La Chaumière africaine/Chapitre 1

La bibliothèque libre.

LA
CHAUMIÈRE
AFRICAINE.

CHAPITRE PREMIER.

M. Picard fait un premier voyage en Afrique, laissant à Paris son épouse et ses deux jeunes filles. — Mort de Madame Picard. — Ses enfants sont reçus chez leur grand-père. — Retour de M. Picard après neuf ans d’absence. — Il se remarie et part, peu de temps après avec toute sa famille, pour le Sénégal. — Description du voyage de Paris à Rochefort.


Au commencement de 1800, mon père sollicita et obtint l’emploi de Greffier-Notaire à la résidence du Sénégal, côte occidentale d’Afrique. Ma mère qui allaitait alors ma sœur cadette, ne put se résoudre à nous exposer, si jeunes encore, aux fatigues et aux dangers d’un si long voyage. À cette époque, je n’avais guère que deux ans.

Il fut donc résolu que mon père partirait seul, et que nous irions le rejoindre l’année suivante ; mais l’espoir de notre mère fut déçu, la guerre ayant rendu impossible toute communication avec nos Colonies. Notre malheureuse mère, désespérée d’une séparation qui la mettait à près de deux mille lieues de son mari, sans savoir quel en serait le terme, tomba bientôt dans un état de langueur ; et au bout de cinq ans de souffrances, la mort nous l’enleva. Mon grand-père, chez qui nous avions toujours demeuré, nous tint alors lieu de père et de mère, et je ne dois pas craindre de dire que les soins, les conseils et toutes les bontés de ce vénérable vieillard nous firent peu à peu oublier que nous étions comme orphelines. Trop jeunes encore pour penser que l’état de bonheur dont nous jouissions sous la tutèle de notre aïeul, ne pouvait pas toujours durer, nous étions sans inquiétude sur l’avenir, et nos années s’écoulaient dans une parfaite tranquillité.

Nous vécûmes ainsi jusqu’en 1809, époque où la prise de la colonie du Sénégal par les Anglais, permit à notre père de venir retrouver sa famille. Mais quel changement pour lui en arrivant à Paris ! Épouse, domicile, mobilier, amis, tout avait disparu ; il ne lui restait que deux jeunes filles qui refusaient de le reconnaître pour leur père, tant nos jeunes âmes s’étaient habituées à ne voir et à n’aimer, dans le monde, que le respectable vieillard qui avait pris soin de notre enfance.

En 1810, notre père jugea à propos de nous donner une belle-mère ; mais un grand malheur attendait ses enfans ; notre grand-père mourut. Nos larmes n’étaient pas encore séchées, que l’on nous conduisit chez celle qui était devenue notre seconde mère. Nous la connaissions à peine : notre douleur était grande, et la perte que nous venions de faire, irréparable ; mais l’on parvint à nous consoler. Robes, bijoux, fantaisies, tout nous fut prodigué pour nous faire oublier que nous avions perdu notre meilleur ami. Nous jouissions encore de cet état vraiment heureux, lorsque tes armées alliées arrivèrent à Paris en 1814.

La France ayant eu le bonheur de recouvrer son roi, et avec lui, la paix, une expédition fut armée à Brest pour aller reprendre possession de la colonie du Sénégal qui nous était rendue. Mon père fut aussitôt réintégré dans sa place de Greffier-Notaire, et partit au mois de novembre pour Brest. Comme notre famille était devenue plus nombreuse par le second mariage de mon père, il ne put emmener avec lui que notre belle-mère et ses plus jeunes enfants. Pour ma sœur Caroline et moi, nous fûmes placées dans une pension de Paris, en attendant que le ministre de la marine et des Colonies voulût bien nous accorder le passage ; mais les événemens de 1815 ayant fait abandonner l’expédition du Sénégal, qui se trouvait encore au port de Brest, tous les employés furent licenciés. Mon père alors revint à Paris laissant à Brest notre belle-mère, à qui son état de grossesse ne permit pas de faire le voyage.

En 1816, une nouvelle expédition fut préparée : mon père reçut l’ordre de se rendre à Rochefort d’où elle devait partir ; il prit ses mesures pour que son épouse, qui était restée à Brest pendant les cent jours, s’y rendit aussi. Le dessein de nous emmener tous avec lui en Afrique, lui fit adresser une nouvelle supplique au ministre de la marine, pour le prier d’accorder le passage à toute sa famille, ce qu’il obtint. Le vingt-trois mai était le jour auquel nous devions quitter la capitale, nos parents et nos amis. En attendant cette époque, ma sœur et moi nous sortîmes de la pension où l’on nous avait placées, et nous allâmes faire nos adieux à tous ceux qui nous étaient chers. Une cousine qui nous aimait tendrement, ne put apprendre notre prochain départ sans répandre des larmes ; et comme il lui était impossible de rien changer à notre destinée, elle s’offrit à la partager. Aussitôt elle se présenta au ministère, et M. le baron Portal, touché de l’amitié qui lui faisait affronter les dangers d’une si longue traversée, lui accorda son passage.

