grâce à lui, grâce à son initiative, une large portion de Paris put échapper au pétrole : cette action seule suffirait à la gloire d’un homme.

Appelé en 1873 à la tête du 6e corps cantonné au camp de Châlons, il fit procéder sur les feux de guerre à des expériences, qui, au dire des personnes compétentes, constituent un notable progrès sur les anciennes méthodes. Il eût voulu rester au milieu des troupes qu’il aimait et auxquelles il avait bien réellement consacré sa vie ; la politique ne le permit pas. Au commencement de 1879, il fut relevé de son commandement et nommé inspecteur-général d’armée : compensation illusoire qui l’enlevait à ses occupations favorites, qui brisait des habitudes devenues une nécessité et qui le condamnait à une oisiveté peu faite pour cette nature active et ambitieuse de bien faire. Le coup fut dur, si dur qu’il en a été mortel. La vie lui parut inutile et il la quitta.

L’existence ne lui avait pas été clémente ; ces hommes d’airain ont parfois le cœur tendre, et je crois que le général Douay a souffert. Très réservé, vivant seul, d’apparence froide, parfois même un peu rude, on comprenait, à le regarder attentivement, qu’il se donnait une attitude et redoutait d’être pénétré. Derrière ce personnage imposé qui ne parlait pas dans la crainte de trop dire, il y avait un homme d’une douceur exquise, d’une rare générosité de sentimens, d’une pitié intarissable pour la souffrance d’autrui et qui fut adoré par ceux dont il ne repoussa pas l’intimité. Un jour que j’avais surpris en lui une émotion qu’il ne put réprimer, je lui dis : « Vous êtes comme les noix de coco : l’enveloppe est résistante, mais la pulpe est savoureuse. » Ses yeux devinrent humides, et il me répondit en essayant de sourire : « Ne parlons pas botanique. » La mort n’avait pas voulu de lui sur les champs de bataille, elle le guettait au coin d’une maladie vulgaire. Il avait été blessé assez souvent pour comprendre, dès la première atteinte, que le mal était grave ; il se fit transporter rue Oudinot, dans la maison des frères de Saint-Jean-de-Dieu ; le vieux soldat qui n’avait pas quitté le harnais fut soigné par les infirmiers à scapulaire. J’imagine que, sur le lit d’où il ne devait plus se relever, le général Douay a eu des larmes intérieures dont nul n’a été le confident ; il s’est rappelé son frère Gustave, tué devant Cavriana, il s’est rappelé son frère Abel tué à Wissembourg ; il a pensé au « beau trépas » qu’a chanté Béranger et il s’est senti humilié ; il a pleuré de mourir dans une chambre close, sous un édredon comme un « péquin. » Il n’en est pas moins mort héroïquement. Au lendemain d’un des combats devant Sébastopol, Bosquet écrivait à sa mère : « Avant de monter à cheval, j’ai baisé la croix de mon épée. » Le général Douay, avant de livrer le dernier assaut à celle qui n’est jamais vaincue, fit appeler l’aumônier de la maison et lui dit : « Mon père, il est temps de mettre ma conscience en règle avec Dieu. » Lui qui jamais ne s’était ménagé, qui avait ri au péril, qui toujours avait été de bon vouloir et de grand cœur, dont le sacrifice avait été permanent et l’holocauste toujours prêt, il savait bien qu’il y a pour l’âme des destinées auxquelles les hautes intelligences aiment à se préparer. Il se prépara donc et mourut en paix, comme un bon soldat qu’il avait été. Le 4 mai 1879, cinq mois après avoir été forcé d’abandonner le commandement du camp de Châlons, il entrait dans le repos. Ce jour-là, l’armée française a fait une perte cruelle ; l’homme qui, sorti des rangs les plus humbles, était arrivé, sans protection ni faveur, au grade de général de division, eût été un ministre de la guerre incomparable. Lorsque le cercueil, suivi des frères en prières, escorté des compagnons d’armes, glissa hors de la petite maison pour être placé sur la voiture funèbre, la France put dire : « Une vertu est sortie de moi. » Le souvenir de Félix Douay est resté vivant chez les frères de Saint-Jean-de-Dieu ; on en parle, on dit : Il était si bon ! On montre la chambre où il est mort ; là, dans cette maison, on garde volontiers la mémoire de ceux que l’on y a guéris, et il est rare que des relations ne se nouent pas entre les frères et leurs anciens malades. Ce n’est qu’une maison de santé cependant, et les soins n’y sont point gratuits. Selon l’importance de l’appartement qu’on y occupe, la pension varie de 6 à 10 francs par jour : au bout de l’année, cela fait un petit budget de recettes. Qui en profite : Les frères ? Nullement. Les bénéfices servent à soutenir les œuvres de charité auxquelles saint Jean de Dieu a consacré ses disciples ; la maison de santé s’empresse à secourir l’hospice ; les fonds recueillis doivent être promptement utilisés, car il n’y a pas loin de la rue Oudinot à la rue Lecourbe.


