La Chaumière africaine/Chapitre 9

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CHAPITRE IX.

La caravane regagne les bords de la mer. — On apperçoit un navire. — Il envoie des secours à la caravane. — Grande générosité d’un Anglais. — Continuation du voyage. — Chaleur extraordinaire. — On tue un bœuf. — Repas de la caravane. — On découvre enfin le fleuve Sénégal. — Joie des naufragés. — M. Picard reçoit des secours de la part de ses anciens amis du Sénégal. — Hospitalité des habitans de l’île Saint-Louis du Sénégal, envers toutes les personnes de la caravane.


Le 11 juillet, sur les cinq heures du matin, nous regagnâmes le rivage de la mer. Aussitôt nos ânes fatigués d’une longue course à travers les sables, coururent se coucher dans les brisans, sans que nous pussions les retenir. Ce petit accident fut cause que plusieurs de nous prirent un bain dont ils se seraient volontiers passés ; moi-même, je fus froissée sous mon âne au milieu des flots, et j’eus beaucoup de peine à sauver un de mes jeunes frères que les vagues entraînaient. Mais en définitive, comme cet accident n’avait rien eu de bien fâcheux, on rit, et nous nous remîmes en route, les uns à pied et les autres sur leurs ânes capricieux. Vers dix heures, nous apperçûmes un navire à la mer. On attacha desuite un mouchoir blanc au bout d’un fusil, on l’agita en l’air, et bientôt nous eûmes la satisfaction de voir qu’on nous reconnaissait. Ce navire s’étant approché assez près de la côte, les Maures qui étaient avec nous, se jetèrent à la mer pour l’aborder à la nage. Il faut dire ici, que c’était bien à tort que nous avions soupçonné ces gens de perfidie envers nous ; car jamais dévouement ne parut plus généreux que le leur, quand ils s’élancèrent tous les cinq dans les vagues, pour nous aller chercher des secours auprès du navire, quoiqu’il fût encore à plus d’un grand quart de lieue du rivage. Au bout d’une demi-heure, nous vîmes revenir ces bons Maures faisant flotter devant eux trois petites barriques. Arrivés à la plage, l’un d’eux remit à M. Espiau, une lettre de M. Parnajon : c’était le capitaine du brik l’Argus qui allait à la recherche du Radeau et nous envoyait des provisions. Cette lettre nous annonçait une petite barrique de biscuit, un tierçon de vin, un demi-tierçon d’eau-de-vie et un fromage de Hollande. Quelle heureuse rencontre ! Nous aurions bien désiré témoigner toute notre reconnaissance au généreux commandant du Brick, mais il prit aussitôt le large et s’éloigna. Nous nous mîmes à défoncer les barriques qui contenaient nos petites provisions ; on en fit la distribution, et chacun de nous eut un biscuit, environ un verre de vin, un demi-verre d’eau-de-vie et un petit morceau de fromage. Des coquillages, que nous ramassâmes sur le rivage de la mer, nous servirent de gobelets. Chacun but sa ration de vin d’un seul trait ; l’eau-de-vie même ne fut point dédaignée par les Dames. Cependant pour mon compte, préférant la quantité à la qualité, j’échangeai ma ration d’eau-de-vie contre du vin. Décrire quelle fut notre joie en prenant ce repas, est chose impossible. Exposés aux rayons brûlans d’un soleil vertical ; épuisés par une longue suite de souffrances ; privés pendant long-temps de toute espèce de liqueurs spiritueuses, nous fûmes tous transportés hors de nous-mêmes, lorsque chacun eut mélangé dans son estomac ces rations d’eau de vie et de vin. La vie, qui, tout récemment était un fardeau pour plusieurs de nous, devint infiniment plus précieuse à tous. Les fronts mornes et silencieux commencèrent à se dérider ; les ennemis fraternisèrent ; les avares cherchèrent à faire oublier leur égoïsme et leur cupidité ; les Dames furent un peu moins maussades ; les enfans sourirent pour la première fois depuis notre naufrage ; en un mot, tout le monde parut passer d’un état d’abattement et de tristesse à une gaîté naissante. Je crois même, que le marin chanta sa maîtresse.