Enfin, une belle aurore vint nous annoncer que nous touchions au moment de quitter Paris. Le conducteur qui devait nous mener à Rochefort, était déjà à la porte de la maison que nous habitions, pour nous prévenir que sa voiture nous attendait à la barrière d’Orléans. Bientôt un vieux fiacre se présente ; mon père le retient : il est rempli en un instant. Le cocher impatient fait claquer son fouet, l’étincelle jaillit, et la rue de Lille que nous quittions est déjà loin de nous. On arrive devant le jardin du Luxembourg, où le soleil dardant ses premiers feux à travers le feuillage, semblait nous dire : Vous abandonnez les zèphirs en quittant ce beau séjour. On arrive devant l’Observatoire, et en un moment nous eûmes franchi la barrière d’Enfer. Là, comme pour nous laisser encore un instant respirer l’air de la capitale, on nous fait descendre à l’hôtel du Panthéon où se trouvait notre voiture. On déjeune promptement ; le postillon arrange nos malles, et l’on part. Il était près de sept heures quand nous quittâmes les barrières de Paris, et nous arrivâmes le soir dans la petite ville d’Étampes, où notre hôte empressé à nous restaurer, faillit brûler son auberge en nous faisant une omelette avec des œufs couvis. La flamme se développant dans sa vieille cheminée, commençait déjà à gagner le toît. Cependant on parvint à l’éteindre ; mais nous fûmes régalés d’une fumée qui nous fit tous pleurer. Il était grand jour quand nous partîmes d’Étampes, et notre conducteur, qui avait passé une grande partie de la nuit à boire avec ses camarades, n’était rien moins que complaisant. Nous lui en fîmes des reproches, mais il en fit peu de cas ; car le soir du même jour, il s’enivra complètement. Le vingt-cinq mai, à dix heures du matin, mon père m’apprit que nous étions déjà à trente-deux lieues de Paris. Trente-deux lieues, m’écriai-je ! ah ! que c’est loin ! Pendant que je faisais cette réflexion, nous arrivâmes à Orléans. Nous nous y arrêtâmes environ trois heures, tant pour nous rafraîchir que pour laisser reposer nos chevaux. Nous ne voulûmes point quitter cette ville, sans saluer la statue qu’on y a élevée en l’honneur de Jeanne d’Arc, de cette fille extraordinaire à qui la monarchie a dû autrefois son salut.

Au sortir d’Orléans, la Loire et les pâturages abondans à travers lesquels elle roule ses eaux, excitèrent notre admiration. Nous avions à droite les superbes vignobles de Beaugency. La route jusqu’à Amboise est délicieuse. Je commençai dès-lors à croire que Paris et ses environs pourraient bien être oubliés, si le pays du Sénégal où nous allions, était aussi beau que celui que nous parcourions. Nous couchâmes à Amboise, qui, par sa situation au confluent de la Loire et de la Masse, présente un aspect fort agréable.

Lorsque nous en partîmes, le soleil commençait à sortir des bosquets verdoyans qu’arrose le cours majestueux du fleuve ; son disque paraissait comme un lustre éclatant suspendu à une voûte d’azur. Notre route se trouvait alors garnie des deux côtés de hauts peupliers qui semblaient porter leur tête pyramidale jusqu’au ciel. À gauche était la Loire, et à droite un large ruisseau dont les eaux claires et limpides réfléchissaient partout les rayons dorés du soleil. Les oiseaux par leur chant célébraient la beauté du jour, tandis que la rosée, en forme de perles descendait en cadence des rameaux déliés que les zéphirs balançaient. Là, mille sites pittoresques s’offrirent à notre vue. D’un côté étaient des bosquets charmans dont les fleurs suaves parfumaient l’air que nous respirions ; d’un autre, une claire fontaine sortait en bouillonnant du creux d’un rocher, et tombait ensuite du haut d’une petite colline à travers des buissons fleuris, pour aller mêler ses eaux avec celles du fleuve. Plus loin, un petit bois de coudriers servait d’asile aux ramiers qui roucoulaient, et aux rossignols qui chantaient le printems.

