La Chine en folie/Grand sauve qui peut

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Albin Michel (p. 229-239).

GRAND SAUVE QUI PEUT

Dans la nuit, sur le coup de quatre heures du matin, j’entendis comme un bélier qui aurait battu la porte de mon 518. Une voix à bout de souffle criait : C’est moi ! Ouvrez ! Tsang-Tso-lin !

— Tonnerre ! voilà Pou.

— Tsang-Tso-lin ! Wou-Pei-Fou ! Ouvrez-moi ! C’est commencé ! Ils sont là !

— Allez-vous en ! Ne revenez qu’à dix heures ou je vous règle votre compte !

— C’est réglé ! L’armée arrive.

— Laquelle ?

— Je ne sais pas : la mauvaise !

— Adieu ! Laissez-moi dormir !

— Le canon ! Écoutez le canon !

J’entendais la manœuvre de l’ascenseur, des portes qui claquaient, une course sourde de pieds nus dans les couloirs, puis un grand fracas qui semblait être la chute d’une malle descendant seule les étages.

J’ouvris. Les lunettes de Pou étaient bien sur son nez, mais de travers. Sa figure ressemblait à un capot d’auto qui aurait reçu un choc : les phares n’étaient plus sur la même ligne. Et son ventre battait autant que son cœur.

— Je vous suis à la légation de France ! Je vous suis.

— Ce n’est plus l’heure de faire Gnafron ! M. Pou. Vous irez où l’on vous dira d’aller. Votre peau n’est qu’une peau, n’est-ce pas, mon vieux, et de plus, j’en réponds !

— Vous répondez de moi ?

— Oui.

— Et de ma femme ?

— De votre femme, de votre concubine, de vos belles-mères et de toute la basse-cour.

— Je vais la chercher.

— Qui ?

— Ma concubine.

— Où est-elle ?

— En bas !

— Qu’est-ce qu’elle fait ?

— Elle tremble !

— Faites-lui toujours servir une tasse de thé. Ça la réchauffera.

Pou ouvrit la fenêtre, se haussa sur ses doigts de pieds et regarda dans la rue. C’était une nuit de clair de lune : au loin le toit en rotonde du temple du ciel.

— Regardez ! Tous se sauvent !

C’était vrai. L’avenue grouillait de Chinois en fuite.

— Où vont-ils ?

— Se cacher. Faisons comme eux. Dépêchons-nous. Ce n’est pas de la peur, c’est de l’expérience. C’est l’année du chien. Nous sommes aujourd’hui même, en ce deuxième jour de lune, sous l’influence de l’étoile Nicou. Et l’étoile Nicou, c’est le bœuf !

— Et vous, vous êtes un âne.

— Et vous un barbare du pays blanc ! Rien n’est mauvais comme le signe du bœuf ! Faste ou néfaste ? la vie est là. Aujourd’hui c’est néfaste et tous les dieux sont en colère !

Dans les rues, c’était étourdissant. Affolés, Chinois et Chinoises se précipitaient de tous côtés. Ils battaient les murailles. Ils faisaient penser à ces grosses mouches, prisonnières dans une chambre, et qui, sans comprendre le mirage du verre, se heurtent aux carreaux, obstinément.

Pékin était devenue un immense Magic-City. Les Célestes montaient, descendaient, s’entre-choquaient, patinaient, fonçaient, hurlaient, jetaient des matelas par les fenêtres, cassaient des assiettes, tiraient des femmes, des enfants et des coups de fusils ! Ils chargeaient sur leur dos des armoires, des lits. Tous les véhicules nationaux étaient sortis des hangars. Les rickshaws fendaient la foule. Les chaises à porteur houlaient, les brouettes gémissaient. Dans la panique, on avait attelé les chameaux aux voitures à bœufs, les bœufs aux voitures à ânes, les ânes aux voitures à bras. Sur l’épaule, les bambous porteurs pliaient sous des poids écrasants. On fuyait à cheval, en voiture, et sur des vélocipèdes. Les chiens fidèles et essoufflés essayaient de suivre le derrière en feu de leurs propriétaires. Sur les ailes des toits miaulaient les chats. Lorsque Sodome et Gomorhe brûlèrent, on ne vit pas, vers la sortie, pareille bagarre !