III. — RUE LECOURBE.

Le village de Vaugirard est annexé à Paris depuis la loi du 16 juin 1859 ; si l’on prolonge la rue de Sèvres au-delà du boulevard de Grenelle, on pénètre dans une interminable rue qui s’en va jusqu’aux fortifications, c’est la rue Lecourbe ; elle a plus de 2,250 mètres de parcours ; pour un Parisien du centre, c’est le bout du monde. On a beau avoir construit dans ce quartier une mairie monumentale, on n’en a pas modifié l’aspect provincial et suranné ; des maisons basses, des vacheries, des poules sur le trottoir, des jardins maraîchers mamelonnés de cloches de verre, des cabarets à fenêtres ternes, le turlututu d’une voiture de tramway presque vide, du linge séchant aux croisées ; c’est gris, triste, et cela paraît trop grand. C’était bien loin de Paris jadis ; au siècle dernier, Louis XV y possédait un rendez-vous de chasse ; le temps et l’abandon en avaient fait une masure ; le terrain qui l’entourait était vaste, vêtu de folles herbes, protégé par une muraille que verdissait la mousse et que rongeaient les lichens. Si délabrée que fût l’habitation, elle offrait un avantage considérable ; elle était en « bon air. » C’était là une condition faite pour tenter les frères de Saint-Jean-de-Dieu, qui ne sont pas infirmiers pour rien et font preuve de discernement hygiénique lorsqu’ils créent un établissement d’hospitalité. Il ne leur suffisait pas d’avoir ouvert en province des asiles pour les aliénés, de soigner, à Paris, des malades payans, ils rêvaient de faire l’œuvre de charité par excellence, en recueillant l’enfance abandonnée, infirme, rachitique et impotente. Elle ne manque pas à Paris : le cabaret et le reste en sont les infatigables producteurs. On parla de ce projet à l’archevêque, qui l’approuva, au directeur de l’Assistance publique, qui l’encouragea, et on se mit en de voir de le réaliser. Il y a dans le monde parisien bien des gens riches qui sont friands de bonnes actions ; on s’adressa à eux, ils donnèrent et promirent leur concours ; on fit une quête, on emprunta et on put acquérir l’enclos où se lézardait la maison en ruines. Cinq frères de Jean-de-Dieu en prirent possession le 19 mars 1858 ; tant bien que mal ils l’approprièrent eux-mêmes, bouchèrent les crevasses, réparèrent la toiture, collèrent du papier sur les vitres brisées et, le 2 juillet, y reçurent le premier enfant infirme. Au 1er janvier 1859, la maison en comptait déjà dix, et vingt-sept en 1860 ; mais c’était tout ce qu’elle pouvait contenir. Il fallait ou s’agrandir ou fermer sa porte et renvoyer au pavé, à la misère, à la dépravation, les avortons chétifs qui criaient merci. On se souvint des commencemens de Jean Ciudad et l’on n’hésita pas. On fit de nouvelles quêtes, on contracta un nouvel emprunt ; on construisit une annexe, et l’on put donner asile à cent cinquante enfans. On espérait vivre ainsi, au jour le jour, profitant des ressources offertes par la charité pour augmenter le nombre des pensionnaires et la place qu’on pouvait leur consacrer ; mais on avait compté sans la guerre et sans la commune. Dès le début des hostilités, les frères de Saint-Jean-de-Dieu ne faillirent pas à leur mission, ils devinrent infirmiers militaires et ouvrirent une ambulance dans leur maison. On s’appauvrit, car l’on distribua aux blessés les provisions destinées aux enfans. Ce n’était que demi-mal, en ce temps de jeûne forcé ; on en fut quitte pour diminuer un peu les rations ; mais l’inconvénient fut plus préjudiciable et de conséquences graves. Les bombardemens sont mauvais pour les vieilles bâtisses ; les ondes sonores ne les frappent pas en vain, la trépidation les ébranle ; elles oscillent, s’entr’ouvent et semblent se pencher pour choisir la place où elles vont se laisser tomber. Les murailles disjointes, les fondations tassées sur elles-mêmes n’offraient plus de sécurité ; on avait beau appliquer des étais, soutenir les angles affaiblis et les pignons chancelans, la maison menaçait ruine, elle s’effondrait ; dans les grands vents d’ouest, elle tremblait. Il fallait prendre un parti ou risquer de se réveiller un matin englouti sous les décombres. Après bien des hésitations, bien des calculs, on se mit à l’œuvre : à la grâce de Dieu ! La grâce de Dieu ne fit pas défaut. Les bienfaiteurs de l’asile ne reculèrent point devant un sacrifice ; un des frères s’improvisa architecte ; comme Renaud de Montauban à la cathédrale de Cologne, il traçait les lignes, jetait les fondemens, portait les pierres et s’ingéniait à utiliser les vieux matériaux. L’effort fut considérable ; lentement, économiquement, on travailla pendant deux années consécutives, et à la fin de 1875 la maison était ce que nous la voyons aujourd’hui, rue Lecourbe n° 223, solide, spacieuse, appropriée à sa destination, accrue dans des proportions secourables et pouvant abriter deux cent dix enfans. Que ne peut-elle être doublée, triplée ! ce ne seraient pas les postulans qui manqueraient ; ce n’est pas le dévoûment des frères hospitaliers qui serait en défaillance,

