La Chasse (Gaston Phœbus)/Chapitre VI

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, Joseph Lavallée
La Chasse (1854)
Texte établi par Léon Bertrand, Maison Lefaucheux (p. 41-48).
VI. Du lièvre et de toute sa nature

Chapitre sixième.
Du lièvre et de toute sa nature[1].


Lièvre est assés commune beste ; si ne me convient jà dire de sa faisson, quar pou de gens sont qui bien n’en ayent veu. Ils vivent des blez et autres gainhages, d’erbes, de fueilles, des escorses des arbres, de roysins et d’aucuns autres fruis. Moult est bonne bestelète une lièvre et moult ha de plaisance en sa chasse plus que en beste du monde, par v raysons, se ne fust si petite chose. L’une quar tout l’an sa chasse dure, sans en rien les esparnher et de nulle autre beste ne le fet. Et aussi les peut on chasser au vespre et au matin. Au vespre quant sont relevées ; au matin quant elles sont alées au giste et des autres bestes non ; quar, s’il pluet à matin, vous arez perdue vostre journée, et des lièvres non : l’autre, querir et cerchier[2] un lièvre est trop belle chose, espiciaument qui le fet einsi que je fais ; quar il convient que mes chiens l’aillent trouver par mestrise et querir point par point en deffaisant tout quant tant qu’elle aura fet la nuyt, dès son viander jusque tant qu’ils le facent saillir. Et ce est belle chose quant les chiens sont bons et le scevent bien fere. Et un lièvre ira bien aucune fois à son giste de son viander demie lieue, espiciaument en plain pays. Et quant elle est saillie, c’est belle chose ; quar elle s’en ira par avanture de xx ou de xx lévriers ; car elle va trop tost[3]. Et puis aussi est belle chose la chasse des chiens à la prendre à force ; quar elle fuit bien longuement et malicieusement. Une lièvre fuyra bien deux lieues ou plus ou au moins une lieue s’il est vieill lièvre ou masle. Du lièvre donc est très bonne la chasse ; quar tout l’an dure, comme j’ay dit. Et le querir est très belle chose, et à course de levriers belle chose, et le prendre à force belle chose ; quar c’est grant mestrise pour les subtilitez et malices que elle fet.

Quant un lièvre se reliève pour aler à son vianders ou s’en revient à son giste, voulentiers il va et vient un chemin, et par là où il va ou revient, il ne puet souffrir qu’il y ait rainsel ne herbe qui la touche. Anssois ront des dens et y fet son sentier. Aucune fois vet demuerer loinh de son viander demie lieue ou moins ; aucune fois près de son viander. Mes, pour quant que il demuere près ne sera qu’il n’ait tournié un quart de lieue ou plus loinh de là où il aura viandé, et puis s’en revient près de son viander demourer. Et où que il aille demourer, près ou loinh de son viander, il y va si malicieusement et si subtilement, qu’il n’est homme du monde qui deist que null chien peust deffere ce qu’il a fet, ne la deust trouver ; quar il ira un tret d’arc ou plus par une voye, et puis reviendra sur soy autant et puis prendra d’autre part et fera cela meisme x ou xx fois ; puis s’en vendra en fort païs et y fera semblant de demourer et croysera x ou xii fois et fera ses reuses yqui[4] ; puis prendra aucun fauls sentier et s’en yra bien loinh. Cieulx semblans fera il trop de fois ansois qu’elle s’en aille à son demourer.

Lièvre n’a nul jugement par le pié, ne par les fumées ; quar touzjours les giète en une guyse : fors quant elle vet en amour que elle giète ses fumées plus arses et plus menues ; espiciaument le masle. Lièvre ne vit guères longuement ; quar, à grant paine, passe lièvre le septième an, pour quant que on ne les chasse ne preinh. Elle oït bien ; mais elle voit mal. Elle a grant povoir de courre[5] pour la séchesse des ners qu’elle a. Elle sent pou et a trop pou de vent. Quant on la quiert et chiens crient, elle s’en va de l’espave[6] des chiens. Aucunefois la voit on en son lit gisant, et aucunefois les chiens la prennent anssois[7] qu’elle se meuve. Celles qui demuerent, que on les voit au lit, voulentiers sont fors lièvres et bien courant. Lièvre qui fuyt les ii oreilles droictes n’a guères paour et se sent fort. Encore quant elle tient l’une oreille droite et l’autre basse sur l’eschine elle ne prise touz les chiens ne levriers. Un lièvre que, quant il part de son giste, regibe[8] et dresse la cueue sur l’eschine comme un connil, c’est signe d’estre fort et bien courant.

Lièvre fuyt en diverses manières, quar aucunes fuyent tout droit, tant comme porront tirer, une ou deux lieues, puis fuient et refuient sur elles et demuerent quant plus ne pevent ; et se font prendre, que jà de tout le jour on ne l’ara veue. Et la première fois que elle ressault, elle se fet prendre pour ce que elle n’a plus de povoir. Autres fuyent un pou et puis demuerent et cela font bien souvent et puis prennent leurs fuytes si longue comme ils pevent pour mourir. Autres qui se font prendre en leur muete mesme, espiciaument s’ils sont juenes lièvres qui ne ayent passé demy an.

