La Chasse au lion/03

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J. N. Duquet & Cie, éditeurs (p. 75-102).

CHAPITRE III

chasse à la panthère

La panthère se trouve dans les trois provinces de l’Afrique française, entre le littoral et les hauts plateaux, mais plus près du littoral. Il y en a de deux espèces, pareilles quant au pelage, différentes quant à la taille.

La plus grande égale presque une lionne de deux ans. Sa sœur est d’un tiers plus petite. Cet animal chasseur a toutes les manières et toutes les ruses du chat ; son caractère et ses habitudes diffèrent essentiellement de ceux du lion, auquel, en les voyant tous deux, on pourrait croire de prime abord qu’il ressemble.

Tandis que le lion se nourrit aux dépens des populations, la panthère vit du produit de ses chasses.

Le lion descend hardiment dans la plaine et va prendre, à la barbe des Arabes, un bœuf ou un cheval pour son souper.

La panthère craint de quitter le bois, même pendant la nuit, et, si elle n’a pu surprendre un sanglier, un cheval ou un lièvre, elle s’accommodera d’une perdrix ou d’un lapin.

La voix du lion ne peut être comparée qu’au tonnerre, celle de la panthère ressemble, à s’y tromper, au braire du mulet.

Ceci me rappelle un épisode de chasse durant lequel j’ai pu, comme on verra, étudier à mon aise le cri de cet animal et chercher son analogie avec celui des autres bêtes.

C’était le 16 juillet 1845. J’avais été appelé par les habitants de la Mahouna (cercle de Ghelma), pour les débarrasser d’une famille de lions qui avaient pris leurs quartiers d’été chez eux et abusaient des droits de l’hospitalité.

À mon arrivée dans le pays, je reçus tous les renseignements désirables sur les habitudes de ces hôtes importuns, et j’appris que toutes les nuits ils venaient se désaltérer dans l’Oued-Cherf. Je me rendis immédiatement sur les bords de la rivière, où je trouvai non-seulement les pas de ces messieurs sur le sable, mais encore leur sortie et leur rentrée habituelles.

La famille était nombreuse, elle se composait du père, de la mère et de trois enfants déjà majeurs.

J’étais auprès du ruisseau, au milieu d’une douzaine d’Arabes qui m’avaient accompagné.

La rentrée des lions était à quelques pas de là.

D’après les indigènes, c’était dans un fort impénétrable, situé à mi-côte, que devait être le repaire de nos animaux.

Le vieux Taïeb, chef de ce pays, vint à moi, me prit par le bras et me dit, en me montrant les nombreuses traces imprimées sur le sable :

— Ils sont trop, allons-nous-en.

Déjà à cette époque, j’avais passé plus de cent nuits seul et sans abri, à la belle étoile, tantôt assis au fond d’un ravin fréquenté par le lion, tantôt battant les sentiers à peine tracés à travers bois.

J’avais rencontré des troupes de maraudeurs et les lions, et avec l’aide de Dieu et de saint Hubert, je m’étais toujours et heureusement tiré d’affaire.

Seulement l’expérience m’avais appris que deux balles suffisaient rarement pour tuer un lion adulte, et, chaque fois que j’entrais en campagne, je me souvenais, malgré moi, de telle et telle nuit que j’avais trouvée trop longue, soit parce que j’avais été surpris par la fièvre qui forçait ma main à trembler quand je lui commandais d’être ferme, soit parce qu’un orage survenu mal à propos m’avait empêché de voir quoi que ce fût autour de moi pendant des heures entières, et cela au moment où le rugissement du lion répondait au roulements du tonnerre, si près de moi, que je regardais chaque éclair comme une bonne fortune dont j’aurais payé la durée de la moitié de mon sang.

Et cependant, cet isolement, je le chérissais, je le recherchais par esprit de nationalité, afin d’abaisser l’orgueil haineux des Arabes, que j’étais heureux de voir se courber devant un Français, non pas tant pour les services qu’il leur rendait gratuitement et au péril de ses jours, mais parce qu’il accomplissait seul ce qu’ils n’osaient entreprendre en force.

