La Chartreuse de Parme (édition Conquet, 1883)/Tome 1/0.1
PRÉFACE
C’est en 1842 que mourut l’auteur de la Chartreuse de Parme et de vingt-cinq autres volumes dont quelques-uns étaient de premier ordre ; et le lendemain il ne fut pas plus question de lui dans le monde que s’il n’avait jamais existé. Il n’avait pas fait grand bruit de son vivant, n’étant estimé et goûté que d’un petit nombre de lettrés et de délicats ; il sembla que la mort l’eût pris tout entier ; qu’il se fût enfoncé dans l’oubli comme ces vaisseaux qui sombrent en pleine mer, et dont on dit qu’ils ont péri corps et biens.
Le silence se fit sur ses ouvrages aussi bien que sur sa tombe. Le grand public ne les avait pas lus ; ses amis mêmes parurent les oublier. Il fut rayé de la mémoire des hommes. Le fait paraîtra sans doute extraordinaire aux jeunes gens qui me lisent en 1883. Veulent-ils une preuve bien singulière de ce que j’avance ?
En quarante-huit, j’entrai à l’École normale. Nous nous trouvions là une soixantaine de jeunes gens, qui avions tous la passion des lettres, qui dévorions pêle-mêle, avec ce robuste et impartial appétit de la jeunesse, et les chefs-d’œuvre de l’antiquité, et les productions contemporaines ; qui nous piquions d’être au courant de tout ce qui s’écrivait en France, prose ou vers, et ne nous faisions pas faute d’en dire notre avis. Eh bien ! aucun de nous, – entendez bien cela ! – aucun de nous ne connaissait Stendhal, même de nom ; ou si son nom était par hasard tombé sous nos yeux, il n’avait point frappé notre esprit, car il ne nous rappelait aucun livre qui eût jamais fixé notre attention.
Ce petit fait, dont je garantis l’authenticité, montre bien l’épaisseur de la nuit qui s’était faite autour de Stendhal. Il avait été servi par delà ses souhaits : « Je ne tiens, avait-il souvent répété, je ne tiens à être lu qu’en 1880. C’est seulement en 1880 que l’on commencera à me comprendre. » Ses contemporains l’avaient pris au mot, et plus peut-être qu’il n’eût désiré. Quand la Chartreuse de Parme parut pour la première fois en 1839, il s’en vendit une centaine d’exemplaires, grâce à Balzac, qui en fit un éloge splendide dans sa revue. Le reste de l’édition demeura chez l’éditeur ou s’éparpilla sur les quais.
C’est dans une boîte à vingt sous, qu’en 1849 je trouvai la Chartreuse de Parme, et l’achetai sans penser à mal. L’ouvrage nous avait été signalé par un de nos professeurs, M. Jacquinet, grand admirateur de Mérimée, et j’en avais gardé le titre dans ma mémoire.
Je ne puis encore aujourd’hui, après tant d’années, me rappeler sans une sorte de plaisir rétrospectif la folie d’enthousiasme qui nous saisit, mes camarades et moi, à la lecture de ce livre. Nous nous prîmes d’une passion, qui m’est aujourd’hui inconcevable, pour les héros de Stendhal et pour Stendhal lui-même. Nous achetâmes tous ses ouvrages les uns après les autres, et ce n’est pas assez dire que nous les lûmes, nous les dévorâmes ; Balzac était notre Dieu ; nous fîmes dans la chapelle qui lui était réservée une niche à côté de lui pour Stendhal.
Tout nous plaisait chez lui : son amour du petit fait, simple, nu et probant ; son style sec et précis ; son goût de psychologie exacte et minutieuse ; son horreur des généralités vagues et de la phrase flottante ; son mépris des vérités convenues et sa façon ironique d’en parler ; il n’y avait pas jusqu’aux obscurités calculées dont il enveloppe parfois sa pensée, jusqu’aux réticences derrière lesquelles il la dérobe, qui ne nous charmassent. Nous lui pardonnions tout ; ou plutôt nous n’avions rien à lui pardonner : nous l’aimions pour ses défauts tout autant que pour ses qualités ; ses défauts étaient une séduction de plus. Jamais il ne se vit pareil engouement.
