La Chaumière africaine/Chapitre 11

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CHAPITRE XI.

La maladie et la mort de Madame Picard viennent troubler le repos dont jouit sa famille. — M. Picard tourne ses vues du côté du commerce. — Mauvais succès de ses entreprises. — Désagrément que lui attire l’état malheureux des affaires de la Colonie. — Défrichement de l’île de Safal. — Plusieurs Négociants dénoncent M. Picard comme faisant le commerce. — Départ de l’expédition de Galam. — M. Picard est destitué de son emploi de Greffier-Notaire. — L’aînée de ses filles va habiter l’île de Safal avec deux de ses frères.


Nous fûmes assez heureux ou du moins tranquilles au Sénégal, jusqu’au moment où la maladie de ma belle-mère vint troubler le repos dont nous jouissions. Vers le milieu du mois de juillet 1817, elle tomba dangereusement malade ; tous les symptômes des fièvres pernicieuses se déclarèrent chez elle, à la suite d’une couche malheureuse ; et malgré tous les secours de l’art et les soins que nous lui donnâmes, elle succomba dans les premiers jours de novembre de la même année. Sa perte nous plongea tous dans le deuil. Mon père en fut inconsolable. Depuis cette malheureuse époque, il n’y eut plus de tranquillité pour notre infortunée famille : chagrins, maladies, ennemis tout sembla conspirer contre nous. Peu de temps après la mort de notre belle-mère, mon père reçut une lettre d’un chimiste de Paris, qui lui annonçait que les essais de potasse que nous avions envoyés en France, n’étaient autre chose que du sel marin et quelques parcelles de potasse et de salpêtre. Cette nouvelle quelque désagréable qu’elle fût, nous affligea peu, parce que nous avions de plus grands malheurs à déplorer. Sur la fin de l’année, mon père voyant que son emploi lui donnait à peine de quoi élever sa nombreuse famille, tourna ses vues du côté du commerce, espérant par là, faire quelques bénéfices qui le missent à même de soutenir sa famille et de fournir aux frais d’exploitation de son île, qui lui était devenue bien chère, depuis que les dépouilles mortelles de son épouse et du plus jeune de ses enfans y étaient déposées. Pour mieux réussir dans ses projets, il crut devoir s’associer avec un certain personnage de la colonie ; mais au lieu des bénéfices qu’il se promettait de ses spéculations, il n’éprouva que des pertes : il fut d’ailleurs trompé d’une manière indigne par les personnes en qui il avait placé sa confiance ; et comme il était défendu aux Employés français de faire le commerce, il ne put se plaindre, ni se faire rendre compte des marchandises qu’on lui avait escroquées. Quelques temps après avoir essuyé cette perte, mon père acheta un vieux bateau, qu’il fit reconstruire à neuf, ce qui l’entraîna dans une dépense assez considérable. Il avait fait cette acquisition dans l’espoir de pouvoir trafiquer avec les Portugais des îles du Cap-Vert ; mais il n’en fut rien : le Gouverneur de la colonie défendit toute communication avec ces îles.

Voilà les premiers malheurs que nous éprouvâmes au Sénégal, et qui n’étaient que les avant-coureurs de bien plus grands encore.

Outre tous ses malheurs, mon père eut encore beaucoup de traverses et de peines à endurer dans l’emploi qu’il occupait. Le mauvais état des affaires de la colonie, et la pauvreté de la plupart de ses habitans, lui attirèrent toutes sortes de contrariétés et de désagrémens. Les dettes ne se payaient point ; les ventes faites au comptant n’étaient point soldées ; les procès se multipliaient d’une manière effrayante ; tous les jours, des créanciers venaient au greffe solliciter la poursuite de leurs débiteurs ; en un mot, il était continuellement tourmenté, soit pour ses propres affaires, soit pour celles des autres. Cependant, comme mon père espérait être bientôt à la tête des établissemens agricoles projetés au Sénégal, il supporta ses peines avec beaucoup de courage.

