La Chaumière africaine/Chapitre 16

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CHAPITRE XVI ET DERNIER.

M. Dard que les vents retenaient depuis dix jours en rade de Saint-Louis, descend à terre, pour voir M. Picard. — Agonie de M. Picard. — Ses dernières paroles. — Sa mort. — Désespoir de ses enfans. — M. Thomas donne l’hospitalité aux enfans Picard. — L’aînée des demoiselles va pleurer sur la tombe de son père. — Sa résignation. M. Dard se fait débarquer, rend son congé et adopte tous les débris de la famille Picard. — M. Dard épouse l’aînée des demoiselles Picard, et ensuite la ramène en France.


Le lendemain de notre installation dans notre nouveau logement, mon père me dit d’aller à l’île de Babaguey, afin d’en rapporter les effets qu’il y avait laissés chez le Stationnaire. Comme je me trouvais un peu mieux depuis quelques jours, j’empruntai un canot et je partis, laissant à ma sœur Caroline le soin des malades. Arrivée à Babaguey, j’eus bientôt terminé mes affaires. J’étais sur le point de repartir pour le Sénégal, lorsqu’il me vint dans l’esprit d’aller jusqu’à Safal. M’étant donc fait transporter par deux nègres, de l’autre côté du fleuve, je parcourus d’abord la plantation ; ensuite je visitai notre Chaumière, que je trouvai telle que nous l’avions laissée. Enfin, je dirigeai mes pas vers le tombeau de ma belle-mère, dans lequel on venait de déposer le corps de ma petite sœur. Je m’assis sous les arbrisseaux qui ombrageaient ce séjour du repos, et je restai long-tems ensevelie dans de tristes réflexions. Tous les malheurs que notre famille avait éprouvés depuis notre naufrage, vinrent alors se retracer à mon imagination, et je me demandai comment j’avais pu tous les supporter ? en cet instant, il me sembla qu’une voix secrète me disait : bientôt, tu en auras d’autres plus grands encore à déplorer. Effrayée par ces tristes pressentimens, je voulus me lever ; mais mes forces m’abandonnèrent et je tombai à genoux sur la tombe. Après avoir adressé ma prière à l’Éternel, je me sentis un peu plus tranquille. Je quittai ce lieu de douleur, et le vieil Étienne me reporta sur la terre de Babaguey où mon canot m’attendait. La chaleur ce jour-là était accablante ; cependant j’aimai mieux m’exposer aux rayons brûlans du soleil, que d’attendre la fraîcheur du soir, pour retourner auprès de mon père. À mon arrivée à Saint-Louis, je le trouvai dans une violente colère contre un certain personnage de la colonie qui, sans avoir égard à son état, lui avait dit les choses les plus humiliantes. Cette scène ne contribua pas peu à aggraver la maladie de mon père : car dès le soir du même jour, la fièvre le reprit, et un délire effrayant anéantit toutes ses facultés : nous passâmes une nuit terrible ; à chaque instant nous croyions le perdre. Le jour suivant n’apporta que très-peu de changement à son malheureux état ; seulement par intervalle, il reprenait sa connaissance. Dans un de ces momens où nous espérions qu’il pourrait recouvrer la santé, M. Dard, que nous croyions déjà bien loin du Sénégal, entra chez nous. Mon père le reconnut aussitôt, et le fit asseoir auprès de son lit ; puis lui prenant la main il lui dit : « Je touche à mon dernier moment ; le Ciel dont j’adore les décrets, va bientôt me retirer de ce monde ; mais une consolation me reste ; c’est de penser que vous n’abandonnerez pas mes enfans, je vous recommande ma fille aînée ; vous lui êtes cher, n’en doutez plus : puisse-t-elle devenir votre épouse, et vous tenir lieu d’un ami sincère, comme vous avez toujours été le mien. » En prononçant ces mots, mon père me prit les mains, et les porta sur ses lèvres brûlantes. Les sanglots étouffaient ma voix ; mais je le pressai tendrement dans mes bras ; comme il vit que j’étais extrêmement affectée de sa situation, il se hâta de me dire : « Ma fille ! j’ai besoin de repos ». Je le quittai aussitôt, et fus rejoindre M. Dard, qui s’était retiré dans un cabinet où se trouvaient ma sœur Caroline et la bonne madame Thomas. Cet ami sincère voyant l’état déplorable où nous étions réduits, chercha à nous consoler, et à nous donner de l’espoir ; il nous dit, qu’ayant appris la maladie de mon père à bord du brik le Vigilant, sur lequel il était embarqué en rade de Saint-Louis, il avait obtenu de descendre à terre pour le venir voir et lui offrir quelques secours ; après quoi il nous quitta en nous promettant de revenir le lendemain.