Ainsi, non seulement chaque lion qui tombait était un sujet d’étonnement pour eux, mais encore ils ne comprenaient pas comment un étranger pouvait s’aventurer seul, la nuit, dans ses ravins que les hommes du pays évitaient en plein jour.

Aux yeux des Arabes, braves à la guerre, braves partout, excepté en présence du maître qui, disent-ils, tient sa force de Dieu, le chasseur n’avait pas besoin d’éveiller les douars de la montagne par une détonation lointaine pour obtenir un triomphe.

Il lui suffisait de quitter la tente au crépuscule du soir, et de rentrer sain et sauf à la pointe du jour.

On comprendra facilement que ce sentiment des populations me fit une loi de marcher dans la voie que je m’étais tracée, qu’il me fut même d’un grand secours contre les émotions quelquefois trop fortes, et, je ne crains pas de l’ajouter, contre les angoisses de l’isolement, la nuit, dans un pays hérissé de périls de toute sorte.

L’amour-propre national, qui m’avait fait entrer dans la carrière, une fois satisfait par des succès réitérés, j’aurais pu me faire accompagner par quelques hommes courageux et dévoués, dont la présence seule eût suffi pour rendre ma tâche plus facile ; mais j’étais passionné à un tel point pour ces excursions nocturnes, en tête à tête avec mon fusil, qu’il m’arrivais souvent, alors même que je n’avais aucun espoir de rencontrer le lion, de passer mes nuits sous bois, errant à l’aventure jusqu’au jour, lequel me surprenait bien loin de ma tente, harassé de fatigue tombant de sommeil, mais heureux de l’emploi de mon temps, content de moi-même et prêt à recommencer le soir.

Je ne sais si un seul de mes lecteurs comprendra ce sentiment, car je doute que je l’eusse compris moi-même avant de l’avoir éprouvé.

Un de mes nombreux confrères en saint Hubert viendrait-il avec moi, du soir au matin, et pendant un mois, dans ces gorges sauvages qui semblent faites pour le lion ; aurait-il le bonheur d’entendre cette voix du maître qui impose le silence et l’effroi à tous les êtres de la création : cet homme éprouverait certainement des émotions qui lui sont inconnues ; mais la présence d’un des semblables à côté de lui ne lui permettrait pas de goûter et peut-être de comprendre ce qu’éprouve le chasseur complètement isolé.

En effet, depuis le moment où les premières étoiles se montrent au ciel jusqu’à la pointe du jour, celui-ci est obligé de se garder constamment, de percevoir et de distinguer chaque bruit, de juger promptement s’il ne prend point des pierres pour des maraudeurs ou des maraudeurs pour des pierres, de sonder du regard l’épaisseur du bois, le sentier sur lequel il marche ; de s’arrêter pour écouter et s’assurer qu’il n’est point suivi ; en un mot, de se rappeler qu’il est constamment en danger de mort, sans espoir de secours ; par conséquent, il se sent toujours ému, et cependant est toujours prêt à combattre avec le calme et le sang-froid qui ne sauvent pas toujours dans une lutte si inégale, mais sans lesquels il sait qu’il est perdu sans ressources.

Voilà quelles sont les causes qui ont fait naître en moi la passion de la chasse au lion, faite la nuit et seul.

Si, parmi les chasseurs pour lesquels j’ai écrit ces lignes, il s’en trouvait un qui désirât entrer dans la lice, afin de lui faire comprendre les jouissances qui peuvent dédommager des fatigues morales et physiques qu’éprouve nécessairement celui qui fait un pareil métier, à celui-là je dirais : La carrière est ouverte pouvons, entrez-y vaillamment !

Mais arrière les affûts couverts, les embuscades en usage chez les Arabes !

Arrière la chasse au soleil, seul ou en présence de gens qui vous empêcheront d’avoir peur !

Attendez la nuit, et, au premier rugissement du lion, partez, mais partez seul à pied.

Si vous ne rencontrez pas l’animal, recommencez la nuit suivante si vous le pouvez, et puis l’autre, et puis encore l’autre, jusqu’à ce que votre expédition ait eu un dénoûment.

