La Chine en folie/Une conversation inattendue

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Albin Michel (p. 217-226).

UNE CONVERSATION INATTENDUE

Le vent jaune soufflant du désert de Gobi, ajoutait à la folie. Cependant, vers le coup de cinq heures, cette tempête sèche ayant obligeamment arrêté sa course, je pus aventurer sans risquer de mordre la poussière, mes pas et ma physionomie dans les houtongs apoplectiques de Pékin.

Le docteur Yen, président du Conseil par intérim et ministre des Affaires Étrangères par bonté d’âme, m’attendait au Wai Chiao Pu.

Quand j’arrivai à l’entrée de cette illustre demeure d’État, les deux dragons qui ressortaient en verre dépoli, sur les glaces de la porte, frétillèrent de leur queue de serpent, et je ne tardai pas à m’apercevoir qu’ils échangeaient entre eux un court dialogue :

— Mon cher, disait à celui de gauche le dragon de droite, n’est-ce pas un visiteur qui nous vient ?

— On le dirait, fit l’autre.

— Alors, puisque voici venir un visiteur, c’est que notre ministre n’est pas un fantôme, comme l’ose prétendre la rumeur des hommes ?

— La raison parle par ta langue de vipère, répondit le dragon de gauche. Aussi, je me sens tout ragaillardi.

Et tous deux, à mon passage, essayèrent de friser leur petite moustache, mais leur patte à griffes de lion ne fut pas assez longue.

J’étais dans l’antichambre. Elle résonna sous mes pas telle une caverne inhabitée, et les murs, contents eux aussi de revoir un être en marche, me renvoyaient, comme pour m’inciter à jouer, l’écho de mes talons sonores.

Des boys surgirent. Ils volèrent étonnés autour de moi. Mais je vis bien qu’ils ne me prenaient pas pour un personnage réel.

— M. le docteur Yen, président du Conseil par intérim et ministre des Affaires Étrangères, quand même ! criai-je d’une voix assez forte pour leur prouver que je n’étais pas un sylphe.

Ils se frottèrent les yeux et prirent mon pardessus jaune, mon chapeau gris et ma canne noire. Un grand vestiaire étalait sa rangée de trois cents numéros. Il était vide. Au numéro 211, ils mirent le pardessus ; au 213, le chapeau et ils posèrent la canne horizontalement pour qu’elle occupât à elle seule les 214, 215 et 216. Les serviteurs paraissaient si satisfaits de pouvoir enfin jeter quelque pâture à ces porte-manteaux que, fouillant dans ma poche, j’en retirai un cache-col.

— Tenez ! fis-je.

Ivres de joie, les boys accrochèrent le foulard au 217. Ainsi, à moi seul, tenais-je lieu de six visiteurs.

Et toute la valetaille, comme si j’avais été allongé dans un cercueil et qu’il eût fallu huit hommes pour le porter, grisée par l’aventure, m’introduisit chez son Excellence.

— Vous avez voulu me voir ? fit le docteur Yen d’une ravissante humeur.

L’homme d’État quitta son fauteuil ministériel et vint s’asseoir près de la fenêtre sur un strapontin.

— De la sorte, dit-il, marquant la nuance d’un coup d’œil ce sera plus exact.

Je lui dis :

— Je craignais, monsieur le ministre, de ne pas arriver à temps. Depuis vingt jours, la première nouvelle qui me réveille est celle de votre démission. Vous devez la donner tous les soirs à six heures. Heureusement il n’est que cinq heures un quart, il nous reste quarante-cinq minutes…

Le docteur Yen, dont les yeux encadrés d’écaille nageaient dans le contentement, expliqua :

— On croit, communément, que le plus difficile dans des carrières comme la mienne c’est de devenir ministre, hélas ! monsieur, c’est de cesser de l’être. Si vous m’apportez un moyen de me tirer d’embarras, ma reconnaissance vous suivra éternellement.

— Eh ! fis-je, si vous partez, que restera-t-il ?