Seuls, les frères de Saint-Jean-de-Dieu ne seraient peut-être point parvenus à un tel résultat ; ils ont trouvé des secours et des encouragemens, que l’on ne saurait trop louer, dans le conseil d’administration, — exclusivement laïque, — qui surveille leur œuvre et qui est actuellement composé du vicomte de Mortemart, du comte Le Pelletier d’Aulnay et du comte Paul de Thury. Pour ne point porter le scapulaire et la robe de laine, ces hommes de bon vouloir, représentant l’ensemble des bienfaiteurs de l’asile, n’en sont pas moins associés de cœur et d’action au travail de cette foi que rien ne lasse, de cette espérance que rien n’atténue, de cette charité que rien ne décourage. L’un d’eux me disait : « J’ai six enfans d’intelligence et de santé irréprochables ; j’ai cru que le meilleur moyen d’en remercier Dieu était de consacrer une partie de mon temps et quelque argent au soulagement d’enfans pauvres et infirmes ; de cette façon, ma gratitude n’est pas stérile. » La pensée est haute et fait comprendre pourquoi nulle déception ne peut fatiguer ces pourvoyeurs de bonnes œuvres. Celle dont je parle est exceptionnelle : elle est connue, elle est appréciée de la population parisienne, à laquelle on enseigne cependant à vilipender les hommes de paix et de consolation. Nulle injure n’est adressée aux frères lorsqu’ils sortent dans les rues, et quand ils accompagnent lentement les petits infirmes, qu’ils conduisent à la promenade, on les salue. Le conseil municipal, maître et distributeur des finances de la ville et que l’on ne peut guère accuser de favoriser le développement des ordres religieux, n’a point cru pouvoir supprimer la subvention de 1,500 francs que reçoit l’asile de la rue Lecourbe. La question a été discutée, et, à ce sujet, un mot a été dit que l’on doit répéter : « Nul laïque, ni pour or ni pour argent, le consentirait à faire un métier pareil. » Cela est strictement vrai ; pour payer un tel labeur, il faut une monnaie qui n’est point de ce monde. On pourra juger du respect que les frères de Jean-de-Dieu inspirent dans le quartier témoin de leur dévoûment par un fait que je regrette de n’avoir pas connu plus tôt, car je me serais empressé de le mettre en lumière. Pendant la commune, l’approvisionnement de l’asile offrit des difficultés presque insurmontables ; « les bienfaiteurs » n’étaient point à Paris, la quête était plus que restreinte au milieu des bandes alcoolisées qui titubaient à travers la ville ; les frères et leurs pensionnaires risquaient d’être soumis à un jeûne voisin de la famine. La mairie du XVe arrondissement, sans en être sollicitée, nourrit l’asile, lui envoya des viandes salées, du pain et des légumes secs. Le délégué, membre de la commune, était un teinturier nommé Victor Clément, homme débonnaire, dont la conduite, en ces jours de furie, démontra la mansuétude. Sa bienfaisance envers les enfans soignés à la rue Lecourbe ne fut entravée par aucun de ses deux collègues de Vaugirard, ni par Camille Langevin ni par Jules Vallès. Grâce à eux, les petits infirmes ne sont pas morts de faim ; mais si la charité de la commune se souvint d’eux, la guerre ne les oublia pas ; les obus écornaient les murs de la maison ; les balles sifflaient dans le jardin ; on pouvait dire : « Il y a péril en la demeure. » Les frères furent obligés de se séparer de leurs élèves, pour lesquels nulle sécurité n’existait plus. Tout le monde pleurait ; les pauvres petits se pendaient à la robe de leurs maîtres, les maîtres les exhortaient à la résignation. Dès que le calme fut un peu rétabli dans la ville incendiée, on se hâta de rouvrir l’asile. Les enfans y furent rapportés et reprirent cette existence à la fois douce et disciplinée qui, dans la maison hospitalière, remplace pour eux, et souvent avec avantage, les soins de la famille.

L’admission dans la maison n’est pas gratuite ; le prix de la pension est des plus modiques, car le maximum est fixé à 50 centimes par jour, maximum théorique pour ainsi dire et qui souvent s’abaisse ai n’être que de 10 sous par mois. A quoi bon exiger une si faible somme ? On y tient cependant et on l’impose autant que possible, même aux familles les plus pauvres, car l’expérience a démontré ce fait extraordinaire que les parens auxquels nulle rémunération m’est réclamée abandonnent leurs enfans, disparaissent et ne s’en occupent plus ; on dirait que ce léger sacrifice raffermit le lien de la famille et empêche qu’il ne soit brisé. Quand des parens cessent de payer l’obole qui assure à leur fils l’abri, la nourriture, le vêtement, l’instruction, les soins moraux et les soins hygiéniques, on sait ce que cela veut dire ; on aura désormais à garder un orphelin dont le père et la mère vivent encore. Ils ont déménagé sans laisser d’indication sur leur nouvelle demeure ; où les retrouver dans l’immense Paris ? La maison ne rejette pas l’enfant ? au contraire, elle se referme sur lui et l’adopte. C’est le révérend père directeur de l’asile qui prononce les admissions ; sa règle lui prescrit avec raison de repousser les épileptiques et les idiots, toujours dangereux en communauté ; sans être resserré dans des limites trop absolue, l’âge est fixé entre cinq et douze ans. Toute place libre est immédiatement occupée, car elle est toujours promise et les postulans sont nombreux qui attendent que la mort ou un départ ait rendu un lit vacant.

Les charges de la maison pèsent sur les frères hospitaliers ; chaque jour, il faut nourrir cette marmaille impotente : la charité y pourvoit. Comme les Petites-Sœurs des Pauvres, les frères de Saint-Jean-de-Dieu sont un ordre mendiant ; ils tendent la main pour secourir les petits enfans qui souffrent ; ils vont quêter et reçoivent l’argent ; eux aussi, ils ramassent le vieux linge, les meubles brisés, les ustensiles hors d’usage, qu’ils font servir encore, les vêtemens dépiécés, dans lesquels ils taillent des costumes pour leurs bambins ; lorsque l’on quitte un appartement et qu’ils sont prévenus, ils arrivent et, après les locataires, après les déménageurs, ils recueillent ces mille débris de ménage que l’on croit inutiles et qu’ils savent utiliser. Leur industrie est ingénieuse et il n’est si misérable objet qu’ils dédaignent. Ils acceptent tous les dons en argent et les dons en nature ; mais, contrairement aux Petites-Sœurs des Pauvres, ils ne demandent jamais ce que l’on pourrait appeler les dons alimentaires ; la nourriture consommée dans la maison est achetée. Tous les deux jours, dès l’aube, après matines, la voiture part pour les Halles et fait les provisions nécessaires à l’asile, qui possède, en outre, un bon poulailler, une étable de quatre vaches et un jardin potager. Pour des enfans rachitiques que dévorent les scrofules, l’alimentation doit être substantielle et de choix ; on boit de la bière qui se brasse dans la maison même et qui est forte en houblon ; on cherche à réagir contre la débilité matérielle des pensionnaires, et le premier « repas » est invariablement un verre d’huile de foie de morue.