Cette journée fut heureuse pour nous : quelques instans après notre délicieux repas, nous vîmes arriver près de nous plusieurs Mauresses qui nous apportaient du lait et du beurre ; de sorte que nous eûmes des rafraîchissemens en abondance. Il est vrai que nous les payâmes un peu cher : car le verre de lait ne coûtait pas moins de trois francs. Après un repos d’environ deux heures, notre caravane se remit en route.

Sur les six heures du soir, mon père se trouvant extrêmement fatigué, voulut se reposer. Nous laissâmes aller la caravane, et nous restâmes ma belle-mère et moi auprès de lui, pendant que les autres personnes de notre famille marchaient en avant avec nos ânes ; mais bientôt le sommeil nous surprit tous les trois. À notre réveil, nous fûmes tout étonnés de ne plus voir nos compagnons. Le soleil allait se plonger dans l’Océan, et mon père se désespérait d’avoir eu l’imprudence de s’endormir, lorsque nous vîmes venir à nous plusieurs Maures montés sur des chameaux. Leur aspect nous causa une grande frayeur, et nous aurions bien voulu les fuir : mais ma belle-mère et moi, nous tombâmes comme évanouies. Ces Maures à longues barbes étant arrivés auprès de nous, l’un d’eux mit pied à terre, et nous adressant la parole, il nous dit en fort bon français : « Rassurez-vous Mesdames ! Sous ce costume arabe vous voyez un Anglais qui vient à votre secours. J’ai appris au Sénégal que des Français avaient été jetés dans ces déserts, et comme je connais plusieurs princes de ces arides contrées, j’ai pensé que ma présence pourrait vous être utile ». Ces paroles nobles, sorties de la bouche d’un homme que nous avions d’abord pris pour un Maure, nous rassurèrent aussitôt. Revenues de notre effroi, nous nous levâmes pour témoigner au philantrope anglais tous les sentimens de reconnaissance dont nous étions pénétrées. M. Carnet (c’est le nom de ce généreux Anglais) nous apprit que notre caravane, qu’il avait rencontrée, nous attendait à deux lieues de l’endroit où nous étions. Il nous offrit ensuite quelques biscuits que nous mangeâmes, et nous partîmes, tous ensemble, pour aller rejoindre nos compagnons de voyage. M. Carnet voulut nous faire monter sur ses chameaux, mais nous ne pûmes jamais nous résoudre, ma belle-mère et moi, à nous asseoir sur les bosses velues de ces animaux ; nous marchâmes donc encore sur la plage humide, tandis que mon père, M. Carnet et les Maures qui l’accompagnaient, étaient montés sur les chameaux. Nous arrivâmes bientôt à une petite rivière nommée dans le pays, Marigot-des-Maringoins. Nous voulûmes boire de ses eaux, mais elles étaient aussi salées que celle de la mer ; M. Carnet nous dit de prendre patience, et que nous en trouverions à l’endroit où notre caravane nous attendait. Nous traversâmes cette petite rivière à gué, ayant de l’eau jusqu’aux genoux. Enfin, après avoir marché encore environ une heure, nous rejoignîmes nos compagnons qui se reposaient auprès de plusieurs petits puits d’eau douce. On résolut de passer la nuit en cet endroit, qui paraissait moins aride que tous ceux que nous venions de parcourir. On proposa aux soldats, d’aller chercher quelques branches de bois pour allumer du feu, afin d’éloigner les bêtes féroces que nous entendions rugir dans les environs, mais ils s’y refusèrent. M. Carnet nous rassura, en nous disant que les Maures qui étaient avec lui, sauraient bien éloigner de notre camp tous les animaux dangereux. En effet, durant toute la nuit, ces bons Arabes se promenèrent autour de notre caravane, en poussant par intervalle, des cris semblables à ceux qui nous avaient tant effrayés la nuit précédente, lorsque nous étions au camp du généreux Amet.