— C’est bien la question. Le « chiendent » est de trouver un successeur. Ce n’est pas que j’aie énormément à faire, cependant je suis toujours le gouvernement central (il s’efforçait de ne pas trop sourire). Je ne suis pas tout seul. J’ai, paraît-il, deux ou trois autres ministres qui sont encore à leur poste. Le ministre des Finances, par exemple, du moins me l’affirme-t-on. Au fait, ne pourriez-vous me dire où se trouve exactement mon ministre des Finances ? J’en aurais le plus pressant besoin. Ne l’avez-vous rencontré dans l’un de vos voyages ? Qu’il soit à son poste, je n’en doute pas, mais où a-t-il transporté son poste ?

Voyez-vous, monsieur, ce qui se passe présentement en Chine… À propos, y comprenez-vous quelque chose ?

— Pas un mot.

— Moi non plus. Je vous disais donc que ce qui se passe en Chine tient plutôt du phénomène céleste que de la politique. Un pays n’est pas un individu comme moi, comme vous, c’est une grande chose avec un passé, un avenir. Or, ce passé et cet avenir sont intacts ou presque. Tenez, nous sommes à la période du vent jaune. Le vent jaune n’est pas Pékin. Pékin, onze mois de l’année, connaît le plus beau ciel d’Asie. Chacun vous le dira. Mais voilà ! une fois par an, vient le vent jaune. Que pouvons-nous contre le vent jaune ?

— Rentrer chez soi.

— Vous l’avez dit. En politique souffle à cette heure un autre vent jaune. Et c’est pourquoi vous comprendrez (ses yeux riaient sur toute leur largeur) que je me sente réellement fatigué et que je désire rentrer chez moi.

Mais je veux revenir à ma Chine. Ce n’est pas un pays, monsieur, c’est un continent. C’est plus grand que votre Europe tout entière. Quatre cents millions de concitoyens ! Voyez quel mal vous avez pour vous entendre à cet autre bout du monde. Que faites-vous ? Vous patientez. Patientons aussi. D’autant que dans notre cas c’est un malheur pour un seul peuple : le nôtre. Nous nous déchirons, mais en famille. Nos chiens sont subitement devenus des loups, mais n’ont pas quitté leur ferme. Des satrapes mettent simplement de l’argent dans leur poche. C’est un militarisme domestique.

— Savez-vous que j’ai vu Tsang-Tso-lin à Moukden ? Quel beau bandit ! C’est le plus magnifique de ma collection.

— Chut ! fit M. le docteur Yen, président du Conseil par intérim et ministre des Affaires Étrangères par résignation, parlez plus bas, les avant-gardes de M. le maréchal Tsang-Tso-lin ne sont plus qu’à trente kilomètres de ce bureau. Et s’il n’y a que moi pour les arrêter !…

L’autorité, continua-t-il, est bouleversée. Je ne saurais vous le cacher. Sans doute, aussi, règne une absence de discipline. Les soldats n’appartiennent plus à l’État, mais à des particuliers. Nous sommes une république parlementaire, mais nous n’avons plus de parlement. M. le président du Conseil est en congé à Tientsin, sur la concession française, où, paraît-il, l’air est salubre, et cela, depuis cent deux jours, — cent deux jours ! répéta le docteur Yen ; veinard ! — mes autres collègues, pris subitement d’un urgent besoin de déplacement, se sont dispersés aux quatre coins de l’horizon pour écrire des poèmes sur toutes les faces de la lune. Le pays est riche. Notre monnaie vaut plus du triple d’avant-guerre. L’or sonne dans tous les goussets des vide-goussets, mais le gouvernement, que j’ai l’honneur de représenter in extremis, n’a plus une sapèque. (Prêtez-moi donc une allumette, fit incidemment le ministre.) Les fonctionnaires ne montent plus chaque matin à leur travail, mais à l’assaut de nos caisses vides. Le Sud dit que le Nord n’est pas légitime, et le Nord, c’est moi ! L’Est, que représente M. le maréchal Tsang-Tso-Jin, menace par-dessus ma tête d’anéantir le centre, que gère M. le maréchal Wou-Pé-fou. Le vent jaune s’en mêle ! Bref, pour l’heure, le système est légèrement dérangé.

