La Chine en folie/Monsieur Pou

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Albin Michel (p. 137-140).

MONSIEUR POU

— Voulez-vous entrer, oui ou non ?

Depuis un moment, un doigt timide frappait à la porte de ma chambre 518.

J’avais d’abord fait gentiment : « Entrez ! »

Puis j’avais crié : « Entrez ! »

Maintenant, je disais : « Oui ou non ? »

Alors la porte joua et je vis rouler jusqu’à ma table quelque chose qui, tout d’abord, me parut être l’un de ces ballons gigantesques que parfois les clowns poussent sur la piste pour s’amuser. Mais je me trompais : c’était un homme.

Le torse boudiné dans une camisole bleue, les jambes, du moins les deux courts poteaux lui servant de jambes, cachés sous une jupe brève et noire, ce curieux spécimen d’humanité pouvait mesurer un mètre quarante de haut sur un mètre quarante-deux de circonférence. Il s’avançait comme une bonbonne lancée sur le parquet à la manière d’une toupie. Quant à son visage, il était exactement celui que les Lyonnais ont donné à Gnafron.

Au temps fabuleux de mon enfance, Gnafron était déjà mon grand ami. J’aimais sa trogne. Plus tard, j’avais compris que, s’il buvait, c’est qu’il avait sans doute ses raisons. Mais je ne lui avais encore jamais serré la main. Aujourd’hui, Gnafron, descendant de son guignol, venait à moi. La rencontre de cette vieille connaissance sur cette terre d’Extrême-Orient m’émut profondément.

— Asseyez-vous Gnafron !

— Pourquoi, Monsieur, m’appelez-vous Gnafron ?

— C’est, dis-je, que vous ressemblez étrangement à l’un de mes amis, qui était parmi les meilleurs. Il s’appelait Gnafron. Et cela m’est doux, loin de ma patrie, de rapprocher le présent du passé.

— Je comprends, fit-il, et vous me voyez fort heureux de cette ressemblance. Mon nom, toutefois, est M. Pou. Je suis le lettré chinois que Son Excellence, M. le ministre de la grande France, a choisi de sa propre main, comme interprète à votre usage.

— Les ministres de France, monsieur Pou, sont de curieux inspirés et, n’était le salut que je dois à votre savoir, je dirais qu’ils n’en font jamais d’autres ! Mais respect à son choix ! Je sens tout le secours que vous apporterez à mon ingrate mission. Grâce à vous, mes journées chinoises, qui, cependant, ne manquaient pas de rondeur, prendront une tournure qui déjà m’enchante. Que pensez-vous de la situation ? De Tsang-Tso-lin ? De Wou-Pé-Fou et de tous les autres fous ?

— Monsieur, dit-il, je pense que j’habite derrière Hatamen, en pleine ville tartare. Les troupes y passeront. Que ce soient celles de Tsang ou celles de Wou, le résultat, pour moi, sera probablement le même. Que m’importe que l’on viole mon épouse, elle ne m’a pas donné d’enfant et mes yeux ne l’aiment plus, mais grand est mon souci à l’égard de ma concubine.

— Notre sort, monsieur Pou, désormais, n’est-il point lié ? Amenez ici votre concubine, au moment où vous sentirez qu’elle est sur le point de perdre son honneur. Je m’en chargerai.

— Merci. C’est bien là, monsieur, où doucement, je voulais en venir. Dans les tragiques journées qui se préparent, les Chinois auront besoin d’amis. Mais vous habitez l’hôtel de Pékin. C’est le plus beau. Cependant, déménagez. L’hôtel de Pékin, où est-il ? En plein vent ! Les coupeurs de têtes s’y engouffreront à volonté. Il vous faut porter vos bagages à l’hôtel des Wagons-Lits. Il est dans le quartier des légations. Une muraille le protège. Et surtout il jouit de l’extra-territorialité.

— Gnafron ! voyez-vous, je reconnais bien là le Chinois que vous êtes. Vous ne cessez, quand tout va bien, de réclamer l’abolition des privilèges européens ; qu’une tempête s’élève, aussitôt vous accourez à l’abri de nos baïonnettes. Mais cela est bien. En attendant, causons.

— Agissons ! monsieur, nous causerons après.

Et déjà M. Pou ouvrait ma vieille valise, en peau de cochon, y précipitait en hâte les quatre « linges » qui, étant ma propriété personnelle, pendaient, sans en être d’ailleurs autrement étonnés, aux quatre clous de ma garde-robe pékinoise.

— Ohé ! monsieur l’interprète, c’est aller fort et un peu vite. Où est donc M. Tsang-Tso-lin ? Encore à Moukden. Où est donc M. Wou-Pé-Fou ? On ne sait où !

— Où sont donc les gens de raison ? Sur le chemin de l’hôtel des Wagons-Lits. Aller à la citerne quand elle est vide, autant rester dans ses pantoufles. Citerne vide, hôtel bondé, même dé !

— Gloire à M. le ministre de France ! m’écriai-je, Il n’y a dans toute la Chine qu’un interprète sans pareil et il a su le dégoter. Laissez là mes faux cols, Gnafron de mon cœur, donnez-moi le bras et descendons. Un verre de champagne n’a jamais attristé deux amis. Allons le boire. La guerre est proche et mon journal est riche.