La Chasse (Gaston Phœbus)/Vie de Gaston Phœbus

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, Joseph Lavallée
La Chasse (1854)
Texte établi par Léon Bertrand, Maison Lefaucheux (p. i-li).

VIE DE GASTON III

DIT PHŒBUS

COMTE DE FOIX.



Gaston Phoebus a eu le soin de placer un prologue en tête de son livre de vénerie. Ajouter à son ouvrage une autre introduction serait agir comme ces architectes du siècle dernier, qui ont accolé des portiques modernes à la cathédrale de Metz et à tant d’autres édifices du moyen-âge. Que Dieu me garde de commettre jamais une semblable profanation ! Ce n’est donc point une préface que je prétends écrire. Je veux seulement éviter aux lecteurs la peine de chercher ailleurs la vie de l’auteur. Je me bornerai ensuite à donner quelques détails sur les diverses éditions et sur les plus précieux manuscrits de ses ouvrages.

En général, les biographes font comme les peintres de portraits : ils flattent leur modèle ; ils en dissimulent les défauts ; ils s’appliquent à le parer de qualités, de vertus qu’il n’a pas ; ils écrivent un panégyrique plutôt qu’une histoire. Cependant, ce n’est pas ainsi qu’il faut entendre la tâche de l’historien. Cervantès a dit avec raison : « L’histoire a un caractère sacré : avant tout elle doit être véridique, et, là où se trouve la vérité, il y a quelque chose de divin ; car toute vérité émane de Dieu. » Je veux, en écrivant cette courte notice, profiter de la leçon que nous donne l’auteur espagnol. Je m’efforcerai de rester à l’abri de toute préoccupation et de dire religieusement la vérité, sans chercher à l’embellir.

L’enfance de Gaston Phœbus fut loin de faire présager la sagesse avec laquelle ce prince devait un jour gouverner ses États. Il annonçait de mauvais penchants, et il dit lui-même, dans les prières qu’il a envoyées au duc de Bourgogne : « D’abord, quand je naquis, j’étais pervers et frivole au point que mes parents avaient honte de moi ; et tout le monde disait : « Celui-ci ne pourra jamais rien valoir. Malheur au pays dont il sera le seigneur[1].» Cependant son père, Gaston II, comte de Foix, seigneur de Béarn, et surtout sa mère, Éléonore de Comminge, qui fut une des femmes les plus sages et les plus parfaites du xive siècle, parvinrent à modérer la violence de son caractère. Ils lui donnèrent pour gouverneur un brave et loyal chevalier nommé Corbeyran de Rabat ; ils éloignèrent de lui l’adulation ; ne l’entourèrent que de gens vertueux ; et Dieu couronna les efforts de leur tendresse. « Mon Dieu ! » dit encore Gaston lui-même, « chaque jour je t’ai demandé de me donner la douceur et la fermeté. Dans ta bonté infinie, tu as bientôt exaucé mes prières, et j’ai reçu ces dons plus qu’aucun de ceux qui vivent de mon temps[2]. »

La beauté du jeune Gaston et l’abondance de sa chevelure lui firent, dès ses jeunes années, donner le surnom de Phœbus. Il avait constamment les cheveux épars, la tête découverte. Onques il ne portoit de chaperon[3]. Néanmoins, quelques auteurs prétendent qu’il fut ainsi appelé seulement lorsqu’il eut pris un soleil pour emblème. On pourrait peut-être aussi penser que le nom de Phœbus lui fut donné à raison du succès avec lequel il cultiva les lettres ; car il mérita d’être cité comme un écrivain remarquable, dans un siècle où vécurent Pétrarque, Dante et Froissart.

Gaston atteignait à peine sa douzième année, quand les malheurs de la guerre le privèrent de son père. Alphonse le Vengeur, roi de Castille, après avoir gagné sur les Beni-Merines la bataille de Rio-Salado, avait résolu de leur enlever la ville d’Algéciraz. Craignant de ne pouvoir, avec ses seules ressources, achever cette difficile entreprise, il avait réclamé l’assistance de tous les souverains de la chrétienté. Tous répondirent à son appel. Le pape déclara que cette guerre était sainte, et fit prêcher une croisade. Quelques princes se bornèrent à prêter de l’argent au roi Alphonse ; d’autres lui en donnèrent. Tous ceux de la Péninsule Ibérique lui envoyèrent ou lui conduisirent l’élite de leurs chevaliers. Le père de Gaston Phœbus eût pu se dispenser d’aller au camp d’Alphonse ; car aucun de ses États ne relevait de l’Espagne. Pour le comté de Foix, il devait hommage à la couronne de France ; et le comté de Béarn formait un État indépendant qu’il tenait, disait-il, de Dieu, de l’épée et de ligne. Ce fut donc seulement par sentiment chevaleresque ou par dévouement religieux, qu’il se rendit devant Algéciraz avec son frère Roger Bernard, vicomte de Castelbon. Au reste, sa présence au camp ne fut signalée par aucune action d’éclat. Au contraire, chargé de dresser une embuscade aux assiégés qui, chaque jour, sortaient de la ville, le comte de Foix échoua dans cette entreprise. Une autre fois il refusa de se rendre au poste qui lui était désigné, en répondant qu’il était malade ; aussi les seigneurs castillans l’accusaient-ils de mal servir le roi. Des questions d’intérêt vinrent bientôt augmenter la mauvaise intelligence. Gaston II exigeait que ses troupes fussent soldées et entretenues par Alphonse ; celui-ci, au contraire, qui manquait d’argent, eût voulu être servi gratuitement ou du moins eût voulu ne payer que plus tard. Enfin, les maladies ne tardèrent pas à se répandre parmi les Béarnais, soit que les chaleurs excessives de l’Andalousie fussent intolérables pour des soldats nés au nord des Pyrénées, soit que le quartier où ils étaient campés, ainsi que les Navarrais, se trouvât le plus insalubre. En effet, le roi Philippe de Navarre fut contraint d’abandonner le siége, et mourut à Xérès. Le comte de Foix, atteint d’une grave maladie, quitta le camp où il était à peine resté deux mois. Il y était arrivé au milieu de juin 1343 ; il en partit le 20 août suivant. À peine était-il en marche, qu’il fut obligé de s’arrêter à Séville où il mourut dans les premiers jours de septembre[4]. Son corps fut emporté dans son pays par ses compagnons d’armes, et il fut inhumé à côté de ses ancêtres dans l’abbaye de Bolbonne.

Le testament fait par lui avant son départ, instituait Éléonore de Comminge tutrice du jeune Gaston Phœbus, tant qu’elle resterait en viduité. Il avait aussi nommé un conseil de tutelle pour le cas où elle se remarierait. Mais, fidèle à la mémoire du comte, Éléonore rendit cette précaution superflue. Elle se consacra uniquement à l’éducation de son fils, au gouvernement de ses États, et signala, par un exemple de courage et de générosité, la première année de son administration.

Don Pedro, roi d’Aragon, celui qui, plus tard, fit, dit-on, empoisonner son fils ; qui dépouilla ses sujets d’une partie de leurs libertés, et qui mérita d’être surnommé par eux Don Pedro du Poignard, venait de chasser En-Jayme, son beau-frère, du royaume de Majorque. Ne voulant laisser aucun refuge à ce malheureux prince, il fit sommer Éléonore de Comminge, comme tutrice du jeune Gaston, de refuser toute assistance et tout asile au roi détrôné. « Ni mon fils ni moi, répondit Éléonore, ne pouvons déférer à cette sommation. Justice et alliance s’y opposent. » En effet, elle donna une généreuse hospitalité à Jayme, au risque d’attirer sur ses États la colère du roi d’Aragon. Cette conduite était d’autant plus noble qu’alors Gaston n’annonçait pas encore les talents militaires qu’il a montrés plus tard. À cette époque, « tout le monde disait : Quel dommage qu’un homme si savant et si fort soit inhabile au métier des armes ![5] » Mais Dieu lui accorda bientôt la gloire des armes comme il lui avait accordé la science.

On ne sait pas contre quels ennemis il exerça d’abord son jeune courage. Quelques auteurs disent que Gaston combattit les Maures d’Espagne[6] ; mais cela n’est guère probable. En 1343, âgé seulement de douze ans, il n’avait pu accompagner son père au siége d’Algéciraz. En 1344, cette ville fut prise ; une trêve fut conclue entre les Chrétiens et les Musulmans. Les hostilités recommencèrent seulement en 1349. On ne saurait donc placer dans ce laps de cinq années l’expédition que Gaston aurait faite contre les Maures. Or, dès 1345, Gaston Phœbus avait pris les armes quand les Anglais avaient envahi la Guyenne sous la conduite du duc de Derby. Ensuite il s’était rendu à l’armée rassemblée inutilement par Philippe-Auguste pour faire lever le siége de Calais ; puis, lorsque cette armée fut licenciée, il fut, conjointement avec Bertrand, comte de l’Île-Jourdain, nommé lieutenant spécial et général du roi pour toute la Langue-d’Oc. L’administration de Gaston commença sous de funestes auspices. Une horrible peste vint désoler le pays. « Item en cel an mcccxlviii, dit la Chronique de Saint-Denis, fut une mortalité de gent en Provence et en la Languedoc, venue des parties de Lombardie et d’outre-mer si très grant qu’il n’y demuera pas la vie partie du peuple et dura en ces parties de la Languedoc, qui sont du royaume de France par viii mois et plus… »

Néanmoins, le jeune comte de Foix se montra digne des hautes fonctions qui lui étaient confiées. Il avait été investi des pouvoirs les plus étendus, quoiqu’il n’eût encore que seize ans et que, par conséquent, il n’atteignît pas encore la majorité légale pour gérer ses propres États. À cet égard, il ne fut émancipé que deux années plus tard, à l’époque de son mariage.

Par une convention conclue entre son père et En-Jayme, roi de Majorque, le 10 février 1339, il avait été arrêté qu’il épouserait la fille de ce souverain ; mais En-Jayme était fugitif, dépouillé de ses États ; on chercha donc pour Gaston une autre compagne. Le 5 mai 1349, il fut fiancé avec Agnès, fille de Jeanne de France et de Philippe le Noble de Navarre. Le 4 août de la même année, le mariage fut célébré à Paris, au Temple. À cette occasion, le roi de France lui donna une dispense pour gérer lui-même ses domaines. Cette union, en lui procurant à la fois l’alliance de la France et celle de la Navarre, semblait devoir assurer la tranquillité de ses États. En réalité, elle fut pour lui une source d’inquiétudes, de chagrins et de malheurs. Agnès avait pour frère le roi de Navarre, Charles le Mauvais, et Gaston eut nécessairement sa part des maux causés par ce prince turbulent et perfide.

Charles de la Cerda, connétable de France, fut une des premières victimes immolées aux passions ambitieuses du roi de Navarre. Celui-ci voulait que le comté d’Angoulême fût compris dans la dot de sa femme, fille du roi Jean. L’Angoumois ayant été donné au connétable, Charles le Mauvais, pour se débarrasser du compétiteur qu’on lui avait préféré, le fit assassiner. Justement courroucé d’un semblable attentat, Jean fit ajourner Charles de Navarre à comparaître devant le Parlement ; mais celui-ci n’eut garde d’obtempérer à cette citation. Il demeura à la tête de ses partisans et ne consentit à venir s’expliquer en présence du roi qu’après avoir exigé et reçu des otages pour être assuré qu’il ne serait porté atteinte ni à sa vie, ni à sa liberté. Voici comment Froissart raconte la comparution de Charles le Mauvais : « Le quatrième jour de mars ensuivant[7], il vint en la chambre du Parlement où le Roy de France estoit en siége et plusieurs des pairs de France, avec ses gens de Parlement et plusieurs de son conseil : et y estoit le cardinal de Boulogne. Là pria le Roy de Navarre au Roy de France, qu’il lui vousist pardonner le dit fait du connétable ; car il avoit eue bonne cause d’avoir fait ce qu’il avoit fait : laquelle il offrit à dire lors ou autrefois au Roy de France. Et en outre dit et jura qu’il ne l’avoit fait au contennement[8] du Roy de France ne de son office de connestable ; et qu’il ne seroit de riens si courroucé, comme d’être en l’indignation du Roy de France. Et, ce fait, monseigneur Jacques de Bourbon, connestable de France, du commandement du roy de France, meit la main au roy de Navarre, puis le fit-on traire arrière.