Nous passâmes une très-bonne nuit ; à quatre heures du matin, nous nous remîmes en marche en longeant le rivage de la mer. M. Carnet nous quitta pour tâcher de nous procurer quelques provisions. Jusque-là, nos ânes avaient paru assez dociles ; mais ennuyés de voyager si long-temps sans manger, ils nous refusèrent leur service. Une quinte leur passa par la tête, et tous au même instant, jetèrent leurs cavaliers sur le sable ou dans des buissons épineux. Cependant les Maures qui nous accompagnaient, nous aidèrent à reprendre nos montures indociles qui avaient déjà pris la fuite, et nous nous replaçâmes sur les dures vertèbres de ces animaux têtus. À midi, la chaleur devint si forte, que les Maures, mêmes la supportaient avec peine ; ce qui nous détermina à aller chercher de l’ombrage derrière les hautes dunes qui paraissaient dans l’intérieur ; mais combien fut pénible la marche que nous fîmes pour y arriver ! Les sables étaient on ne peut pas plus brûlans ; nous avions été obligés de laisser nos ânes sur le bord de la mer, parce qu’ils ne voulaient plus ni avancer ni reculer ; la plupart d’entre nous étaient sans souliers et sans chapeaux ; cependant il fallut faire à pied près d’une grande lieue, pour trouver un peu d’ombrage. La chaleur que réfléchissaient les sables du désert, ne peut être comparée qu’à celle qu’on éprouve à la bouche d’un four, au moment où l’on en tire le pain. Nous la supportâmes néanmoins, mais non pas sans maudire ceux qui avaient été la première cause de tous nos maux. Arrivés derrière les buttes que nous cherchions, nous nous étendîmes sous un Mimosa-Gommier (Accacia du désert) ; plusieurs cassèrent des branches d’Asclépia et s’en firent un ombrage. Mais, soit le défaut d’air, soit la chaleur du sol sur lequel nous étions couchés, nous fûmes presque tous suffoqués. Pour moi, je crus que ma dernière heure était arrivée. Déjà mes yeux ne voyaient plus qu’à travers un sombre nuage, lorsque le nommé Borner, qui devait être forgeron au Sénégal, me présenta une botte contenant un peu d’eau bourbeuse qu’il avait eu la précaution de conserver. Aussitôt je saisis ce vase élastique, et me hâtai d’en avaler le liquide à grandes gorgées. Un de nos compagnons également tourmenté par la soif, jaloux du plaisir que je paraissais goûter, et que je goûtais effectivement, tira le pied de la botte et s’en empara à son tour, mais il n’en profita pas : l’eau qui restait, était si dégoûtante, qu’il ne put en boire et la répandit par terre. Le capitaine Bégnère qui était présent, jugeant par cette eau répandue, combien devait être bourbeuse celle que j’avais bue, m’offrit quelques miettes de biscuit qu’il conservait précieusement dans sa poche. Je mâchai ce mélange de pain, de poussière et de tabac, mais je ne pus l’avaler, et le donnai tout broyé à l’un de mes jeunes frères qui tombait d’inanition.

Nous nous disposions à quitter ce lieu brûlant, lorsque nous appercûmes notre généreux Anglais qui nous apportait des provisions. À cette vue, je sentis renaître le courage au fond de mon cœur, et je cessai de désirer la mort que j’avais auparavant appelée à mon secours. Plusieurs Maures accompagnaient M. Carnet, et tous étaient chargés. Aussitôt leur arrivée, nous eûmes de l’eau, du riz et du poisson sec en abondance. Tout le monde but sa ration d’eau, mais peu de personnes eurent la force de manger, quoique le riz fût excellent. Chacun désirait retourner sur les bords de la mer, afin de se baigner ; toute la caravane se mit en route à travers les brâsiers du Sahara. Enfin, après une heure de marche et de souffrances, nous retrouvâmes le rivage ainsi que nos ânes qui étaient couchés dans les flots. Nous nous jetâmes tous dans les premiers brisans, et après un bain d’une demi-heure, chacun se reposa sur le rivage. Ma cousine et moi, nous allâmes nous coucher auprès d’une petite élévation, où nous nous fîmes un ombrage avec quelques mauvaises hardes qu’on nous avait prêtées. Ma cousine portait un habit d’uniforme dont les galons plurent singulièrement aux Maures de M. Carnet ; à peine fûmes-nous couchées que l’un d’eux, croyant nous trouver endormies, vint pour tâcher de les arracher ; mais voyant que nous ne dormions pas, il se contenta de les examiner fort attentivement.