Si vous en revenez, ce que je désire vivement pour vous céder ma place, je vous promets, en retour de la tablature que vous aurez eue, d’abord une indifférence parfaite pour la mort, avec laquelle vous serez toujours prêt à faire alliance, quelle que soit la forme sous laquelle elle se présentera, ensuite l’estime, l’affection, et la reconnaissance, et plus encore, d’une multitude de gens qui sont et resteront hostiles à tous ceux de votre pays et de votre religion, et enfin des souvenirs qui rajeuniront votre vieillesse.

Si vous n’en revenez pas, ce dont je serais désolé pour vous et pour moi, vous pouvez être sûr qu’à la place où les Arabes trouveront vos restes ils élèveront, non pas un mausolée, comme l’on dit chez nous, mais un monceau de pierres au faîte duquel ils placeront des pots cassés, de la ferraille, des boulets de canon, un tas de choses enfin qui, chez eux, tiennent lieu d’épitaphe et signifient : Ici est mort un homme.

Il est bon que vous sachiez que, chez les Arabes, il ne suffit pas d’avoir des moustaches et de la barbe au menton pour être un homme, et je puis vous assurer que cette simple épitaphe dit plus de choses que bien des phrases élogieuses, et que, pour mon compte personnel, je n’en désire pas d’autre.

Voilà ce que je dirais au chasseur que je ne cherche point, mais que je serais heureux de rencontrer.

Cette digression un peu longue aura pour excuse de servir de transition au récit interrompu et qui va suivre.

Le vieux cheik insista beaucoup d’abord pour me faire rentrer au douar, ensuite pour me laisser quelques hommes, qu’à leur mine je jugeai peu soucieux de rester.

Je refusai ces deux proportions et l’engageai à se retirer avec son monde ; car la nuit approchait et les lions pouvaient descendre d’un moment à l’autre.

Ce brave homme se rendit, bien à regret, à mon invitation, et me demanda, avant de me quitter, la permission de faire avec les siens la prière du soir (sallat el maghreb), afin, dit-il, que Dieu veillât sur moi durant cette nuit, où personne dans la montagne ne fermerait l’œil, et où grands et petits attendraient, le cœur serré, que mon fusil leur parlât.

Tant pis pour ceux qui ne croient pas ; moi, je crois fermement, et je le dis tout haut, au risque de passer pour ridicule aux yeux des imbéciles qui jouent le rôle d’athées, et de l’opinion desquels je me soucie autant que de la poudre que je brûlais aux moineaux quand j’avais douze ans.

Le spectacle de ces hommes, d’une religion différente et hostile à la nôtre, priant pour un chrétien, m’émut profondément, et je regrettai que les usages et les rites du culte que je professe me fissent une loi de ne m’associer que mentalement à cette prière adressée au Dieu de tous les peuples, sous la futaie et sur le terrain même où, dans quelques heures, le drame devait avoir son dénoûment.

La première terminée, le cheik vint à moi et me dit :

— S’il plaît à Dieu d’écouter nos prières, et si tu veux rassurer ceux qui t’aiment, après que tu auras tué, allume le feu que je vais faire préparer par mes hommes, afin que, lorsque nos oreilles auront entendu le signal du combat, nos yeux puissent voir celui de la victoire, et je te promets que nous te répondrons.

Je me rendis volontiers au désir de Taïeb, et un bûcher énorme fut élevé et si bien préparé, qu’il suffisait d’une allumette pour y mettre le feu. Pendant que les gens du cheik s’occupaient de ces préparatifs avec une ardeur peu commune chez les Arabes, qui sont la paresse incarnée, celui-ci était resté près de moi et il me disait.

— Si je savais que tu ne te moques pas de moi, je te donnerais un conseil.

— La parole d’un vieillard, lui répondis-je, est toujours respectée.

— Eh bien, écoute, mon enfant ; si les lions viennent cette nuit, le seigneur à la grosse tête (les Arabes désignent ainsi le lion mâle et adulte) marchera le premier, ne t’inquiète pas des autres.

Les enfants sont déjà trop grands pour que leur mère s’occupe d’eux, et tous comptent sur le père.