» Et tost après la Roye Jehanne, tante du Roy de Navarre, et la Royne Blanche, sœur d’icelui (la première desquelles avoit été femme du Roy Charles le Bel et l’autre du Roy Philippe dernier trépassé), vindrent en la présence du Roy de France, lequel elles enclinèrent[9]. Et adonc monseigneur Regnault de Trie s’agenouilla : et dit : Mon très redouté Seigneur, veez cy mes dames les Roynes Jehanne et Blanche qui ont entendu que Monseigneur de Navarre est en votre malle grace, dont elles sont forment[10] courroucées. Si vous supplient que vous luy veuillez pardonner votre maltalent : et, si Dieu plaist, il se portera bien envers vous, que vous et tout le peuple de France s’en tiendront pour bien contens. Et adonc le connestable et les mareschaux allèrent querir le Roy de Navarre, et il vint de rechef devant le Roy de France et se meit au milieu des deux Roynes. Et adonc le dit cardinal parla ainsi : Monseigneur de Navarre, nul ne se doit esmerveiller se le Roy de France s’est tenu malcontent de vous pour le fait qui est advenu. Toutes voyes, pour l’amour de mesdames les Roynes qui cy sont (qui moult affectueusement l’en ont prié) et aussi qu’il tient que vous l’avez fait par petit conseil, il vous pardonne de bon cœur et de bonne volonté. Et alors les dites Roynes mirent chacune un genou à terre en remerciant le Roy. Et encore, dit le cardinal, qu’aucun du lignage du Roy ou autres ne s’aventurast doresnavant de faire tels faits comme le roy de Navarre avoit fait ; car vrayment s’il advenait, et fut le fils du Roy qui le fit du plus petit officier que le Roy eût, si en seroit-il justicié[11]. »

Il n’y eut en cette circonstance qu’un simulacre d’arrestation, qu’une comédie ridicule, où tous les rôles étaient convenus d’avance. Le roi de Navarre s’était fait donner des otages. Ni lui ni les siens ne pouvaient donc être retenus prisonniers. Cette parodie de la justice ne devait ni satisfaire le ressentiment de Jean, ni corriger l’accusé qui, en effet, ne tarda guère à donner de nouveaux sujets de mécontentement. Il traitait avec les Anglais, et en même temps il cherchait à séduire le propre fils du roi, chargé du gouvernement de la Normandie. Jean, prévenu de ces intrigues, et sachant que Charles le Mauvais s’était rendu à Rouen auprès du Dauphin, part en secret, accompagné seulement de quelques personnes dévouées, fait rapidement le trajet, et se présente à l’improviste, avec son escorte, dans la salle où dînaient les deux princes, arrête de sa main le roi de Navarre, et fait mettre à mort quelques-uns des convives. Cet acte, d’une justice un peu sauvage, provoqua les réclamations de Gaston. Il crut devoir élever la voix en faveur de son beau-frère emprisonné d’abord à Paris et transféré ensuite à Allères-en-Pailleus. La vivacité de ses plaintes déplut au roi qui le fit jeter dans les prison du Châtelet.

La captivité de Gaston ne dura pas long-temps. Les plaintes qu’il avait fait entendre étaient celles de toute la noblesse, indisposée par la conduite violente de Jean. Philippe, frère du roi de Navarre, ses amis, les parents des seigneurs exécutés à Rouen, prirent les armes et appelèrent les Anglais à leur aide : « Pour moi, dit à Froissart le Bastot de Maulion, la première fois que je fus armé, ce fut sous le captal de Buz, à la bataille de Poitiers : et de bonne estreine j’eus en ce jour trois prisonniers (un chevalier et deux escuyers), qui me rendirent l’un parmy l’autre quatre mille francs[12]. » Tous les mécontents ne se déclarèrent pas aussi ouvertement contre le roi ; mais quand celui-ci se trouva à Poitiers en présence de l’ennemi, une grande partie des seigneurs abandonna le champ de bataille sans disputer la victoire ; et Jean, malgré la bravoure avec laquelle il combattit, resta prisonnier des Anglais. Ce désastre remplit le royaume de troubles. Les partisans du roi de Navarre en profitèrent pour le faire évader de sa prison. Le comte de Foix fut-il délivré à la même époque, ou bien était-il déjà rendu à la liberté ? Les auteurs ne donnent aucun détail à cet égard. Ce qui paraît certain, c’est qu’il retourna aussitôt dans ses États. Le 30 août 1357, se trouvant à Mondoville, Gaston donna des lettres de rémission aux habitants de Foix qui avaient assiégé Raymond Roger de Mirepoix dans le château de Harenc, Ensuite, soit afin de ne pas se mêler aux intrigues et aux menées de son beau-frère, soit dans le désir de se signaler par quelque fait d’armes, il se rendit en Prusse pour y combattre en faveur des Chevaliers teutoniques. Il fut accompagné dans cette expédition par le captal de Buch, et ces deux guerriers emmenaient avec eux le Bastot de Maulion et d’autres hommes d’armes dont le nom n’a pas été conservé par les historiens.

Vers la fin du xiie siècle, les Chevaliers teutoniques avaient été institués à Ptolémaïs, sous le titre de Sainte-Marie-des-Allemands (Sancta-Maria Teutonicorum), dans le but de protéger ceux de leurs compatriotes qui faisaient le pèlerinage de la Terre-Sainte ; bientôt ils furent appelés en Prusse par Conrad, duc de Masovie et de Pologne, afin de convertir par l’épée les populations idolâtres des bords de l’Oder et de la Vistule. Ils ne tardèrent pas à recevoir dans leurs rangs les Porte-glaives' ou chevaliers de Livonie, et, devenus puissants par la réunion des deux ordres, ils firent la conquête de tout le pays. Pendant qu’ils acquéraient ainsi un royaume au nord de l’Europe, ils perdaient ce qu’ils possédaient en Asie. En 1281, la ville de Ptolémaïs, où se trouvait la principale maison de l’ordre, fut prise par le Soudan d’Égypte. Les chevaliers qui étaient restés en Orient, se retirèrent à Venise, puis à Marbourg dans la Hesse ; enfin, en 1306, le maître Geoffroy de Hoenloë, transféra le lieu principal de leur résidence dans la ville de Marienbourg. Au temps de Gaston Phœbus, ces chevaliers ne conservaient plus rien de la simplicité primitive de leur institution. C’eût été inutilement que le maître Winric de Kniprode eût tenté de les y ramener. Ils ne se contentaient plus, comme autrefois, du titre de frères ; ils voulaient être appelés seigneurs. Ils vivaient avec faste, au point que, quelques années plus tard, il fallut qu’un chapitre de l’ordre fît défense aux simples chevaliers d’entretenir plus de dix chevaux pour leur usage personnel, et aux commandeurs plus de cent. Ils ne faisaient plus la guerre pour les intérêts de la foi, mais pour défendre leurs États contre les attaques du roi de Pologne et quelquefois pour ravir les domaines de ce prince. Si on allait encore combattre dans leurs rangs, ce n’était plus par religion, mais par mode ou par sentiment chevaleresque. On s’y rendait comme à une passe d’armes ou à une partie de plaisir. C’étaient des expéditions de princes et de grands seigneurs qui devenaient fort coûteuses. Ainsi Gaston Phœbus, en passant par Bruges, emprunta vingt-quatre mille écus[13], sans doute pour faire face aux frais de ce voyage. Il ne fallait pas moins pour se présenter honorablement chez ces moines souverains qui, parmi les officiers de leur ordre, comptaient 65 célériers, 40 maîtres-d’hôtel, 37 proviseurs, 18 panetiers, 93 maîtres des moulins et 39 maîtres de la pêche. Encore cette nomenclature n’est-elle pas complète, car on n’y voit pas figurer les maîtres de la vénerie ; et cependant tous les grands seigneurs de ces contrées s’adonnaient à la chasse. Ce fut dans une partie de chasse que, trois ans après le voyage de Gaston, en 1361, la veille du dimanche des Rameaux, le frère Gerh Kranichsfeld fit prisonnier Kinstod, roi des Lithuaniens. Gaston profita de son séjour sur les bords de la Baltique pour chasser un animal qui n’existe plus dans nos forêts, le rangier, qu’aujourd’hui nous appelons le renne. Dans le deuxième chapitre de son livre de chasse, décrivant la manière dont il faut attaquer et prendre cet animal, il écrit : « J’en ai vu en Norvége et en Suède. »

Au reste, ce voyage n’a pas été de longue durée, Gaston et le captal de Buch étaient de retour en France vers le milieu de 1358. À leur arrivée en France, ils apprirent les excès de la Jacquerie. Dans le principe, cette insurrection populaire avait eu pour motif un sentiment de patriotisme : en voyant la captivité du roi, les gens de la campagne se soulevèrent. Ils voulaient marcher à la délivrance de Jean ; ils voulaient courir sus aux Anglais ; mais des passions haineuses et jalouses vinrent bientôt détourner ce mouvement généreux de son but primitif. Les Jacques, impuissants pour rendre la liberté au roi, impuissants pour chasser les Anglais de France, tournèrent leur fureur contre les nobles. Ils reprochaient à ceux-ci d’avoir fui sans combattre à la journée de Poitiers, et d’avoir trahi les intérêts de la France par rancune contre le souverain ; ils leur reprochaient l’asservissement dans lequel les seigneurs tenaient leurs vassaux ; ils leur reprochaient l’opulence des châteaux et la misère du peuple ; ils leur reprochaient leur orgueil héréditaire. Ces socialistes du moyen-âge résolurent d’anéantir la noblesse par l’assassinat et le massacre ; de niveler la propriété par l’incendie et par le pillage ; de détruire la famille par le viol et par la débauche. Ils ne se bornèrent pas à de vaines menaces : dans le Valois, dans la Brie, dans le Soissonnais, les châteaux, les habitations de quelque importance furent attaquées, saccagées ; les gentilshommes que ces brigands purent prendre expirèrent au milieu des tortures les plus atroces ; toutes les dames, toutes les damoiselles qui tombèrent entre leurs mains furent outragées. « En ce temps que ces méchantes gens courroient, dit Froissart[14], revindrent de Pruce le comte de Foix et le captal de Buz, son cousin. Si entendirent en leur chemin (si comme ils devoient entrer en France) la pestilence qui courroit sur les nobles hommes. Si sceurent en la cité de Chaalons que la duchesse de Normandie, la duchesse d’Orléans et bien trois cents dames et damoiselles, et le duc d’Orléans aussi, estoient à Meaux en Brie pour ceste Jacquerie. Lors s’accordèrent ces deux chevaliers qu’ils iroient veoir ces dames et les renforceroient à leur pouvoir ; combien que le captal fust Anglois ; car il y avoit trèves entre le Roy de France et d’Angleterre. Si pouvoient être en leur route[15] environ soixante lances. Quand ils furent à Meaux en Brie, ils furent moult bien venus de ces dames et damoiselles.

» Ces Jacques et villains de Brie, qui entendirent qu’il y avoit à Meaux grand’foison de dames et damoiselles et de jeunes et gentils enfants, s’assemblèrent et avecques eulx ceux de Valois, et vindrent devant Meaux. Et d’autre part, ceux de Paris, qui savoient bien ceste assemblée, se partirent un jour de Paris par troupeaux et vindrent avec les autres, et furent bien neuf mille tous ensemble, et toujours leur venoient gens de divers chemins. Si vindrent jusques aux portes de la ville. Les gens de la ville ouvrirent les portes et les laissèrent entrer. Si entrèrent si grand’planté que toutes les rues en estoient pleines jusques au marché. Quant ces nobles dames qui estoient logées au marché de Meaux (qui est assez fort, mais qu’il soit gardé, car la rivière de Marne l’environne), virent si grande quantité de gens accourir sur elles, si furent moult ébahies ; mais ces deux seigneurs et leur route vindrent à la porte du marché qu’ils firent ouvrir, et se meirent au devant de ces villains (qui estoient mal armés), avec la bannière du comte de Foix et celle du duc d’Orléans et le pennon du captal de Buz. Quand ces méchantes gens veirent ces gens armés et bien appareillez pour garder le marché, si commencèrent les premiers à reculer et les gentilshommes à les poursuyvir, et à lancer sur eux de leurs lances et de leurs épées. Adonc ceux qui estoient devant et qui sentirent les horions, reculèrent de hideur, tous à un faix, et cheoient l’un sur l’autre. Lors issirent toutes manières de gens d’armes hors des barrières et gaignèrent tantost la place, et se boutèrent dedans ces méchantes gens. Si les abbatoient à monceaux et les tuoient ainsi comme des bestes, et reboutèrent tout hors de la ville ; qu’oncques nul deux ne tint ordonnance ne conroy ; et en occirent tant, qu’ils en estoient tous ennuyez ; et si les faisoient saillir à monceaux dans la rivière. Brièvement ils en mirent ce jour à fin plus de sept mille ; et n’en fust nul échappé s’ils les eussent voulu suyvir plus avant… »