On a beau faire, on ne peut que les rendre moins faibles, mais on ne les guérit pas, et l’on n’en sera pas surpris si l’on considère que les frères de Saint-Jean-de-Dieu choisissent parmi les enfans ceux qui ne sont point nés viables et qui néanmoins sont condamnés à vivre. La mort s’est trompée, elle les avait marqués au jour de leur naissance, elle a oublié de les prendre ; elle a déçu les craintes et peut-être l’espoir des parens. C’est un spectacle lamentable de les voir réunis. A les regarder, de vieux soldats se sont mis à pleurer. En 1866, on avait organisé une loterie pour venir en aide à l’asile de la rue Lecourbe, qui luttait à grand’peine contre la pauvreté. Les lots avaient été exposés dans une des salles de l’hôtel des Invalides. Le frère supérieur voulut aller remercier le gouverneur de la courtoisie dont il avait fait preuve. On partit avec les pensionnaires, les uns à pied sur leurs béquilles, les impotens dans des voitures ; arrivés à l’hôtel, les frères prirent les infirmes dans leurs bras et on se rendit en corps auprès du gouverneur, qui était le marquis de Lawœstine. Il vivait au milieu des mutilés de la guerre, il avait traversé plus d’un combat et affronté bien des périls ; quand il aperçut les pauvres petits tortus, difformes, à jamais invalides dès l’enfance, il voulut leur parler et éclata en sanglots. Les uns s’attristent en les voyant, les autres se révoltent : je suis de ceux-là ; ma colère ne remonte pas à la nature, qui suit ses immuables lois et ne peut qu’employer les élémens que l’on offre à ses métamorphoses ; d’un champignon vénéneux elle ne tirera jamais qu’un champignon empoisonné. Ces enfans condamnés à la souffrance perpétuelle sont innocens, ils sont punis pour un péché qu’ils n’ont pas commis, ils sont responsables du crime de leurs parens, et j’en reste indigné contre ceux-ci. Quand l’alcoolisme et le mal provenant de débauche ne s’éloignent pas l’un de l’autre, la scrofule vient au monde et s’épanouit dans toutes ses horreurs. Les épileptiques, les idiots, les aveugles-nés, les ataxiques, — les monstres, pour tout dire en un mot, — doivent le plus souvent leurs maux à ces rencontres impies. Sans s’expliquer davantage sur ce sujet, on peut dire, je crois, que dans un homme ivre tout est ivre et que l’ivresse se prolonge sous forme implacable chez les infortunés qui en résultent. Ni le père ni la mère ne font un retour sur eux-mêmes et ne s’accusent ; ils ne se dévouent pas au pauvre être que leur vice a créé. S’il n’est que ridicule et hideux, ils l’envoient mendier à leur profit au long des rues ; si le mal est plus intense, si l’enfant est un cul-de-jatte incapable de se mouvoir, on en a honte, on le prend en haine, car il est coûteux à nourrir. La mère dit : « Ah ! si le bon Dieu voulait le reprendre ! » L’homme, plus brutal ou plus franc, dit : « Il ne crèvera donc pas, ce crapaud-là ! » Les frères de Saint-Jean-de-Dieu accourent alors, ils arrachent ce malheureux à la faim, aux mauvais traitemens, à l’immoralité et l’emportent dans leur maison.

Il faut la visiter, cette maison, où l’on ne devrait entrer que tête nue, comme dans le temple de la charité. Nulle apparence ; c’est triste et pauvret ; on pénètre dans un avant-corps : à gauche, une loge de portier occupée par un pensionnaire qui a encore assez de main pour tirer le cordon et assez de jambes pour guider les visiteurs ; à droite, un parloir ; aux murailles un tableau représentant des frères de Saint-Jean-de-Dieu accueillant des enfans infirmes et l’arbre généalogique du refuge primitif de Grenade d’où sont sorties tant de maisons hospitalières. Près de la cheminée s’élève le buste d’Augustin Cochin. L’image de ce grand homme de bien est à sa place, là, au seuil de l’asile où l’oubli de soi-même et le dévoûment aux autres sont de règle commune. Il n’est pas une œuvre de bienfaisance à laquelle A. Cochin ne se soit associé, pas un effort vers une amélioration matérielle et morale, qu’il n’ait encouragé, pas un rêve d’élévation intellectuelle, de soulagement de la souffrance, de combat contre la misère et le vice, qu’il n’ait caressé et souvent réalisé. Tant qu’il vécut, il fut l’âme de la charité de Paris ; il était aux Petites-Sœurs des Pauvres, aux frères de Saint-Jean-de-Dieu, aux fourneaux économiques, aux maisons de secours, à l’hôpital que construisit et que nomma son oncle ; il portait le pain aux affamés, les consolations aux affligés, l’espoir aux désespérés ; sa vie a été une expansion de commisération ; ce fut un saint laïque que la foi conduisit aux actes qui sont la gloire même de l’humanité. Il aima les malheureux : Jean Ciudad peut le reconnaître pour un des siens.

Au-delà de ce pavillon d’entrée s’étend le jardin bien cultivé ; il y a plus de légumes que de fleurs, plus d’arbres fruitiers que d’arbres d’agrément : bien des bouches sont à nourrir dans l’asile et les plates-bandes font office de pourvoyeurs. La maison proprement dite est grande et forte ; on s’est souvenu des effets produits par le bombardement et l’on a choisi un solide appareil. Elle a été construite en vue même de sa destination, ce qui est rare à Paris, et elle a été aménagée dans d’excellentes conditions. A la parcourir, on comprend que l’architecte qui a dressé le plan avait des notions d’hygiène et qu’il savait que les enfans ont besoin d’air, de soleil et d’espace. Lorsque je me rappelle les salles sordides où mon enfance a traîné sur les bancs scolaires, j’estime que les petits infirmes admis dans l’asile de la rue Lecourbe sont mieux logés qu’en ne l’était de mon temps dans les collèges de Paris. De vastes couloirs de dégagement, d’amples escaliers, de larges dortoirs prenant jour par de hautes fenêtres sur le jardin, des parquets passés à l’encaustique et cirés, une salle de bain bétonnée, un promenoir abrité contre la pluie, prouvent le souci hospitalier dont on fut animé en commençant les constructions. Le régime alimentaire est abondant ; quatre repas par jour : à déjeuner, de la soupe ; à dîner, de la viande et des légumes ; à goûter, du pain ; à souper, de la soupe et des légumes ; ceci, c’est l’ordinaire, comme l’on dit dans, les casernes ; mais dès qu’un enfant exige une diète plus fortifiante, il mange de la viande à chaque repas, car la maison est avant tout une infirmerie.