Ainsi je te recommande le seigneur à la grosse tête.

Souviens-toi bien que, si ton heure est arrivée, ce sera lui qui te tuera et que les autres te mangeront.

Ses hommes l’ayant appelé en ce moment :

— Allez devant, leur cria-t-il, je vous suis.

Puis, après avoir jeté un regard scrutateur autour de nous comme s’il avait une confidence à me faire, il se pencha à mon oreille et me dit tout bas :

— Il m’a volé ma plus belle jument et dix bœufs.

— Qui t’a volé cela ? lui dis-je sur le même ton.

— Lui, me répondit-il en me montrant du poing le versant de la montagne.

— Mais encore, ajoutai-je impatienté, nomme-moi ton voleur.

— Le seigneur à la grosse tête.

Ces derniers mots me furent dits si bas, que je n’entendis que les dernières syllabes ; mais je devinai le reste et ne pus m’empêcher de rire en me rappelant la recommandation.

Quelques minutes après, le cheik avait disparu sous bois, et je me trouvai seul sur la berge de l’Oued-Cherf, en présence des traces de cinq lions qui étaient venus là la veille, du bûcher préparé en leur honneur, et du repaire mystérieux sur lequel les ombres de la nuit jetaient déjà un voile impénétrable que mon imagination se plaisait à déchirer pour compter les dents et les griffes du seigneur à la grosse tête et de la famille qu’il protégeait.

Cette gorge de la Mahouna, au fond de laquelle je me trouvais, est bien la plus pittoresque et surtout la plus sauvage qu’il soit possible de voir.

Qu’on se figure deux montagnes, taillées presque à pic, dont les versants sont coupés de ravins inextricables et couverts de forêts de chênes-lièges, d’oliviers-sauvages et de lentisques.

Entre ces deux montagnes, l’Oued-Cherf, dont le lit, presque sec en été, est littéralement couvert des voies d’animaux de toute espèce, et en hiver n’est pas guéable à cause des mille affluents dont il est grossi.

À voir cette gorge de loin, on la croirait inhabitable et partant inhabitée. Il s’est trouvé pourtant quelques familles assez hardies pour s’y établir à une époque où, le pouvoir les menaçant dans la plaine, elles ont dû, pour sauver leurs têtes et leurs biens, choisir une retraite sûre.

Malgré les ravages que les lions font dans leurs troupeaux, ces familles indigènes n’ont jamais pensé à émigrer ; chacune d’elles, lorsqu’elle établit son budget annuel, dit : Tant pour le lion, tant pour l’État et tant pour nous. Et la part du lion est toujours dix fois plus forte que celle de l’État.

Les chemins de communication sur les versants des deux montagnes sont si mauvais, que, dans bien des endroits, un homme à pied peut à peine y passer sans courir le risque de se rompre le cou.

Il en est de même pour les gués qui traversent l’Oued-Cherf et communiquent d’un versant à l’autre. Celui par lequel les lions étaient descendus dans la rivière, et que j’allais garder, était comme les autres étroit et encaissé.

À cet endroit, l’Oued-Cherf forme un coude qui borne la vue de tous côtés, de sorte que la place où je me trouvais est, comme le fond d’un entonnoir, tellement sombre, que ni le soleil ni la lune, cet autre soleil à moi, ne l’éclairent jamais.

Depuis cette nuit-là j’en ai passé bien d’autre encore et dans des parages toujours mal fréquentés, cependant aucune d’elles ne m’a paru si courte.

Assis près d’un laurier-rose qui dominait le gué, je cherchais des yeux et de l’oreille le feu d’une tente, l’aboiement d’un chien dans la montagne quelque chose, enfin, qui me dit : Tu n’es pas seul.

Mais tout était silence et obscurité autour de moi, et, aussi loin que la vue et l’ouïe pouvaient chercher, rien des hommes.

J’étais bien en tête à tête avec mon fusil.

Cependant le temps avait marché, et la lune, que je n’espérais pas voir, tant mon horizon était borné, commençait à jeter autour de moi une espèce de demi jour que j’accueillis avec gratitude.