Ils s’appelaient. Ils s’insultaient. À sept heures du matin, on entendit distinctement le canon. Le peuple de Pékin arrêta soudain sa course, s’immobilisa et glapit. Tsang-Tso-lin ! Tsang-Tso-lin ! C’était la même intonation de frayeur qu’aurait certainement Lucifer s’il apercevait de nouveau sur sa gorge la lance de l’archange Saint Michel !

M. Pou tremblait dans sa casaque. Il avait enfermé sa concubine dans mon 518. Vous pensez qu’il ne me quittait plus ! Il reniflait depuis un grand moment.

— Que sentez-vous ?

— La poudre !

Pékin n’est que murailles qui s’emboîtent : muraille extérieure, muraille intérieure, muraille de la cité interdite, muraille de la ville diplomatique où chacune des légations est elle-même entourée d’une muraille. Est-ce de se savoir ainsi emmuré que ce peuple entrait en folie ? Dans la coque d’un sous-marin qui coule, l’équipage n’est-il pas la proie d’une semblable panique ?

Débouchant de la ville tartare, de la ville chinoise, de la ville jaune, la foule déchaînée débordait de partout. Des cris aigres s’élevaient au-dessus du vacarme : c’étaient ceux d’enfants égarés dans ce sauve-qui-peut éperdu. J’en ramassai une dizaine que je mis de côté sur un coin du trottoir. Ils n’y restèrent pas longtemps. La populace balayait tout.

Des Chinois sautaient dans les rickshaws vides. Les coolies laissaient partir les brancards vers le ciel, les clients basculaient par-dessus la capote et les coolies poursuivaient leur fuite.

Les trois guichets d’entrée du quartier des légations étaient définitivement engorgés. Arrêtez-vous ! avait-on envie de crier à ces insensés, vous savez bien que le quartier est petit. Vous allez le faire éclater. Et, à moins que l’on ne vous coupe la tête comme aux sardines, vous ne pourrez y tenir tous.

Ils s’y ruaient.

L’hôtel des Wagons-Lits était inénarrable. J’enfonçais mon mouchoir jusqu’au fond de mon gosier pour ne pas éclater de rire sous le canon. Le manager hurlait :

— Ils sont déjà trente-sept dans chaque chambre.

— Qu’importe ! suppliait le Chinois, ce sont mes amis et je paierai comme si j’étais tout seul !

— J’espère bien ! répliquait le tenancier qui, grisé par le succès, lançait à la caisse : trente-huit personnes au 80 ! trente-huit !

Les escaliers étaient envahis comme les tribunes de Longchamp le jour du Grand Prix et déjà le toit se garnissait !

Pou s’écriait : « Qui avait raison ? Qui connaissait son pays ? » J’entraînai mon homme par la manche. Nous sortîmes des légations par le côté de Chienmen. Aux pieds de cette porte de triomphe est une antique niche où les dieux qu’on y vénère sont quelque chose de très puissant. D’habitude, les Chinois s’arrêtent devant ce lieu. Aujourd’hui, les dieux pouvaient crever !

On donnait l’assaut aux banques. On ne venait rien réclamer : au contraire ! on apportait son argenterie, ses coffres, ses objets d’art, ses bijoux, ses soieries, ses valeurs, ses poux. Beaucoup attendaient, leur femme contre eux. Venaient-ils la déposer aussi ?

Ils fuyaient. Les uns avaient des bouddhas entre les bras. D’autres sauvaient des paravents, des lanternes, des nattes enroulées, des cassettes, des potiches. On voyait des pipes à opium qui dépassaient d’une poche de la casaque. Et des nouveau-nés, accrochés dans le dos des mères, dansaient le pas effréné de la débandade.

Des soldats — à qui appartenaient-ils ? qui les payaient ? — fusil sur l’épaule, roulaient eux aussi, au gré du torrent.

C’était une belle cacophonie. Tous parlaient.

— Que disent-ils, Pou ?