Vers le milieu de la nuit (c’était le 15 août 1819), il me sembla que mon père voulait me parler ; je m’approchai de lui, et le voyant pâle et l’œil égaré, je détournai la tête pour lui cacher des pleurs que je ne pouvais retenir ; mais s’étant apperçu de mon trouble, il me dit d’une voix mourante ; « Pourquoi tant t’affliger, mon enfant ! Ma dernière heure approche, je ne puis l’éviter ; réunis donc toutes les forces de ton âme pour supporter ma mort avec courage. Ma conscience est pure, je n’ai rien à me reprocher ; je mourrai en paix, si tu me promets d’élever les jeunes enfans que je vais bientôt quitter. Fais aussi connaître aux âmes sensibles la suite non interrompue des malheurs qui m’ont accablé ; dis l’état d’abandon dans lequel nous avons vécu, dis enfin, qu’en mourant je pardonne à mes ennemis tous les maux qu’ils m’ont fait endurer ainsi qu’à ma famille ! » À ces mots je tombai sur son lit, et m’écriai : Oui, cher père, je vous promets de faire tout ce que vous me demandez. Je parlais encore, lorsque ma sœur Caroline entrant dans la chambre se précipita sur le lit de mon père et l’embrassa tendrement, tandis qu’il me tenait par la main ; nous gardions l’une et l’autre un profond silence, qui n’était interrompu que par nos sanglots. Pendant cette scène déchirante, notre malheureux père s’adressant encore à moi, me dit : « Ma bonne Charlotte, je te remercie des soins que tu m’as donnés ; je vais mourir, mais je vous laisse sous la protection de mes amis qui ne vous abandonneront point. N’oubliez jamais les obligations que vous avez déjà à M. Dard ; le Ciel vous aidera ; Adieu, je vais vous dévancer dans un meilleur monde ». Ces paroles prononcées avec effort, furent les dernières qu’il proféra. Il tomba aussitôt dans un état d’agonie. Tous les médecins de la colonie sont appelés, mais les remèdes qu’ils prescrivent, ne produisent aucun effet. L’agonie dura plus de six heures, pendant lesquelles nous flottâmes entre l’espérance et le désespoir. Ô nuit horrible ! Nuit de deuil et de désolation ! Qui pourra jamais décrire les angoisses, les tourmens et tout ce que l’infortunée famille Picard ressentit pendant ta durée. Mais l’instant fatal approche ; le médecin qui s’en apperçoit, sort : je le suis, et cherchant encore à me faire illusion sur le malheur qui nous menace, je l’interroge en tremblant. Ce digne homme ne peut dissimuler ; il me prend la main et me dit : « Ma chère demoiselle, le moment est arrivé où vous avez besoin de vous armer de courage ; c’en est fait de M. Picard ; il faut vous soumettre à la volonté de Dieu ». Ces paroles furent pour moi un coup de foudre. Je rentre aussitôt fondant en larmes ; mais hélas ! Mon père venait de rendre le dernier soupir.

Un malheur aussi affreux me plongea dans un état pire que la mort. Sans cesse je souhaitais qu’elle vînt mettre fin à ma déplorable vie. Les amis dont j’étais entourée faisaient tous leurs efforts pour me calmer ; mais mon âme abîmée dans la douleur se refusait à toutes les consolations. Ô Dieu ! m’écriai-je, comment est-il possible que vous me laissiez vivre encore ? La douleur que je sens ne devrait-elle pas me faire suivre mon père au tombeau ? Il fallut employer la force pour nous arracher de ce lieu d’horreur et d’effroi. Madame Thomas nous entraîna chez elle, pendant que nos amis s’occupaient des funérailles de notre malheureux père. Je restai long-tems sans connaissance. Quand j’eus repris mes sens, mon premier soin fut de prier les personnes chez lesquelles nous étions, de faire porter le corps de mon père à l’île de Safal, pour être déposé, selon ses intentions, auprès des restes de son épouse. Des amis l’y accompagnèrent. Quelles heures après le départ du convoi funèbre, le Gouverneur Sch… se reprochant sans doute l’abandon dans lequel il nous avait laissés pendant si long-tems, donna ordre qu’on prit soin des restes de notre infortunée famille ; il se rendit lui-même chez M. Thomas ; sa présence me fit une telle impression que je tombai en défaillance. Cependant nous crûmes devoir accepter les secours qu’il venait nous offrir, convaincus que c’était moins au gouverneur du Sénégal que nous en étions redevables, qu’au Gouvernement français dont il ne faisait que remplir les intentions.