Je puis bien dire que j’ai lu plus de vingt fois en ma jeunesse et la Chartreuse de Parme, et le Rouge et le Noir, et l’Amour, et les Chroniques italiennes, et qu’à chaque fois j’y trouvais de nouvelles raisons d’admirer ; j’étais, ou pour mieux parler, nous étions victimes de ce phénomène, qu’il a si joliment décrit au début de son livre de l’Amour, et qu’il appelle la cristallisation. Nous avons, la chose est positive, cristallisé pour Stendhal, et cela n’a pas duré qu’un jour.
Au sortir de l’école, nous nous sommes répandus dans le monde. Quelques-uns de nous sont arrivés d’un train plus ou moins rapide à la célébrité ; nous avons tous travaillé à propager les livres et le nom de notre auteur bien-aimé. Taine a été l’un des ouvriers les plus actifs de cette réhabilitation. C’est lui qui a le premier imprimé cette phrase devenue célèbre : Stendhal qui fut le plus grand psychologue des temps modernes, et comme si ce n’était pas déjà un assez bel éloge, il ajouta en note au bas de la page : et peut-être de tous les temps ; About, Weiss, Yung et bien d’autres s’attelèrent à cette renommée. Je ne parle pas de moi : il me serait impossible de compter le nombre de personnes que je forçai, en quelque sorte, à lire le Rouge et le Noir et la Chartreuse de Parme. Je m’en allais partout, comme saint Paul, répandant la bonne nouvelle d’un homme de génie retrouvé.
Je me souviens que plus tard, quand j’eus l’honneur de connaître Sainte-Beuve et de causer avec lui, il ne me parla pas sans quelque impatience de ce coup de fouet donné à la réputation d’un écrivain qu’il n’aimait que médiocrement.
Comme je l’avais mis sur le compte de Stendhal :
— Oh ! me dit-il, je sais bien ; vous êtes de l’École normale ; c’est de la rue d’Ulm qu’a commencé de souffler le vent qui apportait le nom de Stendhal au grand public. Si vous l’aviez connu, comme moi !…
Sainte-Beuve se trompait ici, je crois ; et je pris la respectueuse liberté de le lui dire. Nous avions sans doute contribué dans une certaine mesure à hâter le jour où Stendhal devait entrer en communication avec la foule, qui l’avait trop longtemps ignoré. Mais la chose se serait faite sans nous, tout aussi bien et le plus naturellement du monde.
Stendhal avait comme une obscure intuition de la vérité, quand il disait de lui : Je ne serai lu et compris qu’en 1880. Il n’écrivait pas pour la génération, qui se pâmait aux magnifiques amplifications de Chateaubriand, qui écoutait avec transport les tirades emphatiques de Cousin ou les ingénieux développements de Villemain, qui se plaisait à cette phraséologie sentimentale, creuse et sonore, que les disciples de Jean-Jacques avaient mise à la mode. Il s’adressait à un autre genre d’esprits, dont il prévoyait l’éclosion prochaine, qui aimeraient le fait pour le fait, parce qu’il est, comme nous disons aujourd’hui, un document humain ; qui ne demanderaient au peintre des passions humaines que des détails vrais, exactement pris sur nature, sans aucun arrangement de style.
L’école naturaliste n’était point née, quand Stendhal entra enfin dans la célébrité. Mais déjà elle s’agitait sourdement dans tous les ordres de la pensée et de l’art. M. Émile Zola n’a fait que résumer en un corps de doctrine un ensemble de tendances éparses dans la littérature de son temps ; il leur a donné un nom ; il en a été le parrain plus encore que le père.
