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La Chouannerie dans le Maine/01

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La Chouannerie dans le Maine
Revue des Deux Mondes, période initialetome 19 (p. 961-995).
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LA


CHOUANNERIE DANS LE MAINE.




LES FAUX-SAULNIERS.




I.

Placé aux marches de la Haute-Bretagne, le Maine semble la continuer par sa culture et l’aspect de son paysage. Ce sont toujours les mêmes friches où paissent nuit et jour les chevaux du métayer entravés aux pieds droits par un hart de chêne, les mêmes champs de blés parsemés de pommiers en parasol, les mêmes linières faisant onduler leur verdure bleuâtre comme les eaux d’un étang, les mêmes chemins creux s’enfonçant, dans toutes les directions, sous une voûte de feuillée. Les Manceaux eux-mêmes diffèrent peu des Haut-Bretons. Leurs costumes, leurs habitudes, leurs croyances, sont presque semblables, et c’est seulement en étudiant les caractères que vous pouvez saisir des nuances distinctives.

Pressés en sens inverse par la Bretagne et la Normandie, les Manceaux durent contracter de bonne heure, dans cette double lutte, l’esprit soupçonneux et l’humeur batailleuse. Toujours menacés, ils se tinrent toujours en défense. Si leur seigneur était parfois obligé de céder quelque chose à ses puissans voisins, ils s’en dédommageaient par le maraudage sur les marches des deux duchés ; ce qu’on avait enlevé en grand au comte était reconquis en détail par les vassaux. De là des épreuves continuelles pour leur patience et leur courage. Bientôt dégoûtés de faire la course sur le territoire des Bretons, que leur indigence rendait plus dangereux que profitables à dépouiller, ils se retournèrent contre l’opulente population de la Normandie, et comme dans ces luttes individuelles le pauvre, plus audacieux et plus endurci, l’emporte habituellement sur le riche, on vit s’établir peu à peu le proverbe qu’un Manceau valait un Normand et demi.

Plus tard, lorsque l’unité de la monarchie française eut mis fin à ces querelles de voisinage, l’établissement des gabelles entretint les habitudes guerroyantes. Le sel, ce sucre du pauvre, comme l’a appelé un grand poète, ne coûtait qu’un sou la livre en Bretagne, grace aux franchises de la province ; dans le Maine, la ferme le faisait payer treize sous ! Les gentilshommes obtenaient, à la vérité, chaque année, une distribution de sel royal qui leur était livré exempt d’impôt ; mais les paysans devaient se fournir aux greniers de la gabelle, où les commis trompaient sur le prix, sur la qualité, sur la mesure. Bien plus, le droit d’économiser en se privant leur était interdit. Chaque imposable avait un minimum de consommation fixé par les règlemens. La ferme vendait son sel, comme nous avons vu de nos jours les Anglais vendre leur opium, sous peine d’amendes et à coups de fusil. Les amendes étaient pour les consommateurs récalcitrans, les coups de fusil pour les faux-saulniers. On donnait ce nom aux contrebandiers qui allaient chercher en Bretagne le faux sel, c’est-à-dire le sel dont la gabelle n’avait point légitimé l’introduction. Presque tous les paysans voisins de la frontière bretonne s’adonnaient à ce dangereux commerce. Munis d’un double sac qu’ils chargeaient sur leurs épaules, armés de ce long bâton, nommé ferte, avec lequel ils franchissent les douves et les haies, les Manceaux déroutaient les recherches des gabeleurs, les combattaient au besoin, et affrontaient la ruine, les galères ou la mort avec une audace invincible, mais calculée ; car, si le courage est une vertu commune à toutes les populations qui soutinrent la guerre civile contre la république, il faut reconnaître qu’il s’y montre sous des formes singulièrement différentes. Brillant chez le Vendéen et le Normand, silencieux chez le Breton, il prend chez le paysan du Maine quelque chose de raisonnable qui peut nuire à sa grace, mais lui ôte en même temps une partie de son péril. Les premiers sont téméraires par goût, le Manceau ne l’est jamais que par réflexion. Il ne connaît point les fantaisies vaillantes, et laisse aux autres le luxe du courage pour n’en retirer que le profit. Véritable Hollandais de France, il regarde l’audace comme un capital qu’il faut avant tout bien placer.

Une anecdote justifiera notre observation.