Ce sont des malades que l’on soigne, mais ce sont aussi des enfans que l’on élève ; si l’on s’essaie, le plus souvent en vain, à redresser leurs membres, on tâche aussi de développer leur intelligence et même de leur apprendre un métier dont peut-être ils réussiront plus tard à tirer le pain quotidien. Les pensionnaires qui sont en état de recevoir quelque instruction sont séparés en deux divisions : les petits et les grands ; on leur enseigne la sténographie, qu’ils traduisent en écriture vulgaire, ce qui, dit-on, les oblige à une réflexion plus attentive ; on leur donne des notions de grammaire, de géographie, de calcul et d’histoire, notions élémentaires appropriées à des cerveaux qu’une matière incomplète a parfois déprimés. Quelques-uns de ces enfans ont, néanmoins, une intelligence ouverte et apte à profiter de l’étude ; j’ai aperçu là des bossus ricaneurs et madrés qui ne font point mentir le vieux dicton et qui semblent prêts à toutes les saillies de l’esprit ; on le devine à leur physionomie, à l’expression de leurs regards, à leurs gestes ironiques, car, en présence des frères, ils se taisent et ne s’épanchent qu’avec leurs camarades. L’aspect des classes est lamentable ; lorsqu’on entre, tous les pensionnaires se lèvent ; pas un n’a la taille normale, tous sont de travers, appuyés sur des béquilles, la tête rejetée de côté par un cou difforme, soulevés de gibbosité, cagneux, bancroches, avec des fronts trop aplatis, des mains trop longues, des moignons au lieu de pieds, des jambes arquées, des nez démolis, des oreilles saillantes comme des ailes. Gallot eût trouvé là des modèles pour ses assemblées de gnomes, hurlant derrière un ermite agenouillé. C’est pénible à regarder, plus pénible à concevoir. Ces pauvres enfans sont vêtus un peu à la diable, de toutes pièces ; on leur a taillé une veste dans une vieille redingote, on leur a fait endosser l’ancienne tunique d’un collégien délivré de l’université, on leur a mis aux épaules le sarrau abandonné avec des défroques épuisées ; les manches sont trop longues, les pantalons sont trop courts, les souliers sont trop larges : enfans de troupe de l’armée misérable et maladive, trop heureux encore d’être couverts avec décence et d’être garantis contre le froid. C’est là le costume de la semaine, le costume ouvrier, que l’on peut, sans trop de précaution, déchirer en jouant et salir sur le sable du jardin ; le dimanche et les jours fériés, le costume est uniforme et bien compris pour des enfans : un pantalon et une blouse de drap léger par-dessus un tricot de laine.

La discipline est d’une extrême mansuétude ; les enfans s’y soumettent sans difficulté ; il est rare que l’on ait à punir, car si dans le frère de Jean-de-Dieu le pédagogue doit parfois être sévère, l’infirmier est toujours indulgent. Dans cet asile comme dans tous les établissemens scolaires, le même phénomène se produit. Le petit écolier et le grand écolier ne regimbent point contre la direction qu’on leur impose ; avant douze ans, après seize ans, il faut être maladroit pour ne pas maintenir les enfans dans une conduite raisonnable. Entre ces deux âges, cela est plus malaisé. L’écolier n’est plus un enfant, ce n’est pas encore un adolescent, la nature accomplit en lui un travail de transformation ; son être souffre et s’efforce, sans qu’il en ait conscience ; bien souvent, presque toujours, il en résulte des incohérences qui n’étonnent point les médecins, mais auxquelles la plupart des maîtres ne comprennent rien. C’est l’âge des « lubies, » des violences, des colères sans motifs, des désespoirs sans cause ; c’est l’âge nerveux, et l’enfant qui le traverse est bien peu responsable. Les proviseurs de lycée disent volontiers et sans plus réfléchir : « La quatrième est une mauvaise classe. » C’est précisément la classe qui correspond à l’âge des éclosions ; les pensums n’y font rien, ni les arrêts non plus, ni les consignes. De l’enfant qui se débat contre un malaise vague, sans forme définie, sans siège déterminé, les maîtres d’étude disent : C’est un raisonneur ; les bonnes disent : Comme il est obstiné ! les mères disent : Il est bien difficile ! .. En effet, le pauvre petit est difficile, obstiné et raisonneur : cela tient simplement à ce. que c’est un malade ; il faut le soigner et non pas le punir. Cette condition très pénible de l’enfance, résolument méconnue ou ignorée dans toutes les maisons d’instruction où j’ai regardé, elle a été étudiée chez les frères de Saint-Jean-de-Dieu. Ce n’est pas pour rien qu’ils ont fait vœu de s’intéresser aux malades. Ils n’iraient peut-être pas aussi loin qu’un aliéniste qui me disait : « Pendant deux ans tous les enfans sont fous ; » mais leur expérience leur a appris que l’inévitable perturbation subie par l’enfance exige les plus sérieux égards et une extrême modération disciplinaire. Aussi, dans ces heures critiques, ils redoublent de soins pour leurs élèves, ils les adoucissent, ils les attendrissent par de bons procédés et ne négligent point l’hygiène, qui a son utilité en pareil cas. Si cet âge est douloureux pour des enfans sains et bien bâtis, on peut se figurer quelles souffrances, parfois intolérables, il détermine chez ces pauvres êtres qui, comme le Triboulet du Roi s’amuse peuvent dire :

Triste et l’humeur mauvaise,
Pris dans un corps mal fait, où je suis mal à l’aise,
Tout rempli de dégoût de ma difformité,


et dont la famille s’est débarrassée au préjudice — au profit — de la charité chrétienne. C’est à ce moment que meurent ceux chez qui la vie n’est point de force à supporter leur infirmité. L’embryon qu’ils étaient ne peut atteindre un plus grand développement. L’effort l’épuisé, il s’en va et laisse tomber sans regret cette guenille incomplète qui revêtait une âme. Ceux dont la mort fait élection partent le cœur radieux et les yeux fixés vers les splendeurs immortelles que les frères hospitaliers leur ont fait apercevoir. « Le ciel est pour ceux qui y pensent, » disait Joubert. On y pense dans l’asile de la rue Lecourbe.

