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La Chine en face des Puissances/6

La bibliothèque libre.
Librairie Delagrave (p. 109-120).

CHAPITRE VI
L’ÉVOLUTION

La civilisation néo-chinoise.

Si l’on cherche quelle impression se dégage des faits et gestes chinois relatés au cours de ces pages, il semble que ce soit celle d’une nationalité en travail : œuvre lente et multiforme à laquelle collaborent plus ou moins sciemment les éléments de population les plus divers, depuis les étudiants passionnés pour les théories jusqu’aux riches marchands positifs et terre à terre, depuis les militaires acharnés à réunir sous leur autorité le plus grand nombre possible de provinces jusqu’aux lettrés d’hier, « docteurs » d’aujourd’hui, plus préoccupés de politique et de sociologie que de poésie. Œuvre dont le terme n’apparaît pas encore à travers la confusion actuelle ; œuvre qui consiste non seulement à mettre sur pied une organisation matérielle, mais à remplacer des principes par d’autres, à y habituer des multitudes et à les leur faire adopter.

Celles-ci, à vrai dire, ne s’inquiètent guère de la transition et passeraient des anciens aux nouveaux sans s’étonner outre mesure du changement. Le fatalisme règne parmi elles et rien certainement ne leur semblerait un jour plus naturel que l’aboutissement quel qu’il soit des vicissitudes d’à présent. Que l’union sorte de la discorde, l’unité du morcellement, le calme de l’agitation, l’histoire millénaire de la Chine est là pour leur rappeler que ce ne sera pas un fait isolé et nouveau ; que quinze ans de confusion et plus encore sont insignifiants pour un pays qui a derrière lui des décades de siècles pendant lesquels il a traversé de bien plus longues périodes d’instabilité. Aussi ne s’émeuvent-elles pas de ce qui se passe et conservent-elles au milieu des pires aventures militaires, comme au milieu des typhons et des cyclones de leur climat, une sérénité qui peut surprendre des Européens.

Cependant nombre d’étrangers se refusent à envisager pour la Chine la possibilité même du retour à l’ordre politique, tant que subsistera chez elle le régime républicain. « L’empire ou la ruine ! » proclament-ils. Ou parce qu’ils ont pris, sur la Chine, au temps de l’empire, des habitudes de pensée dont ils n’ont pu se défaire et qui les empêchent de se la représenter autrement qu’en monarchie, ou parce qu’ils ont perçu dans le nouveau régime politique de ce pays des germes de décadence, ils prédisent la catastrophe imminente.

Ils oublient d’abord combien la réalité est dilatoire, évasive, si l’esprit est rigoureusement logique ; combien elle esquive les déductions qu’on prétend lui imposer.

Ils oublient ensuite qu’aussi bien dans l’antiquité que dans les temps modernes, les peuples d’Asie et d’Europe ont évolué d’une façon à peu près uniforme : après les empires, les invasions des barbares, la fusion de ces derniers et des anciens maîtres du sol, c’est la constitution de nouveaux États centralisés, leur décadence, la féodalité, la monarchie absolue et l’État constitutionnel. La Chine et le Japon, plus civilisés que les autres peuples de l’Asie, ont opposé une résistance plus grande aux principes de la politique moderne qui proviennent d’Europe. Et la résistance est d’autant plus grande que la pression est plus forte ; mais le conflit n’en prépare pas moins l’avenir conformément au programme habituel de l’évolution politique des peuples.

Déjà l’évolution du Japon a rappelé étonnamment celle de certains pays de l’Occident. Il est vrai que sa civilisation inspirée de celle de la Chine n’offrait pas la résistance de cette dernière dont les racines tiennent autrement au sol ! Pourtant, le Japon en est resté à la monarchie constitutionnelle ; la Chine, peut-être à cause justement de sa civilisation originale qui engendre une sorte de nationalisme foncier et inconscient, ou plutôt se confond avec lui, va-t-elle naturellement à la république, « forme de gouvernement beaucoup plus nationale que la monarchie », assure M. Ferrero[1].