Notre génération et celle qui suivit reconnurent Stendhal pour un aïeul, ou plutôt pour un précurseur ; et sa gloire n’en jaillit qu’avec plus de force pour avoir subi longtemps une dure compression. Les réactions sont toujours violentes. Il y avait dans les éloges dont nous l’accablions comme un secret plaisir à le venger du dédain qu’il avait souffert, — que dis-je ? — qu’il avait provoqué, cherché ! Nous lui savions un gré infini d’avoir fui la renommée avec autant de soin que d’autres courent après et la gueusent. Nous savions que le lendemain du jour où il paraissait un volume de lui, il prenait la poste et se sauvait à deux cents lieues pour n’en pas entendre parler, que jamais il n’avait quémandé chez les journalistes des articles à sa louange, et que pour dépister même les admirations banales, il signait ses ouvrages de noms bizarres, Cotonnet, Durand, Fabrice, afin de se donner la joie exquise d’être deviné par une demi-douzaine d’amateurs. Nous nous sommes aperçus depuis qu’il y avait bien de la pose dans cette fierté farouche ; que cet amant du simple et du vrai était un homme terriblement compliqué, qui joignait à une timidité inavouée, et dont il enrageait, un orgueil tout plein de petitesses. Mais en ce temps-là nous ne comprenions rien à ces mystères subtils de vanité souffrante ; nous attribuions à une noble indépendance de caractère, à un superbe mépris de la popularité bête les calculs d’un amour-propre raffiné qui se tourmente lui-même. Il n’y a pas à dire : nous cristallisions.
Ajoutez qu’il y avait dans son talent comme dans la conduite de sa vie un je ne sais quoi d’énigmatique qui irritait encore notre curiosité. Balzac est un colosse tout en dehors : on le voit tout entier et on le mesure d’un coup d’œil. Le génie de Stendhal ressemblait à une de ces boîtes du Japon, extraordinairement compliquées, qu’il faut démonter morceau par morceau pour découvrir la figurine qui s’y cache ; et encore s’aperçoit-on, quand l’opération est terminée, qu’on a oublié quelque tiroir secret, qui ne s’ouvre que par la pression d’un ressort invisible. Ce mystère même piquait notre admiration. Nous étions bien aises de nous prouver à nous-mêmes notre sagacité, en ne laissant aucun coin inexploré. Moi, qui vous parle, vous me croirez si vous voulez, de vingt à trente ans, j’avais compris d’un bout à l’autre le livre de l’Amour ; j’en avais sondé les obscurités les plus impénétrables ; je me les étais expliquées ; les théories les plus absconses de Stendhal n’avaient plus de secret pour moi. Je goûtais la joie pleine et parfaite des initiés, qui est, comme on sait, d’être en communication intime avec Dieu. Plus tard, je relus l’Amour, qui était sorti de ma mémoire. J’avais sans doute perdu ma clef dans l’intervalle ; il y eut nombre de pages où je n’entrai plus. Je les trouvai peu claires, et il faut bien avouer qu’elles l’étaient.
Tous les hommes de ma génération ont connu, comme moi, ces oscillations de goût, dont je conte aujourd’hui l’histoire. Nous avons trouvé Stendhal inconnu, méprisé presque ; nous nous sommes pris pour lui d’un enthousiasme sans bornes ; nous l’avons bombardé grand homme, sans dire gare ; nous avons crié son nom à tous les échos de la popularité ; nous avons imposé l’admiration de ses ouvrages au grand public, qui les a achetés avec plus d’empressement qu’il ne les a lus. Cette première ferveur est tombée peu à peu. Nous avons eu le temps, depuis 1850, de recouvrer notre sang-froid et de reprendre notre équilibre. Quand il nous arrive à présent de relire une des œuvres de Stendhal qui ont passionné notre jeunesse, nous éprouvons ce mélange d’attendrissement et d’inquiétude que l’on sent quand on se retrouve en présence d’une ancienne maîtresse que l’on a beaucoup aimée autrefois, et depuis longtemps perdue de vue. On ne saurait la regarder sans émotion, car chacun des traits de son visage rappelle le souvenir des illusions premières, et rien de plus délicieux que cette lointaine image ; mais on est averti en même temps, par une foule de signes qui éclatent aux yeux, des imperfections que l’on n’avait pas aperçues alors et que l’âge a encore accentuées.
C’est cette épreuve que je viens de faire subir à la Chartreuse de Parme, sur l’invitation de M. Conquet, qui m’avait prié d’écrire une préface pour cette édition.
