La Chine en folie/Où il faut huit démarches pour voir clair

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 123-133).

OÙ IL FAUT HUIT DÉMARCHES POUR VOIR CLAIR

Que l’on me réveille ! Que l’on me fasse passer par les baguettes, s’il le faut, mais je veux être rappelé à la réalité. Je dois dormir encore.

Voilà ce que je lis, ce matin, dans la Politique de Pékin :

« Un décret impérial, daté du 15 mars dernier, a promu Young Yuan au rang de mandarin de première classe, faisant fonction de garde impérial auprès de Sa Majesté Hsien-Toung. Le même décret lui accorde le privilège de monter à cheval dans la Cité Interdite. C’est que notre jeune empereur (dix-sept ans) vient de se fiancer avec la fille de Young Yuan. La fiancée est âgée de dix-neuf ans. Elle est, dit-on, assez jolie.

« À côté de l’impératrice, une concubine vient d’être également choisie pour le jeune fils du Ciel. Celle-ci est fille de Tuan-Koung, mandarin de cinquième classe. Elle a seize ans. »

Je m’arrêtai. Qui m’avait dit que la Chine était une république ? Quel est le plaisantin qui s’est ainsi offert ma naïve figure ?

Mais il y avait encore un paragraphe :

« La jeune femme est arrivée vendredi matin, à 10 heures 30, de Tientsin. Les honneurs lui ont été rendus : musique et garde. Elle est montée en automobile et, précédée de plusieurs rangs de cyclistes, a gagné immédiatement le Palais. Hauts dignitaires, envoyés de Sa Majesté, parents, suivaient dans neuf automobiles. La future concubine est attendue prochainement. »

Mon chapeau ! toujours mon chapeau gris, ma canne et mon manteau ! J’ai soif de lumière. Il faut que je sache sous quel régime vit la Chine.

Mais voici le boy de l’ascenseur. Ce n’est qu’un boy, néanmoins c’est un Chinois. Il va pouvoir m’éclairer.

— Boy ? la Chine, est-ce une république ou un empire ?

Mais il tire la corde de son ascenseur et ma question ne l’atteint pas.

— Ce n’est pas pour te « charrier », mon vieux, réponds-moi, ce sera gentil de ta part. Voici un dollar.

— Mais je ne sais pas, Sir, fait-il obligeamment.

C’est bien cela. Il ne sait pas ! On ne sait pas ! Moi non plus, c’est évident, je ne sais pas !

Je suis déjà dans le hall. Qui peut me renseigner ? Sont-ce ces Américains touristes qui ont encore le jambon de leur breakfast sur les joues ?

— Pardon ! dis-je, en m’approchant d’eux, la Chine, est-ce une république ou un empire ?

D’un regard d’homme bien nourri, ils me chassent de leur rayon comme un fou famélique.

Je sors et me rends à la poste. Le fonctionnaire chinois est derrière sa petite grille. J’apprivoise l’homme, lui achète des timbres, lui demande si les courriers fonctionnent à sa satisfaction, etc…

— Dites, mon ami, pourriez-vous me donner un renseignement ? En Chine, avez-vous un président de République ou un empereur ?

— Nous avons les deux, répond-il.

Je prends la porte et me plante contre un arbre. Je vais réfléchir un moment.

Voyons ? Hier, j’ai vu un monsieur. Je l’ai touché. Il avait un mètre quatre-vingt-cinq de taille. Il m’a dit qu’il était le chef de l’État, le seul. Deux heures après, il m’a envoyé sa photographie. Ai-je des visions ?

Mais on me frappe sur l’épaule. Je sursaute. C’est un Chinois, noble connaissance de Moukden.

— Êtes-vous malade ? me demande-t-il en me voyant contre l’arbre.

— Non, dis-je, je suis perplexe. Au fait, quel est le chef d’État chez vous ?

— Cela dépend comment vous l’entendez.

— Clairement, fis-je, voilà comme je l’entends !