Lors de la première expédition qui devait avoir lieu en 1815, M. le comte Trigant-de-Beaumont, que le Roi avait nommé au Gouvernement de la colonie du Sénégal, avait promis à mon père de le faire réintégrer dans le grade de capitaine d’infanterie qu’il avait eu avant la révolution, et de le charger ensuite du commandement du comptoir de Galam, dépendant du gouvernement du Sénégal. En 1816, mon père partit encore de Paris avec cet espoir ; car l’emploi de Greffier-Notaire ne convenait nullement à son caractère trop sensible et trop loyal. Il avait le premier donné les renseignemens sur les contrées où l’on pouvait fonder des établissemens de culture en Afrique, et proposé des plans qui furent accueillis dans le temps, par le Président du conseil d’État et par le Ministre de la marine, pour la colonisation du Sénégal ; mais les malheureux événemens de 1815 ayant tout bouleversé, un autre Gouverneur fut nommé pour cette colonie, à la place de M. le comte Trigant-de-Beaumont. On défigura aussitôt les plans et projets proposés, afin de leur donner l’apparence de la nouveauté, et mon père se trouva dans le cas de s’appliquer ce passage de Virgile : « Hos ego versiculos feci, tulit alter honores. » J’ait fait ces vers, un autre en a la gloire.

Dans les premiers temps, le nouveau gouverneur du Sénégal (M. Schmaltz) se montra presque disposé à employer mon père dans la direction des Établissemens agricoles du Sénégal ; mais s’étant laissé circonvenir par certaines personnes auxquelles mon père avait peut-être dit de trop grandes vérités, il ne pensa plus à lui, et nous fûmes même en butte à toutes sortes de vexations.

Mon père voyant donc qu’il ne pouvait plus compter sur les promesses qu’on lui avait faites, au sujet des plans qu’il avait proposés pour la colonie du Sénégal, tourna tous ses projets sur son île de Safal qui semblait lui promettre une petite fortune pour lui et sa famille. Il doubla alors le nombre des nègres cultivateurs qu’il y employait déjà, et y établit un gardien blanc pour surveiller les travaux de la culture.

Au commencement de l’année 1818, nous crûmes que la récolte du coton nous dédommagerait des pertes que nous avions éprouvées jusqu’alors. Tous nos cotonniers étaient de la plus grande beauté, et promettaient une récolte abondante. Nous avions aussi semé du maïs, du millet et des haricots du pays qui venaient également bien.

À cette époque, le gouverneur Schmaltz fut rappelé en France ; M. Flauriau lui succéda ; mais la nomination de ce nouveau chef n’améliora point notre situation. Tous les dimanches, mon père allait visiter sa plantation, et donner ses ordres pour les travaux de la semaine. Il y avait fait construire une grande cabane pour le gardien, sur le haut d’une petite colline qui se trouvait justement au milieu de l’île. Ce fut à peu de distance de cette maisonnette, qu’il fit ériger un tombeau pour recevoir les restes de son épouse et de son jeune enfant qui avaient d’abord été inhumés dans la partie du sud de la plaine des cotonniers. Il fit entourer ce monument de sa douleur, d’une espèce de haricots toujours verts, qui grimpant après un berceau, en dérobaient entièrement la vue : ce dôme de verdure servait de retraite à mille oiseaux que la fraîcheur du feuillage y attirait. Jamais mon père ne sortait de ce lieu, qu’il ne fût plus tranquille et moins affecté de ses malheurs.

Vers la mi-avril, mon père voyant que ses cotonniers lui avaient produit bien moins de coton qu’il n’en espérait, et que les vents brûlans et les sauterelles avaient fait de grands dégats dans sa plantation se décida à n’y laisser qu’un vieux nègre pour surveiller les ouvriers journaliers qu’il réduisit à quatre. Dans le même temps, nous apprîmes que plusieurs marchands européens établis au Sénégal, avaient écrit en France contre mon père. Ils se plaignaient de ce qu’il ne mettait pas assez de sévérité à faire saisir les malheureux qui n’avaient pas de quoi payer leurs dettes, et ils réclamaient contre quelques misérables spéculations qu’il avait fait faire dans le pays de Fouta-Toro, pour se procurer le grain nécessaire à la nourriture de ses nègres cultivateurs.

