La Chasse (Gaston Phœbus)/Prologue

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, Joseph Lavallée
La Chasse (1854)
Texte établi par Léon Bertrand, Maison Lefaucheux (p. 1-10).

Ci commence le Prologue du livre de Chasse que fist le conte Fébus de Foys, seigneur de Béarn.


Au nom et en tout honneur de Dieu le créateur et seigneur de toutes choses et du benoist son fils Jésucrit et du saint Esperit et de toute la sainte Trinité et de la vierge Marie et de tous les saintz et saintes qui sont en la grace de Dieu, je Gaston, par la grace de Dieu, surnommé Fébus conte de Foys, seigneur de Béarn qui tout mon temps me suis délecté par espécial en trois choses : l’une est en armes : l’autre est en amours, et l’autre si est en chasse. Et quar des deux offices il y a heu de meilleurs mestres trop que je ne suy, quar trop de meilleurs chevaliers ont été que je ne suy, et aussi moult de meilleurs chances d’amours ont heu trop de gens que je n’ay : pource seroit grant niceté[1] se je en parloye. Mes je remet ces deux offices d’armes, d’amours ; quar ceulx qui les voudront suyvir à leur droit y aprendront mieulx de fet que je ne pourroye deviser par parole ; et pour ce m’en tairay. Mes du tiers office, de que je ne doubte que j’aye nul mestre, combien que ce soit vantance, de celuy vouldray je parler : c’est de chasse et mettray par chapitres de toutes natures de bestes et de leurs manières et vie que l’en[2] chasse communément ; quar aucunes gens chassent lions, liépars, chevaulx et buefs sauvaiges, et de cela ne veuill-je pas parler ; quar pou les chasse l’en[3]. Mes des autres bestes que l’en chasse communément et chiens chassent voulentiers entens-je à parler pour aprendre moult de gens qui vuelent chassier que ne le scevent mie fere ainsi comme ont par aventure la voulenté.

Et parleray premièrement des bestes doulces qui viandent, pource que elles sont plus gentilz et plus nobles. Et premièrement du cerf et de toute sa nature. Secondement du rangier et de toute sa nature. Tiercement du dain et de toute sa nature. Quartement du bouc et de toute sa nature. Quintement du chevreul et de sa nature. Sextement du lièvre et de toute sa nature. Septement du connill et de toute sa nature. Et après parleray de l’ours et de toute sa nature. Après du sanglier et de toute sa nature. Après du lou et de toute sa nature. Après du renard et de toute sa nature. Après du chat et de toute sa nature. Après du blaireau et de toute sa nature. Après de la loutre et de toute sa nature.

Et puis par la grace de Dieu parleray de la nature des chiens qui chassent et prennent bestes. Et premièrement de la nature des alans. Secondement de la nature des levriers. Tiercement de la nature des chiens courans. Quartement des chiens pour la perdriz et pour la caille. Quintement de toutes natures de chiens meslés comme sont de mastins et d’alans, de levriers et de chiens courans et d’autres semblables. Et après parleray de la façon et manière que bon veneur[4] doit avoir.

Et fut commencé ce présent livre le premier jour de May, l’an de grace de l’Incarnation de notre Seigneur que on contoit mil trois cens quatre vins et vii ; et ce livre ai commencé à ceste fin que je vueill que chascuns sachent, qui ce livre liront ou orront, que de chasse je ose bien dire qu’il puet venir beaucoup de bien. Premièrement on en fuyt tous les sept péchiez mortelz. Secondement on est mieulx chevauchant et plus juste et plus entendant et plus apert et plus aysé et entreprenant et mieulx cognoissant tous pays et tous passages ; et brief et court toutes bonnes coutumes et meurs en viennent, et la salvation de l’âme ; quar qui fuyt les sept péchiés mortelz, selon nostre foy, il doit estre saulvé : donc bon veneur sera saulvé, et en ce monde aura assez de joye, de liesse et de déduit ; mes qu’il se garde de deux choses : l’une qu’il ne perde la cognoissance ne le service de Dieu de qui tout bien vient, pour la chasse ; l’autre qu’il ne perde le service de son mestre ne ses propres besoignes qui plus li pourroient monter.