— Rien.

À Chienmen, à Hatamen, à la Tartarie, derrière la ville jaune, partout, le spectacle se répétait. On ramenait les volets, on bouclait les portes, on enfermait les canards, on arrachait les légumes, on abandonnait les cercueils.

À dix heures sortirent les premières éditions extraordinaires des journaux. On se jeta dessus.

Pou tenait les feuilles et tremblait, le nez dans les nouvelles.

Les neuf portes majestueuses de Pékin avaient clos leurs vantaux. Derrière chacune d’elles on pouvait voir une centaine de mercenaires. Le docteur Yen n’avait pu mieux faire. Mille argousins, voilà de quoi se composait l’armée officielle de la Chine. Encore, depuis longtemps, ces gens d’arme n’étaient-ils point payés. Aussi l’héroïque docteur Yen dut-il en appeler hier soir au corps diplomatique. On consulta le grand financier international : le directeur des douanes, un Anglais. L’Anglais, dans ce cas urgent, permit que le « gouvernement » chinois puisât dans la caisse de la gabelle. On régla l’arriéré des carabiniers, on leur fit l’avance d’un mois de solde et on leur offrit à boire. L’imprévu d’un tel traitement eut les meilleurs effets sur cette troupe réglementaire. Elle voulut bien prendre la garde, et même, dans son enthousiasme, elle promit de ne pas ouvrir elle-même les portes de Pékin aux pillards de Tsang-Tso-lin !

Vers onze heures, nos pas nous ramenèrent près de l’hôtel de Pékin. On entra. À peu de choses, cela valait la vue de l’hôtel des Wagons-Lits. Au bar, Nachbaur prenait déjà ses quotidiennes coupes de champagne. Il se tapait sur la bedaine et disait : « Vive le citoyen chinois ! » Deux cents épileptiques l’interrogeaient comme un oracle : « Quelles nouvelles, M. Nachbaur ? » Le confrère tirait sa montre : « Onze heures ! faisait-il. À midi, Tsang Tso lin sera ici. » Les Chinois pépiaient.

— Allons, ne vous désolez pas. Vous avez à vos portes mille policiers payés d’hier et huit mitrailleuses, vous trouvez que cela n’est pas suffisant ?

— Non, monsieur ! huit mitrailleuses ce n’est pas suffisant.

— Et pourquoi, messieurs ?

— Parce que Pékin a neuf portes, monsieur !

On entendait toujours le canon.

À trois heures de distance, un journal anglais annonça la mort de Wou-Pé-Fou, le tigre aux dents de feu (il avait des dents en or) et celle de Tsang-Tso-lin, le lion sans crinière (il était tondu).

La panique devint échevelée.

Les églises catholiques croulaient sous des masses d’incroyants pour qui les coups de canon avaient eu la vertu du baptême. Il fallut fermer les grilles de l’hôpital Rockfeller et celles de l’hôpital français, sans quoi les malades en traitement eussent été étouffés sous la ruée. Je vis les petites chanteuses fardées de Chienmen qui, jusqu’ici, avaient tenu ferme, passer tel un vol d’oiseaux du paradis et se réfugier chez les sœurs de la Miséricorde. À quatre heures, le même journal anglais sortit une autre manchette : Wou-Pé-Fou allait bien, Tsang-Tso-lin aussi, mais déjà des escadres étrangères s’embossaient rivière de Tient-Sin !

Ce fut de l’hallucination. M. Pou lui-même n’écouta plus que la frousse. Il courut comme un voleur et s’engouffra dans l’immeuble de l’Y. M. C. A.

— Quoi ? lui criai-je, vous êtes devenu protestant ?

Il avait déjà disparu.

Je revins à l’hôtel. L’ascenseur n’était ni en bas, ni aux étages, ni en haut. Les boys l’avaient arrêté entre le troisième et le quatrième. Ils étaient quatorze tassés là-dedans depuis le matin — pour que Tsang-Tso-lin ne les découvrît pas !…

J’entrai chez moi. Deux petits pieds grelottants dépassaient sous mon lit. C’était ceux de la concubine à Pou !