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La Chasse (Gaston Phœbus)/Chapitre V

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, Joseph Lavallée
La Chasse (1854)
Texte établi par Léon Bertrand, Maison Lefaucheux (p. 36-40).
V. Du chevreul et de toute sa nature

Chapitre cinquième.
Du chevreul et de toute sa nature.


Chevreul est assés commune beste ; si ne me convient jà dire de sa fasson ; quar pou de gens sont qui n’en ayent veu. Moult est bonne bestelete et gracieuse pour chasser qui bien le scet faire comme je deviseray ci avant. Et pou de veneurs sont qui bien à droit sachent sa nature. Ilz vont en leur amour en octembre, et dure leur ruyt environ xv jours ; mes le ruyt n’est fors qu’avec une chevreule ; quar toute la saison demuerent ensemble le masle et la femelle comme font les oyseaus, jusques tant que la femelle doit faonner. Et lors la femelle se despart du masle et vet faonner bien loing ; quar le masle tueroit le faon s’il le trouvoit. Et quant il est grant, qu’il puet mengier des herbes et de la fueille et fuyr, adonc la chevreule se racompaigne avec le masle et touzjours seront ensemble qui ne les tuera ; et qui ne les despartira et chassera moult loing l’un de l’autre ; et touzjours se racompaigneront le plus tost qu’ilz pourront ; et si querront l’un l’autre jusques tant qu’ilz se soient trouvés. La cause pourquoy ilz sont touzjours einsi ensemble le masle et la femelle et nulle autre beste du monde ne l’est, si est pour ce que voulentiers une chevreule porte deux faons, masle et femelle ; et quant ilz sont nez ensemble touzjours se tiennent ensemble. Et pour quant qu’ils ne soient nez d’une chevreule si est leur nature telle comme j’ay dit dessus. Et j’ai prins chevreule qui avoit v faons dedans le corps.

Dès qu’ils sont retrès du ruyt ils giètent leur teste ; car pou de chevreulx trouverés, s’ils ont passé ii ans, qu’ilz ne soient mués à la Touzsains ; puis refont leurs testes velues, einsi comme le cerf, et froyent en mars communément. Chevreul n’a point saison de chassier ; car il ne porte point de venoyson ; mais on doit lessier à chassier[1] les chevreules, pour les faons qui se perdoyent, dèsquelles elles sont preins, jusques tant qu’elles ayent faonné, et que leurs faons puissent vivre sans elles. C’est bonne chasse, quar elle dure tout l’an et ilz font bonne fuytes et plus longue que ne fera un grant cerf en droit cuer de sayson. Chevreulx n’ont point de jugement par les fumées, ne par le pié guères le masle de la femelle comme ont les cerfz. Ils n’ont pas trop grant vent, ne n’accueillent[2] point de venoyson[3] comme j’ay dit se n’est dedans ; et la plus grant gresse qu’ilz puissent avoir dedans, c’est quant ils ont couvers les roignons de suif. Quant chiens les chassent, ils tournent leur païs[4] et ressaillent bien souvent aux chiens. Et quant ilz voyent qu’ilz ne pevent durer, ou levriers les ont courrus, ilz vuident le pays et font leur fuyte bien longue pour aller mourir, et fuyent et refuyent les voyes[5] bien longuement et batent les ruysseauls tout en la guise d’un cerf. Et se il fust si belle beste ne[6] si royal comme le cerf, je tiens que ce seroit plus belle chasse que du cerf, car elle dure tout l’an, et est trop bonne chasse et de grant mestrise ; quar ilz fuyent trop bien et longuement et malicieusement.

Pour quant qu’ils giètent leurs testes, ne froyent, ilz ne se reparent point de leur poil jusques au temps nouvel. Il est diverse beste, quar il ne fait nulle chose de nature d’autre bestes. Il fuit le peuple, parmi mesons[7] ; quar il ne scet ou il vet quant il fuyt pour soy desconfire.

La char du chevreul est la plus saine que on puisse mengier de bestes sauvaiges. Ilz vivent des herbes et de gainhaige, de vinhes et de ronces, de glant, de faynes[8] et de toutes autres revenues de bois.