On cognoist, au dehors de la jambe devant du lièvre, quant elle a passé un an. Si fet on du chien, si fet on du renart, si fet on du lou, à un petit os qu’ils ont en l’os qui est près des ners, où il a une cave entre deux. Aucune fois quant levriers les courrent ou chiens les chassent, elles se boutent dessoubz terre einsi comme un connil, ou en caves des arbres, ou passent bien une grant rivière. Les uns lièvres chiens ne chassent mie si bien comme font les autres, par quatre raysons. L’une, quant lièvres sont engendrés de nature de connins comme sont ès garènes : chiens n’en assentent point si bien ; l’autre, lièvres, de leur nature, portent d’assentement les unes plus que les autres, et pour ce les chiens assentent mieulx des unes que des autres ; einsi comme une rose a plus de flairour que une autre, combien que toutes soient rouses. L’autre, aucunes font fuyes que chiens chassent touzjours après tout droit ; les autres vont riotans, tournians et demourant dont les chiens s’outrent[9] et les faillent plus souvent. L’autre si est selon le païs par où elles fuyent ; quar si elles fuyent le couvert[10], chiens en assentiront mieuls que si elles fuyent la champainhe ou le chemin, pour ce que elles touchent de tout le corps ès erbes ou[11] païs fort. Et quant elles vont les voyes ou les champainhes, elles n’y touchent que du pié, dont les chiens ne pevent pas tant assentir. Et aussi di je que un pays est plus douls et plus aimables pour assentir que n’est un autre.

Lièvre tient voulentiers un pays, et se elle a compagnie d’un aultre ou de leurs enfans, y a ou cinq ou six, jamès autre lièvre estrange, fors que celle de leur nature, ne laisseront aproichier en toute la marche qu’ils tiennent ; et pour ce, dit on, que qui plus chasse de lièvres, plus en trueve ; quar quant en un païs a pou de lièvres, on doit celles là chassier et prendre, afin que les autres du païs environ vienhent en celle marche[12].

Des lièvres les uns vont plus tost et sont plus forts que les autres, einsi comme des hommes et des autres bestes. Et aussi le viander et le pays, où elles demuerent, y fet moult ; quar quant un lièvre demuere en plain pays, où il n’a nuls buissons, ceuls lièvres sont voulentiers forts et alans ; et aussi quant elles viandent deux herbes, l’une que l’on appelle le serpol[13] et l’autre pouliol[14] ; elles sont fortes et tost allantes.

Lièvres n’ont point de sayson de leur amour ; quar il ne sera jà moys en l’an qu’il n’y en ait de chaudes ; toutevoyes communément est leur grant amour ou mois de genvier, et en celuy moys vont elles plus tost et masles et femelles que en temps de l’an ; et dès may jusques à vendenges sont elles plus lasches ; quar elles sont plaines des erbes et des fruiz, ou preinhs[15], ou communément ont leurs levretraux. Les lièvres demuerent en divers pays et selon le temps ; car une foys demeurent ès fouges[16], autres ès bruyères, autres ès blez, autres ès garez[17], autres aux bois ; quar en genvier et février demuerent voulentiers ès garez ; et en avrill et en may, et depuys que les blez sont hauts, qu’ils se pevent couvrir, ils demuerent voulentiers ès blés ; et quant les blez se commencent à lever[18], ils demuerent ès vinhes ; et l’iver ès forts, bruyères et buissons, et bayes ; et

touzjours voulentiers au couvert du vent et de la pluye, et s’il fet point de souleill[19], ils sont voulentiers au ray du souleill ; quar un lièvre de sa nature et de son sentement connoist, la nuyt devant, quieu temps il fera lendemain ; et pour ce, se garde elle, au mieuls que elle puet, de mautemps[20].

Lièvres portent deux mois leurs levretiauls ; et quant elles ont levreté, elles liment de la lengue leurs levretiauls, einsi que fet une lisse. Et puis s’en fuyent loins d’iqui et vont quérir voulentiers le masle ; quar si elles demouroyent avec leurs levretiauls, guères voulentiers[21] les mengeroient. Et se elles ne truevent le masle, elles reviennent à leurs levretiauls à chief de piesse[22] et nourrissent et alaitent leurs levretiauls par l’espace de xx jours ou environ. Une lièvre porte communément deux levretiauls ; mes j’en ay bien veu qui en portaient vi, v, iiii et trois. Et si, dedens trois jours que elle a levreté, elle ne trueve le masle pour se faire alinhier[23], les levretiauls seront mengiés par elle. Quant ils sont en leur amour, ils font ainsi que chiens ; mes ils ne se lient pas ensemble. Ils ont leur levretiauls en aucans petis buissonnès, ou hayètes, ou ès toufes de bruyères ou d’ajoncs, ou ès blez, ou ès vinhes. Si vous trouvés une lièvre, et elle ait le jour mesme levreté, et levriers la courent ou chiens la chassent, et vous y retournés le lendemain, vous trouverez que elle aura remué ses levretiauls en autre part, portant aux dens, comme fet une lisse ses cheauls[24].