Tel est le petit incident qu’il a plu à MM. Corréard et Savigny dans leur relation du naufrage de la Méduse, de raconter avec des circonstances toutes différentes. Croyant sans doute le rendre plus intéressant ou plus amusant ; ils disent qu’un Maure de ceux qui servaient de guides, soit par curiosité, soit par tout autre sentiment, s’approcha de l’ainée des demoiselles Picard pendant qu’elle dormait, et qu’après avoir examiné ses formes, il souleva le voile qui couvrait sa poitrine, y fixa attentivement ses regards, resta pendant quelques instans comme un homme vivement étonné, s’en approcha ensuite de très-près, mais n’osa cependant pas y toucher ; qu’après l’avoir bien observée, il laissa tomber le voile et revint à sa place, où, tout joyeux, il raconte à ses camarades ce qu’il venait de voir ; que plusieurs Français s’étant apperçu de la démarche du Maure, en firent part à M. Picard qui se décida (d’après les offres obligeantes des officiers) à revêtir ces Dames d’habits militaires, ce qui, par la suite, prévint toute tentative de la part des habitans du désert. Hé bien ! Je demande pardon à MM. Corréard et Savigny ; mais il n’y a pas un mot de vrai dans tout cela. Comment ces Messieurs ont-ils pu voir de leur Radeau, ce qui se passait le 12 juillet sur la côte du désert de Sahara ? et si c’est d’après le rapport de quelques personnes de notre caravane, qu’ils ont inséré cette anecdote dans leur ouvrage, qui renferme d’ailleurs plusieurs autres inexactitudes, je crois devoir leur apprendre qu’ils ont été trompés.

Sur les trois heures, les vents de nord-ouest nous ayant donné un peu de fraîcheur, la caravane se remit en route ; notre généreux Anglais prit encore le devant pour tâcher de nous procurer des vivres. À quatre heures, le ciel se couvrit de nuages, et nous entendîmes gronder le tonnerre dans le lointain. Tout nous annonçait un grand orage qui heureusement n’éclata point. Nous arrivâmes sur les sept heures au lieu où nous attendait M. Carnet, qui venait de nous acheter un bœuf. Là, nous quittâmes les bords de la mer pour aller dans l’intérieur, trouver de quoi faire cuire notre souper. Notre camp fut établi à l’entrée d’un petit bois de Gommiers, auprès duquel étaient plusieurs puits ou citernes d’eau douce. Bientôt le bœuf fut abattu, dépouillé, dépecé et distribué. On alluma de grands feux, et chacun s’occupa de son souper. Dans ce moment, j’avais une forte fièvre ; cependant je ne pus m’empêcher de rire en voyant tout ce monde assis auprès de grands brâsiers, tenant chacun son morceau de bœuf au bout d’une bayonnette, d’un sabre ou de quelque bois pointu. La réverbération de nos feux sur tous ces différens visages, hâlés et couverts de longues barbes, rendue plus brillante par l’obscurité de la nuit, jointe au bruit des vagues de l’Océan et des rugissemens des bêtes féroces que nous entendions au lointain, présentait un spectacle tout-à-la fois comique et imposant. Si un David ou un Girodet nous voyait, me disais-je, nous serions bientôt représentés sur la toile aux Galeries du Louvre, comme de vrais Cannibales ; et les jeunes Parisiens qui ne savent pas combien on a de plaisir à dévorer une poignée de pourpier sauvage, à boire de l’eau bourbeuse dans une botte, à manger de la viande rôtie à la fumée, combien enfin on est heureux de pouvoir se rassasier, quand on est affamé dans les déserts brûlans de l’Afrique, ne voudraient jamais croire que parmi ces demi-sauvages, il s’en trouve plusieurs qui sont nés sur les bords de la Seine.