Qui eût dit à Stendhal, il y a quarante ans, qu’un jour viendrait où son œuvre de prédilection serait choisie par un éditeur, ami des beaux livres, pour être relevée de toutes les séductions de la typographie, pour être enrichie de toutes les lumières et de toutes les grâces que l’art du dessin ajoute au texte, pour être offerte, comme une perle rare dans un magnifique écrin, à un public d’amateurs triés sur le volet ? J’imagine que s’il pouvait revenir au monde et s’admirer sous ce vêtement somptueux, il sentirait quelque chose de cette orgueilleuse satisfaction dont il fut si délicieusement chatouillé, quand Balzac, de sa robuste main, lui renversa sur la tête une énorme charretée d’éloges.
C’était justement à propos de cette Chartreuse de Parme dont nous allons nous entretenir ensemble.
Balzac ne trouve qu’une critique à faire : c’est que le roman ne se tient pas ; il ne forme pas un tout organisé et vivant. C’est une biographie plutôt qu’un roman : l’auteur prend son héros à l’époque même où il est né, et même quelque peu auparavant, il conte ingénument les accidents de sa vie, sans trop s’inquiéter de les relier les uns aux autres ; il imite en cela les procédés de la nature, qui ne se met en peine ni de logique ni d’art ; mais le romancier n’est-il qu’un simple annaliste ? Son seul but doit-il être de suivre le courant des faits, et d’aller là où ils le portent, sans se marquer par avance un but à atteindre ? Balzac, et après lui Zola, montrent doctement qu’il y a trois romans superposés dans ce roman, et que le dernier même n’est pas terminé. Stendhal l’arrête à peine commencé, et met un point final.
Ces observations sont justes et elles ne le sont pas ; elles sont justes sans l’être. L’idée première de Stendhal a été de peindre les mœurs de l’Italie à un moment donné de son histoire. Il lui fallait un héros qui traversât des milieux différents et touchât aux plus hautes comme aux plus basses conditions de la hiérarchie sociale. Il a inventé un Fabrice, comme Lesage a imaginé un Gil Blas. Fabrice, qui a l’air d’être le principal personnage de la Chartreuse de Parme, n’est à vrai dire qu’un passe-partout, un porte-paroles, un homme de paille, d’un caractère moyen et neutre, sans grandes vertus ni vices bien tranchés, qui soulève autour de lui, à mesure qu’il avance dans la vie, toute une poussière de faits, de ces faits que Stendhal avait coutume d’appeler des faits probants, parce qu’ils révèlent un caractère, une situation, un état social. Il ne faut donc point chercher dans la Chartreuse de Parme un roman bien composé, où Fabrice, figure prédominante, ramène autour de lui tous les éléments d’une seule et même action. Laissez-vous aller au récit des événements qui portent Fabrice, et vous aurez le plaisir de connaître l’Italie, telle que l’a vue ou se l’est figurée Stendhal, qui l’a connue, aimée et pratiquée durant la meilleure part de sa vie.
Aussi ne puis-je me ranger à l’avis de M. Émile Zola, qui trouve trop longue et inutile toute la première partie de la Chartreuse de Parme. Elle m’avait enchanté autrefois ; le charme ne s’en est point affaibli pour moi, et j’ai encore lu avec ravissement ces pages exquises. On voit là une peinture exacte et animée tout à la fois de ce que furent les joies, les tristesses, les espérances, les façons de vivre et d’être heureux de l’Italie du Nord, depuis 1796, époque de la première campagne d’Italie, jusqu’en 1813, année où prirent fin les beaux jours de la cour du prince Eugène.
C’est un tableau merveilleux, d’un trait étonnamment précis et d’une couleur bien vive : Stendhal peignait là ce qu’il avait vu de ses yeux, et il n’y en eut jamais de plus perçants. On sent dans tous ces chapitres une note personnelle qui leur donne une saveur toute particulière.
C’est là que se trouve ce fameux récit de la bataille de Waterloo, qui est resté un modèle de narration ; on l’a refait vingt fois, sans jamais égaler la première épreuve. Vous verrez en le lisant que Fabrice assista à la bataille de Waterloo, sans savoir si c’est réellement une bataille dont il a été témoin, et si vraiment on peut dire qu’il s’est battu. Admettons, si l’on veut et pour faire plaisir à M. Émile Zola, que ces trente pages soient un hors-d’œuvre ; mais ce serait alors le cas de s’écrier : Felix culpa ! car ce hors-d’œuvre est un pur chef-d’œuvre. Je ne serais pas étonné que de tout le roman ce ne fussent ces premiers chapitres d’exposition qui vous plairont le mieux. Ils vous donneront, je crois, un plaisir sans mélange, et m’ont rendu à moi les fraîches impressions de ma jeunesse.