Nous visitions un des moulins placés sur les affluens de la Mayenne, en compagnie du propriétaire, demi-bourgeois, demi-paysan, qui passait dans le pays pour un grand industriel, parce qu’il avait fait fortune à la même place où son prédécesseur s’était ruiné. Ce n’était pourtant qu’une de ces médiocrités tout juste assez intelligentes pour profiter de la science des autres et trop ignorantes pour en abuser, un de ces braconniers du progrès qui laissent aux grands chasseurs le soin d’élever les idées et se contentent de les prendre au passage quand elles sont devenues gibier. Notre maître meunier avait introduit dans son usine la plupart des nouveaux perfectionnemens, et était plus fier d’en profiter à peu de frais qu’il ne l’eût été de les avoir découverts. Du reste, âpre au travail comme tous les paysans enrichis, il remplaçait par l’activité ce qui manquait à ses lumières. On le disait dur aux étrangers, mais tendre aux siens et brave homme au total. Quant à moi, je le savais fort au fait des usages et des histoires du pays, ce qui me le rendait, pour le moment, le plus précieux des hôtes.

Il nous avait montré tous les détails du moulin en appuyant principalement sur le prix des machines, dans la conviction évidente que notre admiration devait croître avec le total ; nous arrivâmes enfin à la chute d’eau, où un jeune homme d’environ dix-huit ans était occupé à manœuvrer les vannes. Le meunier nous le fit remarquer.

C’est mon fils Pierre, dit-il, mon unique héritier. Le voilà qui soigne sa grand’mère.

Et comme je le regardais sans comprendre :

— Oui, oui, continua-t-il en riant, c’est un nom que j’ai donné à la grande vanne par manière de farce, et aussi parce que sans elle le garçon aurait depuis long-temps mangé sa dernière miche.

— A-t-il donc failli tomber dans le canal ? demandai-je.

— Mieux que ça, répliqua le meunier ; il y est tombé d’aplomb, et la tête en avant. Il y a dix ans de ça, mais je m’en souviens comme si c’était d’hier. Je me trouvais sur le petit pont et lui sur la berge ; il arrachait des roseaux pour faire des sifflets ; tout d’un coup j’entends un clapotis, je me retourne, et j’aperçois les jambes de Pierre qui gigottaient sur l’eau, puis rien ! Il avait coulé comme un plomb !

— Et vous vous êtes jeté dans le canal ?

— Non pas ; je nage à la manière des cailloux ; je serais allé rejoindre le petit, et il y aurait eu deux bières à acheter au lieu d’une : je n’ai jamais aimé les dépenses inutiles.

— Alors vous avez appelé les garçons meuniers ?

— Ah ! bien oui ! La mort serait arrivée à l’enfant plus vite qu’eux.

— Mais qu’avez-vous donc fait ?

— J’ai fait un raisonnement. Je me suis dit : Le petit est au fond ; s’il faut le temps de le chercher, on le retirera raide ; mieux vaut ouvrir la vanne pour que le courant l’amène, et je le saisirai au passage, à moins que nous ne soyons emportés tous deux sous la roue, et alors, bonsoir ! Tout en pensant, je faisais ce que je pensais. Accroché d’une main à la planche, je regardais l’eau qui passait sous la vanne ouverte, et j’attendais Pierre sans rien voir, quand tout à coup je ne sais quoi de noir arrive ! Je plonge la main dans le bouillon d’eau, j’attrape quelque chose que je retire ! C’était mon Pierre ! aussi vivant que vous et moi. Le gueux avait l’haleine d’un poisson ; il ne s’était même pas donné le genre de s’évanouir. Tout se réduisait pour lui à un bain d’agrément.

La narration du meunier, faite sur le théâtre de l’événement, n’avait pas besoin de commentaire. De tous les moyens de sauvetage offerts par les lieux et les circonstances, il avait évidemment choisi le plus sûr pour l’enfant et pour lui-même. En pareil cas, le Vendéen et le Normand eussent appelé au secours ou se fussent jetés dans le canal, au risque de ne pouvoir s’en retirer ; le Breton eût économisé les cris pour courir à l’enfant, avec lequel il se fût noyé silencieusement ; seul, le Manceau, avant de rien essayer, avait fait un raisonnement auquel l’enfant devait son salut.