Pendant que ces pensées roulaient dans mon esprit, le sommeil s’empara de mes sens, et je m’endormis. M’étant réveillée au milieu de la nuit, je trouvai ma portion de bœuf dans les souliers qu’un vieux matelot m’avait prêtés pour traverser les épines. Quoique cette viande fût un peu brûlée et fortement imprégnée de l’odeur de l’assiette qui la contenait, j’en mangeai une grande partie, et je donnai l’autre au matelot qui avait eu la bonté de me prêter sa chaussure. Ce marin, voyant que j’étais malade, m’offrit en échange de ma viande, un peu de bouillon qu’il avait eu l’adresse de faire dans une petite boite de fer-blanc. Je le priai de me donner un peu d’eau s’il en avait ; aussitôt il alla m’en chercher plein son chapeau. Ma soif était si grande, que je bus dans le crasseux vase, sans la moindre répugnance.

Peu de temps après, tout le monde s’éveilla, et l’on se mit sur le champ en route, afin d’arriver de bonne heure au Sénégal. Vers les sept heures du matin, me trouvant un peu en arrière de la caravane, je vis venir à moi plusieurs Maures armés de lances. Un petit mousse âgé de dix à douze ans, qui marchait à quelques pas de moi, s’arrêta et me dit d’un air effrayé : « Ah mon Dieu, mademoiselle ! voilà des Maures qui viennent, et la caravane est déjà bien loin ; s’ils allaient nous emmener ? » Je lui dis de ne pas avoir peur, quoi qu’au fond je ne fusse guère plus rassurée que lui. Bientôt ces Arabes du désert arrivèrent auprès de nous. L’un d’eux s’avança d’un air farouche et arrêta mon âne, en m’adressant dans son langage barbare, plusieurs paroles qu’il accompagna de gestes menaçants. Mon petit mousse ayant pris la fuite, je me mis à pleurer : car ce Maure s’opposait toujours à la marche de mon pauvre âne, qui peut-être était bien aise de se reposer un peu. Cependant aux gestes qu’il me faisait, je crus qu’il me demandait où j’allais, et je me mis à crier de toutes mes forces : ndar ! ndar ! (Sénégal) seul mot africain que je connusse alors. À ce mot, le Maure lâcha la bride de ma monture, en lui faisant sentir, ainsi qu’à mes épaules, toute la pesanteur du manche de sa lance, et alla rejoindre ses camarades qui riaient aux éclats. Pour moi, bien contente d’en être quitte pour la peur, quelques ndar et le régal du coup de bâton, qui n’avait sans doute été destiné qu’à mon âne, je me hâtai de rejoindre la caravane. Je racontai mon aventure à mes parens qui ignoraient que je fusse restée en arrière ; ils me réprimandèrent comme ils le devaient, et je promis bien de ne plus les quitter.