Après avoir rendu cet important service, Gaston ne resta pas auprès du régent Charles V. Les querelles interminables qui divisaient les maisons de Foix et d’Armagnac le rappelèrent dans ses États. Ces inimitiés héréditaires s’étaient réveillées ; les deux partis avaient pris les armes, et plusieurs des villes les plus importantes de la Langue-d’Oc s’étaient trouvées entraînées dans cette guerre. Le gouverneur général de cette partie du royaume était le duc de Berry qui, à cette époque, portait encore le titre de comte de Poitiers. Il tenta, mais en vain, de rétablir la paix : l’intimité qui existait entre lui et le comte d’Armagnac, l’union qu’il contracta avec la fille de ce seigneur, donnèrent lieu à Gaston de l’accuser de partialité. Le pape à son tour essaya d’apaiser ces discordes ; son intervention demeura sans succès ; il fallut que le Régent lui-même s’occupât de pacifier leur différend. Le maréchal de Boucicault, qui venait de terminer le traité de Bretigny, fut envoyé par lui, avec deux autres négociateurs, auprès de Gaston, et parvint à faire conclure (le 7 juillet 1360) un arrangement qui, cependant, fut encore de courte durée. Le comte d’Armagnac fut le premier à rompre la paix. Il fit défier Gaston Phœbus, et la guerre recommença. Le 5 décembre 1362, les deux comtes se rencontrèrent auprès de Launac. Leurs armées étaient composées des plus braves chevaliers de la Gascogne. Aussi le choc fut rude et la victoire demeura quelque temps indécise ; mais Gaston avait plus d’habileté que son adversaire. Il fit tourner par quelques-uns de ses archers un taillis auquel l’armée ennemie était appuyée. Au moment où le combat était le plus animé, ceux-ci se précipitèrent sur les derrières des Armagnacs qui, troublés par cette attaque imprévue, ne tardèrent pas à se débander. Neuf cents prisonniers et le comte d’Armngnac lui-même tombèrent au pouvoir du vainqueur. Les rançons qu’ils furent obligés de payer s’élevèrent à une somme énorme ; le comte d’Armagnac, lorsqu’il fut remis en liberté, restait encore débiteur de deux cent cinquante mille livres. Il aurait bien voulu se soustraire à l’obligation d’acquitter cette somme. Il s’adressa au prince Noir et le pria d’obtenir que Gaston lui en fit la remise. La Guyenne, la Xaintonge, le Poitou, le Bigorre et les hommages des seigneurs dont les États se trouvaient enclavés dans ces provinces, venaient d’être cédés à l’Angleterre par le traité de Bretigny. Édouard les avait donnés à tenir en fief à son fils. Ce prince, dit Froissard, répondit au comte d’Armagnac : « Vous fûtes pris par armes et par belle journée de bataille, et mit notre cousin le comte de Foix, son corps et ses gens en avanture contre vous ; et si la fortune fut bonne pour lui et contraire à vous, il ne doit pas pis valoir. Par fait semblable, monseigneur mon père ni moi ne saurions gré à qui nous prieroit de remettre arrière ce que nous tenons par belle aventure et la bonne fortune que nous eûmes à Poitiers, dont nous regracions Notre Seigneur. » Cette réponse ne rebuta pas entièrement le comte. Il eut recours à la princesse de Galles ; et comme celle-ci connaissait la courtoisie de Gaston, elle pria ce chevalier de lui octroyer un don. Le comte de Foix se tenait sans doute sur ses gardes. Il répondit à la princesse qu’un pauvre bachelier comme lui ne pouvait faire de sacrifices bien considérables ; que, néanmoins, il accordait ce qu’elle demanderait, pourvu que cela n’excédât pas soixante mille livres. La princesse insista pour que remise entière fût faite au comte d’Armagnac de ce qu’il redevait sur sa rançon ; mais Gaston s’en défendit, et l’on trouva qu’il agissait encore bien généreusement. Au reste, cette conduite était en tout conforme à sa manière d’agir habituelle. Il passait, à juste titre, pour un des princes les plus courtois et les plus magnifiques de cette époque ; mais en même temps il était ennemi de toute folle largesse. Sa cour, qu’il tenait à Orthez, était le rendez-vous de ceux qui se distinguaient par quelque genre de mérite, soit dans les arts, soit dans lettres, soit dans la guerre. Il se plaisait à rassembler autour de lui les plus braves chevaliers, les meilleurs écrivains. La valeur malheureuse était certaine de trouver dans ses États un généreux accueil. En 1367, après la bataille de Navarrète, il donna d’abord asile à D. Enrique de Trastamare. Ensuite il permit que l’aîné de ses fils naturels, Bernard de Foix, embrassât le parti du roi fugitif. Aussi quand la guerre fut terminée, pour reconnaître les services de Bernard, D. Enrique lui donna Medina-Celi, le maria avec Isabelle de La Cerda, petite-fille d’Alphonse le déshérité, et c’est de cette alliance que les ducs de Medina-Celi se glorifient de descendre[16]. Gaston avait été heureux dans toutes ses guerres ; cependant il préférait le repos de ses sujets à la gloire militaire. Toute la splendeur dont il était entouré ne l’empêchait pas d’apporter dans ses dépenses une sage économie, et, dit Froissard, il voulait savoir tous les mois ce que le sien devenait. Toujours en doute à cause de ses querelles avec les Armagnacs, voulant rester neutre entre les rois de France et d’Angleterre, il avait amassé d’immenses trésors qui lui assuraient le moyen de lutter avec avantage contre quiconque l’attaquerait. Ses troupes étaient nombreuses, bien payées ; et tandis que les terres soumises aux rois de France et d’Angleterre étaient ravagées par les compagnies, les siennes étaient respectées. Il n’était pas de pillard qui osât faire une injure, ni dérober un denier dans ses États. La justice y était sévèrement gardée. Heureux d’être à l’abri des désordres de la guerre, ses sujets payaient sans hésiter et sans se plaindre les tailles qu’il avait imposées. Il prenait, le fort portant le faible, deux francs par an sur chaque feu. Personne n’en murmurait, tandis que le prince Noir ne put, sans provoquer un soulèvement, établir en Guyenne un fouage de moitié moins considérable. Ce prince, pour replacer Don Pèdre le Cruel sur le trône de Castille, avait pris à sa solde les compagnies de routiers, commandées par Hugues de Carbolay. Il leur devait des sommes qu’il ne savait comment payer. Il assembla donc dans la ville de Niort les seigneurs et les députés des principales communes de l’Aquitaine et leur demanda la levée, pendant cinq ans, d’un subside d’un franc par feu sur toute la province. Non-seulement les seigneurs refusèrent, mais encore ils se rendirent à Paris et vinrent porter leurs plaintes au roi Charles V, comme à leur souverain légitime ; car, bien que de fait les Anglais fussent en possession de l’Aquitaine, cependant ni le roi d’Angleterre ni celui de France n’avaient, relativement aux droits de suzeraineté, échangé les renonciations réciproques stipulées par le traité de Bretigny. Après avoir pris le temps de faire ses préparatifs, Charles V fit ajourner le prince Noir à comparaître en personne devant la Cour des pairs, afin d’y répondre aux plaintes qui s’étaient élevées contre lui. Édouard était loin de s’attendre à ce message. Il resta quelques instants pensif, puis il répondit à ceux qui le lui avaient apporté : « Nous irons voulentiers à Paris, puisque mandé nous est du Roi de France ; mais ce sera le bassinet en tête et soixante mille hommes en notre compaignie. »

Les effets ne répondirent pas à cette bravade. Un soulèvement de toute la noblesse de la Guyenne prévint les attaques du prince de Galles ; et trois années s’étaient à peine écoulées que cette province presque entière était rentrée sous la domination française. Pendant toute la lutte, Gaston s’était soigneusement tenu à l’écart. Il avait également repoussé les offres que lui avaient faites, chacun de leur côté, les rois de France et d’Angleterre. Il avait observé une parfaite neutralité. Cependant, en voyant le duc d’Anjou s’approcher du Béarn à la tête d’une armée de quinze mille hommes, enlever Saint-Sevère et assiéger Lourdes, il craignit que le comte d’Armagnac ne profitât des circonstances pour faire porter la guerre au cœur de ses États ; il se détermina à écouter les avances qui lui étaient faites par le prince français. Le duc d’Anjou s’engagea à faire remettre à Gaston le Bigorre, auquel celui-ci prétendait avoir droit comme héritier de Constance de Moncade. De son côté, le comte de Foix promit de faire livrer aux Français la ville de Lourdes. Elle était défendue par un chevalier de sa famille, appelé Pierre Arnault de Béarn. Il le fit mander auprès de lui. Ce brave gentilhomme, avant de se rendre à cette invitation, confia le commandement de la place à son frère Jean de Béarn et, en présence de toute la garnison, il lui fit jurer de ne remettre la place qu’au roi d’Angleterre dont il la tenait ; ensuite il alla trouver le comte de Foix.

Gaston lui fit bon accueil, et, après l’avoir retenu à Orthez pendant quelques jours, il lui dit, en présence de plusieurs seigneurs : « Le duc d’Anjou pense que je favorise la défense du château de Lourdes, et il en est courroucé contre moi. Je ne veux pas encourir la malveillance d’un si haut prince. Ainsi je vous fais commandement, en tant que vous pouvez méfaire envers moi, et par la foi et lignage que vous me devez, que vous rendiez le châtel de Lourdes.»

Bien qu’Arnault de Béarn s’attendit à cette demande, en se l’entendant adresser publiquement, il demeura tout interdit ; mais son trouble ne dura qu’un instant, et il répondit avec fermeté : « Monseigneur, vraiment je vous dois foi et hommage, car je suis un pauvre chevalier de votre sang et de votre terre ; mais le châtel de Lourdes ne vous rendrai-je jà. Vous m’avez mandé, si pouvez faire de moi ce qu’il vous plaira ; je le tiens du roi d’Angleterre qui m’y a mis et établi, et à personne qui soit je ne le rendrai fors à lui. » Gaston n’était pas accoutumé à ce qu’on lui résistât. La réponse loyale du gouverneur de Lourdes le transporta de fureur. « Oh ! traître, s’écria-t-il, tu as dit non ; tu ne l’as pas dit pour rien. » Et, se précipitant sur le malheureux chevalier, il le frappa de cinq coups de dague, sans que celui-ci essayât de se défendre. « Ah ! Monseigneur, disoit-il, vous ne faites pas gentillesse : vous m’avez mandé et me occiez. » Ces paroles ne désarmèrent pas Gaston, il fit jeter le blessé dans un cachot où bientôt il mourut ; « car, dit Froissard, il fut pauvrement soigné de ses plaies. »

Loin de déterminer les défenseurs de Lourdes à se rendre, la mort d’Arnault de Béarn ne fit qu’accroître leur courage. Le duc d’Anjou se vit forcé de lever le siége. Ainsi l’acte de cruauté commis par Gaston, que rien n’aurait pu justifier, n’eut pas même pour lui cette espèce d’excuse que donne quelquefois le succès. Il faut d’ailleurs le dire, cet emportement n’est malheureusement pas un fait isolé dans la vie de ce prince : lui si courtois, si affable avec les étrangers, si sage dans le gouvernement de ses États, apportait dans ses relations habituelles une violence de caractère qui faisait trembler tous les membres de sa famille. Sa femme n’eut pas à se plaindre seulement des atteintes portées par lui à la foi conjugale. Cette époque était sur ce point moins scrupuleuse que la nôtre ; mais elle eut beaucoup à souffrir de son caractère irascible, et, après vingt-cinq années de mariage, elle fut contrainte à se retirer en Navarre. Une question d’argent servit de prétexte à cette séparation. Le sire d’Albret, fait prisonnier par Gaston, se voyait dans l’impossibilité d’acquitter immédiatement les 50,000 francs exigés pour sa rançon. Le roi de Navarre avait offert de répondre du paiement de cette somme ; mais Gaston refusait une semblable caution. Cependant il finit par céder aux instances d’Agnès ; il accepta la garantie de son beau-frère, toute mauvaise qu’elle lui semblât. Le sire d’Albret fut mis en liberté. Il se passa long-temps avant qu’il eût acquitté sa dette ; enfin il en fit déposer le montant au roi de Navarre, sa caution, qui s’appropria cet argent. Vainement Gaston en demanda la remise ; vainement Agnès se rendit en Navarre pour le réclamer ; Charles le Mauvais répondit qu’un douaire lui était dû à elle par son mari, et que, pour en assurer le paiement, il conserverait la somme qu’il tenait entre ses mains. « Ah ! Monseigneur, dit la dame, vous mettez trop grande haine par cette voie entre monseigneur et vous ; et si vous tenez votre propos, je n’oserai retourner en la comté de Foix, car monseigneur m’occiroit et diroit que je l’aurois déçu. — Je ne sais, dit le roi, qui ne vouloit pas mettre l’argent hors de ses mains, si vous demeurerez ou si vous retournerez ; mais je suis chef de cet argent, et à moi en appartient la garde pour vous, et jamais ne partira de Navarre. » La comtesse de Foix ne put déterminer Charles le Mauvais à se désister de sa prétention, et, comme elle craignait les emportements de Gaston, elle resta en Navarre.

Peut-être la rigueur inflexible du caractère de Gaston contribua-t-elle aussi à entretenir l’animosité qui existait entre lui et le comte d’Armagnac. La paix jurée entre eux fut de nouveau rompue. Le comte Jean espérait sans doute prendre sa revanche de la défaite de Launac. Il obtint d’abord quelques avantages, et il enleva la ville de Cazères ; mais son triomphe ne fut pas de longue durée. Aussitôt que Gaston eut connaissance de la prise de cette place, il envoya deux de ses capitaines pour l’investir. Il leur commanda de mettre tous les paysans en réquisition ; de les occuper à couper des arbres pour en former de fortes barricades devant les portes de la ville, de manière à ce que personne ne put en sortir. Au bout de peu de jours, il arriva lui-même à la tête de 500 hommes d’armes, et son premier soin fut de faire continuer, tout autour des murailles, les barricades que l’on avait construites d’abord devant les portes seulement. Il agissait ainsi, parce qu’il savait que les Armagnacs n’avaient pas eu le temps de faire entrer beaucoup de vivres dans la ville, et il espérait qu’en affamant les assiégés il en aurait bientôt raison sans coup férir. En effet, ceux-ci eurent promptement épuisé leurs provisions ; ils furent obligés de capituler. Gaston exigea que le comte Jean d’Armagnac qui était dans la place, que les gentilshommes et les gens d’armes qui s’y trouvaient avec lui en sortissent un à un par un trou fait à la muraille. À mesure qu’ils passaient par cette ouverture, il fallait qu’ils remissent leurs armes. Ensuite ils furent conduits en prison où ils demeurèrent jusqu’à ce qu’ils eussent acquitté la rançon fixée pour chacun d’eux.