Mais prenons garde que c’est seulement une catégorie d’individus — ceux qui sont plus ou moins instruits à l’européenne et qui constituent la « Jeune Chine » — que cette civilisation originale aide à acquérir un nationalisme conscient, fondé sur l’idée de patrie, et pousse vers les formes politiques les plus modernes. Par contre cette même civilisation retarde plutôt l’essor du peuple.

La civilisation chinoise fut une civilisation des masses et fut maintenue par elles jusqu’à nos jours, presque dans son entier. Il n’y eut pas, chez les premiers Chinois établis dans le bassin du Fleuve Jaune de race dominante, de cités rivales ; ce furent des agriculteurs, campés seulement dans ce pays fertile où ils formaient des clans sans classes et sans castes. Leur civilisation, au lieu d’être aristocratique, fut populaire et le demeura. Tout voyageur qui sait voir et penser est frappé du haut degré de civilisation des paysans chinois, de ceux surtout qui sont loin des ports que fréquentent les étrangers.

Il faudrait donc s’attendre à distinguer en Chine, à la longue, plutôt qu’une juxtaposition de la civilisation occidentale, comme il apparaît tant que celle-ci n’atteint que la « Jeune Chine », une civilisation que nous appellerons néo-chinoise, mélange d’un modernisme outré et d’un traditionalisme modérateur.

Le rajustement des relations avec l’étranger.

Quoi qu’il en soit, nous avons maintenant devant nous des Chinois ombrageux, parfois injustes, qui oublient les avantages matériels que leur ont procurés les travaux exécutés dans leur pays par les Européens, et trouveraient naturel que toutes ces entreprises fussent remises entre leurs mains sans compensation. Certains vont même jusqu’à prétendre que « si la Chine n’a pas beaucoup progressé, cela tient pour une large part à ce qu’elle a perdu depuis longtemps les instruments de première nécessité, tels que les grands ports commerciaux, les principaux centres industriels, les riches régions minières, la liberté du tarif douanier, l’administration des douanes, les recettes fiscales qui sont affectées plutôt à payer les indemnités des Boxers et les autres dettes étrangères qu’à faire face aux dépenses nationales ».

Pareilles doléances ne sauraient être prises au sérieux par quiconque connaît tant soit peu la Chine. Qui est-ce qui a construit et développé les grands ports, et nous ajouterons les chemins de fer, sinon les étrangers ? Qu’est-ce qui procure à la Chine les recettes les plus sûres, sinon l’administration internationale des douanes et de la gabelle ? De quels centres industriels était-il donc question avant l’arrivée des étrangers ? Sans l’outillage et sans le savoir étranger, où en serait l’exploitation du sous-sol, d’ailleurs si insignifiante encore, en regard des possibilités connues ?… Non, nous ne discuterons pas de telles allégations qui font tort aux Chinois auprès des étrangers qui savent et qui sont encore ceux sur lesquels ils doivent le plus compter. Mais, d’autre part, nous sommes d’avis que des temps nouveaux sont venus pour la Chine, que de même qu’autrefois des légendes et des rites lui arrivèrent avec les denrées de l’ouest par la « route de la soie » et l’influencèrent peu à peu, de même, lui parviennent aujourd’hui avec tout l’attirail de notre civilisation industrielle, nos théories et nos idées qui modifient les siennes.

Le problème qui se pose est donc le rajustement des relations de la Chine nouvelle et des puissances qui ont des intérêts sur son territoire, intérêts dont elle a du reste bénéficié plus encore que ces dernières. Un esprit nouveau, qu’on le veuille ou non, souffle de l’ouest et de l’est sur le continent jaune ; non seulement nous n’hésitons point à le reconnaître, mais nous sommes d’avis que les puissances ne doivent dorénavant rien retenir qui ne soit indispensable à la sécurité de leurs nationaux et au bon fonctionnement des grandes entreprises conduites en collaboration avec les Chinois, dans la mesure où les capacités de ceux-ci le permettent.