— Eh bien ! clairement le chef de l’État est le président de la République, mais il y a aussi l’empereur, bien entendu, et, pour moi, le maître est Tsang-Tso-lin.

— Adieu, fis-je.

Je file vers le quartier des légations. Là, on doit savoir. Le premier diplomate que je rencontre, je l’accroche.

Il en venait un justement, ayant une raquette sous le bras. C’était un secrétaire de « la Belgique ».

« Voilà bien la diplomatie, pensais-je, elle va jouer au tennis, alors qu’elle ne sait peut-être pas plus que moi quel est le chef d’État. »

— Le chef d’État ? réfléchit mon aimable ami, se grattant les favoris à la hauteur du lobe.

« La Belgique » appela à son secours « le Danemark », qui soutenait une seconde raquette.

— Voyons ? firent-ils ensemble.

Puis ils firent signe à « l’Italie » qui portait une troisième raquette.

« Les raquettes de Pékin ont de curieuses habitudes, songeais-je, il faut les promener, matin et soir, comme les petits chiens. »

Mais les trois Talleyrand, ayant tenu conseil, me déclarèrent :

— C’est vraiment difficile à préciser.

— Merci !

Le mieux est de se rendre au journal qui a donné la nouvelle. Laissons passer d’abord cette caravane de chameaux. En voilà des animaux qui sont heureux, ils ne font pas un pas plus vite que l’autre. On voit bien qu’ils n’ont pas lu la Politique de Pékin, ce matin. Mais tout le monde ne peut pas être chameau !

— Bonjour ! monsieur Monestier.

— Bonjour ! Vous avez l’air soucieux…

— Oui, vous avez publié aujourd’hui…

Je lui montre la chose.

— Parfaitement.

— C’est une blague ?

— Pas du tout.

— Alors, la Chine n’est pas une république ?

— Si fait.

— Mais l’empereur ?

— C’est l’empereur de la République de Chine.

— Cette république a un président.

— C’est donc, si vous préférez l’empereur du président de la République de Chine.

— Ne jouez pas avec moi, Monestier, je ne puis être venu en Chine et la quitter sans savoir si la Chine est une république ou un empire.

— Depuis combien de temps êtes-vous ici ?

— Depuis quarante jours.

— Eh ! fit-il, moi j’y suis depuis dix-sept ans et je ne le sais pas encore !

— Depuis dix-sept ans, vous dirigez un journal qui s’appelle la Politique de Pékin et…

— Ma parole !

— Vous vous moquez de moi, Monestier, ce n’est pas bien. Adieu.

Je partis droit chez son concurrent. Voilà comme je suis ! Je rends, sur-le-champ, les offenses que l’on m’inflige. Son concurrent est M. Albert (beau prénom), Albert Nachbaur, du Journal de Pékin. Il logeait naturellement, comme chacun, dans un houtong, c’est-à-dire une ruelle. Mais c’est ici fort bien porté.

Nachbaur, en bras de chemise, chantait :

Un vrai dîner chinois
C’est un festin de rois
Tous les vins, tous les mets
Tous les meilleurs fumets.
Mais c’est loin de valoir
Une entrecôte aux pommes
Mais c’est loin de valoir
Une raie au beurr’ noir !

— Vous êtes gai, vous. On voit que vous n’avez pas de souci. Qu’est-ce que cela peut vous faire, en effet, que la Chine soit une république ou un empire ?

— Moi, dit-il, je m’en f…

— Nachbaur ! accordez-moi une minute.

— Mais c’est loin de valoir
Une raie au beurr’ noir !

— Dites, mon vieux, je voudrais vous parler sérieusement.

— Vous êtes venu en Chine pour parler sérieusement ?

— L’empereur ?

— Eh bien ! c’est l’empereur.

— Et le président de la République ?

— C’est le président de la République.

— Mais l’empereur sait-il, alors, qu’il n’est plus entièrement empereur ?

— Non !

— Mais, qui lui donne de l’argent ?