La guerre entre les comtes de Foix et d’Armagnac dura encore plusieurs années, et la fortune ne cessa pas d’être favorable à Gaston. Enfin, la paix fut de nouveau conclue en 1379. Cette fois on essaya de la cimenter d’une manière durable. Pour éteindre les inimitiés qui divisaient les deux familles, on proposa de marier le fils unique de Gaston à Béatrix, fille du comte Jean. Cette jeune princesse était remplie de grâces, et l’enjouement de son caractère lui avait fait donner le surnom de La Gaie. Ces deux enfants étaient encore trop jeunes pour qu’il fût possible d’accomplir le mariage ; mais le contrat fut signé ; la cérémonie des fiançailles fut célébrée le lendemain de la fête des Rameaux, 4 avril 1379, et l’on put croire enfin que la Langue-d’Oc allait jouir du repos dont elle avait été si long-temps privée. Cette espérance dut s’accroître encore lorsque Charles le Sage, au mois d’août de l’année suivante, choisit Gaston Phœbus pour son lieutenant dans cette partie du royaume. Tout promettait une ère de calme et de prospérité ; mais comme dit un vieux proverbe : « De la coupe jusqu’aux lèvres advient souvent grand destourbier. » Quelques jours seulement après qu’il eut confié à Gaston le gouvernement de cette province, le 16 septembre 1380, Charles le Sage rendit son âme à Dieu. Un des premiers actes par lesquels les tuteurs de Charles VI signalèrent leur déplorable administration, fut la révocation des pouvoirs conférés au comte de Foix. Ils nommèrent à sa place le duc de Berry dont les habitants de la Langue-d’Oc connaissaient par expérience le caractère cruel et avare. À la nouvelle de ce changement, les notables du pays, réunis à Toulouse, décidèrent que de très humbles remontrances seraient adressées au roi ; mais en même temps, pour le cas où leurs représentations ne seraient pas écoutées, ils se préparèrent à la résistance. Ils prièrent le comte de Foix de vouloir bien recevoir la province sous sa protection et mirent à sa disposition tous les moyens nécessaires pour en chasser les compagnies de brigands et de routiers que le duc d’Anjou y avait laissées.

Prenant à cœur de justifier la confiance que lui témoignaient les populations, Gaston s’empressa de rassembler ses troupes. Il marcha contre les routiers et les atteignit auprès de Rabastens, au moment où ils venaient de piller un monastère ; ces misérables, pris à l’improviste, n’opposèrent qu’une faible résistance ; plus de quatre cents d’entre eux furent faits prisonniers. Ils étaient souillés de crimes et ne méritaient aucune pitié ; aussi Gaston les fit-il pendre aux arbres du voisinage ou noyer dans le Tarn.

Pendant que le comte de Foix s’appliquait à rétablir dans le pays l’ordre et la sécurité, les députés de l’assemblée de Toulouse étaient arrivés à la cour. Ils demandèrent que le gouvernement de la province fut laissé au guerrier à qui Charles V l’avait confié ; mais on répondit que le roi avait fait connaître sa volonté et qu’elle était irrévocable. Les députés reprirent donc la route de leur province, bien déterminés à maintenir ce qui avait été arrêté dans l’assemblée de Toulouse. De leur côté les régents tentèrent une démarche auprès de Gaston. Ils lui firent porter une lettre du roi et lui demandèrent ses conseils et son assistance. La réponse de Gaston fut loin de les satisfaire. Il blâma la nomination du duc de Berry, et il déclara que, pour son compte, « tant comme il auroit la vie au corps, il ne souffriroit en Langue-d’Oc seigneur ou partie. » Il n’était plus d’accommodement possible. Des deux côtés on prit les armes. Les troupes conduites par le duc de Berry, rencontrèrent celles de Gaston dans une plaine aux environs de Revel, le 16 juillet 1381. Les bandes du comte de Foix se composaient de vieux soldats exercés depuis long-temps aux fatigues de la guerre. Elles eurent bientôt fait pencher la fortune en leur faveur. L’armée royale fut mise complètement en déroute. Cette victoire permettait à Gaston les plus vastes espérances ; mais s’il se fût laissé éblouir, les évènements n’eussent pas tardé à dissiper ses illusions.

Dans tous les temps, dans tous les lieux, le peuple est le même. Lorsqu’il ne sent plus peser sur lui la main de l’autorité légitime, il s’abandonne au délire des passions démagogiques. La ville de Béziers, la première, devint le théâtre de ces drames sanglants qui accompagnent toutes les révolutions. La populace, soulevée contre les officiers municipaux qu’elle accusait d’être favorables au duc de Berry, s’empara de l’Hôtel-de-Ville. À l’approche du danger, le viguier et les consuls s’étaient réfugiés dans une tour qui paraissait à l’abri d’un coup de main. Le siége en eût été trop long pour l’émeute ; la tour était en partie construite en bois ; on y mit le feu, et quand les malheureux qui s’y étaient retirés demandèrent à se rendre, on les rejeta impitoyablement dans les flammes. Un sergent d’armes du roi fut massacré chez lui. Un autre, qui avait cherché un asile dans l’église, fut arraché de l’autel et massacré sur une tombe du cimetière. Les maisons des notables furent pillées. Des scènes semblables éclatèrent dans beaucoup de villes de la Langue-d’Oc et servirent de prélude à la révolte des Tuschins qui, bien plus terrible que la Jacquerie, désola pendant longtemps le Midi de la France. Ces misérables qui dans le principe, pour se réunir, avaient invoqué un prétexte politique, n’étaient en réalité organisés que pour le meurtre et le pillage. Lorsqu’un homme avait le malheur d’être arrêté par eux, ils regardaient si ses mains étaient calleuses, et s’ils n’y trouvaient pas les traces que laisse le travail de la terre ou des professions mécaniques, ils le massacraient impitoyablement. S’ils prenaient un chevalier, ils lui remettaient son casque sur la tête après l’avoir fait rougir dans un brasier. Ils inventaient chaque jour de nouveaux genres de torture. Rien n’égalait leur cruauté, si ce n’est leur amour du pillage et de la dévastation. Gaston ne voulut pas qu’on pût lui reprocher d’avoir fait cause commune avec de semblables auxiliaires. Il s’empressa d’abdiquer le pouvoir que l’assemblée de Toulouse lui avait confiée. Il remit le gouvernement au duc de Berry et laissa à ce prince la tâche difficile de détruire les Tuschins. Pour lui, il se retira dans ses États, et, sans se mêler davantage aux troubles qui désolaient la Langue-d’Oc, il se borna à défendre ses sujets de toute insulte et de toute agression.

Jusqu’à ce jour le sort n’avait cessé de favoriser Gaston. Ses richesses ainsi que son pouvoir avaient toujours été en s’accroissant. Cependant, sa part d’infortune et de douleur lui était aussi réservée. Depuis long-temps Agnès vivait reléguée en Navarre. De vains efforts avaient été tentés auprès de Gaston pour qu’il la rappelât à Orthez. Dès 1373, le pape Grégoire lui avait écrit à cet égard ; mais il n’avait voulu consentir à aucun rapprochement. Cependant il n’était pas assez cruel pour priver entièrement Agnès des caresses de son fils. Il permit au jeune Gaston d’aller la visiter dans sa retraite. Au dire de quelques auteurs, ce jeune homme ressentait vivement l’injure faite à sa mère, et pour la venger, lorsqu’il revint de ce voyage, il rapporta du poison qu’il voulait employer pour faire périr son père ; mais son projet fut découvert. Une quinzaine de jeunes seigneurs, qui avaient été élevés avec lui et que l’on considéra comme les complices de son crime, furent suppliciés par les ordres de Gaston Phœbus ; quant au jeune comte, il fut renfermé dans une prison où il périt par la main du bourreau.

Froissard raconte cette catastrophe d’une manière différente. Son récit est celui qu’on faisait en secret à la cour de Gaston lorsqu’on osait parler de ce terrible évènement. Au moment où le jeune Gaston allait quitter la Navarre, Charles le Mauvais le prit à part et lui dit : « Mon beau neveu, vous vous désolez, ainsi que moi, de l’aversion que le comte de Foix manifeste maintenant pour votre mère, Cependant, il est un moyen infaillible de la faire cesser. Il suffit de répandre une partie de cette poudre sur les plats qui seront servis à votre père. « Aussitôt qu’il en aura mangé, vous serez bien réjoui, beau neveu, car vous verrez son esprit se changer comme par enchantement. Il ne voudra plus entendre parler d’autre chose que d’avoir sa femme, et, une fois avec elle, ils s’aimeront si tendrement qu’ils ne pourront se passer l’un de l’autre. »

La renommée de perfidie que le roi de Navarre n’avait que trop méritée, aurait dû tenir le jeune Gaston en méfiance ; mais l’inexpérience de son âge lui fit ajouter foi aux paroles de son oncle. En attendant l’occasion d’en faire usage, il cacha soigneusement la poudre qui lui était donnée. Elle était renfermée dans un petit sachet qu’il portait sur sa poitrine. Cependant il ne fut pas en son pouvoir de garder entièrement le secret. Il couchait dans la même chambre que l’un de ses frères bâtards nommé Ivain. Celui-ci aperçut la bourse, voulut savoir ce qu’elle contenait ; en sorte que Gaston lui avoua la vertu qu’il attribuait à ce philtre.

Trois jours plus tard, en jouant à la paume, les deux frères se prirent de querelle. Ivain, maltraité par son aîné, alla se plaindre à son père d’avoir été battu. Depuis son retour de Navarre, lui dit-il, mon frère porte sur sa poitrine une boursette pleine de poudre. Je ne sais comment il la veut employer ; mais il prétend que, par ce moyen, Madame Agnès rentrera bientôt en maîtresse à Orthez. Surpris de cette révélation, Gaston Phœbus attendit l’heure du repas pour approfondir les soupçons qu’elle lui inspirait. Lorsqu’il fut assis à table, il appela son fils comme s’il voulait lui parler à l’oreille, et, saisissant le moment où celui-ci se baissait, il lui plongea la main entre sa tunique et la poitrine, et en retira le sachet. Aussitôt il mit de la poudre sur un morceau de pain, et, ayant appelé un chien, il le lui donna à manger. L’effet du poison ne tarda pas à se faire sentir ; le malheureux animal expira au milieu d’affreuses convulsions. À cette vue, Gaston Phœbus, transporté de fureur, voulut se jeter sur son fils. Les chevaliers qui assistaient à cette scène se mirent au-devant de lui. « Oh ! Gaston ! traître ! s’écriait le comte de Foix ; pour toi, pour accroître ton héritage, j’ai voué guerre et haine au roi de France, au roi d’Angleterre, au roi d’Espagne, au roi d’Aragon ; je me suis bien tenu contre eux, et c’est toi qui me veux faire mourir ! Ah ! tu es un monstre ; mais tu en mourras ! »

Dans sa colère, il fit mettre à mort une quinzaine de gentilshommes attachés à la personne de son fils. Il renferma celui-ci dans une prison, et rassembla à Orthez, pour le juger, tous les nobles et prélats de Foix et de Béarn. Lorsque les notables du pays eurent entendu l’objet pour lequel on les avait convoqués, ils s’écrièrent d’une voix unanime. « Monseigneur, sauve votre grâce, nous ne voulons pas que Gaston meure ; c’est votre héritier, plus n’en avez. » Gaston se laissa toucher. Il promit d’épargner la vie de son fils, et se borna à le retenir en prison. Il y avait deux semaines que ce jeune prince était enfermé, lorsque le gardien, en lui offrant sa nourriture, aperçut intacts, dans un coin de la chambre, les aliments qu’il lui avait apportés depuis plusieurs jours. « Adonc referma-t-il la chambre et vint au comte de Foix et lui dit : — Monseigneur, pour Dieu, merci, prenez garde dessus votre fils ; car il s’affâme là en la prison où il git, et crois qu’il ne mangea oncques puis qu’il y entra ; car j’ai vu tout tant que je lui ai porté tourné d’un côté. De cette parole le comte s’enfelonna, et, sans mot dire, il se départit de sa chambre et s’en vint vers la prison où son fils étoit. Et tenoit, à la malheure, un petit coutelet dont il appareilloit ses ongles et nettoyoit. Il fit ouvrir l’huis de la prison et vint à son dit fils ; et tenoit l’alumelle de son coutel, et si près de la pointe qu’il n’en avoit pas hors de ses doigts l’épaisseur d’un gros tournois. Par mal talent, en boutant ce tant de pointe en la gorge de son fils, il l’asséna en je ne sais quelle veine, et lui dit : Ah ! traître, pourquoi ne manges-tu ? Et tantôt s’en partit le comte sans plus rien dire ni faire, et rentra en sa chambre. L’enfant fut sangmué et effrayé de la venue de son père, avec ce qu’il étoit faible de jeuner et qu’il vit ou sentit la pointe du coutel qui l’atoucha à la gorge ; car, tant petit que ce fut, ce fut en une veine : si se tourna d’autre part, et là mourut ; et à peine étoit rentré le comte en sa chambre quand nouvelles lui vindrent de celui qui administroit l’enfant, qui lui dit : — Monseigneur, Gaston est mort. »[17].