Un chat surgissant d’un meuble bibliothèque se mit à miauler comme sur un toit. Le président du Conseil lui parla en chinois ; le chat réintégra sa bibliothèque.

— Cependant, monsieur, souvenons-nous. Un gouvernement, comme vous ou moi avons l’habitude de l’entendre, est-il, en général, aussi indispensable que cela au bonheur des États ? La Chine, pour son compte, a toujours eu très peu de gouvernement, et, j’ose le dire, cela ne lui causa jamais de notables malheurs. En 1900, par exemple, quand feu S. M. l’Empereur…

— Que ses mânes ne rôdent pas insatisfaits hors de leur cercueil, fis-je.

— Merci. Quand feu S. M. l’Empereur, devançant dans leur goût de voyage mes honorables collègues d’aujourd’hui, quitta Pékin, la Chine, qui avait perdu du même coup tout pouvoir central, ne cessa pas d’exister. N’êtes-vous pas frappé, actuellement, par l’ordre particulier qui règne dans le désordre général ? Voyez le peuple. Sait-il qu’il n’y a pas de gouvernement ? S’occupe-t-il du Nord ou du Sud ? Que je brûle du désir de donner chaque matin ma démission, cela l’empêche-t-il de trouver la même saveur à son riz ? Les marchands de lanternes composent toujours des lanternes, les garçons continuent de lutiner les filles et les coolies de tirer les rickshaws.

Le vent jaune, qui avait repris, plaquait son épouvantable poussière contre les carreaux qui crissaient.

— Avez-vous des lunettes, monsieur ?

— Si elles peuvent vous faire plaisir, Excellence, les voici.

— Gardez ! Par hasard j’en ai. C’est pour vous quand vous sortirez.

Le docteur Yen jouait joyeusement. S’il parlait le français avec lenteur ce n’était pas pour rassembler ses mots, mais pour mieux goûter la récréation qu’il s’accordait. Il fait partie de ces Chinois dont l’esprit vaste comme leur Empire offre tous les tons de l’intelligence,

— En France, monsieur, croyez-vous au sort ?

— Guère au delà de l’affaire de prendre ou de ne pas prendre le train un vendredi treize.

— Ce n’est pas suffisant. Je comprends dans ce cas que vous ne puissiez vous passer de gouvernement. En un mot, vous vous livrez aux pauvres hommes que nous sommes. Votre conviction est que rien ne se peut régler sans nous. J’aime cette confiance en des moyens humains. Elle doit vous être d’un haut secours moral et soutenir vos hommes d’État dans l’accomplissement de leur dur devoir éphémère. Pour nous, Chinois, le Destin compte davantage. C’est ce qui vous explique la situation actuelle de la République du Céleste Empire. Les hommes sont si pondérables et le mystère de l’infini si impondérable ! Agir ? quand l’inconnu décide de temporiser ? Vains mouvements de la part de nos membres !

De même que la mer monte et se retire, que la lune paraît et disparaît, toujours la paix succéda à la guerre et toujours le châtiment suivit le crime. Nous croyons à la loi de redressement et de punition. Ces messieurs, M. le maréchal Tsang-Tso-lin et M. le maréchal Wou-Pé-Fou, nos maîtres d’aujourd’hui, sentent fort justement, j’en suis sûr, que tout ce qui jette du feu n’est pas du diamant. Ils savent que les hommes, même devenus des chefs, ne sont pas libres, et qu’à la fin les dieux décident. C’est pour cela, n’en doutez pas, que rien ne les presse de résoudre ce que vous appelez, dans votre Occident, le chaos chinois, et, qu’escomptant l’intervention surnaturelle qui ne peut manquer de se produire et peut-être de les sauver, au lieu d’en finir, ce qui serait fragile, ils se contenteront de s’entamer, ce qui est durable et plein de possibilités. »

La pendule du cabinet sonna six coups.

— Six heures ! fis-je, sursautant. Vous n’allez pas donner votre démission, monsieur le ministre, vous ne ferez pas cela devant moi ?

— Ne craignez rien. Vous aurez le temps de vous retirer, ma pendule avance de dix minutes !…