— La République.

— Alors, il sait qu’il y a une République ?

— Mais non ! il croit que c’est une institution comme le ministère des Finances, par exemple.

— Mais quels sont leurs rapports ? Qu’échangent-ils ?…

— Ils échangent des cadeaux.

— Bon ! Mais quels sont, respectivement, leur rôle ; l’empereur, que fait-il ?

— Il élève des canards.

— Et le président de la République ?

— Il les mange.

— Nachbaur, mon vieux, vous savez que je ne suis pas venu en Chine pour rigoler.

— En voilà encore un qui n’est pas venu en Chine pour rigoler. Vous êtes peut-être, ici, vous aussi, pour découvrir le citoyen chinois ? Si vous ne voulez pas rigoler, c’est votre droit, mais laissez-moi rire. Depuis plus d’un mois, vous êtes là, vous martyrisant ce qui vous sert de cerveau. Vous voulez comprendre ce qui se passe en Chine. Au cinéma, quand c’est l’heure du film comique, prenez-vous votre noble front dans vos nobles mains comme un penseur ? Vous dilatez votre rate et non vos méninges. La Chine, c’est Charlot ! C’est le Charlie Chaplin du vaste écran politique. Rions, vieux compatriote ! La Russie, c’est le drame ; la Chine, c’est la farce !

— Et vous, vous êtes un farceur. Adieu !

Je bondis dans un rickshaw et me fis conduire chez le Bouddha vivant.

Le Bouddha vivant est un personnage dans le genre de Pie XI, mais pour la religion lamaïque seulement. C’était, en principe, une haute conscience. De plus son esprit sanctifié offrait toutes garanties de gravité.

À mon arrivée le Bouddha vivant était en prières, au fond de la quatrième cour.

Autour du saint, une trentaine de bœufs, de cerfs, de rhinocéros et de démons terrifiants dansaient le Pu Tch’a.

D’abord un peu étonné, je compris assez rapidement que ces animaux valseurs, n’ayant que deux pattes, n’étaient autres que des bonzes thibétains coiffés d’une tête en carton.

C’était la prière pour reconduire les esprits malfaisants.

Néanmoins, je demeurai.

Cette bamboula dura dix minutes.

Alors deux lamas eunuques apparurent portant sur leurs épaules quelque chose comme un bonhomme de neige. C’était la statue du diable.

La bamboula recommença.

Ceux qui représentaient les rhinocéros bramaient comme des cerfs, quand repoussent leurs bois. Les cerfs glapissaient comme un chacal affamé. Les bœufs piaillaient comme des moineaux insouciants. Quant aux démons ils avaient la voix des anges.

Et toute la séquelle, suivant la statue du diable, passa dans une cinquième cour — processionnellement.

Un tas d’herbes sèches y était préparé. Les eunuques jetèrent le diable dessus. Un silence plana.

À cet instant, le Bouddha vivant s’avança vers le bûcher. Là, il fouilla parmi ses innombrables robes et finit par en extraire une boîte d’allumettes japonaises. Il rata la première, et rata la seconde. Le silence planait toujours. À la troisième, il lâcha un juron thibétain. Mais il réussit à la quatrième. Se baissant, il mit le feu aux herbes. Ce fut un signal : les bonzes tirèrent des pétards. Le diable, en brûlant, dégageait une odeur de boulangerie : il était en farine.

La cérémonie était terminée.

Je m’approchai du Bouddha vivant :

— Grand Saint ! fis-je, d’abord daigne bénir l’incroyant que je suis, ensuite, ô puits de tout savoir, condescends à m’apprendre qui dirige aujourd’hui la Chine ?

— C’est Padma Gambhava, né du Lotus, l’éternel génie vivifiant.

— À part lui, grand Saint, est-ce sa Majesté l’empereur ou sa Roture le président de la République ?

— À part lui, répondit le Saint…

Et j’allais enfin comprendre la question chinoise.

— À part lui, qu’importe ?