Nous jouîmes de ce spectacle vraiment enchanteur jusqu’à notre arrivée à Tours. Mais autant la route d’Orléans à Tours avait été variée et agréable, autant celle de cette derniére ville à Rochefort fut monotone et ennuyeuse. Cependant les villes de Chatellerault, Poitiers et Niort, firent un peu diversion à notre ennui. De Niort à Rochefort, la route était presqu’impraticable ; aussi fûmes-nous souvent obligés de descendre de la voiture, pour donner plus de facilité aux chevaux de la tirer des mauvais pas que nous rencontrions. En approchant d’un hameau nommé Charente, nous nous enfonçâmes si profondément dans un bourbier, qu’il nous fut presqu’impossible d’en sortir, même après le déchargement de nos malles et de tout notre bagage. Cependant nous étions au milieu d’un bois, et aucun village ne s’offrait à notre vue. Il fallut donc se résoudre à attendre que quelques bonnes ames passassent pour nous aider à sortir de l’embarras où nous étions. Pendant plus d’une grande heure, nous attendîmes des secours, mais en vain ; les personnes qui se présentèrent d’abord étaient des marchands ambulans, qui ne furent point du tout d’avis de retarder leur voyage, pour nous être utiles. Enfin nous vîmes sortir d’un petit sentier, qui se trouvait à l’extrémité du bois, une jeune Dame qui se promenait un livre à la main. Aussitôt mon père courut vers elle, et lui exposa l’état où nous nous trouvions. Cette Dame, loin de se conduire à notre égard comme les voyageurs que nous venions de rencontrer, alla de suite prier ses fermiers qui labouraient dans la plaine voisine, de venir avec leurs bœufs pour nous sortir du mauvais pas où nous étions, et elle revint avec eux. Lorsque notre voiture fut remise en état de continuer la route, la Dame nous offrit d’aller nous rafraîchir dans sa maison de campagne, située au milieu du bois. Nous prîmes donc la traverse, et nous nous rendîmes avec notre voiture aux instances de cette aimable Dame, qui nous reçut de la manière la plus affable, et avec les procédés les plus généreux. Elle nous offrit d’abord des poires de son jardin, qui déjà commençaient à être bonnes ; ensuite on nous servit un goûter exquis, à la fin duquel un jeune enfant, beau comme les amours, nous présenta une corbeille remplie des plus belles fleurs du printems. Nous acceptâmes ce don de flore, en témoignant toute notre gratitude à notre Dame généreuse et à son charmant enfant. Traversant ensuite le parc de notre hôtesse hospitalière, nous allâmes rejoindre la route de Rochefort.

En payant un juste tribut de reconnaissance, à la personne officieuse qui nous fut d’un si grand secours je ne puis résister au plaisir de faire connaître son nom : cette Dame est l’épouse de M. Télotte, employé supérieur au magasin général de Rochefort.

Déjà les mâts des navires paraissaient à l’horison, et nous entendions dans le lointain un bruit sourd et confus, semblable à celui que fait une multitude de gens occupés à divers travaux. Nous approchions de Rochefort. Le tumulte que nous entendions, était causé par les ouvriers des chantiers et les forçats qui traînaient péniblement leurs fers, tout en vaquant aux divers travaux du port. Étant entrés en cette ville, le premier tableau qui s’offrit à nos yeux fut celui de ces malheureux, qui, accouplés deux à deux par d’énormes chaînes, sont forcés de transporter les fardeaux les plus pesans. Il faut le dire en passant, ce spectacle n’était guère attrayant pour des jeunes Demoiselles qui n’avaient jamais quitté Paris ; car malgré toute la répugnance qu’on peut avoir pour ceux que les lois condamnent à vivre loin de la société, on ne peut voir avec indifférence, cette foule d’êtres pensans, dégradés par suite de leurs actions criminelles, au point d’être assimilés aux bêtes de somme.

Mon esprit était encore plein de ces tristes réflexions, lorsque mon père, ouvrant la portière de notre voiture, m’apprit que nous allions descendre dans un hôtel de la rue Dauphine, où déjà nous attendaient notre belle-mère et nos jeunes frères et sœurs, qui étaient restés à Brest avec elle. Bientôt toute notre nombreuse famille fut encore réunie. Quels transports de joie ! quels embrassemens ! non il n’est rien de comparable au plaisir de revoir ses parens après une longue absence !

Nous voilà à Rochefort. Mon père va rendre sa visite aux employés qui devaient faire le voyage du Sénégal avec nous. Ma belle-mère s’occupe de nous faire apprêter à souper, et ma sœur Caroline, ma cousine et moi, nous allons dormir, car la promenade ne s’accommodait point avec la fatigue dont nous étions accablées. D’ailleurs nous pouvions facilement nous passer de souper, après le goûter délicieux que nous avions fait à la métairie de Charente.

Le lendemain, 3 juin, nous eûmes tout le tems de parcourir la ville de Rochefort. En moins de deux heures nous vîmes ce qu’elle offre de plus curieux. Ho ! la belle chose qu’une ville maritime, pour un faiseur de romans ! comme il y trouve de quoi exercer sa verve ! comme le mugissement des flots se fait entendre sous sa plume enchantée ! En un mot, rien ne manque à son tableau que la vérité, quoique ce soit l’objet principal. Pour moi qui n’ai ni le talent ni l’envie d’écrire un roman, et qui ai promis au lecteur d’être toujours véridique, je me contenterai de lui apprendre que pendant neuf jours, je me suis ennuyée à Rochefort, et que si le génie de l’homme a produit quelques merveilles, elles ne se trouvent sûrement point dans cette ville marécageuse.