Plusieurs jours se passèrent sans que l’on pût modérer ma douleur ; mais enfin nos amis me représentèrent que je me devais tout entière aux jeunes orphelins qui nous restaient, et auxquels j’avais promis de tenir lieu de mère. Je sortis alors de mon état d’indifférence, et me rappelant les devoirs que j’avais à remplir, je portai toute mon affection sur les êtres innocens que mon père m’avait confiés en mourant. Néanmoins je n’étais pas tranquille ; le désir de voir le lieu où reposait la dépouille mortelle de mon respectable père, me tourmentait. On voulut m’en détourner mais comme l’on vit que j’avais besoin de verser des larmes en secret, on n’insista pas davantage. Je partis donc seule pour l’île de Safal, laissant à ma sœur Caroline le soin de veiller sur les enfans, dont deux étaient encore dangereusement malades. Quels changemens je trouvai dans notre habitation ! la personne qui nous avait loué ses nègres, les en avait retirés secrètement ; l’herbe croissait par-tout ; les cotonniers languissaient faute de culture ; les champs de mil, de millet, de maïs et de haricots avaient été dévorés par les troupeaux du boucher de la colonie ; notre chaumière était à moitié pillée ; les livres et les papiers de mon père enlevés. Le vieil Étienne habitait encore Safal ; je le trouvai qu’il ramassait du coton. Dès qu’il m’apperçut, il vint à moi ; et lui ayant demandé s’il voulait continuer de rester à la plantation, il me répondit en sanglotant : « J’y resterai toute ma vie ; mon bon maître ne vit plus, mais il est toujours ici ; je veux travailler pour nourrir ses enfans. » Je lui promis à mon tour de le garder tant que nous resterions en Afrique. Ensuite je me traînai vers le tombeau de mon père. Les arbres qui l’entouraient, étaient couverts de la plus belle verdure ; leurs branches épineuses s’étendaient au-dessus de la tombe, comme pour la garantir des ardeurs du soleil. Le silence qui regnait dans ce lieu solitaire, n’était troublé que par le gazouillement des oiseaux, et par le frémissement du feuillage qu’un vent léger agitait. À la vue de cet asile sacré, je me sentis tout-a-coup pénétrée d’un sentiment religieux ; je tombai à genoux sur l’herbe, et appuyant ma tête sur la pierre humide, je restai longtemps dans une profonde méditation ; puis sortant tout-à-coup de cet état de recueillement, je m’écriai : « Ô mânes chéries du meilleur des pères ! je ne viens point ici troubler votre repos ; mais je viens demander à celui qui peut tout, la résignation à ses augustes décrets ; je viens encore promettre au digne auteur de mes jours, de donner tous mes soins aux jeunes orphelins qu’il a laissés sur la terre ; je promets aussi de faire connaître aux âmes sensibles, tous les malheurs qu’il a éprouvés avant d’être précipité dans ce tombeau. » Après une courte prière, je me relevai, et retournai à la chaumière. Pour consacrer un monument à la mémoire de mon père, je déplantai deux Cocos qu’il avait mis en terre quelques mois avant sa mort, et j’allai les replanter auprès du tombeau. Enfin je donnai mes ordres au nègre Étienne, et revins trouver les restes de notre famille au Sénégal.