La douleur de Gaston fut grande : il prit des vêtements de deuil, fit célébrer d’une manière magnifique les obsèques de son fils ; mais ces témoignages d’affliction ne purent ni calmer sa douleur, ni le garantir du nouveau malheur qui devait bientôt l’atteindre. Une jeune femme, nommée Marguerite, vivait depuis plusieurs années à la cour d’Orthez. Elle était bonne, pieuse et charitable ; elle était aimée de tout le monde, et l’on ne pouvait lui reprocher qu’une faute : de vivre maritalement avec Gaston Phœbus, lorsqu’il n’était pas possible à l’Église de consacrer leur union. Plus que personne elle fut affectée de la mort de ce pauvre enfant. Peut-être sa conscience lui reprochait-elle de n’être pas tout-à-fait étrangère à ce funeste évènement. Peut-être devait-elle croire que, sans elle, Gaston Phœbus n’eût pas si rigoureusement tenu sa femme reléguée en Navarre. Quoi qu’il en fût, un soir qu’elle était agenouillée dans son oratoire, elle crut entendre, près d’elle, gémir l’âme du jeune Gaston, qui venait demander des prières. Elle en fut tellement effrayée, que ses femmes la trouvèrent évanouie au pied de son prie-Dieu. La tristesse glaciale qui régnait alors à la cour d’Orthez n’était pas de nature à effacer l’impression profonde que cette vision avait faite sur son esprit. Les consolations de la religion ne purent non plus la dissiper ; aussi, au bout de peu de temps, la pauvre Marguerite rendit son âme à Dieu. Ce fut pour le comte de Foix un nouveau sujet de tristesse. Il chercha, dans la religion, un soulagement à ses chagrins. « Il récitoit, rapporte Froissard[18], planté[19] d’oroysons ; tous les jours un nocturne du Psautier, heures de Notre-Dame, du Saint-Esprit, de la Croix et Vigile des morts. Il a même composé des prières dont une copie se trouve à la suite du manuscrit conservé à la Bibliothèque Nationale, sous le no 7097. Aucun bibliographe, jusqu’à ce jour, n’en a parlé, et cependant elles ne sont pas sans intérêt. Elles donnent quelques détails sur les premières années de l’auteur. « Je les ai composées jadis, écrit-il dans sa lettre au duc de Bourgogne, quand mon Seigneur fut courroucé contre moi. » On pourrait inférer de cette phrase qu’elles ont été écrites pour calmer les ennuis de sa captivité lorsqu’il fut renfermé au Châtelet. Mais il s’y trouve des passages qui ne sauraient s’appliquer à sa jeunesse.


« Dieu tout-puissant, je vous ai supplié de m’accorder l’honneur des armes, et vous m’en avez comblé.

» Tellement que chez les Sarrazins, les Juifs, les chrétiens, en Espagne, en France, en Allemagne, en Lombardie, en çà et au-delà des mers, par votre grâce mon nom est connu.

» En quelque lieu que j’aie été, j’ai remporté la victoire, et vous avez livré tous mes ennemis entre mes mains. »


Certainement ces versets ne sont pas d’un jeune prince, mais d’un guerrier renommé pour ses exploits. Gaston les a donc écrits dans son âge mûr, au milieu des afflictions dont la Providence l’a frappé. Au reste, les évènements ne lui permirent pas de s’abandonner long-temps à son chagrin : le bruit des armes vint faire diversion à sa douleur. Deux ans ne s’étaient pas écoulés depuis la mort de son fils, lorsque, vers la fin de l’année 1382, le comte de Flandres fut chassé de Bruges par ses sujets révoltés. Le roi de France, en qualité de seigneur suzerain et de protecteur du prince détrôné, conduisit en personne une armée contre les rebelles. Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, avait le plus grand intérêt au succès de cette guerre. Il était gendre et présomptif héritier du comte de Flandres. Aussi Gaston Phœbus, lié depuis long-temps par une étroite amitié avec le duc Philippe, ne pouvait se dispenser de prendre part à cette lutte. Il accourut à la tête de ses chevaliers, dont les efforts contribuèrent à la victoire de Rosebecq. Ce fut le dernier des faits d’armes qui signalèrent la glorieuse carrière de Gaston. De retour dans ses États, il s’appliqua surtout à y faire régner l’ordre et la justice. Après les soins du gouvernement, la chasse et l’étude des lettres lui aidèrent à tromper le souvenir de ses chagrins. C’est probablement vers ce temps qu’il prit la résolution d’écrire son livre de vénerie. Le poème de Gace de la Vigne était alors dans toute sa nouveauté. Cet auteur, successivement chapelain de Philippe le Valois, de Jean et de Charles V, avait, après la bataille de Poitiers, accompagné le roi dans sa captivité. C’est à Bedefort en Angleterre, l’an MCCCLIX, qu’il commença son roman du mandement du roy Jehan, affin que messire Philippes, son quart fils, duc de Bourgoigne, qui adonc étoit jeune, apprist les déduits pour eschever[20] le pesché oiseulx. Ce livre ne put être achevé avant 1374[21] ; et il venait d’être offert au duc de Bourgogne quand eut lieu la campagne de Flandre. Gaston, disciple fervent des Muses, grand amateur de toute espèce de chasse, et lié d’amitié avec le duc Philippe, dut nécessairement en avoir connaissance. Il paraît s’en être inspiré. De même que Gace de la Vigne, il a prétendu combattre le péché oiseulx. Ocieuseté, dit-il, est cause de tous les sept péchiés mortels… Or, te prouveray comme le bon veneur ne peut être ocieux. Mais Gaston n’a pas voulu traiter le sujet que Gace de la Vigne avait approfondi. Il n’a pas donné, comme dit M. Gaucheraud[22], les détails les plus minutieux sur les devoir du fauconnier, du perdriseur, de l’oiseleur, et sur toutes choses nécessaires à volerie ; c’est de vénerie seulement que Gaston s’est occupé. Il a commencé son livre le 1er mai 1387. Par conséquent il était en train de l’écrire lorsque Froissard se rendit auprès de lui. Notre aimable chroniqueur n’avait fait encore que deux volumes de son histoire. « Je m’avisay, dit-il, que je ne vouloye pas séjourner de non poursuir ma matière et pour savoir vérité des lointaines besongnes sans que j’y envoyasse autre personne en lieu de moi, pry voie raisonnable et achoison d’aller devers haut prince et redouté maître, Gaston comte de Foix et de Béarn ; et bien savoye que si je pouvoye avoir la grâce de venir en son hostel et là estre à loisir, je ne pourroye mieux au monde écheoir pour être informé justement de toutes nouvelles ; car là sont et s’y trouvent moult volontiers, tous chevaliers et écuyers étrangers, pour la haute noblesse de lui ; et de tout ainsi comme je l’imaginay, il m’en avint. Si remontray ce, et le voyage que je vouloye faire à mon très redouté seigneur le comte de Blois lequel me bailla ses lettres de familiarité adreçans au comte de Foix. Et tant chevauchai, enquerant de tous cotez nouvelles, que par la grace de Dieu, sans péril et sans dommage, je vins en son hostel à Ortais, au pays de Béarn, le jour sainte Catherine (25 novembre) de l’an de grâce MCCCLXXXVIII. Lequel comte de Foix, sitost comme il me veit, me fit bonne chère[23] et me dit en riant en bon françois que bien il me cognoissoit et se ne m’avait oncques mais veu, mais plusieurs fois avoit ouy parler de moi. » Ce fut à Orthez que Froissard recueillit en grande partie les matériaux de ses deux derniers volumes.

Chacun se prêtait à lui fournir des détails sur les faits de cette époque. Il en recevait même du comte de Foix qu’il voyait tous les jours. Chaque soir, après souper, il lui lisait quelques passages de l’Histoire de Méliadus et de Gyron le Courtois. Ce roman, qui fait partie du cycle de la table ronde, avait été composé par Hélie de Borron pour le roi d’Angleterre Henry III. Il ne laissait donc pas d’avoir quelques années de date. Néanmoins les copies en étaient encore rares ; mais Froissard en avait apporté une, et Gaston prenait le plus grand plaisir à l’entendre.

La cour d’Orthez avait alors repris son ancienne splendeur. La présence de Jeanne, fille du comte de Boulogne, en augmentait encore l’éclat. La garde et la tutelle de cette jeune princesse avaient été confiées au comte Gaston, son parent. Les partis les plus brillants briguaient son alliance ; car, indépendamment de ce qu’elle était jeune et jolie, elle devait apporter en dot le comté d’Auvergne, la baronie de Lunel, et plusieurs châteaux dans la Langue-d’Oc. Gaston éluda quelque temps les demandes en répondant que sa pupille était trop jeune. Enfin l’oncle du roi, le duc de Berry, qui était resté veuf de la fille du comte d’Armagnac, se mit lui-même sur les rangs. Heureux de faire entrer sa cousine dans la maison royale de France, Gaston se fit néanmoins prier pendant quelque temps pour donner plus de prix à son consentement, puis il finit par l’accorder ; puis, quand toutes les affaires d’intérêt eurent été réglées, il fit partir Jeanne pour aller au-devant des ambassadeurs qui devaient la recevoir. Elle fut accompagnée par les chevaliers les plus distingués de Foix et de Béarn, au nombre de plus de 500 lances. C’est au milieu de cette escorte, digne de la fille d’un roi, que Froissard quitta la cour d’Orthez. Il suivit Jeanne jusqu’à Riom en Auvergne, où devait se célébrer le mariage. Il fut présent à toutes les fêtes auxquelles cette union donna lieu. Quant au duc de Berry, qui, malgré son grand âge, avait pressé la conclusion de cette affaire avec l’ardeur et la vivacité d’un jeune homme, il ne lui fut possible de se rendre à Riom que deux jours après sa fiancée ; mais telle était son impatience, qu’arrivé dans la nuit de la Pentecôte (6 juin 1389), il voulut que le mariage fùt célébré le jour même.

Le voyage que le roi Charles VI fit cette année, dans le midi de la France, donna encore lieu à Gaston de déployer sa magnificence. Les exactions commises par les agents du duc de Berry désolaient, depuis long-temps, la Langue-d’Oc. Mais la crainte d’attirer sur soi la haine et la vengeance de ce prince, empêchait que personne fit parvenir au roi les réclamations de la province. Enfin, un religieux de l’ordre de Saint-Bernard, nommé Jean de Grand-Selve, eut le courage de porter, au pied du trône, les plaintes de ses compatriotes. Malgré les obstacles que lui suscita le duc de Berry, ce moine généreux parvint jusqu’au roi. En présence de toute la cour et du duc lui-même, il exposa hardiment le but de son voyage. Le roi fut touché des maux dont on lui présentait la peinture. Il promit qu’il ferait un voyage sur les lieux pour le soulagement des peuples. La guerre, les affaires du gouvernement, l’avaient empêché, pendant quelque temps, d’accomplir cette promesse. Enfin il fixa son départ au jour de la Saint-Michel, 29 septembre 1389. Après avoir traversé la Bourgogne et avoir été trouver le pape dans Avignon, Charles VI visita Nîmes, Montpellier, Béziers, Narbonne et une quantité d’autres villes. Partout il s’efforça de mettre un terme aux abus, et de donner satisfaction à ceux qui avaient souffert, en punissant quelques coupables. Aussitôt qu’il fut arrivé à Toulouse, il témoigna l’impatience qu’il avait de voir le comte de Foix ; depuis la campagne de Flandre, il n’avait pas eu l’occasion de le rencontrer. Il s’empressa donc de lui envoyer le maréchal de Sancerre et le sire de La Rivière. Gaston, de son côté, afin de se rapprocher du passage du roi, avait transporté sa cour à Mazères, à quatorze lieues seulement de Toulouse. C’est là que les envoyés le trouvèrent. « Monseigneur de Foix, dit le maréchal de Sancerre, notre très cher sire, le roi de France, vous mande par nous que vous le veuilliez venir voir à Toulouse, où il se travaillera tant qu’il vous viendra voir aussi en votre pays.

» — Messire Louis, répondit Gaston, je ne veux pas que le roi ait ce travail pour moi ; mieux appartient que je l’aie pour lui. Si lui direz, ainsi, de par moi, s’il vous plaît, que je serai là à Toulouse dedans quatre jours. »[24]. À leur retour, les envoyés trouvèrent le roi occupé à jouer aux échecs. — Eh bien ! dit ce prince dès qu’il les aperçut, le comte de Foix voudra-t-il venir ? — Il a très grande affection de vous voir, répondit La Rivière, et il sera à Toulouse dans quatre jours. — Or bien, dit le roi, nous le verrons bien volontiers.

Comme il l’avait promis, Gaston arriva le quatrième jour, amenant avec lui deux de ses fils naturels, Yvain et Gratien. Il était accompagné de deux cents chevaliers de Foix et de Béarn qu’il avait mandés, de la fleur de la noblesse et des États du comté, en sorte que sa suite se composait de plus de six cents chevaux.

Le comte de Foix fut reçu aux Jacobins, et le reste de la journée se passa à installer, dans leurs logements, les personnes qui l’avaient accompagné. Le lendemain, escorté de deux cents chevaliers, il se rendit au château que Charles VI occupait. Le roi, pour lui faire honneur, avait quitté ses appartements, et l’attendait dans la grande salle. « Gaston, lorsqu’il vit ce prince, les seigneurs de France, son frère et son oncle, pour honorer le Roi et non autrui, s’agenouilla tout bas d’un genou, et puis se leva et passa avant, et à la seconde fois il s’agenouilla moult près du Roi. Le Roi le prit par la main et l’embrassa, et leva sus et lui dit : Comte de Foix, beau cousin, vous êtes le bienvenu. Votre vue et venue nous réjouit moult grandement.