Sur les neuf heures, nous rencontrâmes près du rivage de la mer, une grande quantité de troupeaux, que de jeunes Maures faisaient paître. Ces bergers nous vendirent du lait, et l’un d’eux offrit de prêter un âne à mon père, moyennant un couteau qu’il lui avait vu tirer de sa poche. Mon père ayant accepté la proposition, ce Maure quitta ses camarades pour nous accompagner jusqu’au fleuve du Sénégal, dont nous étions encore éloignés de deux grandes lieues. Dans la matinée, il arriva une aventure qui aurait pu avoir des suites fâcheuses, mais elle ne fut que plaisante : le chef de timonerie de la Méduse s’étant endormi sur le sable, un Maure trouva le moyen de lui voler son sabre. Le Français s’éveillant aussitôt, reconnaît le voleur qui se sauvait avec son larcin, et se met à le poursuivre, en poussant des juremens horribles. L’Arabe se voyant poursuivi par un Européen furieux, revient sur ses pas, se met à genoux, et dépose aux pieds du timonier le sabre qu’il lui avait volé. Celui-ci, touché de cette marque de confiance ou de repentir, lui donna volontairement le sabre. Nous étions restés plusieurs, pour voir comment se terminerait cette scène, tandis que la caravane marchait toujours en avant. Tout-à-coup, nous la vîmes quitter les bords de la mer. Nos compagnons paraissaient tout transportés de joie. Quelques-uns accoururent au-devant de nous, et nous apprirent qu’étant montés sur une petite élévation, ils avaient apperçu le fleuve du Sénégal très-près de-là. Nous hâtâmes notre marche, et pour la première fois depuis notre naufrage un tableau riant vint s’offrir à notre vue. Les arbres toujours verts dont ce beau fleuve est ombragé, les colibris, les merles rouges, les perroquets, les promerops, etc., qui voltigeaient sur leurs flexibles rameaux, nous causèrent des transports difficiles à exprimer. Nous ne pouvions nous lasser d’admirer la beauté de ces lieux. La verdure est si agréable à la vue, sur-tout, quand on vient de parcourir un aride désert ! Avant d’arriver aux bords du fleuve, il nous fallut descendre une petite colline couverte d’arbrisseaux épineux. Mon âne, par un faux-pas qu’il fit, me jeta au milieu d’un buisson ; je me déchirai la peau en plusieurs endroits, mais je me consolai facilement de ce petit accident, quand je me vis enfin sur le rivage d’un fleuve d’eau douce. Tout le monde s’étant désaltéré, nous nous couchâmes sous l’ombrage d’un petit bosquet, tandis que le bienfaisant anglais M. Carnet et deux de nos officiers s’acheminaient vers le Sénégal, pour aller annoncer notre arrivée, et demander des canots. Pendant ce temps, les uns prirent un peu de repos, les autres s’occupèrent à nettoyer les plaies dont ils étaient couverts.

À deux heures de l’après midi, nous vîmes un petit canot qui remontait à force de rames les eaux rapides du fleuve. Bientôt, il arriva près du rivage où nous étions. Deux Européens sautent à terre, saluent notre caravane, et demandent mon père. L’un d’eux nous dit, qu’ils venaient de la part de MM. Artigue et Labouré, habitans du Sénégal, offrir des secours à notre famille ; l’autre ajouta qu’ils n’avaient pas voulu attendre les embarcations qu’on nous préparait à l’île Saint-Louis, sachant trop quels devaient être nos besoins. Nous voulûmes leur faire nos remercîmens, mais ils ne nous en donnèrent pas le temps. Ils coururent aussitôt à leur canot, pour nous apporter les provisions que les anciens amis de mon père nous envoyaient. Ils déposèrent devant nous, une grande corbeille dans laquelle se trouvaient plusieurs petits pains frais, du fromage, une cruche de vin de Madère, une cruche d’eau filtrée, des robes et un habillement pour mon père. On pense bien que toutes les personnes qui pendant le voyage avaient pris quelque intérêt à notre malheureuse famille, et sur-tout le brave capitaine Bégnère, eurent part à la distribution de ces provisions, que nous fîmes sur le champ. Nous éprouvâmes une véritable satisfaction à les partager avec eux et à leur donner cette faible marque de notre reconnaissance.

Un jeune aspirant de marine, que la faim pressait, nous ayant demandé du pain, nous nous empressâmes de lui en donner et d’y ajouter même un petit verre de Madère, quoique nous n’eussions pas oublié ses mauvais procédés et le refus qu’il nous avait fait, d’un verre d’eau dans le désert.

Il était quatre heures, lorsque les Canots du gouvernement arrivèrent ; nous nous y embarquâmes tout de suite. Dans chaque Canot se trouvaient du biscuit et du vin, de sorte que tout le monde se rafraîchit aussitôt.