Ils ne sont pas aussi étrangers qu’on a bien voulu le dire à l’action qui va suivre ; car nous y apprenons à nous familiariser avec les divers mondes qui s’agitaient à cette époque de réaction folle (1816) en Italie ; et nous y faisons la connaissance de quelques-uns des personnages qui vont emplir le drame futur, et surtout de cette charmante duchesse Sanseverina, dont nous avons tous été amoureux fous en notre jeunesse, et que j’ai encore trouvée bien aimable, lors de ma dernière visite, à cinquante ans passés.
Ah ! que j’en veux à M. Émile Zola de la mauvaise humeur qu’il témoigne à cette pauvre Gina ! Il lui reproche ses amants et son indifférence à les prendre comme à les quitter. Mais Gina ne serait pas de son pays si elle n’avait point d’amants ; une fois avec le comte Mosca, elle ne lui fait plus que les infidélités qui lui sont commandées par d’impérieuses nécessités de salut, et elle les lui avoue si ingénument ! Elle aime peut-être un peu plus qu’il ne faudrait son beau neveu Fabrice ; mais elle se souvient toujours qu’elle pourrait être sa mère. Elle fait assassiner le prince de Parme ; mais c’est de si bonne grâce ! elle a si peu de scrupules et elle croit de si ferme propos que la passion excuse tout et qu’une jolie femme a tous les droits quand son cœur est en jeu ! Ces crimes ne sont que gentillesses pour elle, et nous lui donnons raison avec l’auteur. Il l’a faite si séduisante ! une âme toujours maîtresse d’elle-même, un cœur extraordinairement tendre, un esprit libre de tout préjugé, et avec cela si vive, si naturelle en tous ses emportements, si chatte et si lionne ! M. Émile Zola aura beau dire ; j’en raffole.
Il n’est guère mieux porté pour son amant, le comte Mosca, à qui il en veut de n’être pas le grand diplomate qu’y a vu Balzac, qui avait cru que Stendhal avait sous les traits du comte Mosca voulu peindre le célèbre Metternich. Eh ! mais, Stendhal n’a jamais dit que le comte Mosca fût un grand homme, ni en paix ni en guerre. Il nous le donne pour un ministre d’infiniment d’esprit, très capable en affaires, mais ne trouvant pas dans cette cour minuscule du roi de Parme matière à exercer ses hautes facultés.
C’est un spectacle bien amusant de voir ce diplomate, qui a le génie de l’homme d’État et du courtisan, manœuvrer à travers toutes les intrigues de cette cour de Parme et s’en démêler avec une adresse prodigieuse, malgré les coups de tête de Gina, qui de temps à autre se jette à la traverse et piétine ses toiles d’araignée.
Toute cette peinture d’une petite cour dans un gouvernement despotique est une merveille d’invention et d’ingéniosité. Songez qu’il a fallu créer tous les personnages épisodiques qui se meuvent sur cet étroit théâtre, comme des vibrions dans la goutte d’eau où ils se poursuivent et se dévorent. Tous sont enlevés de main de maître, et le prince Ranuce, ce faux Louis XIV, avec ses terreurs, ses rages, ses cruautés et son fonds irrémédiable de vanité sotte ; et le fiscal Rassi, ce polichinelle terrible qui tend le dos aux coups de pied et prononce les condamnations à mort en faisant des lazzi ; et le jeune prince héritier avec ses timidités rougissantes et ses sournoises rancunes ; et la pauvre princesse Isola, confinée dans son orgueil de princesse du sang comme une sainte en sa châsse ; et le bon archevêque, un roturier à genoux devant la noblesse, mais retrouvant quand il le faut, dans les grandes circonstances, l’énergie de l’homme de Dieu, qu’il enveloppe et ouate de finesses italiennes ; et cet imbécile de Conti, le gouverneur de la citadelle ; et cette perverse comtesse Raversi ; et toute la clique bourdonnante des courtisans. Et j’allais oublier cette figure si vivante, si curieuse, de Ferrante Palla, le tribun sauvage amoureux des belles mains blanches, un personnage de fantaisie sans doute, un personnage à la Walter Scott ; mais comme il saisit l’imagination !
