La Chaumière africaine/Chapitre 14

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CHAPITRE XIV.

La famille Picard importunée par les moustiques, les serpents et les tigres, se décide à transposer sa Chaumière sur les bords du fleuve. — La basse-cour est dévorée par les bêtes féroces. — Misérable existence de cette famille. — Humiliations qu’elle reçoit. — Sa Chaumière est renversée par l’orage. — Les nègres cultivateurs forment le projet de déserter.


Nous n’étions qu’au commencement de juin 1819, et déjà les vents humides du sud, nous annonçaient l’arrivée prochaine de la mauvaise saison ou hivernage. Les tourbillons du nord ne nous apportaient plus les sables brûlans du désert ; mais à leurtour, ceux du sud-est nous envoyaient des nuées de sauterelles, de moustiques et de maringoins. Nous ne pouvions plus passer nos soirées à la chaumière, tant elle était remplie de ces insectes. Tous les soirs, nous sortions pour nous dérober à leurs piqûres, et nous ne rentrions à l’habitation, que quand le sommeil nous accablait. Un soir, en rentrant à la case, après une longue course à travers les cotonniers, nous apperçûmes un animal qui se traînait à pas lents dans les buissons ; mais nous ayant entendus, il franchit une haie très-élevée, et disparut. À son agilité, nous reconnûmes que c’était un chat-tigre qui rôdait autour de la basse-cour, dans l’espoir d’attraper quelques poules dont cet animal est très-friand. Dans la même nuit nous fûmes éveillées, ma sœur et moi, par un bruit sourd qui se faisait entendre près de notre lit. Aussitôt nos idées se reportant sur le chat-tigre, nous crûmes que c’était lui que nous entendions ; nous nous levâmes sur-le-champ, et nous éveillâmes mon père. Nous étant armés tous les trois, nous reconnûmes en regardant sous notre lit, que le bruit que nous entendions, partait du fond d’un grand trou qui se prolongeait très-profondément dans la terre. Nous fûmes alors assurés que ce bruit était causé par un serpent ; mais il nous fut impossible de le trouver. Le chant de ce reptile nous avait tant effrayés, que nous ne pûmes nous rendormir. Cependant il fallut bien nous habituer à la musique de cette bête invisible ; car depuis lors, nous l’entendîmes exactement toutes les nuits. Quelque temps après la découverte de la tanière du reptile chanteur, ma sœur allant donner à manger à cinq ou six pigeons qu’elle élevait dans une petite case, apperçut un grand serpent qui lui parut avoir une aîle de chaque côté de la gueule ; aussitôt elle appela mon père, qui le tua d’un coup de fusil ; mais les ailes que ce reptile portait, avaient déjà disparu. Comme son ventre était prodigieusement gros, mon père dit aux nègres de l’ouvrir, et à notre grande surprise, nous y trouvâmes quatre pigeons de notre colombier. Ce serpent avait près de neuf pieds de long, sur neuf pouces de circonférence moyenne. Après l’avoir fait dépouiller nous donnâmes sa chair aux nègres qui s’en régalèrent. Cependant ce serpent n’était point celui que nous entendions toutes les nuits : car le soir même de la mort de celui-ci, nous entendîmes encore le sifflement de son camarade. Nous nous décidâmes alors à chercher un emplacement plus convenable pour y transporter notre chaumière, et abandonner la butte aux serpens et le bois aux tigres. Nous choisîmes donc un terrain dans le sud de notre île, et tout près des bords du fleuve.

Lorsque ce nouveau terrain fut préparé, mon père le fit entourer d’une claie de roseaux, et nous y transportâmes notre chaumière. Cette manière de transporter d’un lieu à un autre est très-expéditive ; en moins de trois jours, nous fûmes installés dans notre nouveau domicile. Cependant, comme nous n’avions pas encore eu le temps d’y faire transporter la basse cour, nous l’avions laissée sur la butte, en attendant que la place que nous lui destinions fût défrichée. Cette basse-cour était fermée de tous côtés, et recouverte d’un grand filet, afin d’empêcher les oiseaux de proie d’enlever nos petits poussins. Nous n’eûmes aucune crainte en la laissant seule pendant une nuit. Le lendemain matin, ma sœur accompagnée des enfans, alla donner à manger aux divers habitans de la basse-cour; mais en s’en approchant, elle voit l’entourage des roseaux à moitié tombé, le filet déchiré, et des plumes de poules et de canards éparses çà et là sur le chemin ; étant arrivée au lieu où était notre ancienne chaumière, des tas de canards et de poules égorgés furent les seuls objets qui s’offrirent à sa vue. Elle envoya aussitôt un enfant à la nouvelle habitation pour nous prévenir de ce désastre. Mon père et moi nous nous rendîmes aussitôt au lieu du carnage ; mais il était trop tard pour prendre des précautions ; toute notre la basse-cour était égorgée. Deux poules et un canard avaient seuls échappé au massacre, en se blotissant au fond d’une vieille barrique. Nous comptâmes les volailles égorgées qui restaient dans la basse-cour, et nous trouvâmes que les bêtes féroces en avaient mangé la moitié ; environ deux cents œufs de canards et de poules prêts à éclore, furent perdus en même temps que nos volailles, au nombre d’environ cent-cinquante.