On ne prend pas seulement les infirmes dans cette maison du bon Dieu ; on y prend aussi les aveugles-nés que leurs maladies excluent de l’institut dont Valentin Haüy fut le fondateur. Avec leurs gros yeux laiteux, saillans hors de la tête, ils sont horribles à contempler ces malheureux pour lesquels il a été nécessaire d’organiser une classe spéciale, car ils exigent un enseignement particulier. Je les ai vus lisant leurs livres ponctués, écrivant à l’aide du poinçon et de la grille inventés par Braille, penchant la tête comme des oiseaux attentifs pour mieux saisir les modulations de la voix, regardant par le toucher, et remplaçant le sens qui leur manque par l’acuité des autres. Je suis entré dans la classe de musique ; cinq de ces enfans voués à l’obscurité perpétuelle, assis devant cinq pianos, jouaient cinq airs différens, au milieu desquels ne s’égarait pas leur professeur, vivant comme eux dans la nuit, sorti de l’Institut des jeunes aveugles, marchant à grands pas dans la chambre, jetant ses, bras en avant, s’arrêtant tout à coup et faisant taire les élèves, dès qu’il m’entendit parler. Il toucha légèrement la manche de mon vêtement et parut surpris ; il frôla des doigts la robe du supérieur qui m’accompagnait et dit : « Bonjour, révérend père Gaëtan ! » Il l’avait reconnu : son toucher avait vu clair. A ma prière, les enfans reprirent le morceau interrompu : ils ne s’en tiraient point mal ; les aveugles sont passionnés de musique ; pour eux le bruit harmonieux est de la lumière.

Depuis une année environ, les frères de Saint-Jean-de-Dieu ont organisé dans leur asile ce qu’ils nomment une harmonie, c’est-à-dire un orchestre. Sous la direction de M. Alfred Josset, on tâche de donner aux pensionnaires « un talent d’agrément » qui sera peut-être un jour leur gagne-pain. Les enfans prennent plaisir à la classe de musique, et l’orchestre est nombreux. Pour des motifs que j’ignore, je n’y ai vu aucun instrument à cordes ; l’instrument spiritualiste par excellence, l’instrument qui seul a « une âme » est remplacé par les clarinettes, les cornets à piston, les ophicléides et les tambours. Si Marsyas venait là pour défier Apollon joueur de viole, il ne le trouverait pas. C’est de la musique de chambre qui a besoin de plein air pour ne pas être assourdissante. Les enfans arrivent, se traînant comme des crabes blessés ; on leur distribue leurs instrumens, ils se rangent selon un ordre déterminé, le professeur donne le signal et la tempête éclate. Jamais orchestre militaire n’a produit telle rumeur. Qu’importe ? Plus d’un de ces malheureux pourra sans doute, un jour, faire sa partie dans quelque théâtre ou dans quelque guinguette, et en échange, il ramassera de quoi subvenir à ses besoins. Les métiers dont ils font l’apprentissage à l’asile sont très restreints, car ceux qui exigent un peu de force leur sont interdits par leur faiblesse même ; il leur faut des métiers sédentaires, — ils ne peuvent marcher ; — des métiers assis, — ils ne peuvent rester debout ; on prend les plus valides pour en faire des tailleurs, des cordonniers et des brossiers. Parmi ceux-ci j’ai vu un petit bonhomme biscornu qui bouclait lestement le fil d’archal sur la « patte, » assemblait le pinceau de soies et troussait une vergette avec la rapidité et l’aplomb d’un vieil ouvrier. Celui-là, a son pain assuré. Les tailleurs et les cordonniers travaillent pour leurs camarades ; ils rapiècent les uns, rapetassent les autres. L’atelier de brosserie est affermé à un entrepreneur qui fournit la matière première ; il produit par année un millier de francs qui sont versés et dépensés à la maison.

Autrefois, on ne conservait les pensionnaires à l’asile de la rue Lecourbe que jusqu’à l’âge de dix-huit ans ; ils avaient alors atteint leur développement possible. Ils avaient reçu quelque instruction, ils étaient dégrossis ; l’Assistance publique les acceptait et les admettait à l’Hospice des incurables. Par suite de mesures récemment adoptées et qu’il me paraît difficile de justifier, l’Assistance publique leur a fermé ses portes. On ne peut rejeter ces malheureux sur le pavé et les réduire à étaler leurs difformités dans les rues pour exciter la compassion des passans ; on les garde, on continue à les soigner, à les héberger, à les nourrir, au grand détriment des petits enfans rongés de maux dont ils occupent la place. L’asile a déjà été agrandi, il faudrait l’agrandir encore. Hélas ! on ne peut visiter une maison hospitalière sans former le même vœu. Quel que soit le nombre, quelle que soit la dimension des asiles, quel que soit le genre d’infortunes que l’on y recueille, il y aura toujours des malheureux qui attendront à la porte. Les jeunes gens qui restent en hospitalité se rendent utiles dans la maison autant que leur infirmité le leur permet ; ils aident à surveiller les petits, ils donnent un « coup de main » à la cuisine pour éplucher les légumes ; clopin-clopant, trébuchant à chaque pas, ils essaient de ratisser les allées du jardin, et ils tendent les cordes au-dessus de la piscine quand vient la saison des bains ; voici les mois d’été, on va pouvoir se baigner. Dans un coin du jardin, non loin de la vacherie, dans un endroit bien choisi que nulle construction ne domine, un grand bassin en ciment de Portland est alimenté par l’eau que vend la préfecture de la Seine. Tous les jours, pendant les heures chaudes, on y mène les enfans, ils mettent à nu leurs gibbosités, leurs déformations, leurs ankyloses et, sous la surveillance d’un frère, ils barbotent dans cette eau fraîche qui les fortifie et les amuse. Être privé de bain, c’est une punition grave, mais comme elle est contraire à l’hygiène, on ne l’applique que dans les cas exceptionnels. En hiver, ces bains, qui sont aussi des bains d’air et de soleil, sont remplacés par des bains d’eau de Barèges, administrés dans une immense salle très bien aménagée.