Ore te prouveray comment bon veneur ne puet avoir, par rayson, nulz des sept péchiez mortelz : premièrement tu sces bien que ocieuseté est cause de tous les sept péchiés mortelz ; quar quant on est ocieux et négligent sans travaill et ne se occupe en fere aucune chose, et on demuere en son lit, ou en sa chambre, c’est une chose qui tire à ymaginacion du plaisir de la char. Quar il n’a cure[5] fors que de demourer en un lieu et penser en ourgueill, ou en avarice, ou en ire, ou en paresse, ou en goule, ou en luxure, ou en envie ; quar les ymaginacions de l’homme vont plus tost à mal que à bien, par les trois ennemis qu’il a : c’est le diable, le monde et la char ; dont est assez prouvé, combien qu’il ait trop d’autres raisons ; mes elles seroient longues à dire. Et aussi chascun qui a bonne raison scet bien que ocieuseté est fondement de toutes males ymaginacions.

Ore te prouveray comment l’ymaginacion est seigneur et mestre de toutes euvres bonnes ou mauvaises que l’en fet et de tout le corps et membres de l’homme. Tu sces bien que euvre bonne ou mauvaise, soit petite ou grande, ne se fist que premier ne fust ymaginée et pensée ; donc est elle mestresse ; quar, selon ce que l’ymaginacion commande, l’en fet l’euvre bonne ou mauvaise quelle que soit, comme j’ay dit. Et se un homme, pour quant que fust sage, ymaginoit touzjours qu’il estoit foul ou qu’il eust autre maladie, il le seroit ; quar, puis que fermement il le cuideroit[6], feroit les euvres de foul, ainsi comme son ymaginacion le commanderoit et le cuideroit fermement. Si[7] me semble que assez t’ay prouvé d’ymaginacions, combien que moult d’autres raisons y ait, les quelles je laisse pour la longueur de l’escripture et pource que chascun qui a bonne rayson scet bien que c’est juste.

Ore te prouveray comme le bon veneur ne peut estre ocieux, ne en suivant ne puet avoir mauvaises ymaginacions, ne après mauvaises euvres ; quar le lendemain qu’il devra aler en son office la nuyt, il se couchera en son lit et ne pensera que de dormir et soy lever matin pour fere son office bien et diligentment ainsi que doit fere bon veneur et n’aura que fere de penser fors de la besongne qu’il a et est occupé. Quar il n’est point ocieux ; ansois[8] a assez à fere de ymaginer de se lever matin et de bien fere son office, sans penser à autres péchés ne mauvaistiez. Et au matin à l’aube du jour il faut qu’il soit levé et qu’il aille en sa queste bien et diligentment ainsi que je diray plus à plain quant je parleray comme l’en doit quester ; et en ce faisant il ne sera point ocieux ; quar touzjours est en euvre. Et quant il sera retourné à l’assemblée encore a il plus à faire, de faire sa suyte et de laisser-courre, sans qu’il n’est point ocieux, ne le convient à ymaginer fors que à fere son office. Et quant il a laissé courre, encore est moins ocieux, et doit moins ymaginer en nuls péchiés ; quar il a assez à fere de chevaucher avec ses chiens et bien les acompaigner ; de bien huer et de bien corner ; et de regarder de quoy il chasse et de quelz chiens ; de bien requérir et redresser son cerf quand chiens l’ont failli. Et après, quant le cerf est pris, encore est il moins ocieux et moins mal pensant doit estre ; quar il a assez à fere et à penser de bien escorchier le cerf et de le bien deffere, et lever les droitz qu’ils apartiennent ; et de bien fere la cuyrée ; et de regarder quant chiens li faillent[9] de ceulx qui ont esté amenez le matin au bois, et de les aler quérir. Et quant il est à l’hostel, encore doit il estre moins ocieux et moins mal pensant ; quar il a assez à fere de penser de souper et de soy aisier[10], luy et son cheval ; de dormir et de reposer pource qu’il est las ; de soy ressuyer ou de la rousée du bois, ou par aventure de ce qu’il aura pleu. Ainsi dis-je que tout le temps du veneur est sans ocieuseté et sans mauvaises ymaginacions et pensemens. Et puisqu’il est sans ocieuseté et sans mauvaise ymaginacion il est sans males euvres de péchié. Car, comme j’ay dit, ocieuseté est fondement de tous mauvaises vices et péchiés, et veneur ne puet estre ocieux ; s’il vuelt fere le droit de son office, ne aussi avoir autres ymaginacions ; quar il a assez à fere à ymaginer et penser à fere son office qui n’est pas petite charge, qui bien et diligentment le vuelt fere, espécialement ceulx qui ayment bien les chiens et leur office. Donc dis je que puisque veneur n’est ocieux il ne puelt avoir males ymaginacions et s’il n’a males ymaginacions, il ne puelt fere males euvres ; quar l’ymaginacion va devant ; et s’il ne fet males euvres, il fault qu’il s’en aille tout droit en paradis. Par moult d’autres raisons qui seroient bien longues prouveroye je bien ceci ; mes il me suffist ; quar chascun qui a bonne raison scet bien que je m’en vois parmi le voir[11].