Il pouvait être onze heures, et je finissais par m’étonner d’avoir attendu si longtemps, lorsqu’il me sembla entendre marcher sous bois.

Peu à peu le bruit devint plus distinct ; c’étaient, à n’en pas douter, plusieurs grands animaux.

Bientôt j’aperçus sous la futaie plusieurs points lumineux d’une clarté rougeâtre et mobile qui s’avançaient vers moi.

Cette fois je reconnus sans peine la famille des lions, qui arrivaient par le sentier, marchant à la file vers le gué que j’occupais.

Au lieu de cinq, je n’en comptai que trois, et, lorsqu’ils s’arrêtèrent à quinze pas sur la berge de la rivière, il me sembla que celui qui marchait le premier, quoique d’une taille et d’une physionomie des plus respectables, ne devait pas être le seigneur à la grosse tête dont j’avais le signalement et que le cheik m’avait si chaudement recommandé.

Ils étaient là, tous les trois arrêtés et me regardant d’un air étonné ; suivant mon plan d’attaque, j’ajustai le premier en pleine épaule et je fis feu.

Un rugissement douloureux et terrible répondit à mon coup de fusil, et, dès que la fumée me permit de voir, je distinguai deux lions rentrant sous bois à pas lents, et le troisième, qui, les deux épaules brisées, revenait sur moi en se traînant sur le ventre.

Je compris tout de suite que le père et la mère n’étaient point du parti, ce que je ne regrettai pas un seul instant.

Désormais rassuré sur les intentions de ceux que la chute de leur frère avait éloignés, je ne m’occupai plus que de lui.

Je venais de bourrer de la poudre lorsque, par un effort qui lui fit pousser un long rugissement de douleur, il arriva à trois pas de moi pour me montrer toutes ses dents ; une seconde balle le fit, comme la première, rouler dans le lit du ruisseau : trois fois il revint, et ce ne fut que la troisième balle qui, placée à bout portant dans l’œil, l’étendit roide mort.

J’ai dit qu’au premier coup de feu le lion avait poussé un rugissement de douleur ; au même instant et comme si elle avait vu ce qui s’était passé, une panthère se mit à crier de toutes ses forces sur la rive gauche de l’Oued-Cherf.

Au second coup de feu, le lion ayant rugi comme la première fois, le même cri se fit entendre, et un autre pareil lui répondit plus loin en aval du gué que j’occupais.

En un mot pendant toute la durée de ce drame, trois ou quatre panthères, dont je ne soupçonnais pas la présence dans ces parages et que je n’ai jamais rencontrées ni entendues depuis, firent un bacchanal d’enfer en réjouissance de la mort d’un ennemi qu’elles redoutaient.

Le lion que je venais de tuer était un animal d’environ trois ans, bien gras, bien dodu et armé déjà comme un ancien.

Après m’être assuré qu’il valait bien toute la poudre qu’il m’avait obligé de brûler, et que les Arabes, en le voyant, le salueraient avec satisfaction et respect, je pensai au bûcher, qui ne tarda pas à éclairer les deux versants de la montagne.

Une détonation lointaine me fut apportée par les échos ; c’était le signal de la victoire que le cheik transmettait à tous les douars de la Mahouna, qui y répondirent à leur tour.

À la pointe du jour, plus de deux cents Arabes, hommes, femmes et enfants, arrivaient de tous côtés pour contempler et insulter à leurs aise l’ennemi commun.

Le cheik vint un des premiers pour m’apprendre que, pendant que je tuais ce lion, le seigneur à la grosse tête, accompagné de sa moitié, lui avait enlevé encore un bœuf pour faire le réveillon.

Bien que la mort de cet ennemi du vieux Taïeb ne se rattache pas directement à la chasse qui fait l’objet de ce chapitre, je crois que le lecteur ne me saura pas mauvais gré si je raconte comment cet hôte incommode fut enfin mis à mort, au grand contentement de ses voisins.

Depuis l’époque où se passe le précédent récit jusqu’au 13 août de l’année suivante, sans compter ses autres méfaits, un habitant de la Mahouna, du nom de Lakdar, avait perdu, par le fait de ce lion, quarante-cinq moutons, une jument et un bœuf.