Cette perte fut bien grande pour nous, qui comptions presque autant sur notre basse-cour que sur notre plantation ; cependant il fallut se résigner à ce nouveau malheur ; car à quoi nos lamentations auraient-elles pu servir ? le mal était fait, il ne nous restait plus qu’à prendre des mesures pour qu’un pareil accident n’eût plus lieu à l’avenir. La basse-cour fut aussitôt transportée à la nouvelle habitation, et nous eûmes soin de la faire entourer d’épines, afin d’empêcher les loups, les renards et les tigres d’en approcher. Nos deux poules et notre canard y furent placés, en attendant que nous pussions en acheter d’autres.

Notre nouvelle chaumière était comme je l’ai déjà dit, située sur les bords du fleuve. Un petit bois de Mangliers et d’Icaques, qui se trouvait sur la gauche, présentait un coup-d’œil assez agréable. Mais ce bois marécageux nous donna tant de moustiques, que dès le premier jour, nous en fûmes importunés au point de ne pouvoir habiter notre chaumière pendant la nuit. Nous étions réduits à prendre notre Canot, et à aller nous promener sur le fleuve ; mais nous n’y étions pas plus à l’abri des piqûres des insectes qu’à terre ; quelquefois après une longue course, nous rentrions à la case, où malgré la chaleur qu’il y faisait, nous nous enveloppions dans de grosses couvertures de laine, pour passer la nuit ; enfin lorsque nous étions exténués par la chaleur, nous emplissions notre habitation de fumée, ou nous allions nous plonger dans les eaux du fleuve.

Je dois dire que ce fut alors, que nous nous trouvâmes les plus malheureuses créatures qui eussent jamais existé sur la terre. L’idée que nous avions de passer toute la mauvaise saison dans de si cruels tourmens, nous fit regretter cent fois de n’avoir pas péri dans notre naufrage. Comment, me disais-je, comment supporter l’insomnie, les piqûres de mille millions d’insectes, les exhalaisons putrides des marais, la chaleur du climat, la fumée de nos cases, les chagrins qui nous dévorent, et le manque des choses les plus nécessaires à la vie, sans succomber ? aussi toute notre malheureuse famille était désolée, anéantie. Mon père, cependant, pour ne pas nous laisser entrevoir le chagrin qui le consumait, s’efforçait de prendre un air serein, quand son âme était en proie aux plus affreuses angoisses ; mais à travers ce prétendu calme, il nous était facile de démêler les divers sentimens dont son cœur était affecté. Souvent il nous disait, ce bon père : « Mes enfans, je ne suis point malheureux, mais je souffre de vous avoir relégués dans ces déserts. Si je pouvais réaliser quelques fonds pour vous envoyer en France, j’aurais au moins la satisfaction de penser que vous y jouiriez de la vie et que votre jeunesse ne se passerait pas dans ces solitudes loin de la société humaine ». Comment mon père, lui répliquai-je, comment pouvez-vous penser que nous pourrions être heureuses en France, quand nous saurions que vous êtes dans la misère en Afrique. Ah ! ne nous affligez pas ? vous le savez, et nous vous l’avons dit cent fois, notre unique désir est de rester auprès de vous, afin de vous aider à élever nos jeunes frères et sœurs, et de tâcher par nos soins de nous rendre dignes de toute votre tendresse. Ce bon père alors nous pressait dans ses bras, et quelques larmes que nous voyions couler sur ses joues, adoucissaient momentanément nos souffrances.