Quelle admirable galerie d’originaux ! En deux traits, Stendhal a donné à chacun d’eux une physionomie si particulière et les a peints si vivants, si criants de ressemblance, qu’on croit les reconnaître, et qu’ils laissent dans l’esprit un souvenir inoubliable.
Et quand je me sers du mot de galerie, j’ai tort. Une galerie suppose des portraits rangés le long de la muraille et qu’on regarde l’un après l’autre. Tous ces personnages s’agitent à la fois et se mêlent à une des actions les plus compliquées à la fois et les plus claires qu’un romancier ait jamais imaginées.
Ici nous pouvons répéter avec Balzac « qu’il a fallu du génie pour créer les incidents, les événements, les trames innombrables et renaissantes au milieu desquelles se déploie le caractère du comte de Mosca. Quand on voit, s’écrie-t-il, que l’auteur a tout inventé, tout brouillé et tout débrouillé, comme les choses se brouillent et se débrouillent dans une cour, l’esprit le plus intrépide, et à qui les conceptions du roman sont le plus familières, reste étourdi, stupide, devant un tel travail. »
Je tiens l’éloge pour juste.
On pourra objecter que l’Italie de Stendhal est par endroits une Italie de fantaisie ; qu’il s’est amusé à attribuer aux Italiens de 1815 quelques-unes des formes de passions et des tours de pensées qui étaient familiers aux contemporains de Benvenuto Cellini. Il y a du vrai dans cette remarque ; mais Stendhal n’en aura pas moins eu le mérite, nous transportant dans un autre milieu, de donner aux événements comme aux personnages une saveur exotique. Dans quelle Italie sommes-nous ? on peut discuter sur ce point. Ce qu’il y a de certain, c’est que nous ne sommes plus en France, mais bien en Italie, dans cette Italie où la grosse affaire est d’aimer et de jouir de la vie, en se moquant du qu’en-dira-t-on.
Il m’a toujours paru que cette admirable partie du récit plaisait moins aux femmes qu’aux hommes. Peut-être les personnages y sont-ils trop nombreux, les événements trop touffus, et il faut, pour se reconnaître dans ce fouillis d’intrigues, une extraordinaire contention d’esprit dont les lectrices de roman sont d’ordinaire peu capables.
Un autre défaut, si tant est que ce soit là un défaut, peut encore les inquiéter et gâter leur plaisir. Stendhal est un psychologue ; il aime à démêler les secrets ressorts de nos actions, à démonter en quelque sorte l’âme de ses héros, pour voir le jeu de chaque rouage. Il semble qu’il ait inoculé cette passion à ses personnages ; tous se regardent, s’examinent, se scrutent, et, pour me servir d’une jolie comparaison de M. Émile Zola, ils s’écoutent penser, comme un enfant qui met son oreille à une montre. De là des monologues, qui sont fréquents et interminables. Ils nous plaisent à nous que l’éducation universitaire a rompus aux subtilités de l’analyse la plus poussée et la plus délicate ; à nous qui lisons avec un plaisir toujours nouveau tous les moralistes, La-Rochefoucauld, La Bruyère, Joubert, et tant d’autres qui sont en quelque sorte les chimistes du cœur humain. Toute cette chimie ne plaît qu’à demi aux femmes.
Elles prendront leur revanche en lisant les derniers chapitres de la Chartreuse de Parme, qui devient un vrai roman d’aventure.
Qui ne sait l’histoire de Fabrice en prison, oubliant d’être malheureux pour causer d’amour avec la belle Clélia Conti, à travers le grillage d’une fenêtre ! Qui ne se rappelle cet admirable récit d’évasion, qui peut pour l’intérêt poignant de la scène être mis à côté de celui de Monte Christo ou des Mémoires de Casanova !