À sa prière, je me rendis chez lui le 13 août au soir ; je passai quelques nuits à battre les environs sans rencontrer l’animal. Le 26 au soir, Lakdar me dit :

— Le taureau noir manque au troupeau, donc le lion est revenu. Demain matin, j’irai chercher ses restes, et, si je les trouve, malheur à lui !

Le lendemain, à peine le soleil était-il levé, que Lakdar était de retour.

En me réveillant, je le trouvai accroupi près de moi, immobile. Son visage était rayonnant, ses burnous remplis de rosée ; ses chiens, couchés à ses pieds, étaient couverts de boue, car la nuit avait été orageuse.

— Bonjour, frère, me dit-il, je l’ai trouvé, viens.

Sans lui faire aucune question, je pris mon fusil et le suivis.

Après avoir traversé un grand bois d’oliviers sauvages, nous descendîmes dans un ravin où des rochers entassés et des broussailles très-épaisses rendaient la marche fort difficile.

Arrivés au plus fort du fourré, nous nous trouvâmes en face du taureau.

Les cuisses et le poitrail avaient été dévorés, le reste était intact, et le lion avait retourné le taureau de façon que les parties mangées se trouvaient dessous. Je dis à Lakdar :

— Apporte-moi une galette et de l’eau tout de suite, et que personne ne vienne ici avant demain.

Lorsqu’il m’eût apporté mon dîner, je m’installai au pied d’un olivier sauvage, à trois pas du taureau.

Je coupai quelques branches pour me couvrir par derrière et j’attendis.

J’attendis bien longtemps.

Vers les huit heures du soir, les faibles rayons de la nouvelle lune qui se couchait à l’horizon éclairaient à peine le coin de la terre où je me trouvais.

Appuyé contre le tronc de l’arbre et ne pouvant distinguer que les objets qui se trouvaient près de moi, j’écoutais seulement.

Une branche craque au loin, je me lève et prends une position offensive commode : le coude appuyé sur le genou gauche, le fusil à l’épaule et le doigt sur la détente, j’attends un instant sans plus rien entendre.

Enfin un rugissement sourd part à trente pas de moi, puis se rapproche ; au rugissement succède une espèce de roulement guttural, qui est chez le lion le signe de la faim.

Aussitôt l’animal se tait, et je ne l’aperçois que lorsque sa tête monstrueuse est sur les épaules du taureau.

Il commence à le lécher en me regardant, lorsqu’un lingot en fer le frappe à un pouce de l’œil gauche.

Il rugit, se lève sur ses pieds de derrière et reçoit un second lingot qui l’abat sur place. Atteint par ce second coup en pleine poitrine, il était étendu sur le dos et agitait ses énormes pattes.

Après avoir rechargé, je l’approche et, le croyant presque mort, je lui envoie un coup de poignard au cœur ; mais, par un mouvement involontaire, il pare le coup, et la lame se brise sur son avant-bras.

Je saute en arrière, et, comme il relevait son énorme tête, je le frappe de deux autres coups de feu qui l’achèvent.

Ainsi finit le seigneur à la grosse tête.

Et maintenant revenons à la panthère.

J’ai dit au commencement de ce chapitre que cet animal vivait du produit de sa chasse ; cependant quelquefois il tue un mouton ou un veau qui se sont aventurés sur la lisière du bois où il était en embuscade.

Les Ouled-Yagoub et les Beni-Oujonah de l’Aurès m’ont raconté que la panthère avait l’habitude, lorsqu’elle avait tué un mouton dans le voisinage d’une futaie, de porter ses restes sur l’arbre le plus touffu et le plus élevé, et de les placer entres deux branches pour les préserver des hyènes, des chacals et autres carnassiers.

La panthère habite les bancs de rochers, dans les anfractuosités desquels elle peut trouver des abris, et les ravins les plus boisés que la roideur des pentes rend inaccessibles au lion, son ennemi redouté.

Elle fait une guerre acharnée aux porcs-épics qui habitent les roches voisines de sa demeure.