Ce n’était point, du reste, une curiosité industrielle qui m’avait conduit au Moulin-Neuf, mais bien l’espoir que son propriétaire pourrait me faire connaître un des anciens compagnons de ce Jean Cottereau devenu célèbre dans les guerres civiles de l’ouest sous le nom de Jean Chouan. Dès les premières ouvertures faites à ce sujet, le meunier proposa de me mener chez le vieux Va-de-bon-Coeur, dernier représentant de ces guerillas aventureuses qui, à trois reprises différentes, avaient, selon l’expression d’un contemporain, donné la fièvre et la république. — Le difficile sera de le faire parler, ajouta-t-il, vu qu’il craint toujours un rappel de compte. Aujourd’hui ce n’est plus qu’un vieil innocent qui passe les journées à tresser des jarretières et à apprendre le catéchisme aux petits ; mais, dans son temps, il a aussi arrêté les diligences, fusillé les patauds [1] et orné la queue des chiens de cocardes tricolores. Si vous voulez qu’il vous raconte sa vie de brigand, munissez-vous d’une bouteille de cognac. Vous savez qu’il faut apporter du lait quand on désire faire sortir les couleuvres de leurs trous.

Le propriétaire du Moulin-Neuf avait fait atteler son char-à-bancs, dans lequel nous montâmes, et qui se dirigea vers la métairie des Boutières, où habitait le vieux Va-de-bon-Coeur. Nous suivions une route peu fréquentée que tapissait une herbe courte, sur laquelle les charrettes des métairies n’avaient tracé que de rares sillons. De loin en loin se montrait, au revers du fossé, une petite fille tenant la corde d’une vache qui broutait au fond de la douve. Les épis suspendus aux buissons partout où la route devenait plus étroite attestaient le passage récent des moissons, et l’on entendait retentir de toutes parts les bruits cadencés des batteries. Nous roulions depuis près d’une heure, lorsque le char-à-bancs arriva à un carrefour formé par la rencontre de deux chemins. À l’angle le plus apparent s’élevait un de ces arbres garnis, depuis la base jusqu’au sommet, de branches que l’on émonde tous les trois ans, et qui bordent les routes du Maine d’une double colonnade de verdure. Je fus frappé de la présence d’une croix clouée à son écorce, et au-dessous de laquelle une jeune paysanne était agenouillée. Mon compagnon s’en aperçut.

Ah ! vous regardez la grande émousse, dit-il en retirant à lui les guides afin de ralentir le pas du cheval ; avancez la tête de ce côté, et vous verrez que le tronc est creux, comme il arrive le plus souvent quand l’arbre vieillit. Pendant la guerre, c’était la meilleure cachette pour les chouans, et il y a quelques années qu’on a trouvé dans l’émousse que vous voyez le squelette de l’un d’eux avec son fusil et son chapelet. Les curés sont venus le retirer de son étui pour le porter en terre sainte ; on a cloué à l’émousse une croix de quatre sous, et, depuis, tous les gens du pays lui tirent leurs chapeaux, quand ils ne font pas mieux, comme cette tête blanche[2] qui est là en prières. Mais, Dieu me pardonne, c’est Jeannette, une descendante des frères Chouan !

— Une Cottereau ! m’écriai-je.

— Juste ! Vous auriez envie de la voir, pas vrai ? Eh ! Jeannette ! voilà assez de Pater noster, ma vieille ; ça n’est pas poli de ne montrer aux passans que tes talons.

La jeune fille continua à prier. Je crus qu’elle n’avait pas entendu.

— Laissez donc, dit le meunier, elle a l’oreille plus fine que la taupe de jardin ; mais il faut qu’elle ait une raison pour se déranger. Allons ! Jeannette, j’ai assuré au bourgeois que tu étais la plus jolie paroissienne de ton curé, prouve-lui que je n’ai pas menti.

Elle resta immobile.

— Ne me fais pas attendre, reprit mon compagnon ; j’ai dix écus à te remettre pour un reste de compte.

La coiffe blanche fut agitée d’un mouvement imperceptible, mais ne se retourna pas. Le meunier éclata de rire.

— Puisqu’elle a résisté aux dix écus, il faut y renoncer, dit-il en faisant repartir le cheval. Vous voyez que la brigande est sourde et muette à volonté ! C’est la vraie petite-fille de la veuve des Poiriers.

Je demandai ce que c’était que la veuve des Poiriers.