Souvent pour éloigner nos pensées de la misère qui nous accablait, nous lisions quelques ouvrages de nos meilleurs auteurs ; c’était ordinairement mon père qui en faisait la lecture, tandis que ma sœur et moi, nous travaillions en l’écoutant ; nous nous amusions aussi quelquefois à tirer de l’arc et à faire la chasse aux canards sauvages et aux aigrettes qui se promenaient devant notre habitation. De cette manière nous parvînmes à dissiper un peu nos ennuis pendant le jour. Comme notre chaumière était située tout auprès de la rivière, nous nous occupions à la pêche, toutes les fois que la chaleur et les moustiques nous le permettaient. Ma sœur Caroline et nos jeunes frères étaient spécialement chargés de la pêche aux crabes, et ils en prenaient toujours assez pour le souper de toute la famille. Mais combien de fois n’avons-nous pas été forcés de renoncer à ce repas du soir. Les moustiques à cette heure, étaient en si grand nombre, qu’il nous était impossible de rester plus d’un instant à la même place, à moins de ne nous envelopper dans nos couvertures de laine. Mais les enfans n’étaient pas assez raisonnables pour se résoudre à se laisser ainsi étouffer de chaleur, ils ne pouvaient rester nulle part ; à chaque instant leurs gémissemens douloureux, nous arrachaient des larmes de pitié. À chaque instant, ces infortunés s’écriaient : Ah mon Dieu, j’ai trop chaud ; j’ai trop faim ; les moustiques me piquent ; ça pique toujours, mais ça pique encore !…

Ô cruel souvenir, que de larmes tu me fais encore répandre en écrivant ces lignes !

Vers le commencement de juillet, les pluies vinrent nous avertir qu’il était temps de semer. Nous commençâmes par les semis de cotonniers ; ensuite nous nous occupâmes des champs de mil, de millet, de maïs et de haricots. Dès le grand matin, toute la famille allait à l’ouvrage ; les uns bêchaient, les autres semaient, jusqu’à ce que l’ardeur du soleil nous forçât de rentrer à la chaumière où nous attendaient un plat de Kouskous, du poisson, et un peu de repos. À trois heures, tout le monde retournait aux champs, pour n’en revenir qu’à l’approche de la nuit. Alors nous rentrions tous, et chacun s’occupait soit à la pêche, soit à la chasse. Quand nous étions ainsi occupés à chercher notre souper et la provision du lendemain, nous recevions souvent la visite des chasseurs qui s’en retournaient au Sénégal ; et si quelques-uns furent touchés de notre misère, beaucoup d’autres nous firent essuyer des humiliations grossières. Aussi ma sœur et moi, fuyions-nous ces êtres mal élevés, comme les bêtes féroces qui nous avoisinaient. Quelquefois, pour nous faire oublier les insultes et les vexations que nous éprouvions de la part des marchands négriers qui venaient au Sénégal, et que la curiosité amenait dans notre île, mon père nous disait : « Quoi, mes enfans, vous vous affligez des impertinences ces êtres là ? mais pensez donc que malgré votre misère, vous êtes cent fois plus qu’eux, qui ne sont tous, que de vils marchands de chair humaine, que des fils de soldats sans mœurs, que des matelots enrichis, ou des flibustiers sans éducation et sans patrie ».

Un jour, un marchand négrier français, que je ne veux point-nommer, remontant le fleuve du Sénégal, descendit chez le stationnaire de Babaguey ; ayant apperçu notre chaumière dans le lointain ; il demanda à qui elle appartenait : on lui répondit que c’était la demeure d’un père de famille que le malheur avait forcé de chercher un refuge dans cette île avec ses enfans. Il faudra que j’aille voir, répliqua le marchand, cela doit être bien drôle. En effet, peu de temps après, nous eûmes la visite de ce curieux, qui après nous avoir dit toutes sortes d’impertinences, alla chasser dans nos cotonniers, où il tua le seul canard qui nous restait, et qu’il eut l’audace d’emporter, malgré nos réclamations. Heureusement pour l’insolent voleur, que mon père était absent, car il eût su venger la mort du canard que les tigres mêmes avaient respecté, lors du massacre de notre basse-cour.

Depuis le commencement de l’hivernage, nous n’avions encore eu que de petites pluies, lors qu’une nuit, nous fûmes éveillés par de grands coups de tonnerre. Un orage épouvantable grondait sur nos têtes, et l’ouragan brisait déjà les arbres de la campagne. Bientôt les éclairs sillonnent de toutes parts ; le bruit du tonnerre redouble, et des torrens d’eau se précipitent sur notre chaumière ; les vents soufflent avec plus de fureur, nos toîts sont emportés, nos huttes s’affaissent, et toutes les cataractes du ciel nous inondent ; un fleuve a pénétré dans notre habitation ; toute notre famille mouillée, consternée, se réfugie sous les débris de nos murs de paille et de roseaux ; la plupart de nos effets surnagent et sont entraînés dans le fleuve qui nous avoisine ; tout le ciel n’est qu’un éclair ; la foudre éclate, tombe, et brise le grand mât du Brik français la Nantaise, qui était mouillé à peu de distance de notre île. Après cette épouvantable détonnation, le calme se rétablit insensiblement, tandis que le sifflement des serpens et les hurlemens des bêtes féroces se font entendre près de nous. Les insectes, les reptiles sortent de terre, et se répandent dans tous les endroits de notre chaumière que les eaux ne couvrent pas ; de gros scarabées volent de tous côtés en bourdonnant, et viennent s’attacher à nos vêtemens, pendant que les mille-pieds, les lézards et des crabes d’une grosseur prodigieuse, grimpent après les débris de nos cases. Enfin au bout de deux heures, la nature reprend sa tranquillité ; le tonnerre cesse de se faire entendre ; les vents tombent tout-à-coup, et l’air reste calme et pesant.