» — Monseigneur, répondit le comte de Foix, grand merci, quand tant vous en plaît à dire. » Il s’entretint ensuite longtemps avec le roi. Il eut l’honneur de dîner à la même table que lui, avec les ducs de Bourbon et de La Marche. « Quand on eut dîné, on leva les tables, et après grâces rendues, on prit autres esbatements, et furent le roi et les seigneurs en étant sur leurs pieds en chambre de parement, près de deux heures, en ayant ménestriers, car le comte de Foix s’y délectoit grandement. »

Tant que Gaston resta à Toulouse, il y eut chaque jour de nouvelles fêtes et de nouveaux divertissements où il se signala par sa magnificence. Il donna un jour à dîner aux ducs de Bourbon, de Touraine, de la Marche et aux principaux seigneurs qui avaient accompagné le roi. Charles s’y rendit lui-même vers la fin du repas, suivi seulement de quelques chevaliers. « Le comte de Foix, de la venue du roi, pour ce que tant s’étoit humilié que de venir jusque à lui, fut très grandement réjoui, et aussi fut toute la compagnie. » Les divertissements durèrent jusqu’à la nuit ; et quand le roi voulut se retirer, Gaston couronna la journée en offrant de riches présents aux personnes qui étaient venues à cette fête. Il donna en cette circonstance plus de soixante chevaux de bataille, palefrois ou mulets tout harnachés[25]. Les héraults du roi et ses ménétriers reçurent deux cents couronnes d’or.

Au milieu de ces plaisirs les affaires sérieuses ne furent point oubliées. Le roi eut en particulier de longues conférences avec le comte de Foix. Celui-ci n’avait plus d’héritier en ligne directe. Ses États devaient passer à un collatéral, Matthieu de Castelbon, son cousin, dont il croyait avoir à se plaindre. Il préféra laisser, après sa mort, ses domaines au roi. Il lui en fit donation. Le roi, de son côté, s’engagea à lui payer cent mille francs d’or ; à lui assurer la jouissance viagère du comté de Bigorre, que, toutefois, le roi aurait le droit de reprendre pour une somme de cinquante mille francs, dans le cas où ce comté devrait être cédé au roi d’Angleterre avec lequel on était en négociations pour conclure une paix définitive. Le jour où ce traité fut signé, Gaston eut encore l’honneur de dîner avec le roi, puis le lendemain il partit pour Mazères afin de se préparer à l’y recevoir ; et il sut dépasser en cette occasion tout ce qu’on attendait de lui.

Charles VI quitta Toulouse le 7 janvier 1390. Dès qu’il eut mis le pied sur les terres du comte, il rencontra des troupeaux de moutons et de bœufs gras, conduits par des seigneurs déguisés en pasteurs ; et ceux-ci vinrent lui en faire hommage de la part de leur maître. On lui offrit aussi plusieurs beaux chevaux des haras du comte. Tous portaient des colliers avec des sonnettes d’argent. En un mot, Gaston ne négligea rien pour recevoir dignement son hôte ; aussi Charles se plaisait-il à répéter que, si le comte de Foix était un grand capitaine, il était aussi le prince le plus courtois et le plus généreux de son époque.

Après le départ du roi, Gaston retourna à Orthez où il reprit son existence habituelle. La vénerie occupait alors une grande place dans la vie des princes et de la noblesse. C’était à cette époque le délassement favori, aussi n’est-il pas étonnant de trouver les historiens remplis d’évènements arrivés à la chasse. Le frère même de Gaston, Pierre de Béarn, à la suite d’une journée où il avait été obligé de combattre long-temps contre un ours, au grand péril de son corps, fut saisi d’accès de démence. Le soir, à peine était-il endormi, qu’il se levait, s’armait, tirait son épée et s’agitait comme s’il se fût défendu contre un redoutable adversaire. Cette affection, qui le jetait dans des états terribles, alla toujours en empirant jusqu’à ce qu’elle eût causé sa mort.

Olhagaray rapporte aussi qu’un des premiers comtes de Foix, Rogier II, « estant allé à la chasse du cerf avec Madame Eximène, fort content et joyeux ce jour-là, ayant couru long-temps, lassé d’une si longue corvée, l’heure du dîner passant, il se voulut refreschir ; et comme on lui donnoit à boire, ayant prins quelque morceau d’un pasté de sanglier, il tomba de son siége et, roulant les yeux en la teste, mourut sans mot dire. »

Ce fut aussi à la suite d’une partie de chasse que Gaston Phœbus rendit l’âme. Voici le récit de cet évènement tel que nous l’a transmis Froissart[26] :

« En ceste meme saison (mai 1391) mourut le noble et gentil comte de Foix assez merveilleusement. Je vous diray par quelle incidence. Vérité est que de tous esbats de ce monde souverainement il aimoit le déduit des chiens et de ce il étoit très bien pourveu ; car tousjours il en avoit à sa plaisance plus de seize cents…

» Le comte de Foix estoit en la marche d’Ortais et estoit allé jouer, ébattre et chasser ès bois de Sauveterre sur le chemin de Pampelune en Navarre, et avoit, le jour qu’il mourut, toute la matinée avant nonne, chassé un ours. La prise de l’ours veue et la curée faite, jà estoit basse nonne. Si demanda à ceux qui estoyent de lez lui quelle part on lui avoit appareillé à disner. On lui respondit à l’hospital de Rion, à deux petites lieues d’Ortais. Tout ainsi comme il fut dit, il fut fait. Ils s’en vindrent tout le pas, chevauchant au village dessus nommé. Le comte de Foix et ses gens descendirent à l’hostel, puis il entra en sa chambre, laquelle il trouva toute jonchée et pleine de verdure fresche et nouvelle, et les parois d’environ toutes couvertes de rameaux tous verts pour y faire plus frais et odorant ; car le temps et l’air du dehors estoit merveilleusement chaud ainsi qu’il est au mois de may. Quand il se sentit en ceste chambre fresche et nouvelle, il dit : « Celle verdure me fait grand bien, car ce jour a esté asprement chaud. » Et là s’assit sur son siége ; puis devisa un petit à messire Espaing du Lyon, et parloit des chiens et lesquels avoient le mieux couru. Ainsi comme il parloit et devisoit, entrèrent en la chambre messire Ivain, son fils bastard, et messire Pierre Cabestan, qui vindrent (jà estoient les tables couvertes en la chambre mesme). Adonc demanda-il l’eau pour laver. Deux escuyers saillirent avant : Raimonnet Lasne et Raimonnet de Componne ; et Cayendon d’Espaigne prit le bacin d’argent, et un autre chevalier (qui se nommoit messire Tibaut) prit la nape. Il se leva de son siége et tendit les mains avant pour laver. Sitôt que l’eau froide descendit sur ses dois (qu’il avoit beaux et droits), le visage lui pallit, et le cueur luy tressaillit, et les pieds lui tressaillirent aussi, et cheut sur le siége tourné, en disant : « Je suis mort ! Sire Dieu, mercy ! » Oncques depuis ne parla ; mais il ne mourut pas si tost, ains entra en peine et en tranché. Les chevaliers (qui là estoient tous esbahis) et son fils le prirent entre leurs bras moult doucement et le portèrent sur un lit, et le couchèrent, et couvrirent et cuidèrent qu’il n’eut seulement qu’une deffante… On lui meit en la bouche pain et eau, espices et toutes choses confortatives ; et tout ce rien ne lui valut, car, en moins de demie heure, il fut mort et rendit son ame moult doucement.

» Dieu par sa grace lui soit miséricors. »

Le lendemain, le corps de Gaston fut apporté à Orthez où, quelques semaines plus tard, on lui fit de magnifiques funérailles. Gaston Phœbus avait à peine achevé sa soixantième année. L’usage de la chasse et l’habitude des exercices du corps avaient entretenu chez lui la vigueur et l’agilité de la jeunesse. De longues années semblaient donc encore lui être réservées. Sa fin inattendue surprit tout le monde et vint empêcher l’accomplissement du traité qu’il avait conclu avec le roi pour la cession de ses États. Dès que la mort du comte de Foix fut connue à la cour de France, Charles VI envoya quatre commissaires pour prendre possession de ses domaines. Le maréchal de Sancerre reçut l’ordre de s’approcher des frontières ; mais les esprits n’étaient pas encore préparés à un changement de domination. Le pays de Foix eût accepté volontiers sa réunion à la couronne de France ; mais le Béarn tenait davantage à son indépendance. Il se montrait favorable aux prétentions de Matthieux de Castelbon ; il était à craindre que ce jeune seigneur, s’il était privé de l’héritage de Gaston, ne voulût soutenir ses droits par les armes et qu’il n’appelât à son aide les ennemis de la France. Charles, en ce moment, avait bien assez de ses démêlés avec le duc de Bretagne. D’ailleurs, le vicomte de Castelbon avait mis la main sur les richesses mobilières de Gaston que personne ne pouvait lui disputer. Il n’avait pas trouvé dans son épargne moins d’un million d’écus d’or. Il lui fut donc facile de gagner les personnes qui conseillaient le roi. Par le conseil des États de Béarn, il fit appel à la générosité de ce prince qui, en effet, par lettres-patentes en date, à Tours, du 20 décembre 1390, lui abandonna l’héritage entier du comte de Foix.

Quant aux bâtards de Gaston, une rente leur fut assurée pour les mettre à même de soutenir leur rang avec honneur. Ivain même, admis à la cour de Charles VI, devint un de ses compagnons de plaisir ; mais ce fut pour son malheur. Le 29 janvier 1393, à un bal que donnait la reine, il figura avec le roi dans une funeste mascarade. Le roi, déguisé en satyre, conduisait cinq seigneurs habillés comme lui et enchaînés les uns aux autres. Ils étaient vêtus de toile enduite de poix sur laquelle on avait appliqué des étoupes. Soit par accident, soit par malveillance, le duc d’Orléans ayant approché un flambeau, les étoupes s’enflammèrent. Le roi fut sauvé ; mais Ivain et trois autres seigneurs moururent au bout de quelques jours couverts d’horribles brûlures.

Tous les historiens ont placé Gaston au rang des meilleurs princes. Ce n’est pas qu’il faille justifier pour cela quelques actes de violence regrettables dans sa carrière ; mais il fut pleuré de ses sujets. Il avait su assurer leur repos et leur prospérité ; car c’est une vérité que l’histoire de nos jours a trop démontrée : ce n’est pas la douceur, l’humanité des princes, qui fait le bonheur des États. Avant toute autre vertu il faut aux souverains une main ferme et prudente qui maintienne l’ordre et qui comprime les factions. À cet égard, Gaston Phœbus, le destructeur de la Jacquerie, l’adversaire implacable des Routiers et des Tuschins, était doué au plus haut point de cette sagesse rigoureuse qui assure le calme des États.

Gaston fut d’ailleurs l’ami, le protecteur des lettres ; lui-même il les cultiva avec succès. Il composa beaucoup de poésies dans la langue de ses montagnes, et parmi ces vieux refrains populaires qui font retentir les vallées du Béarn, s’il se trouve des couplets brillants de fraîcheur, de grâce et de naïveté, on les attribue encore au bon comte de Foix. Les prières qu’il a laissées sont écrites partie en français, partie en latin. Elles portent l’empreinte de son caractère. On y retrouve le prince et même le chasseur. A-t-il une comparaison à choisir, c’est au chenil qu’il l’emprunte.

« Péchiez, je vous puis bien comparer à la morsure d’un chien enragié ; car la morsure est petite, mais le venin est très grand ; car premièrement il enfle ; puis après il rend grand douleur ; et puis vient en fièvre et en perd le manger et le boire ; puis vient en frénaisie et en desconnoissance de toutes choses et en la fin s’en suit la mort.

» Certes, ainsi est-il de péchié ; car quand on le fait, il semble petite chose ; mais après il enfle ; car à peine sera un péchié qu’il n’attraye un autre ou celui meisme autrefois, tout ainsi comme l’enfleure atrait les humeurs du corps. »

L’écrit le plus important de Gaston Phœbus est son livre de chasse. Comme veneur, Gaston fait autorité. C’est chez lui que Du Fouilloux, Salnove et tous leurs successeurs sont venus puiser à pleines mains. Comme écrivain, il emploie un langage toujours logique ; il n’est pas un auteur de son temps qui l’emporte sur lui pour la netteté de l’expression. Gaston Phœbus envoya un manuscrit de cet ouvrage à Philippe le Hardi, fils du roi Jean et premier duc de la deuxième Maison de Bourgogne. Selon M. Gaucheraud[27], ce manuscrit pourrait être celui qui se trouve maintenant à la Bibliothèque nationale, inscrit sous le no 7098. Je ne saurais partager cette opinion.

Si le manuscrit no 7098 eût appartenu à Philippe le Hardi, on y trouverait les armes de ce prince ; car, au moyen-âge, lorsqu’on copiait un livre, on ne manquait pas d’y dessiner le blason du seigneur auquel il était destiné. Or, dans le manuscrit no 7098, au bas de la première page du prologue, on a dessiné des armoiries ; mais ce ne sont pas celles du duc de Bourgogne.

Le manuscrit envoyé à Philippe le Hardi contenait non-seulement le livre de chasse de Gaston, mais encore un recueil de prières composées par lui. Ces prières ne se trouvent pas dans le manuscrit no 7098.