Le lendemain, M. Dard vint nous voir chez M. Thomas. Ce digne ami de mon père, nous dit qu’il ne pouvait abandonner au Sénégal des orphelins qu’il avait promis de secourir. Je vais, ajouta-t-il, rendre au Gouverneur le congé que j’en avais reçu pour aller passer six mois en France, et je me charge de pourvoir à tous vos besoins, en attendant que je puisse vous ramener à Paris. Un dévouement aussi généreux m’attendrit jusqu’aux larmes ; je remerciai notre bienfaiteur, et il se retira dans la chambre de madame Thomas. Lors qu’il fut parti, madame Thomas me prit à part et me dit que non-seulement M. Dard avait l’intention d’adopter les débris de notre famille, mais qu’il voulait aussi m’offrir sa main, aussitôt que notre deuil serait fini. Cette confidence, je l’avoue, ne me déplut point : car il m’était bien doux de penser que l’homme bienfaisant qui nous avait déjà prodigué tant de secours dans notre détresse, ne dédaignât pas d’unir son sort à celui d’une pauvre orpheline. Je me rappelai alors ce que mon malheureux père m’avait dit, dans le plus fort de nos adversités. « M. Dard, me disait ce bon père, est un estimable garçon, dont l’attachement pour nous ne s’est jamais démenti malgré nos infortunes ; et je suis certain qu’il préférerait dans une épouse, la vertu à toutes les richesses. »

Quelques jours après, notre bienfaiteur vint nous annoncer qu’il avait fait débarquer tous ses effets, et qu’il allait reprendre ses fonctions de Directeur de l’École française du Sénégal. Nous conversâmes long-temps ensemble sur les affaires de mon père, et il prit ensuite congé de nous. Cependant comme l’un de mes jeunes frères était très-mal, M. Dard revint le soir du même jour pour s’informer de son état. Il nous trouva dans les pleurs ; car l’innocente créature venait d’expirer dans mes bras. M. Dard et M. Thomas s’occupèrent aussitôt de son inhumation ; attendu que tout son corps tombait déjà en putréfaction. Nous eûmes soin de cacher cette mort à l’aîné de nos frères, qui ayant une raison bien au-dessus de son âge, n’aurait pas manqué de s’en affliger beaucoup. Néanmoins le jour suivant, le pauvre Charles demanda où était son frère Gustave ; M. Dard qui se trouvait auprès de son lit, lui dit qu’il était à l’école ; mais il reconnut la feinte, et se mit à pleurer, en disant qu’il voulait un chapeau pour aller voir à l’école si réellement Gustave était encore vivant. M. Dard eut la bonté d’aller lui en acheter un afin de le calmer. Quand il vit le chapeau, Charles fut plus tranquille, et remit au lendemain, d’aller voir si son frère était à l’école. Cette jeune victime de la misère traîna encore pendant deux mois sa triste existence ; et sur la fin d’octobre, nous eûmes la douleur de le voir succomber.

Ce dernier malheur me plongea dans une sombre mélancolie, j’étais indifférente à tout. Je venais de voir mourir en trois mois, presque tous mes parens. Un jeune orphelin (Alphonse Fleury), âgé de cinq ans, notre cousin dont mon père était le tuteur, et qu’il avait toujours soigné comme son propre fils, ma sœur Caroline et moi étions tout ce qui restait de l’infortunée famille Picard, qui, en partant pour l’Afrique, était composée de neuf personnes. Encore nous attendions-nous à suivre de près nos chers parens au tombeau ! Cependant nos amis, à force de soins et d’attentions, parvinrent peu à peu à ramener le calme dans nos âmes et à éloigner de notre esprit, les cruels souvenirs qui nous affligeaient ; nous recouvrâmes la tranquillité et pûmes enfin nous livrer à l’espoir d’être moins malheureux. Cet espoir n’a point été vain ; notre bienfaiteur M. Dard, devenu depuis lors mon époux, a recueilli les débris de notre malheureuse famille et s’est montré digne de nous servir de père. Ma sœur Caroline ensuite a épousé M. Richard, botaniste-agriculteur, attaché aux établissemens agricoles de la colonie.

Partie du Sénégal avec mon époux et le jeune Alphonse Fleury mon cousin, sur le bâtiment du roi, la Ménagère, le 18 novembre 1820, nous sommes heureusement arrivés à l’orient, le 31 décembre suivant. Peu de jours après notre débarquement, nous sommes allés à Paris où nous avons fait un séjour de deux mois. Enfin nous sommes venus dans la patrie de mon époux, à Bligny-sous-Beaune, département de la Côte-d’Or, où j’ai eu le bonheur de trouver de nouveaux parens, dont la tendre amitié me console de la perte, de ceux que la cruelle mort m’a ravis en Afrique.


FIN.