Après que l’orage fut passé, nous essayâmes de rétablir un peu nos cases ; mais nous n’en pûmes venir à bout ; il fallut se résigner à attendre le jour sous les débris de notre chaumière : voilà néanmoins, comme presque toutes nos nuits se passaient ; en lisant ce récit, le lecteur n’a qu’une faible idée des privations, des souffrances, et des maux auxquels fut exposée l’infortunée famille Picard, pendant son séjour à l’île de Safal.

Vers ce temps, mon Père fut obligé d’aller au Sénégal ; pendant son absence, nous apprîmes par les enfans, que les deux nègres qui nous restaient, avaient formé le projet de déserter dans la nuit ; nous nous trouvâmes bien embarrassées et bien indécises ma sœur et moi, sur ce que nous avions à faire, pour prévenir leur désertion ; enfin après avoir bien réfléchi aux conversations du jour, nous jugeâmes que le nègre Étienne devait-être du complot, et nous ne vîmes pas d’autres moyens d’en empêcher l’exécution que celui de nous armer chacune d’un pistolet, et de passer la nuit à les surveiller. Nous attachâmes fortement notre Canot à une chaîne, et nous nous assîmes, afin de mieux observer tous les mouvemens des nègres. Sur les neuf heures du soir, ces deux nègres vinrent sur les bords du fleuve ; mais nous ayant apperçues, ils feignirent de vouloir pêcher ; ils avaient effectivement à la main une petite ligne. M’étant approchée d’eux, je vis qu’ils n’avaient pas de hameçons. Je leur dis d’aller se coucher, et de remettre leur partie de pêche au lendemain. L’un d’eux s’avance près de notre Canot et s’y précipite, croyant pouvoir s’éloigner au large ; mais comme il le trouva enchaîné, il en sortit tout honteux et alla se coucher avec son camarade. J’allai trouver le nègre Étienne que nous avions soupçonné être du complot ; je lui fis part du projet des nègres cultivateurs, et le priai de nous aider à les surveiller pendant la nuit ; il se leva aussitôt, prit le fusil de mon père, et nous dit de dormir tranquillement, attendu que seul, il suffirait pour leur imposer. Les nègres ne firent pas d’autres tentatives, espérant sans doute être plus heureux une autrefois. Dès qu’il fit jour, j’écrivis à mon père de revenir avant la nuit à Safal, parce que nous étions à la veille de perdre le reste de nos nègres ; il arriva dans la soirée, bien résolu de ne plus quitter sa Chaumière. Mon père interrogea ces nègres sur leur projet de désertion, en leur demandant de quoi ils avaient à se plaindre : « Nous nous trouvons bien ici, répondit l’un d’eux ; mais nous ne sommes pas dans notre pays ; nos parens et nos amis sont éloignés de nous ; on nous a ravi notre liberté ; aussi nous avons fait et nous ferons encore tous nos efforts pour la recouvrer, quand nous le pourrons. » Il ajouta en s’adressant à mon père : « Toi Picard, mon maître, si l’on t’arrêtait lorsque tu cultives ton champ, et qu’on t’emmenât bien loin de ta famille, ne ferais-tu pas tous tes efforts pour la rejoindre, et pour recouvrer ta liberté ? » Mon père ne sachant trop que répondre, lui dit oui je le ferais. » Nakamou (eh bien), répartit le nègre, je suis dans le même cas ; comme toi, je suis père d’une nombreuse famille ; j’ai encore ma mère, des oncles ; j’aime ma femme, mes enfans, et tu trouves extraordinaire que je veuille aller les rejoindre ? » Mon malheureux père attendri jusqu’aux larmes par ces paroles, résolut de renvoyer ces nègres à la personne qui les lui avait loués, afin de ne point l’exposer à les perdre. S’il eût pensé comme bien des colons, il aurait mis ces nègres aux fers, en les traitant de rebelles ; mais il était trop philantrope, pour employer de semblables moyens. Quelques jours après, la personne à laquelle mon père avait renvoyé ces deux nègres, nous en amena deux autres ; mais ceux-ci étaient si indolens, qu’il nous fut impossible de les faire travailler à la culture.