La Chasse (Gaston Phœbus)/Chapitre II

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, Joseph Lavallée
La Chasse (1854)
Texte établi par Léon Bertrand, Maison Lefaucheux (p. 24-26).
II. Du rangier et de toute sa nature

Chapitre deuxième.
Du rangier et de toute sa nature.


Rangier[1] est bien diverse beste, et pour ce vous diray de sa faisson. Premièrement sa teste est bien diverse ; quar il a la teste plus grande que le cerf et plus chevillée ; quar il porte bien quatre xx cors et aucune fois moins, selon ce qu’il sera vieill rangier et grant. Il a la teste paumée dessus de très longue et diverse paumeure ; quar il a toute la chevilleure de la paumeure derrière einsi comme le cerf a devant fors que les antoilliers devant, lesquels sont paumés aussi ; quar il n’a point les antoilliers aguz devant comme a un cerf. Quant on le chasse il fuit pou, pour la grant charge qu’il a en sa teste ; mes tantôt se recule contre aucun arbre, affin que riens ne li puisse venir fors que devant, et met sa teste basse en terre. Et il n’est ou monde ne alant ne levrier qui l’osent entrer dedans ne puissent prendre par nul lieu, pour sa teste qui li cuevre tout le corps, si donc ils ne li viennent par derrière. Einsi que les cerfs fièrent des antoilliers dessoubz, ilz fièrent des espois, mes ilz ne font mie si grand coup comme un cerf ; mes ilz font plus grant paour aux alans et aux levriers quant ils voyent leur diverse et merveilleuse teste.

Ilz ne sont pas plus haus que i dain ; mes ilz sont plus espès et plus gros. Se un rangier liève la teste en arrière, sa teste est plus longue que n’est son corps, et son corps entre dedans sa teste.

J’en ai veu en Nourvègue et Xuèdene[2] et en ha oultre mer ; mes en romain pays[3], en ay je pou veuz.

Ilz viandent comme i cerf ou comme i dain et giètent leurs fumées en torches ou en plateaux, ilz vivent bien longuement ; on les prent aux arcs, aux rois, aux las, ès fosses et à autres engins. Un rangier a plus grant venoison que n’a un cerf en sa saison ; et sa saison est comme d’un cerf. Ilz vont au ruyt après les cerfs, comme font les dains et portent comme une biche et, pour ce que l’en les chasse pou, je m’en teray de parler de sa nature, car assez en ay dit.

  1. Maintenant, nous donnons le nom de renne à l’animal que Gaston appelait rangier ou ranglier.

    Buffon dit que le renne existait dans nos forêts lors des guerres de César. En effet, un passage des Commentaires (de Bello gallico, lib. vi), ne peut laisser aucun doute ; le renne y est parfaitement décrit. Mais Buffon ajoute qu’au xive siècle, le renne se trouvait encore en France. Pour motiver cette opinion, il invoque l’autorité de Gaston Phœbus, et il cite la description que cet auteur donne du rangier.

    En 1357 et 1358, Gaston Phœbus, en compagnie du Captal de Buch, pour soutenir les intérêts de l’ordre Teutonique, a été combattre dans le nord de l’Europe. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait chassé le rangier et qu’il ait pu le décrire ; mais il ne dit pas clairement que, de son temps, le Rangier ait existé en France. Il me semble que Gaston a voulu exprimer tout le contraire de ce qu’on lui fait dire. Il faut d’abord écarter le texte des éditions publiées jusqu’à ce jour, car elles sont remplies d’erreurs grossières. On lit dans Vérard :

    « J’en ai veu en morienne et puedene oultre mer ; mais en romain pays en ay je plus veu. »

    Voici le texte correct : « J’en ay veuz en Nourvègue et en Xuedène (Norwège et Suède) et en ha oultre mer ; mes en romain pays en ay je pou veuz. »

    Gaston ne dit pas qu’il a vu des Rangiers en Morienne (Maurienne, vallée de Savoie), ni en puedene oultre mer (mot qui ne désigne aucun pays), mais en Norwège et en Suède. Il ne dit pas, non plus, qu’il en a vu plus en romain pays, c’est à dire en pays de la langue romane ou de la langue d’Oc ; il dit au contraire qu’il en a pou veuz, ce qui est tout l’opposé. Peut-être même le véritable sens de ce passage est-il qu’il n’en a pas vu du tout dans le pays romain. Le mot peu ne doit-il pas être pris pour une négation absolue ? N’est-ce pas ainsi qu’on dit souvent : « Cet individu est peu aimable, » pour exprimer qu’il ne l’est pas du tout ?

  2. Norwège et Suède.
  3. Mes en romain pays… Ainsi que je viens de le dire, le romain pays c’est le pays de la langue romane, c’est la France.

    On lit dans la continuation du roman de Tristan écrite au xiiie siècle : « Et je qui sui appelez Helyes de Berron qui fui engendrez don sanc des gentis paladins des Barres, qui de tout tens ont été commendeour et soignor d’Outres en Romenie qui ores est appelée France, tout ce que je n’ai mené à fin je voudrai mener à cele autre fois. »

    (Manuscrit de la Bibliothèque royale, no 6776.)