L’expédition de Galam faisait ses préparatifs de départ[1] ; mon père, malgré la délation de quelques marchands de la colonie, voulut encore tenter la fortune. S’étant associé avec une personne qui devait faire ce voyage, il acheta des marchandises d’Europe, et fit préparer son bateau qui ne lui avait encore occasionné que des pertes. Vers la mi-août 1818, l’expédition partit. Un mois après le départ de cette expédition pour le pays de Galam, ma cousine que le climat avait considérablement affaiblie, retourna en France à notre grand regret. Ma sœur et moi nous nous trouvâmes alors privées de la seule société qui nous faisait supporter nos peines. Cependant comme nous espérions revoir la France dans peu d’années, nous surmontâmes encore nos chagrins. Déjà nous avions retrouvé un peu de tranquillité, malgré tous nos malheurs et l’isolement où nous étions, lorsque mon père reçut une lettre du Gouverneur de la colonie, qui lui annonçait que par décision du Ministre de la marine, un nouveau Greffier-Notaire était envoyé au Sénégal, et enjoignait en même temps à mon père, l’ordre de remettre les archives du greffe à son successeur qui arrivait de France.

Un pareil événement ne pouvait manquer de nous affliger beaucoup ; car le peu de ressources que nous possédions, nous fit entrevoir un avenir presque aussi affreux que le naufrage qui avait exposé notre famille à toutes les horreurs du besoin, dans les vastes déserts du Sahara. Cependant, mon père qui n’avait rien à se reprocher, supporta courageusement cette nouvelle disgrâce, espérant que tôt ou tard, il pourrait démasquer ceux qui avaient provoqué sa destitution. Il écrivit une lettre à S. Exc. le Ministre de la marine, dans laquelle il exposa l’état des affaires du greffe de la colonie, la régularité de ses comptes, l’état malheureux où la perte de son emploi allait réduire sa nombreuse famille, et termina sa lettre par ces mots : « Frappé sans avoir été entendu et au bout de vingt-neuf ans de bons services ; mais trop fier pour me plaindre d’une disgrâce qui ne peut m’être qu’honorable, puisqu’elle a sa source dans les principes philantropiques que je manifestai lors de l’abandon du Radeau de la Méduse, je me résignerai en silence à ma destinée ».

Cette lettre pleine d’énergie, quoique un peu trop fière, ne laissa pas d’émouvoir le cœur sensible du Ministre de la marine, qui écrivit à M. le Gouverneur du Sénégal, pour qu’il donnât à mon père un emploi quelconque dans l’administration de la colonie. Mais soit que cet ordre restât long-temps dans les bureaux du ministère, soit que le Gouverneur du Sénégal ne jugeât pas à propos de nous communiquer cette heureuse nouvelle, nous ne connûmes l’ordre du ministre qu’après la mort de mon père, c’est-à-dire, après plus de quinze mois de sa date.

Lorsque mon père eut rendu ses comptes et installé son successeur dans le greffe de la colonie, il me représenta qu’il ne fallait plus penser qu’à nous retirer dans son île de Safal, pour la cultiver nous mêmes ; il me persuada que notre plantation suffirait seule à tous nos besoins, et que le bonheur et la tranquillité de la vie champêtre, nous feraient bientôt oublier et nos ennemis et nos disgrâces Il fut donc décidé que le lendemain, je partirais avec deux de mes frères pour aller recueillir du coton à la plantation. Nous prîmes notre petite chaloupe et deux nègres matelots, et au point du jour, nous nous mîmes en route sur le fleuve, laissant au Sénégal, mon père, ma sœur Caroline et nos plus jeunes frères et sœurs.

  1. Le voyage du Sénégal au pays de Galam, ne se fait qu’une fois l’an, parce qu’il faut profiter de la crue des eaux, soit pour y monter en bateau, soit pour en descendre. Les bâtimens du commerce qui se destinent à faire ce voyage, se rassemblent en convoi, et partent à la mi-août sous l’escorte des navires du Roi, chargés de payer les droits et coutumes aux princes nègres de l’intérieur avec lesquels la colonie est en relation.