Plus tard, quand les Chinois seront en état de tout faire par eux-mêmes, quand ils trouveront chez eux les compétences, l’outillage et les capitaux, une nouvelle question se posera pour les étrangers ; pour le moment, les Chinois n’en peuvent être raisonnablement qu’au stade d’une collaboration étendue, multipliée. C’est tout ce que leurs amis peuvent jusqu’à nouvel ordre leur souhaiter de mieux. Il ne manque d’ailleurs pas de Chinois dans les centres où sont les étrangers, qui pensent ainsi.

Mais malgré tout, il est une nouveauté qu’on ne peut éluder et que nous avons essayé de démontrer, à savoir qu’en dépit du particularisme de provinces livrées à des gouverneurs jaloux de leur autorité, les Chinois, se sentent bien définitivement une nation en face de l’étranger. Et si l’on en doutait, il suffirait de se rappeler ces paroles citées par le Temps du 9 mars dernier, d’un délégué chinois à la Société des Nations : « En matière de politique étrangère, il n’existe aucune divergence de vues entre Chinois, à quelque parti ou à quelque groupe qu’ils appartiennent. »

Au reste, quand nous parlons d’anarchie dans la République chinoise, sommes-nous bien sûrs d’exprimer exactement la réalité ? Ne nous forgeons-nous pas une représentation absolue d’un état relatif qui, en dépit de notre appréciation, permet au commerce et à l’industrie de la Chine de se développer, à ses exportations et à ses importations d’augmenter d’année en année ? Encore une fois, ne jugeons-nous pas la Chine comme nous jugerions un de nos pays d’Europe qui forme un tout homogène et où la défection d’une partie du territoire ébranlerait toute l’armature sociale, administrative et politique ? La Chine est si vaste que pareille aventure ou la guerre entre provinces ne gêne pas l’activité générale du peuple ; d’autre part « l’effacement de son gouvernement impuissant ou indifférent à remplir l’essentiel de sa mission » a toujours été suppléé par le rôle immense de l’initiative privée représentée par les Associations de toutes sortes[2]. Il serait donc plus exact, au lieu de parler d’anarchie, de dire qu’au changement de régime de 1911, les rouages de la politique intérieure de la Chine se sont détraqués et qu’ils le sont encore ; mais qu’au point de vue extérieur tant politique qu’économique, la Chine a eu depuis lors une marche régulière qui matériellement l’a rapprochée de l’Europe, mais moralement l’en a éloignée.

Qui sait d’ailleurs ce que nous réservent les batailles incessantes que se livrent les chefs militaires chinois ? Quelle sorte de pacification suivra ? Que dira-t-on si un jour se lève devant les puissances une Chine ordonnée et soumise à une autorité ? Peut-être cette fameuse anarchie apparaîtra-t-elle comme le creuset où se fondaient l’armée, l’ordre et la nation. « Nos querelles intestines ont au moins cela de bon qu’elles entretiennent chez nous l’esprit de guerre et nous préparent une armée », nous disait, à Pékin, un haut fonctionnaire chinois.

Nous terminerons cette étude sur ces paroles parce qu’elles impliquent une ferme volonté d’indépendance nationale, profonde et troublante réalité sous l’apparente contradiction d’une Chine qui se dresse contre l’Europe, à mesure qu’elle s’européanise.

  1. Voir plus haut, page 63.
  2. Nulle part peut-être l’esprit d’association n’est plus développé qu’en Chine. Il s’y manifeste sous les formes les plus variées, dans les circonstances les plus diverses… Quel que soit son but, l’association chinoise peut se constituer librement ; elle n’a aucune autorisation à demander, aucune formalité à remplir… Franchissant les limites des attributions de nos associations et de nos sociétés, les associations chinoises vont encore plus loin. Certaines d’entre elles exercent les fonctions de véritables municipalités : les unions de familles, les communes, les guildes, associations privées, administrent des villages, des quartiers, des villes, d’autres ont leurs gendarmes ou leurs gardes champêtres. (Essai sur les Associations en Chine, par Pierre B. Mayron, Plon, édit.)