La maison est disposée de telle sorte que la surveillance peut y être incessante ; il est facile de voir ce qui se passe dans les quartiers d’étude et dans les dortoirs. La précaution n’est pas superflue, car il n’y a pas seulement des difformités physiques à l’asile : on y soigne les corps et l’on tâche d’y nettoyer les âmes. L’infirmerie même n’échappe point à cette inspection permanente. Elle contient beaucoup de lits ; quatre ou cinq seulement étaient occupés lorsque je l’ai visitée. Deux ou trois petits enfans atteints de coxalgie semblent condamnés à l’horizontalité perpétuelle. J’en ai avisé un dont les mains et les ongles très propres indiquaient l’oisiveté ; je lui ai dit : « Depuis combien de temps es-tu couché ? » Il m’a répondu : « Depuis trois ans. » Un autre, un blondin, presque transparent à force d’être pâle, tenait à bras-le-corps un frère hospitalier qui lui peignait la tête. Près de lui, sur une chaise, était assis ou plutôt écroulé un grand garçon d’une jolie figure qui me regarda avec une indéfinissable tristesse ; le cou, troué d’ulcères sanguinolens, a repoussé la tête presque sur l’épaule ; la poitrine est étroite ; la main noueuse a des ongles bombés, de cette forme à laquelle Hippocrate a donné son nom : encore un peu et il sera délivré. On venait d’apporter et de déposer sur un lit un enfant qu’une attaque avait abattu ; la névrose s’ajoute aux scrofules ; le visage est convulsé, il y a de la bave visqueuse et rosée aux bords des lèvres : c’est un épileptique ; on le rendra à ses parens, qui le conduiront à la maladrerie de Bicêtre ; il y regrettera la maison des frères de Saint-Jean-de-Dieu.

Les petits malades s’occupent dans leur lit et tâchent de tuer le temps avant que le temps les tue : ils découpent des cartonnages, ils assemblent des jeux de patience, ils lisent des historiettes qui les enlèvent au milieu ou ils sont immobilisés et les font rêver à des choses merveilleuses. Il faudrait envoyer là des livres, beaucoup de livres où ces petits trouveraient quelque pâture pour leur intelligence, quelque distraction à l’ennui qui pèse sur eux dans le lit qu’ils ne peuvent quitter. Mais ces livres, il est indispensable de les bien choisir ; le révérend père supérieur se souvient que Jean Ciudad, libraire à Grenade, a déchiré ses livres profanes ; il l’imite et détruit tout volume dont l’orthodoxie ne lui semble pas irréprochable. Je note le fait en guise d’avertissement aux donateurs, car je suis de ceux qui ne croient pas aux dangers du livre ; malgré tout ce que j’ai entendu dire à ce sujet, je n’ai jamais pu me figurer que l’imprimerie fût d’invention diabolique : j’ai même quelque propension à m’imaginer le contraire. Quoi qu’il en soit, ce serait un grand bienfait si les pensionnaires de l’asile, réduits à vivre étendus sur leurs matelas, avaient à leur disposition une bibliothèque qui renouvellerait leurs pensées et les sortirait du marasme qui les étreint. Je me rappelle, lorsque j’ai étudié les prisons, avoir été frappé de ce fait que les détenus lisaient de préférence les voyages. Les infirmes dont je parle sont aussi des prisonniers, prisonniers de leur corps, qui les condamne à la réclusion forcée, dont la mort seule leur fera grâce ; eux aussi, pour échapper à eux-mêmes, ils doivent aimer les aventures en pays lointains, les histoires des Robinsons naufragés, que Dieu n’abandonne pas dans la détresse, et je voudrais les voir pourvus de ces livres qui endorment les angoisses de l’esprit et sont bons pour la santé morale.

Les élèves grands et petits que j’ai montrés au lecteur sont presque des valides : parmi ces infirmes, il y a les plus infirmes qui vivent, — est-ce vivre ? — dans un quartier séparé. En vertu de cette figure de rhétorique que l’on appelle la synecdoque et qui prend la partie pour le tout, on les nomme les paralytiques. C’est le monde des cauchemars. Pas un sourire qui ne soit une grimace, pas un mouvement qui ne soit un effort, pas un geste qui ne soit une contorsion. La salle où ils rampent est vaste, elle aboutit de plain-pied à une large terrasse exposée au midi, où ils passent presque toute la journée au soleil, baignés de lumière, oxydés par le grand air, gloussant, se traînant comme des larves qui seraient la caricature de l’enfance. La nature est inépuisable dans ses débauches et dans ses inventions monstrueuses, elle semble se plaire à démontrer que, si elle est la mère de toute beauté, elle est inimitable dans son art de créer la hideur. L’enveloppe est horrible, on dirait que, pour ne pas la voir, l’intelligence y sommeille. Là, dans ce quartier, nul travail ; l’a, b, c, d peut passer devant les yeux, ce n’est qu’une image sans signification ; il est possible qu’on la regarde ; la voit-on ? j’en doute ; à coup sûr on ne la comprend pas. Sont-ce réellement des enfans issus du couple humain ? En les voyant, on pense aux mandragores qui chantent et aux lupins qui, pendant les ténèbres, crient : La lune est morte ! Accroupis le long des murs, s’étayant, pour marcher, d’un tabouret qu’ils font pivoter, s’aidant de deux béquilles, assis sur le fauteuil, d’où ils se laisseraient tomber s’ils n’y étaient retenus par une sangle, éclatant de rire sans prétexte, pleurant sans motifs, grouillant sur le parquet avec les ondulations maladroites d’un amphibie qui chemine sur le rivage, ils ressemblent aux ébauches d’une humanité antédiluvienne faite pour vivre sur les bords des marécages, à l’abri des forêts de cryptogames, au milieu des plésiosaures et de crapauds gigantesques.