Enfin nous lisons dans Argote de Molina :

« … En 1387, Gaston Phœbus, comte de Foix, seigneur de Béarn, écrivit en français un excellent ouvrage qu’il dédia à Philippe de France, duc de Bourgogne, comte de Flandre et d’Artois. Ce manuscrit passa par héritage entre les mains de S. M. catholique le roi notre seigneur[28]. Il fait partie des livres apportés de Bourgogne en Espagne par Philippe Ier, ayeul de S. M. Il est orné d’enluminures exécutées avec le plus grand talent. Il est placé dans la Bibliothèque de San Lorenço[29], avec un autre livre en langue et en caractères turcs, orné de dessins, qui fut donné à S. M. par don Fernand de Carrillo, comte de Priego, et qui provient du butin fait à la bataille de Lépante[30]. »

Je ne connais aucun auteur qui, depuis Argote de Molina, ait parlé de ce manuscrit. Il ne se trouve plus à l’Escurial. Je présumais donc que ce manuscrit avait péri dans l’incendie du 7 juin 1671, qui a dévoré une partie de cette bibliothèque[31]. Néanmoins j’ai voulu m’en assurer et savoir d’une manière exacte ce que ce manuscrit est devenu. M. Jose Caveda, l’un des conservateurs, a répondu : « Dans le courant de l’année 1809, a disparu de la bibliothèque de l’Escurial le livre de vénerie à propos duquel vous me questionnez[32]. » Puisque le manuscrit envoyé par Gaston Phœbus au duc Philippe le Hardi se trouvait encore à l’Escurial en 1809, il n’est certainement pas le no 7098 qui nous occupe, car celui-ci figure sur les catalogues de la bibliothèque depuis plus de deux siècles.

Au bas de la première page du prologue de ce manuscrit se trouve un écu écartelé au 1er et 4e d’or à trois pals de gueules, qui est de Foix[33] ; au 2e, et 3e d’or à deux vaches de gueule accolées et clarinées d’azur, qui est de Béarn.

Ces armes sont celles de Gaston et de ses successeurs. Il est donc probable que ce livre a été copié pour un comte de Foix ; mais pour lequel ?

Gaston, mort en 1391, a eu pour héritier son cousin-germain, Matthieu de Foix, vicomte de Castelbon. En 1400, Matthieu étant décédé sans enfant, un arrêt du Parlement envoya en possession de tous ses domaines sa sœur Isabelle de Castelbon et Archambaud de Grailly, captal de Buch, qu’elle avait épousé. Ce sont eux qui ont formé la souche dont est sortie la deuxième maison de Foix. Leur fils, Jehan, leur succéda en 1413 et s’efforça de donner à sa cour l’éclat qu’avait eu celle de Gaston Phœbus. Il se montra preux chevalier, protégea les lettres, et fut renommé pour sa galanterie. Aussi Alain Chartier, à la fin de son joli poème des Deux fortunes d’amour, fait élire Jehan pour décider quelle fortune d’amour est préférable :

Une dame, quant ce vint à sa fois,
Alla nommer le bon comte de Foiz,
Sage et entier,
Très noble Jeban, de Phœbus héritier,
Et qui porte son écu en quartier,
Et qui toujours suit l’amoureux métier.
Quant on l’ouy
Ainsi nommer, chacun s’en esjouy
Comme celui qui d’honneur a jouy,
N’oncques nul d’eux sa court ne deffouy ;

Ains se soubmisdrent
En son décret ; et ainsi lui promisdrent ;
Et devant lui en jugement se misdrent ;
Et les dames leur povoir luy commisdrent
En son absence.
Toutes dirent qu’il a sens et science,
Et de chacun escouter patience,
Et en amour bien grant expérience,
Et grand savoir,
Valeur, bonté, hault cœur et bon vouloir
Et droit avis pour connoître le voir[34] ;
Et qu’il vaut bien à belle dame avoir.
Aussi son port
En fait assez témoignage et rapport ;
Car il porte en son mot par déport,
Comme celui qu’amour maine à bon port :
J’ai belle Dame.
...............

Alain Chartier, né en 1386, mort en 1458, n’a pu parler de Jehan second, car ce prince n’a hérité du comté de Foix qu’en 1470. C’est donc bien le fils d’Archambaud de Grailly qu’Alain Chartier appelle l’hoir, l’héritier de Phœbus. C’est celui-là qui portait pour devise : J’ai belle dame. Or, au verso du dernier feuillet du manuscrit, no 7098, on lit ces deux vers :

Ce livre est à celuy qui sans blasme
En son droit mot porte : J’ai belle dame.

Ce manuscrit a donc été la propriété de Jehan Ier de Foix. Cependant il est possible qu’il ait été copié pour un de ses prédécesseurs. En effet, la devise de Jehan Ier me paraît ajoutée après coup. Elle est d’une écriture plus grosse, plus contournée que le caractère du corps de l’ouvrage. Je serais volontiers porté à admettre l’opinion du savant M. Paulin Paris, et à penser que ce manuscrit a été écrit sous les yeux de Gaston lui-même, qui voulait conserver un exemplaire de son ouvrage. Dans ce cas, il serait tracé de la main d’un des quatre secrétaires que « par esbatement Gaston ne nommoit ne Jehan, ne Gautier, ne Guillaume, mais qu’il appeloit Mal-me-sert[35]. » Ce livre aurait ensuite passé par héritage entre les mains de Matthieu de Castelbon, d’Isabelle de Foix et de Jehan Ier. Au reste, ceci n’est qu’une conjecture. Un seul point est certain, c’est que ce livre, ayant été la propriété de Jehan Ier, ne saurait avoir été transcrit postérieurement à l’année 1436. C’est donc le plus ancien, c’est aussi le plus correct des manuscrits qu’il m’a été possible de consulter.

Après ce manuscrit, celui qui m’a semblé le plus curieux est aussi conservé maintenant à la Bibliothèque nationale. Il porte le no 7097. L’écriture en est un peu moins belle que celle du no 7098. L’orthographe en est aussi plus moderne. Dans celui de Jehan Ier on trouve toujours le mot car écrit quar, selon l’étymologie latine quare. Le son que nous exprimons maintenant à l’aide des lettres gn, comme dans les mots baigner, montagne, y est rendu par les lettres nh : bainher, montainhe. C’était, aux xiiie et xive siècles, la manière d’écrire adoptée dans la langue d’Oc. C’est encore l’orthographe employée dans le patois béarnais et dans la langue portugaise. Au contraire, le no 7097 écrit toujours car, montagne, ce qui est évidemment plus moderne de près d’un siècle.

Mais si ce manuscrit est moins ancien que celui de Jehan Ier, il lui est bien supérieur pour les miniatures magnifiques dont il est enrichi. Les vignettes des deux volumes sont la reproduction plus ou moins altérée d’un type primitif. Les artistes qui les ont exécutées les ont seulement modifiées selon leur caprice ou selon leur talent. Celles du manuscrit de Jehan Ier sont simplement ombrées en noir ; celles du no 7097, au contraire, sont enluminées et enrichies partout d’un grand luxe de dorure. Elles sont surtout d’une finesse inexprimable. On peut citer, par exemple, la vignette qui représente le chenil. On y voit un valet de chien coiffé d’un chapeau de paille dont on distingue parfaitement les tresses. Malgré cette excessive ténuité de détails, on ne saurait reprocher à ces dessins ni raideur ni sécheresse.

Comparées aux ouvrages qui nous restent de Jehan Foucquet, enlumineur de Louis XI, les vignettes de ce manuscrit paraissent plus vigoureuses de ton ; le coloris en est plus vif, le paysage y est incomparablement mieux traité ; mais le dessin des personnages est beaucoup moins correct. Elles ne sont donc pas de Jean Foucquet ; mais elles sont et de son époque et de son école. Ce beau manuscrit porte les armes de Saint-Vallier[36]. Il est donc probable qu’il a été copié pour Aymar de Poitiers, seigneur de Saint-Vallier, qui a épousé Marie, fille naturelle de Louis XI et de Marguerite de Sassenage, ou bien pour leur fils Jean de Poitiers. Celui-ci était amateur de vénerie tellement passionné, qu’il donna le nom de Diane à sa fille.

En 1523, lors de la conspiration du connétable de Bourbon, Jean de Poitiers fut arrêté à Lyon, et l’on trouva dans ses papiers le chiffre dont le connétable se servait pour sa correspondance avec l’Empereur. Condamné à mort par arrêt du Parlement de Paris, du 16 janvier 1523, il fut conduit à l’échafaud et il était sur le point de s’agenouiller pour recevoir le coup de la mort, quand arriva la grâce obtenue par Diane de Poitiers, sa fille.

L’arrêt de condamnation ayant prononcé la confiscation de tous les biens de Saint-Vallier, ce beau manuscrit de Gaston Phœbus passa entre les mains de François Ier. Ce prince, grand amateur de chasse, l’emporta en Italie pendant sa désastreuse campagne de 1525, et son bagage ayant été pillé à la bataille de Pavie, ce volume tomba entre les mains d’un soldat. Celui-ci le vendit à Bernard, évêque de Trente, qui en fit hommage à Ferdinand, infant d’Espagne, archiduc d’Autriche, frère de Charles-Quint. Cela est constaté par cette lettre, en latin, inscrite au verso de la première page de garde[37].


« Serenissimo ac invictissimo Hyspaniarum principi Ferdinando archiduci Austriæ et Domino suo colendissimo Bernardus Episcopus Tridentinus humillissimam sui commendationem et servitutis oblationem.

» Parthorum rex, serenissime Princeps, a quoquam sine munere adiri non consueverat, idem mihi de tuâ mayte cogitantj, ne vacuis (ut aiunt) manibus te regem, et in terris Deum meum accederem : quum ut optimè scis aurum mihi non sit, neque argentum, forte nuper fortunâ oblatus est liber iste, non utique indecorus, adeptus in illâ gloriosissimâ Cæsaris Caroli fratris tui amantissimi contra Gallos apud Papiam vicloriâ : cujus quidem libelli series me protinùs admonuit tuæ servitutis non meum munus esse debere, eidem igitur illum, qualiscumque sit, in signum, et in testimonium meæ erga se perpetuæ servitutis et observantiæ offerre non erubesco : et si certus sum munus baud quaquà tanto principe dignum esse, minimè tamen dubito quin ejus lectio te plurimum sit oblectatura, et pro tuâ magnanimitate ac benignitate, quibus tu solus reliquos principes superas, largientis animum non ipsum munusculum quod tenue est aspicies, quantum ad magnitudinem spectat nihil omnino deficit : quamquam fortassis in libello ipso multa defuisse videantur, quominus sibi decenter offerri debuisset, a me tamen plura expectari non possunt : quum jam diù omnia et me ipsum eidem dedicaverim ac devoverim.

» Vale diu fœlix, invictissime princeps, Bernardii que servulum tuum (ut scies) jugiter commendatis habe, et ut cæpisti favoribus tuis clementer contende. »


Ce manuscrit de Gaston Phœbus resta environ cent trente ans au pouvoir de la Maison d’Autriche. Une défaite l’avait fait sortir de France, la victoire l’y ramena. Pendant les campagnes que Turenne fit dans les Pays-Bas, le lieutenant-général marquis de Vigneau devint propriétaire de ce volume ; il en fit hommage à Louis XIV, et cette mention fut inscrite au verso du deuxième feuillet de la table des matières :


« Le 22 juillet de l’année 1661, le roy estant à Fontainebleau, le sieur marquis de Vigneau, lieutenant-général dans les armées de S. M., eut l’honneur de lui donner ce livre ; moi, lecteur ordinaire de la chambre, présent.

» La Mesnardière. »

Louis XIV déposa le manuscrit à la Bibliothèque. Il y fut inscrit sous le no 7097 ; il porte l’estampille de la Bibliothèque du roi au bas de la première page de la table. Il ne devait donc plus sortir de cette collection ; mais, quelques années plus tard, Louis XIV le fit redemander et ne le rendit pas. Sa place resta long-temps vide. Enfin, pour combler cette lacune, on acheta d’un habitant de Nevers un autre manuscrit du même ouvrage, copié vers la fin du xvie siècle. Quant au manuscrit de Saint-Vallier, il fut remis par Louis XIV à son fils, le comte de Toulouse.

Des mains du comte de Toulouse ce manuscrit est passé par succession en celles de la Maison d’Orléans. Il faisait partie de la bibliothèque particulière de Louis-Philippe. En 1848, il se trouvait à Neuilly lorsque ce château fut incendié par la populace. Plusieurs fois M. Brenot, bibliothécaire du Palais-Royal, avec une complaisance excessive, m’avait permis de consulter ce manuscrit. Je craignis, au moment du désastre, qu’il ne tombât entre les mains d’individus qui le laisseraient périr ou qui le feraient disparaître. Je prévins de son existence les conservateurs de la Bibliothèque nationale. Porteur d’une recommandation de M. Naudet, je me transportai à Neuilly et je contribuai, autant que cela fut en mon pouvoir, à faire rentrer ce beau manuscrit à la Bibliothèque nationale. La reliure seule a été endommagée ; les angles sont écornés ; une des gardes est maculée de sang ; mais heureusement le corps de l’ouvrage est intact.

Il existe encore à la Bibliothèque nationale plusieurs manuscrits de l’ouvrage de Gaston Phœbus ; mais aucun, ni pour l’ancienneté, ni pour la pureté du texte, ni pour la beauté des vignettes, ne saurait être comparé aux manuscrits de Jehan Ier et de Saint-Vallier.

On conserve à la Bibliothèque Mazarine un manuscrit de cet ouvrage numéroté P/514, relié en maroquin rouge, avec les armes de France en dorure. L’écriture et l’orthographe sont du xvie siècle. Ainsi, on lit dans ce manuscrit ung au lieu de un, montaigne et alignier au lieu de montainhe et alinher.