Ore te prouveray comme veneurs vivent en cest monde plus joyeusement que autre gent ; quar, quant le veneur se liève au matin, il voit la très douce et belle matinée et le temps cler et serain et le chant de ses oiseletz qui chantent doulcement mélodieusement et amoureusement chascun en son langage, du mieulx qu’il puent[12], selon ce que nature leur aprent. Et quant le soleill sera levé, il verra celle doulce rosée sur les raincelles et herbetes et le soleill par sa vertu les fera reluysir. C’est grant plaisance et joye au cuer du veneur. Après, quant il sera en sa queste ou il verra ou il rencontrera à bientost, sans trop quester, de grant cerf, et le destournera bien et en court tour. C’est grant joye et plaisance au veneur. Après, quant il vendra à l’assemblée et fera devant le seigneur et ses autres compaignons son report ou de veue à l’ueil ou de reporter par le pied ou par les fumées qu’il aura en son cor ou en son giron ; et chascun dira : Veez ci grant cerf. Et s’il est une bonne muete, alons le laissier courre. Lesquelles choses je desclareray[13] ci avant que c’est à dire, dont a le veneur grant joye. Après quant il commence sa suyte et il n’a guères suy[14] il orra ou verra lancer devant luy et saura bien que c’est son droit, et les chiens vendront au lit et seront ilee descouplés tous sans que nulz en aille accouplé ; et toute la muete là quieudra[15] bien. Lors a le veneur grant joye et grant plaisir. Après il monte à cheval à grant haste pour acompaigner ses chiens. Et pource que par aventure les chiens auront un pou aloygnié le pays où il aura laissié courre, il prent aucun advantaige pour venir au devant de ses chiens. Et lors il verra passer le cerf devant lui et le forhuera[16] et verra quieulx chiens viennent en la premiere bataille, ne en la seconde, ne en la tierce ou quarte, selon ce qu’ilz vendront ; et puis quant tous les chiens seront devant, il se mettra à chevauchier menée après les chiens et huera et cornera de la plus grant et forte alaine qu’il pourra. Lors a il grant joye et grant plaisir et je vous promets qu’il ne pense lors à nul autre péchié ne mal. Après quant le cerf sera desconfit et aux abais, lors a il grant plaisance. Après quant il est pris, il l’escorche et le deffet et fet la cuyrée ; aussi a il grant plaisir. Et quant il s’en revient à l’hostel, il s’en revient joyeusement ; quar son seigneur lui a donné de son bon vin à boire à la cuyrée. Et quant il est à l’hostel, il se despouillera et deschaussera et lavera ses cuysses et ses jambes et par aventure tout le corps. Et entredeux[17] fera bien appareiller de souper du lard, du cerf et d’autres bonnes viandes et de bon vin. Et quant il aura bien mengié et bien beu et il sera bien lie et bien aise. Après il yra quérir l’air et le serain du vespre pour le grant chaut quil a eu et puis s’en yra boire et coucher en son lit, en beaulx draps fraiz et linges et dormira bien et sainement la nuyt sans penser de faire péchié. Donc dis je que veneurs s’en vont en paradis, quant ils meurent, et vivent en ce monde plus joyeusement que nulle autre gent. Encores te veuill-je prouver que veneurs vivent plus longuement que nulle autre gent. Quar, comme dit Ypocras : plus occist replection de viandes que ne fet glaives ne coutiaux ; et comme ilz boivent et mangent moins que gent du monde, quar au matin à l’assemblée ils ne mangeront que pou ; et si au vespre ils soupent bien, au moins auront ils au matin corrigié leur nature ; quar ils auront pou mengié et nature ne sera point empeschiée de faire la digestion, par quoy males humeurs ne superfluitez se puissent engendrer. Et tu vois, quant un homme est malade, que on le met en diète et ne li donneront que de l’yaue de sucre et de cieulx choses[18] deux ou trois jours ou plus pour abaissier ses humeurs et ses superfluités et encore en outre le feront ils vuidier. Au veneur ne le faut pas fere cela ; quar il ne puet avoir replection par le petit mengier et par le travail qu’il a. Et suposé, ce que ne peut estre, qu’il fust ore plain de mauvaises humeurs, si scet on bien que le plus grant terme de maladie qui peut estre, est sueur. Et comme les veneurs, si font leur office à cheval ou à pié, convient qu’ilz suent, donc convient que en la sueur s’en aille s’il y a rien de mal ; mes que on se garde de prendre froit quant il sera chaut. Si me semble que j’ay assez prouvé ; car petit mengier font faire les mires[19] aux malades pour aterminer et guarir du tout. Et comme les veneurs mengent petit et suent touzjours, doivent ils vivre longuement et sains. Et on desire en cest monde à vivre longuement et sain et en joye et après la fin la salvation de l’ame ; et veneurs ont tout cela. Donc soyez tous veneurs et ferez que sages[20]. Et pour ce je loe[21] et conseille à toutes manières de gens de quelque estat qu’ilz soient qu’ilz ayment les chiens et les chasses et déduits ou d’une beste ou d’autre ou d’oysiaux ; quar d’être ocieux sans amer déduiz de chiens ou d’oysiaux onques, se m’ait Dieux[22], n’en vi prud’homme, pour quant que fust riches. Quar se part de très lâche cuer quant on ne vuelt travailler. Et s’il y avoit besoing ou guerres il ne sauroit que ce seroit ; quar il n’a pas acoustumé le travail et convendroit que autre feust ce qu’il deust fère. Quar on dit touzjours tant vaut seigneur tant vaut sa gent et sa terre. Et aussi dis je que onques ne vi homme qui amast travaill et déduit de chiens et d’oysiaulx qui n’eust moult de bonnes coustumes en soy ; quar celi vient de droicte noblesce et gentillesce de cuer de quelque estat que l’hommesoit, ou grant seigneur ou petit, ou povre ou riche.