J’ai senti quelque chose qui remuait sur mes pieds, j’ai baissé les yeux et j’ai vu un marmot qui paraissait avoir trois ans. Je l’ai pris dans mes bras et je lui ai dit : « Quel âge as-tu ? » Il a ouvert la bouche, j’ai failli le laisser tomber ; il a une denture d’adulte ; entre ses petites lèvres ses dents étaient tellement démesurées qu’elles m’ont fait peur. D’une voix rauque et forte il a répondu : « Quinze ans. Des bonbons ! des bonbons ! » L’un est choréique, la danse de Saint-Guy ne lui laisse pas une seconde de repos ; en lui tout s’agite ; la trépidation nerveuse le secoue ; le mouvement de la tête est perpétuel, l’étoffe du coussin sur lequel il s’appuie est usée, ses cheveux sont usés ; une ceinture de cuir l’attache à son lourd fauteuil, que le poids seul empêche de chavirer ; les genoux ont des détentes subites, on s’écarte de lui, car il lance des coups de pieds dont il ne s’aperçoit même pas. Un autre, aphasique et contourné, ne pouvant articuler une parole, ne pouvant marcher, car ses membres sont presque à l’envers, est enfoncé sur son siège ; la tête est retombée sur la poitrine ; de ses mains dont la longueur est extravagante, il tient un morceau de sucre qu’il tourne et retourne avec les gestes lents et pénibles d’une machine près de s’arrêter. L’attention de tout son être est concentrée sur son morceau de sucre, qu’il lèche par un geste animal ; quand on l’approche, il pousse des cris de détresse, cache son sucre et recommence à le lécher lorsque l’on s’éloigne de lui. Quelques-uns d’apparence un peu moins bestiale que les autres ne quittent point le frère, — frère Simon, — qui les garde : Immanis pecoris custos. Ils le suivent et semblent s’attacher à sa robe comme s’il en émanait quelque chose de maternel qui leur manque et dont ils ont besoin. Pour soigner ces pauvres êtres, les tenir propres, supporter leurs incohérences, calmer leurs accès de colère inconsciente, les amuser, les coucher, les lever, les faire manger, pour ne point répudier cette tâche qui rebuterait bien des mères, il faut avoir la foi et croire à la parole de celui qui a dit : « Le bien que vous ferez au plus petit des miens, c’est à moi que vous l’aurez fait ! »

Le 8 mars 1883, j’étais à l’asile : c’était la fête de saint Jean de Dieu, jour anniversaire de sa naissance et de sa mort. La maison était en rumeur, le nonce du pape y devait venir. Les enfans avaient revêtu leur costume des dimanches ; les bienfaiteurs, les bienfaitrices étaient là, pouvant se féliciter de tant de misères soulagées, de tant de bien accompli ; sans eux, deux cent dix enfans croupiraient sur leur paillasse entre la dépravation et la brutalité. Je suis entré à la chapelle, j’ai entendu le bruit des béquilles sonnant sur les parquets ; c’étaient les pensionnaires qui venaient prendre place. Lorsque le nonce apostolique a élevé le saint sacrement pour donner la bénédiction, l’orchestre a éclaté, les tambours ont battu aux champs, les clairons ont retenti : trop de fanfares dans l’église de Saint-Jean-de-Dieu, du saint qui eut tant de douceur ; cela m’a choqué. Quand le salut, a été terminé, on s’est réuni dans la grande salle, où les frères ont apporté sur leurs bras les impotens qui ne peuvent marcher. « L’harmonie » nous a donné un concert très bien dirigé par M. Josset. La fonction de chef d’orchestre, en pareille circonstance, n’est point facile ; il faut battre la mesure par les gestes pour les voyans en faisant claquer les doigts pour les aveugles. Tout a été à souhait, et c’est avec sincérité que l’on a pu applaudir.

Pendant que l’on était en joie, je me suis esquivé ; j’ai gravi l’escalier jusqu’au dernier étage, j’ai pénétré dans la communauté, c’est-à-dire dans le quartier exclusivement réservé aux frères. Au-dessus de la porte, un seul mot : Silence ! Au mur du corridor étroit qui sépare les cellules placées vis-à-vis l’une de l’autre, je vois une pancarte, et je lis le nom des frères de Saint-Jean-de-Dieu qui sont morts en profession ; la liste est longue ; trop de fatigues accablent ces infirmiers de la charité ; ils meurent rapidement, comme ils ont vécu, pleins de foi et vêtus du scapulaire. Les chambres sont petites ; les détenus de Mazas seraient mécontens s’ils étaient logés de la sorte ; une couchette maigrelette, un buffet-armoire, une table de bois blanc, une terrine, un pot pour la toilette ; à la muraille quelque image de piété qui est un souvenir de la famille ou l’indice d’une dévotion particulière. L’on a fait vœu de pauvreté, cela se voit, vœu de ne rien conserver et de tout donner aux infirmes. A quatre heures du matin, on se lève, et l’on se couche à dix heures du soir après avoir besogné tout le jour. Chaque nuit, un frère veille et porte secours aux enfans qui peuvent réclamer ses soins. « La journée passe vite, me disait un frère ; nous n’avons pas le temps de nous ennuyer. » Jean de Dieu avait coutume de répéter : « Faites le bien ! » Cette parole n’a pas été prononcée en vain ; elle vibre dans le cœur de ses disciples : on s’en aperçoit à leurs œuvres.


MAXIME DU CAMP.


  1. Voyez la Revue du 1er avril et du 15 mai.
  2. Vie de saint Jean de Dieu, par l’abbé Saglier, page 97.
  3. Dans Paris, ses organes, t. IV, ch. XX, les Hôpitaux, je trouve la note suivante : « Sur les 1,219 lits (Hôtel-Dieu), il y en avait 733 grands, ayant cinquante-deux pouces de largeur, et 486 petits ayant trois pieds. Lors des momens de presse, on mettait ordinairement six malades dans les premiers et quatre dans les seconds. »
  4. Ce fait m’a été raconté par M. le marquis de Quinsonas, qui a personnellement connu le capitaine de Magalon. Celui-ci était homme d’esprit. Pendant un séjour qu’il fît à Paris, sous la restauration, il passa dans la rue de La Harpe vêtu de son costume de moine hospitalier, des étudians l’entourèrent et le suivaient en l’accablant de quolibets ; il monta sur une borne et dit : « J’ai fait vœu de me consacrer au service des fous, messieurs ; je suis prêt à vous donner mes soins. » On se mit à rire, on applaudit, et il continua son chemin sans être inquiété.
  5. J. -B. -Paul Cabet était né à Nuits (Côte-d’Or), le 2 février 1815.