Chacun sait que ces animaux ont tout le corps, excepté la tête, qui est très-petite, couvert de piquants longs, fermes et aigus, qui leur font une manière de cuirasse.

Lorsqu’ils se voient ou se croient en danger, ces piquants se hérissent, leur tête disparaît, et ils deviennent invulnérables.

Cette défense naturelle ne les protège pas contre la panthère, dont la patience et l’adresse sont telles, qu’elles attend l’animal pendant des nuits entières à sa sortie, et que, du rebond, rapide comme une balle, elle atteint et arrache d’un coup de griffe la tête du porc-épic avant qu’il ait pu voir son ennemie.

À l’époque où j’ai commencé à chasser les animaux nuisibles, ne connaissant pas leurs habitudes, je procédais pour la panthère comme pour le lion.

Je ne tardai pas à m’apercevoir que je faisais fausse route, et que si le lion, la nuit, attendait l’homme ou venait à lui, la panthère le fuyait.

Entre autres exemples, je citerai celui-ci.

Pendant l’été de 1844, j’appris par les indigènes qui habitent les environs de Nech-Meïa qu’un de ces animaux de la grande espèce s’était fixé dans un banc de rocher connu dans le pays sous le nom d’Ajar-Mounchar. Comme je me trouvais en détachement à doux lieues à peine de l’endroit désigné, je partis immédiatement.

Il pouvait être cinq heures du soir. Précédé d’un homme du pays qui s’était offert pour me servir de guide, j’arrivai au pied du rocher au moment où la panthère rentrait dans sa demeure, portant dans sa gueule un animal qui me parut être un raton.

J’aurais pu la tirer à cent mètres mais je préférai la laisser se retirer tranquillement chez elle pour l’attendre de plus près à sa sortie.

Après avoir dit à l’Arabe de m’amener à la pointe du jour mon cheval, que j’avais laissé au douar, je le renvoyai et m’approchai doucement de la caverne dans laquelle ma bête avait disparu.

L’entrée était tellement étroite, que je ne m’expliquais pas comment cette panthère, qui était presque de la taille d’une lionne, avait pu passer par là.

Si les traces qu’elle avait laissées sur le sol et contre les parois ne m’avaient donné l’assurance qu’elle y était, j’aurais craint de m’être trompé.

Un lentisque, qui se trouvait à environ dix pas sur la droite, et en amont du rocher, me parut un poste commode, et je le choisis pour y passer la nuit.

Je me plaçai de manière à n’être aperçu par l’animal que lorsqu’il aurait fait quelques pas au dehors de sa demeure, et j’attendis.

Vers les dix heures, plusieurs éternuements répétés et bruyants se firent entendre derrière moi et de l’autre côté du lentisque. La lune n’étant pas encore levée, je craignis une surprise et ne pus résister à la tentation de voir ce qui se passait derrière moi et aussi près.

Dans le mouvement que je fis pour me retourner, mon fusil effleura une branche, j’entendis une espèce de soufflement comme celui du chat, puis le bruit d’un animal qui fuyait, et, lorsque je me levai à la hâte, j’aperçus la panthère rentrant dans le rocher.

J’attendis jusqu’au jour sans qu’elle osât sortir.

L’Arabe m’ayant amené mon cheval, je regagnai le camp en me promettant de revenir le soir.

Cette seconde nuit fut sans résultat comme la première.

La panthère mit deux ou trois fois le nez dehors, puis elle rentra d’effroi dès qu’elle s’aperçut qu’il y avait danger pour elle.

Je passai ainsi dix nuits consécutives sans jamais avoir occasion de la tirer.

Le onzième jour, un berger vint me dire qu’il avait vu, vers midi, la panthère buvant à une source située près du rocher.

J’allai reconnaître la source dont on m’avait parlé, et j’y trouvai, entre autres voies nombreuses celles de ma bête, qui paraissait y venir tous les jours à l’heure où la forte chaleur fait rentrer les Arabes et leurs troupeaux dans les douars.

Cette source était couverte par un buisson épais dans lequel je pouvais me placer sans être vu et tirer l’animal à bout portant. C’est ce que je fis.