J’ai relu ces merveilleuses pages avec les mêmes palpitations de cœur qu’au temps jadis. Cela est, je ne l’ignore pas, d’un cru moindre. C’est du roman d’aventure, mais n’est-ce donc rien de tenir durant tout un demi-volume son lecteur haletant de curiosité et d’émotion ? Toute cette histoire est peu vraisemblable, je l’avoue ; mais celle de Monte-Christo chez l’abbé Faria l’est-elle davantage ? L’action si complexe et si mêlée, quand nous étions à la cour de Parme, court ici nette et dégagée et, pour ainsi dire, les coudes au corps.
C’est un morceau qu’on ne saurait trop louer.
Peut-être eût-il mieux valu que la Chartreuse de Parme se terminât aux scènes qui suivent cette évasion et forment une conclusion au récit. Stendhal, en mariant Clélia Conti à un homme qu’elle déteste et en lui donnant pour amant Fabrice, devenu archevêque, a commencé un nouveau roman, le roman du prêtre éperdument amoureux d’une dévote. Mais il n’a pas traité le sujet, et brusquement il a mis à son ouvrage un point final, en supprimant Clélia qui meurt de chagrin et en renfermant Fabrice pour le reste de ses jours à la Chartreuse de Parme. D’où le titre de l’ouvrage.
La Chartreuse de Parme est donc un livre mal composé ; tous les critiques l’avaient remarqué avant moi, et Balzac lui-même, dans ce panégyrique à outrance qu’il avait fait de l’œuvre, avait passé condamnation sur cet article. C’est aussi, hélas ! un livre mal écrit. D’autres se piquent de style ; Stendhal se piquait de n’en point avoir. Il prétendait qu’avant de se mettre à la besogne, il lisait deux ou trois chapitres du Code pour se donner le ton. C’était une pose ajoutée à tant d’autres. Le fait est que Stendhal, comme beaucoup d’honnêtes gens, avait une conscience obscure de ses défauts et les avait, à l’aide d’une belle théorie, érigés en qualités. Il écrivait très vite, au courant de la plume, ne s’occupant que des choses à dire, sans se mettre en peine du tour à leur donner. Son ami Colomb, qui a laissé de lui une biographie très minutieuse, conte qu’un jour, rassemblant sur sa table de travail les cahiers épars du manuscrit de la Chartreuse de Parme, il n’en put retrouver un qui s’était égaré. C’était un cahier de soixante à quatre-vingts pages. Il ne perdit pas son temps à le chercher. Il le récrivit à bride abattue. Quand il eut fini, son ami Colomb, qui fouillait toujours, mit la main sur le précieux cahier, qui s’était enfoui sous une liasse de vieux papiers. Stendhal ne voulut pas même le relire et comparer les deux manuscrits. Il faisait profession de tenir en médiocre estime la façon d’exprimer ses idées.
Aussi son style est-il le plus souvent sec, composé de petites phrases brèves et incolores. D’autres fois il s’embarque dans des périodes dont il ne peut plus sortir ; il les enchevêtre de qui et de que d’où l’on ne se démêle pas plus que lui. S’il a besoin dix fois du même mot, il le répète dix fois sans scrupule, et ce n’est presque jamais un mot qui peigne. Il y a pourtant, surtout dans la première partie, de jolies descriptions de paysages ; les vues du lac de Côme et des environs sont charmantes ; mais le trait est toujours chez lui trop précis et trop sec ; la couleur n’y est pas. Stendhal avait plus de sensibilité que d’imagination.
C’est une grosse question de savoir si un livre où le style manque est fait pour durer.
Hippocrate dit : oui, et Galien dit : non.
Et moi, comme le personnage de Molière, je ne dirais ni oui, ni non. Je sais un livre qui a déjà traversé un siècle et demi et qui est tout simplement d’une bonne langue courante : c’est Manon Lescaut. Il est probable que nos arrière-neveux le liront encore et avec grand plaisir. Pourquoi ? C’est que l’abbé Prévost a peint la courtisane dans une courtisane. Il a créé un type. Stendhal a aussi ce suprême honneur d’avoir créé et mis au monde des êtres vivants, qui nous apprennent tout ce que nous pouvons savoir sur toutes les formes de l’amour connues et à connaître.
Cela suffit à sa gloire.