Celui dans lequel notre famille entra, était gouverné par M. Artigue, capitaine de port, et un de ceux qui nous avaient envoyé des provisions. Mon père et lui s’embrassèrent comme deux vieux amis qui ne se sont pas vus depuis huit ans, se félicitant de ce que le sort leur permettait encore de se revoir avant de mourir. Nous avions déjà fait près d’une lieue sur le fleuve, quand tout-à-coup, un jeune commis de Marine (M. Mollien) se trouva atteint d’une forte indigestion. Nous gagnâmes le rivage, et nous le déposâmes sur le sable, en lui laissant un nègre pour le conduire au Sénégal, quand il serait remis de son indisposition. Bientôt la ville de Saint-Louis, se présenta devant nous. De loin le coup-d’œil en est agréable ; mais à mesure qu’on en approche, l’illusion disparaît, et on la voit telle qu’elle est en effet ; c’est-à-dire, sale, assez mal bâtie, pauvre, et remplie de huttes de paille noircie par la fumée. À six heures du soir, nous arrivâmes au port Saint-Louis. Ce serait envain que j’essayerais de peindre les diverses émotions de mon cœur dans ce délicieux moment. Je crois que toute la colonie, si l’on en excepte MM. Schmaltz et Lachaumareys, était sur le port pour nous recevoir à notre débarquement. M. Artigue descendit le premier, afin de prévenir le Gouverneur anglais de notre arrivée ; il le rencontra venant à cheval au-devant de nous, suivi de notre généreux conducteur M. Carnet, et de plusieurs officiers supérieurs. Nous descendîmes à terre portant dans nos bras nos jeunes frères et sœurs. Mon père nous présenta au Gouverneur anglais, qui était descendu de cheval. Il parut très-sensiblement affecté de nos malheurs ; les femmes et les enfans surtout excitèrent vivement sa pitié. Tous les habitans indigènes et européens pressaient affectueusement la main de chacun des naufragés ; les nègres esclaves même s’approchaient de nous et déploraient notre malheureux sort.

Le Gouverneur fit placer à l’hôpital les plus malades de nos compagnons d’infortune ; plusieurs habitans de la colonie reçurent les autres dans leurs maisons. M. Artigue se chargea obligeamment de toute notre famille. Arrivés chez lui, nous y trouvâmes son épouse, ses deux demoiselles, et une jeune dame anglaise qui le pria avec instance de lui laisser aussi exercer l’hospitalité. Elle nous prit donc, ma sœur Caroline et moi, et nous conduisit dans sa maison, où elle nous présenta à son mari, qui nous reçut de la manière la plus affable. On nous fit entrer dans un cabinet de toilette, où nous fûmes peignées, décrassées, nétoyées et pommadées par les négresses domestiques ; cette obligeante dame nous fournit du linge et des vêtements de sa garde-robe, dont la blancheur contrastait singulièrement avec le grand hâle de notre teint. Au milieu de nos infortunes, mon âme avait conservé toute sa force ; ce changement subit de situation, m’affecta au point, que je crus que mes facultés intellectuelles allaient m’abandonner. Lorsque je fus un peu retenue de mon abattement, notre généreuse hôtesse nous conduisit dans le salon, où nous trouvâmes son mari et plusieurs officiers anglais, qui allaient se mettre à table. Ces messieurs nous engagèrent à partager leur repas ; mais nous ne prîmes que du thé et quelques pâtisseries. Parmi ces anglais, se trouvait un jeune français qui parlait assez bien leur langue ; il nous servit d’interprète. On nous demanda le récit de notre naufrage, et de tous nos malheurs ; nous le fîmes en peu de mots ; chacun était étonné que des femmes et des enfans eussent pu supporter tant de fatigues et de misères. Nous étions si peu remises de notre agitation, qu’à peine entendions-nous les questions qu’on nous faisait ; nous avions sans cesse devant les yeux, les vagues écumantes de la mer, et l’immense étendue de sable que nous venions de parcourir. Comme l’on s’apperçut que nous avions besoin de repos, tout le monde se retira, et notre digne anglaise nous fit mettre dans un lit, où nous ne fûmes pas plutôt, que nous dormîmes d’un profond sommeil.