Vers midi, une compagnie de perdreaux rouges arriva pour se désaltérer.

Au moment où les premiers commençaient à boire, le coq ou la poule, je ne sais lequel des deux, se mit à rappeler avec inquiétude, et tous disparurent sous bois.

Au même instant j’entendis un léger frôlement dans les brandies, et la panthère m’apparut, le cou tendu et la patte en l’air, dans la position du chien en arrêt.

Elle pouvait être à cinq ou six pas de moi et me présentait le flanc.

J’ajustai sans qu’elle me vît, entre l’œil et l’oreille, et je pressai la détente.

Elle tomba comme foudroyée et sans pousser un cri.

Cette pauvre bête était dans un état de maigreur tel, que je me décidai à l’ouvrir à l’instant même pour en rechercher la cause.

Elle n’avait pas mangé depuis le jour où elle avait aperçu un homme et un fusil près de sa demeure.

Depuis cette rencontre, j’ai jugé la panthère un animal rusé, souple, patient, mais inoffensif et timide.

Comme il est assez bien armé et doué d’une force musculaire assez grande pour lutter avec avantage contre l’homme, on ne peut attribuer sa couardise qu’à un vice d’organisation inhérent à son espèce et qui lui donne une grande ressemblance avec ces hommes bâtis en Hercule, qui ont la force d’un cheval de trait et le courage de la femme qui se trouve mal en voyant le feu prendre à sa cheminée.

À ce sujet, les Arabes ont une tradition assez curieuse que je donne pour ce qu’elle vaut.

C’était à l’époque où les animaux parlaient ; on voit que cela date de loin.

Une bande de vingt lions, venant du sud, arriva sur la lisière d’une forêt habitée par un grand nombre de panthères, qui dépêchèrent un de leurs représentants afin de parlementer avec les rois chevelus.

Après bien des si et des mais, l’envoyé vint rendre compte du résultat de sa mission, dont le résumé était que les lions trouvaient cette forêt à leur convenance et qu’ils allaient en prendre possession : libre à ces dames d’essayer de la défendre ou de l’évacuer sur-le-champ. Celles-ci, indignées, décidèrent qu’on se battrait et qu’on prendrait l’offensive.

La tradition ajoute qu’un seul rugissement, poussé par les vingt lions à la fois, suffit pour mettre les assaillantes en déroute, et que, depuis cette époque, la panthère grimpe comme le chat, ou se terre comme le renard pour éviter la rencontre du maître qu’elle a osé provoquer et dont elle redoute la colère.

Les Arabes et les Kabyles ont peu à souffrir du voisinage de la panthère ; aussi est-il rare qu’ils la chassent, et lorsqu’il le font, c’est en battue.

Les uns traquent, les autres se postent, et, à moins que l’animal ne se réfugie dans une caverne, il est toujours tué.

Toutefois, lorsqu’il est grièvement blessé et qu’on le suit aux rougeurs, il est bon de prendre garde à soi, parce qu’alors il joue des griffes et des dents comme tous ceux de son espèce.

Les indigènes ont un moyen très-ingénieux pour tuer la panthère sans danger ni peine, et presque toutes les dépouilles qui sont apportées sur nos marchés ont été obtenues par ce moyen.

Soit qu’il jette une brebis morte sur le passage habituel de l’animal, soit qu’il trouve les restes d’un sanglier ou d’une bête dont il s’est repu, celui qui convoite sa dépouille laisse la panthère y revenir plusieurs fois ; puis, lorsqu’il ne reste plus que quelques débris pouvant suffire à son dernier repas, il les enlève, ne laissant qu’un morceau de chair de la grosseur du poing.

Cet appât est traversé par deux ou trois ficelles qui vont se fixer aux détentes d’autant de fusil braqués sur l’appât, au moyen de piquets plantés en terre et soigneusement couverts de broussailles, ainsi que les fusils. Cette opération terminée l’homme va passer la nuit devant la porte de son gourbi ou de sa tente pour écouter.

À la pointe du jour, s’il a entendu la détonation de sa batterie, il revient et trouve la panthère morte aux environs de l’appât.