Quant la chevreule a son faon, elle fet tout en la guise que j’ay dit de la biche. Quant ilz sont au ruyt, ilz chantent de trop lède chansson ; quar ils semblent une chièvre que chiens tieignent. Quant ils fuyent à leur ayse touzjours vont saillant ; mes quant ils sont las, ou levriers les chassent, ils courrent aucune fois trotent ou vont le pas, et aucune fois se hastent et ne saillent point lors. Aucuns dient du chevreul qu’il a perdu ses saus, et c’est mal parler ; quar touzjours laisse il les saus quant il est bien hasté et aussi quant il est las. Quant il fuyt au commencement devant les chiens, il fuyt, comme j’ay dit, les saus[9] et tout hérissié, et le cul et naiges[10] reboursées et bien blanches. Et quant il a fuy longuement, il fuyt le poil tout à plainhe[11] et n’est point herissié, ne le cul n’est pas si blanc. Quant il ne puet plus en avant il s’envient rendre à aucun ruissel. Et quant il ha bien longuement batu ou amont ou aval, il demuere en l’yaue dessoubz aucunes racines, qu’il n’apert en l’yaue fors que la teste. Et li passeront aucune fois les chiens et les veneurs par dessus et par de costé qu’il ne s’en bougera jà ; quar combien qu’il soit fole bestelete, si ha il assés de malice et de subtilité pour soy garentir. Il va trop tost[12] ; quar, à paines au partant de son lit, y affichera[13] un pareill[14] de levriers.

Ilz demuerent ès forts buyssons, ou ès fortes bruyères ou genests, ou ajoncs et voulentiers en haut païs ou il ait valées et montainhetes, et aucune fois en plain païs. Leurs faons naissent eschaquetés tout einsi que ceulx des cerfz. Et einsi que les cerfz mettent leurs boces au premier an, ils portent jà leurs fuysiaux et broches ansois[15] qu’ils ayent leur an. Il ne s’escorche ne se deffet pas einsi comme un cerf ; quar il n’a point de venoyson que on doive saler. Et aussi aucune fois on la donne aux chiens ou tout ou en partie. Ilz vont à leurs vianders einsi comme font les autres bestes au vespre, et au matin s’en vont pour eulx alec demuerer. Chevreul tient et demuere volontiers en un pays en esté et en yver qui ne li fera ennuy.

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  1. Lessier à chassier, s’abstenir de chasser.
  2. Ne n’accueillent point de venoyson, ne prennent pas de graisse. Accueillir est ici dans le sens du verbe italien cogliere, prendre.
  3. Venoyson, graisse.

    On lit dans le dictionnaire imprimé à la suite de Du Fouilloux : « Venoison du cerf : sa graisse. »

  4. Ils tournent leur pais. Ils tournent dans leur pays. Il est à remarquer que la préposition est sous-entendue de même que dans la phrase fuyr les voyes.
  5. Ils fuyent et refuyent les voyes. En suivant les voyes, les chemins. Lisez la note 1re de la page 19.
  6. Ne si royal. Ne est mis ici au lieu de et. Nous rencontrerons plus d’une fois cette locution ; elle se trouve notamment à la ligne qui commence le prochain alinéa.
  7. Il fuit le peuple, parmi mesons. Il fuit à travers les villages et parmi les maisons. Peuple est ici dans le sens du mot espagnol pueblo, lieu habité.
  8. Fayne, le fruit du hêtre. L’édition de Verard porte de fèves.
  9. Il fuyt, comme j’ai dit, les saus. Il fuit en faisant des sauts.
  10. Naiges, fesses, du mot espagnol nalgas.
  11. Aplainhe, aplani.
  12. Il va trop tost. Il va très vite.
  13. Afficher signifie, je crois, braver, provoquer, et afichéement, bravement, fièrement.

    On lit dans Froissart, Le IV, p. 52 :

    « Retourna chacun sur son lieu, et s’affichèrent de bien jouter la tierce lance. »

    Dans la chanson de Roland, publié par M. Francisque Michel, on lit :

    Gent a le cors, gaillard et ben séant,
    Cler le visage et de bon contenant ;
    Puis si chevalchet mult afichéement.

    (St. CCXXV, v. 8.)

    Afficher signifiait aussi autrefois : ficher, fixer, arrêter.

  14. Un pareill. Une paire.
  15. Ansois, avant. C’est le mot italien anzi, qui signifie tantôt avant et tantôt au contraire.