— Eh bien ! mais la mère des frères Chouan, reprit le meunier ; sa closerie s’appelle les Poiriers, et, chez nous, chacun prend le nom du bien qu’il cultive ; est-ce qu’on ne vous a pas raconté l’histoire de la mère Cottereau ?

Je répondis négativement, en ajoutant que j’étais prêt à l’entendre, si mon conducteur la savait.

— Si je la sais ! répliqua-t-il ; pardieu ! mon oncle, qui avait été dans le temps notaire à Port-Brillet, ne parlait point d’autre chose. Il disait toujours que la veuve des Poiriers était une Romaine, et il répétait si souvent son histoire, avec toutes les circonstances, que je l’ai apprise pour ainsi dire par cœur.

Je pris l’attitude de quelqu’un qui se prépare à écouter.

— Il faut vous dire d’abord, continua mon compagnon, que les Cottereau étaient sabotiers de père en fils et vivaient au milieu des bois dans des cabanes de feuilles et de copeaux. Leurs femmes accouchaient là sans autre matrone que leur bonne volonté, et les enfans grandissaient, comme les loups, à la garde du diable. L’âge venu, ils prenaient la ferte et se faisaient faux-saulniers à l’exemple de leurs pères. Il paraîtrait que cette vie avait fini par les rendre si tristes et si sauvages, que les gens du pays leur avaient donné le nom de C’houins[3], qui était resté depuis à la famille. Cependant le père des trois Cottereau était plus sociable. Il s’était instruit tout seul et il venait tous les dimanches dans la métairie pour lire la vie des saints aux hommes et apprendre les nouveaux noëls aux jeunes filles. Ce fut de cette manière qu’il fit la connaissance de Jeanne Moyné, et que tous deux tombèrent amoureux l’un de l’autre ; mais le métayer ne pouvait donner sa fille sans déshonneur à un homme qui n’avait jamais labouré la terre : aussi l’amoureux fut congédié, et on ordonna à Jeanne de tourner son cœur d’un autre côté. Elle reçut l’ordre sans rien dire ; elle ne pria, ni ne pleura ; seulement, quelques jours après, elle s’enfuit de la métairie, et, pour bien faire comprendre qu’elle ne reviendrait plus, elle laissa sa quenouille et son écuelle brisées à la porte de l’étable ! Cottereau, qui l’attendait sur la route de Laval, l’emmena dans la forêt de Coucise, où était sa cabane. Arrivée là, Jeanne avertit le sabotier qu’elle ne demeurerait avec lui qu’après avoir été mariée par un prêtre. Ils partirent donc un dimanche pour Saint-Ouën-des-Toits. La jeune fille entra seule dans l’église afin de parler au recteur ; mais il se trouva qu’il venait de monter en chaire pour le monitoire[4]. Après avoir réprimandé par leurs noms ceux de sa paroisse qui avaient négligé les offices ou qui avaient travaillé sans dispense les jours gardés, il annonça qu’une fille du voisinage venait de donner un grand scandale en quittant sa maison pour suivre un homme, et il l’appela, selon l’habitude, à confesser sa faute devant les paroisses sous peine d’excommunication. Alors Jeanne, qui était à genoux devant la chaire parmi les autres têtes blanches, et qui, jusqu’à ce moment, avait tenu le front baissé pour qu’on ne pût la reconnaître, se leva tout à coup avec un visage tranquille et se mit à réciter à haute voix son Confiteor. Vous comprenez si ce fut un grand saisissement pour ceux qui se trouvaient là. Le recteur lui-même ne savait s’il devait approuver ou se plaindre. Il interpella la jeune fille sur son action ; mais elle donna si bien ses raisons, qu’au dire de mon oncle, qui y était, toutes les femmes se prirent à pleurer, et que les pères de famille eux-mêmes ne trouvèrent rien à reprendre. Quant au prêtre, il finit par la recommander aux prières des assistans, et le soir suivant il la fit revenir avec Cottereau pour les marier en cachette. Il leur donna ensuite un certificat afin qu’ils ne fussent point inquiétés dans les paroisses[5].

Je demandai au meunier si Jeanne n’avait pas eu à se repentir de son mariage avec Cottereau.