On prent les lièvres aux levriers et aux chiens courrans à force ; ès pouchetes ou bourses ; aux filez et royseuls ; et ès cordelètes menues[25], getant[26] où elle aura fet ses brisiées quant elle va à son vianders, comme j’ay dit devant. Quant elle est en sa chaleur, se elle passe par lieu où il ait connins, elle en mènera la plus grant partie après luy ; quar ils la poursuivront comme les chiens font les lisses chaudes.

Séparateur

  1. Gaston Phœbus fait le mot lièvre tantôt masculin, tantôt féminin ; il arrive même qu’il lui donne les deux genres dans la même phrase.
  2. Cherchier, chercher.
  3. Trop tost, très vite.
  4. Yqui et iqui, ici. C’est le mot espagnol aqui. Aqui et yqui sont encore employés dans le patois du Bourbonnais.
  5. Povoir de courre. Dans l’édition Vérard on lit : paour de çourre ! Comprend-on qu’il ait été possible d’imprimer que le lièvre a peur de courir. Cependant cette énorme faute se trouve aussi dans le manuscrit de la Bibliothèque Mazarine.
  6. Espave, épouvante, de l’espagnol espaviento ou de l’italien spavenio.
  7. Anssois ou ansois, avant, et quelquefois au contraire. Voyez la note de la page 40.
  8. Regiber, pour regimber, caracoler, bondir.

    « Il regarde au travers de la prayrie et voit la beste qui s’en alloit tout regibant des pieds. »

    (Roman de Perceforest, vol. 2, f. 30.)
  9. S’outrent, passent outre. Dans Vérard il y a sentiront. C’est un contre-sens évident. Dans le manuscrit de la Bibliothèque Mazarine, ce passage est omis.
  10. Si elles fuyent le couvert… si elles fuyent la champainhe ; si elles fuient par le couvert… si elles fuient par la campagne. Voyez la note 1re, page 19.
  11. Ou est mis ici pour au. Nous avons déjà rencontré cette manière de parler, qui est assez commune dans les écrits de cette époque.
  12. Marche, territoire. Le mot marche était ordinairement employé dans le sens de frontière, limite, confin. Mais quelquefois aussi, comme Gaston Phœbus nous en fournit l’exemple, il signifiait un territoire. Dans Ducange, verso marcha, on trouve cette citation : « Quidquid in hoc sub meâ potestate consistit… trado ita ut ab illo loco undique, ab oriente scilicet et occidente, a septenlrione et meridie marcha per tria milliaria passuum tendalur. » Je livre tout ce qui s’y trouve en ma possession… de manière que, à partir de ce lieu, et en tous les sens, c’est à dire à l’orient et à l’occident, au nord et au midi, la marche ait trois mille pas d’étendue.
  13. Serpol, serpolet.
  14. Pouliol, pouliot, plante aromatique, espèce de menthe.
  15. Preinhs, pleines. Du mot latin prœgnans.
  16. Fouges, fougères.
  17. Garez, guerets.
  18. Quant les blez se commencent à lever, quand on commence à enlever les blés.
  19. Et s’il fet point de souleill, s’il fait un peu de soleil. Au xive siècle, point, conformément à son étymologie punctum, signifiait encore un point, un peu. Le mot point par lui-même n’a rien de négatif, et, pour exprimer une négation, il faut qu’il soit joint à la particule ne. Mais alors il devient la négation la plus absolue que nous ayons en français. Il signifie : pas même un peu, ne quidem punctum.
  20. Mautemps, mauvais temps.
  21. Guères voulentiers, très volontiers. Selon quelques grammairiens et notamment Roubaud, guères est dérivé de ger, gar, amas, tas. En sorte que le mot guères signifie beaucoup et non pas peu. Il ne prend ce sens qu’en vertu de la particule ne. Je n’en ai guères, c’est à dire je n’en ai pas beaucoup, ou j’en ai peu.
  22. À chief de piesse, en fin de compte.

    Car quant l’amant plaint et souspire
    Et est en dueil et en martire,
    Doulx penser vient à chief de pièce.

    (Roman de la Rose, vers 2680.)
  23. Alinhier, ligner, couvrir. On se sert encore de ce terme en parlant de la louve ; ainsi on lit, dans l’École de la Chasse par Le Verrier de la Conterie : « On dit, le loup a ligné la louve, pour dire qu’il l’a couplée ou couverte. »
  24. Cheauls, petits chiens.
  25. Menues cordelètes, collets.
  26. Getant, est probablement mis pour en tendant des gets. Les gets sont des liens.
    « S’amour le tient pris en ses gets. »

    (Roman de la Rose, vers 3345.)

    « … Si suis liée
    » Des Giez d’amour ; et alliée. »

    Alain Chartier. Livre des quatre Dames.