Au bas du premier feuillet sont peintes les armes de la famille Pot-de-Rhodes : « D’or à la fasce d’azur, au lambel de gueule à trois pendans. » Après les premières lignes du chapitre 38, comme on doit fère l’assemblée soit en yver soit en esté, on trouve les mêmes armes de Pot-de-Rhodes écartelées de celles de Balzac d’Entrague : « D’azur à trois sautoirs d’argent au chef d’or à trois sautoirs d’azur. » Ce manuscrit a donc été copié pour Jean Pot, seigneur de Rhodes et de Chemaut, prévot et maître des cérémonies de l’ordre de Saint-Michel, ambassadeur à Rome, à Vienne et en Angleterre, postérieurement à son alliance avec Georgette de Balzac. Or, leur contrat de mariage, auquel ont assisté la reine de Navarre et le connétable de Montmorency, porte la date du 10 mai 1538.

Le manuscrit de la Bibliothèque Mazarine se trouve donc plus moderne que toutes les éditions de Vérard, de Trepperel et de Lenoir ; car la moins ancienne est de 1525. Aussi en reproduit-il presque toutes les bévues.

Quant aux vignettes de ce volume, elles n’ont pas été copiées d’après celles des anciens manuscrits ; elles ont un galbe beaucoup plus moderne et me semblent présenter le caractère de dessins originaux.

Il existe deux manuscrits de Gaston Phœbus au Vatican ; un à la Bibliothèque royale de Suède ; un à celle de Cambridge J’ai le regret de n’avoir pu obtenir aucun renseignement sur leur correction ou sur leur beauté.

La plus ancienne édition du livre de Gaston Phœbus date des dernières années du xve siècle. Elle a été publiée par Antoine Vérard. À cette époque, les éditeurs, pour s’attribuer le profit et l’honneur que devait rapporter le livre imprimé par eux, supprimaient la date de l’ouvrage, dissimulaient le nom de l’auteur. C’est ainsi que Vérard en avait agi pour la traduction d’Orose et des Quatre Vertus, de Sénèque. Ainsi fit-il pour le livre de Gaston Phœbus. Il l’intitula : Phœbus des déduicts de la chasse des bestes sauvaiges et des oyseaux de proye. Or, ce titre ne peut convenir à l’ouvrage du comte de Foix qui ne s’est nullement occupé de fauconnerie. Il est vrai que Vérard a joint au traité de vénerie une partie du poème de Gace de la Vigne, comme si les deux ouvrages eussent été du même auteur.

Sous le rapport de l’exécution matérielle, cette édition est magnifique. Elle forme un beau volume in-4o à deux colonnes, enrichi de gravures sur bois. Le papier en est ferme, bien collé ; l’encre est noire, et les caractères gothiques sont d’une grande netteté.

Mais sous le rapport de la correction, rien n’est plus pitoyable : la date est supprimée ; les noms sont défigurés ; le comte de Béarn y devient un seigneur de Beauru ; les passages sont tronqués ; le sens est presque partout altéré ; ainsi on fait dire par l’auteur que le lièvre a grand peur de courir ! il y a dans le texte : grand pouvoir ; que la biche porte comme la vache quelquefois deux saisons ! il y a dans le texte : quelquefois deux faons. Il n’est pas de page où l’on ne puisse signaler quelque faute aussi grossière.

En tête du livre est un prologue en vers détestables qui se termine de cette manière :

Prince begni, ce livre est de grant art
Que vous a fait votre servant Vérard.

La seconde édition est de Treperel. J’ai fait de vaines démarches pour la trouver. Elle n’existe dans aucune des Bibliothèques publiques de Paris, ni dans celles des départements que j’ai été à même de visiter. Je dois donc m’en rapporter à ce qu’en disent les bibliographes. Elle est petit in-folio goth., de 118 feuillets. Elle se termine par ces mots : Ci fine le livre de Phébus imprimé par Jehan Treperel. Au-dessous se trouvent ces deux lettres : A-V. On les a prises pour une signature, et l’on dit que l’édition est sans date. Quant à moi, je lirais : an-cinq, c’est-à-dire en complétant le millésime, 1505.

Les frères Lallemant, dans la Bibliographie des Théreuticographes qu’ils ont placée en tête de l’École de la chasse, par Leverrier de la Conterie, signalent deux éditions de Gaston Phœbus, publiées par Philippe Lenoir, l’une en 1515, l’autre en 1520. Il me semble peu probable que deux éditions de cet ancien ouvrage aient été publiées dans un laps de temps aussi court. Je crains que les frères Lallemant n’aient été induits en erreur par cette fraude assez commune en librairie, qui consiste à mettre un titre nouveau en tête des restes d’une édition déjà ancienne dont on veut activer la vente. Pour mon compte, je n’ai pu trouver qu’une seule édition publiée par Lenoir, petit in-4o goth., à deux colonnes, de 78 feuillets, sans pagination. En voici le titre :


Le Myroir de Phébus des déduictz de la chasse aux bestes saulvaiges et des oyseaulx de proye avec l’art de fauconerie et la cure des bestes et oyseaulx ci cela propices.

On les vend à Paris par Philippe Le Noir libraire demourant en la rue Sainct-Jacques à l’enseigne de la Rose blanche couronnée.


Le volume est ainsi terminé :


Cy finist Phébus des déduictz de la chasse nouvellement imprimé à Paris par Philippe Le Noir libraire et l’ung des deux relieux jurés en l’Université de Paris, demourant à la rue Sainct-Jacques à l’enseigne de la Rose blanche couronnée.

XV

15, c’est-à-dire en complétant le millésime, 1515.

Cette édition ne contient pas le poème de Gace de la Vigne. Elle ajoute des fautes nouvelles aux fautes de Vérard dont elle reproduit même le mauvais prologue ; seulement, elle en imprime ainsi les deux derniers vers :

Price begni ce livre esto grat art
Que vos a faict vre servat loyal.

La rime n’est pas riche et le poète n’a pas fait grands frais d’imagination. Trouvera-t-on meilleure l’édition que j’ai corrigée ? Au moins je l’ai faite avec soin, avec conscience, je dirai presque avec amour. Je me suis efforcé d’éclaircir par des notes le sens des mots qui auraient pu embarrasser quelques lecteurs. J’ai essayé de déterminer la valeur et l’étymologie de ceux qui ne se trouvent dans aucun glossaire. Chaque fois que j’ai rencontré des difficultés au-dessus de mes connaissances, j’ai eu recours aux maîtres de la science. À cet égard, j’ai trouvé les conservateurs de la Bibliothèque toujours prêts à me donner des renseignements, à m’indiquer les auteurs où je pouvais trouver une solution satisfaisante. Le savant M. Paulin Paris a surtout été pour moi d’un grand secours, d’une bonté infinie, et je serais mécontent de moi si je terminais cette notice sans y consigner le témoignage de ma vive reconnaissance

Joseph Lavallée.
Séparateur

  1. Primo quando fui natus eram multum perversus et frivolis (sic) ; tantum quod meus pater et mea. Mater verecondebantur ; et omnes dicebant : iste nihil poterit valere et væ erit terræ cujus erit dominus.
    (Manuscrit de la Bibliothèque nationale provenant de Neuilly, n. 7097.)
  2. Rogavi te, qualibet die . quod dares miehi vim et lenitatem ; et tu domine plenus omni bonitate audivisti citô preces meas et dedisti miehi plus quam alicui qui fuisset in meo tempore.
    (Manuscrit précité.)
  3. Froissart, vol. 4, ch. 8.
  4. Chronique d’Alphonse XI, par Nunez de Villazan, ch. 297, 300, 303, 305, 307, 311, 312, 340, et Mariana, liv. 17, ch. 42.
  5. Omnes gentes dicebant : magna perditio tanti hominis tam fortis et tam sapientis qui nil valet in armis.
    (Prières de Gaston Phœbus. Manuscrit provenant de Neuilly, n.7097.)
  6. Cette erreur provient peut-être de ce qu’on donnait, par ignorance, le nom de Sarrazins à tous les Infidèles, et l’on trouve ce passage dans Olhagaray : « Part notre comte de Foix contre les Sarrasins, prié par le maître de Prucia. » Il y avait des Idolâtres, mais non des Sarrazins en Prusse, et d’ailleurs l’expédition de Gaston dans ce pays est seulement de l’année 1358.
  7. 1354, suivant notre manière de compter. C’est-à-dire en faisant commencer l’année au 1er janvier et non à Pasques, ainsi qu’on le faisait alors.
  8. Mépris. Contemptus.
  9. Lequel elles inclinèrent. Elles saluèrent.
  10. Forment. Fortement.
  11. M. Gaucheraud, dans son Histoire de Gaston Phœbus, fo 32, dit qu’en cette circonstance Gaston fut renfermé au Châtelet. Il se trompe d’époque. Ce n’est point en 1354, mais, ainsi que le dit Dom Vaissette, en 1356, que Gaston fut arrêté.
  12. Froissart, vol. 3, chap. 8.
  13. D. Vaissette cite une lettre de Gaston, écrite de Kœnisberg le 9 février 1358, par laquelle il charge ses conseillers Jourdain de Parelle et Raymond d’Alby, d’engager ses sujets à lui avancer la somme nécessaire pour acquitter cette dette.
  14. Vol. 1er, chap. 184.
  15. Compagnie, escorte.
  16. Mariana, liv. 17, chap. 12.
  17. La mort du fils de Gaston eut lieu le 4 janvier 1381.
  18. Vol. 3, ch. 8.
  19. Planté, abondance.
  20. Eschever, esquiver, éviter.
  21. Il y est parlé du chancelier Pierre d’Orgemont, nommé chancelier seulement en 1373.
  22. Histoire de Gaston Phœbus, page 73.
  23. Chère, visage, c’est le mot espagnol cara :

    Cil partout où il vous rencontre
    Belle chière et lye vous monstre,
    Et de vous saluer ne cesse.

    (Roman de la Rose, vers 13037.)
  24. Froissard, vol. 4, chap. 8.
  25. M. Gaucheraud, page 298, dit 600 coursiers, palefrois ou mulets ; mais dans les éditions de Froissard et dans les manuscrits que j’ai consultés, il y a seulement 60.
  26. 4e Vol., ch. 27.
  27. Page 75.
  28. Philippe II.
  29. L’Escurial.
  30. Discurso sobre el libro de la monteria que mandò escrevir D. Alonso de Castilla y de Leon, auctor Gonçalo Argole de Molina. Ch. III, fo 4o vo.
  31. Andrès Ximenez, Descripcion del Escorial, fo 208.
  32. En el ano de 1809 desaparecio de la Biblioteca del Escorial el libro de monteria porque Vmd preguntaba.
  33. C’est une brisure des armes des anciens comtes de Barcelonne qui sont maintenant celles d’Aragon, d’or à quatre pals de gueules. Quand En Berenguer, comte de Barcelonne, épousa, en 1150, la fille du roi Don Ramire le Moine, il voulut conserver son blason et le substitua à celui d’Aragon qui, depuis la bataille d’Alcoraz, était d’argent à la croix pleine de gueules, accompagnée de quatre têtes de rois nègres au naturel, couronnées d’or.

    Les comtes de Foix descendent des anciens comtes de Barcelonne. Froissard ne s’exprime donc pas d’une manière tout-à-fait exacte lorsqu’il dit :

    « En porte le comte de Foix les armes ; car il descend d’Aragon, et sont pallées d’or et de gueules. »

  34. Le voir, le vrai.
    « Ce n’est pas fable que dire vos volons,
    » Ansoiz est voirs autressi com sermon. »
    Roman d’Amite et d’Amis, vers 6 et 7.
  35. Froissart, 3e vol. ch. viii.
  36. D’azur à six besants d’argent 3, 2 et 1, au chef d’or.
  37. Hommage et humble souvenir offert au sérénissime et très invincible Infant des Espagnes, Ferdinand, archiduc d’Autriche, par Bernard, évêque de Trente, son zélé serviteur.

    Sérénissime Infant,

    Il était d’usage chez les Parthes de ne pas approcher de leur roi sans lui apporter quelque offrande. J’ai pensé devoir agir de même avec votre Majesté, et je n’ai pas voulu me présenter (comme on dit) les mains vides devant mon Roi et mon Dieu sur cette terre. Cependant, vous le savez très bien, je ne possède ni or ni argent ; mais le hasard vient de faire tomber entre mes mains ce livre qui n’est pas sans quelque beauté. Il provient du butin enlevé auprès de Pavie lors de cette glorieuse victoire remportée sur les Français par l’empereur Charles, votre frère bien-aimé. Il m’a suffi de lire la table des matières pour comprendre que ce livre devait être à votre usage et qu’il n’était pas mon affaire. Aussi j’ose vous l’offrir comme un signe et comme un témoignage de mon empressement pour votre service. Je sais bien que ce présent est peu digne d’un aussi grand prince. Je ne doute pas néanmoins que sa lecture ne vous intéresse ; et j’espère que cette bonté aussi bien que cette grandeur d’âme qui vous élèvent au-dessus de tous les autres princes, vous feront considérer l’intention du donateur et non l’exiguité de l’offrande. Quant à ce qui touche à l’étendue, rien ne manque dans ce livre, encore que peut-être il y manque bien des choses pour qu’il mérite de vous être offert ; mais il en est beaucoup qu’on ne peut attendre de moi ; car depuis long-temps, tout ce que je possède et ma propre personne vous appartiennent et vous sont dévoués.

    Que Dieu, prince invincible, vous conserve long-temps le bonheur et la santé ; ne laissez pas de Bernard, votre serviteur (comme vous le savez), au nombre des indifférents, et continuez à répandre sur lui vos faveurs.