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  1. Niceté, simplesse. C’est la traduction du mot espagnol necedad.
  2. L’en, l’on.
  3. Pou les chasse l’en, peu les chasse-t-on.
  4. Gaston Phœbus écrit indifféremment veneur ou veneour, humeur ou humour.
  5. Cure, soin, occupation.
  6. Cuider, penser, faire attention.
  7. Si, ainsi.
  8. Ansois, au contraire, plutôt. C’est le mot italien anzi.
  9. Quant chiens li faillent, combien de chiens lui manquent.
  10. Aisier, rendre aise, accommoder.

    Mais sans plus d’un doux baisier,
    La belle me vouloit aisier.

    (Roman de la Rose, vers 2,500.)
  11. Le voir, le vrai. Je m’en vais parmi le voir, je suis dans le vrai. Voire est encore usité comme synonyme de vraiment. C’est dans ce sens que nous le trouvons dans cette vieille chanson :

    Êtes vous de Montigny ?
    Vraiment ma commère voire.

    Êtes vous de Montigny ?
    Vraiment ma commère oui.

    Dans l’édition de Vérard on a imprimé : Je vais parmy le boire !

  12. Du mieulx qu’ils puent, du mieux qu’ils peuvent.
  13. Desclareray, j’éclaircirai, j’expliquerai.
  14. Suy, suivi.
  15. Quieudra. Et toute la muete là quieudra bien ; et toute la meute là accourra bien.

    Queure, queurre, ou queurir signifie courre.

    Pellier n’i a qui petit ne labeure,
    Ni fillette qui vers les clers ne queure.

    (Poème d’Eustache des Champs.)

    Souvent on ajoute un i dans quelques temps de ce verbe. C’est ainsi que ferir fait il fiert ; venir, il vient, il viendra.

    Ainsi Joinville écrit, en parlant du Nil : Se espandent de lui sept branches en rivières qui quierent les terres plaines.

    M. de Sainte-Palaye dit, dans son glossaire inédit : Quiert se prononçait quieurt, de façon que ce qui suit est un proverbe rimé à la mode du temps :

    Qui le mal et la riotte quiert
    Le mal et la douleur le treuve.

  16. Le forhuera ; forhuer signifie, selon moi, huer ou crier fort, d’Yauville.

    Autre manière de forhuer et parler aux chiens avec la voix… Dufouilloux, chap. 42.

    Forhuir, sonner la trompe et corner de fort loing. Recueil des mots employés en vénerie, imprimé à la suite de la vénerie de Dufouilloux, 1585.

  17. Entre deux, dans ces circonstances ; interdùm.
  18. De cieulx choses, de ces choses. Dans le manuscrit de la bibliothèque royale, portant le no 7097, qui a été copié au quinzième siècle, on lit : De telz choses.
  19. Mire ou plutôt mière, médecin.
  20. Fere que sage, fere que fol, agir en sage, agir en fol.

    Cette tournure de phrase pleine de grâce et de naïveté, qui malheureusement a passé de mode, était fort usitée autrefois. On lit dans la chanson de Roland, publiée par M. Francisque Michel, stance LXXXI :

    Respont Rollans : « Jà ferè je que fols. »
  21. Loe, loue, vante.
  22. Se m’ait Dieux, si Dieu m’aide.