— Non pas que je sache, répondit-il. Le sabotier était un homme sévère, mais sans mauvaiseté, comme ils disent ici. Seulement la mort le prit de bonne heure, et la veuve vint alors habiter la closerie des Poiriers, qu’elle avait reçue d’héritage, avec ses deux filles et ses quatre garçons, parmi lesquels était le fameux Jean Chouan.

Avant d’avoir déclaré la guerre aux bleus, Jean était déjà le plus célèbre faux-saulnier du Maine, et la preuve, c’est qu’on chante encore aujourd’hui la complainte du gas mentoux. On lui avait donné ce nom à cause de ses ruses pour tromper les gabeleurs et de ses hâbleries avec les contrebandiers qu’il entraînait toujours dans quelque casse-cou en répétant qu’il n’y avait pas de danger. C’était sa phrase ordinaire. Lui-même pourtant, malgré son adresse, ne se tirait pas toujours d’affaire sans coups, sans pertes ou sans prison ; seulement il se vengeait par de bons tours. Un jour les commis de Laval, qui l’avaient fait condamner à plusieurs amendes et n’avaient pu se faire payer, arrivèrent pour saisir les meubles de la closerie ; mais les Cottereau, avertis à temps, avaient tout transporté chez les voisins, et les commis ne trouvèrent que les quatre murs. Cependant ils ne se déconcertèrent point. La maison venait d’être couverte à neuf ; ils appelèrent des ouvriers pour enlever les ardoises et la charpente afin de tout vendre au plus offrant. Jean ne se fâchait jamais contre ceux qui étaient dans leur droit. Au lieu de se plaindre, il aida lui-même comme couvreur à tout démolir, et, le soir arrivé, il alla inviter les commis à examiner si les choses avaient été faites à leur fantaisie. Les commis, qui triomphaient, vinrent sans défiance ; mais à peine furent-ils entrés, que Jean referma la porte à double tour en leur criant que, puisqu’ils préparaient aux autres des maisons sans toits, il était juste qu’ils en fissent l’expérience, et, comme la pluie commençait à tomber, il leur souhaita la bonne nuit et alla rejoindre les siens au village.

Ce tour-là, au dire de mon oncle, lui coûta plus de deux cents écus. Lui et ses deux frères, les faux-saulniers, furent bientôt traqués comme des renards. Les saisies et les condamnations avaient ruiné la famille des Poiriers. On devait au métayer, au meunier, au fournier, à tout le monde ; le gas meztoux jaunissait de dépit de ne pouvoir faire passer, sans être pris, une poche de faux sel. Il partit enfin accompagné d’une bande de mauvais garçons décidés, comme lui, à se faire place avec la ferte. On rencontra les gabeleurs, il y eut bataille, et Jean tua le plus hardi des agresseurs, petit Pierre, surnommé le fin gabelou. Ce fut une grande épouvante pour tous les faux-saulniers qui se trouvaient présens au meurtre : ils crièrent à Jean de regagner la Bretagne, où il lui serait facile de se cacher quelque temps ; mais le gas mentoux répondit comme d’habitude : Y a pas de danger, si bien que le soir même il était pris et conduit à la prison de Laval. Sa condamnation ne pouvait être mise en doute, car les crimes de faux-saulnier étaient jugés par la gabelle elle-même, qui se trouvait ainsi prononcer dans sa propre cause. La veuve Cottereau comprit-elle sur-le-champ le danger ? Quand on vint lui annoncer l’arrestation de Jean, elle était occupée à traire la seule chèvre restée aux Poiriers après les confiscations. Elle se leva épouvantée en criant : Jésus ! le gas mentoux sera pendu ! mais elle reprit courage presque aussitôt, chaussa sa meilleure paire de souliers, à ce que dit la complainte, et courut chez les princes de Talmont, qui avaient toujours protégé sa famille. Par malheur ils venaient de partir pour la cour. La veuve resta près d’une heure assise sur l’escalier de la maison comme une condamnée qui attend le couteau. Enfin, tout d’un coup elle se leva en disant : — Il n’y a que le roi qui peut me donner la grace de Jean.- Et, prenant ses souliers dans sa main, elle se mit en route pour Versailles.

Je ne pus retenir une exclamation.

— Et elle y arriva ? m’écriai je.

— Le cinquième jour ! Elle avait fait soixante-dix lieues sur le cuir de ses pieds[6], sans s’arrêter autrement que pour demander un morceau de pain aux portes des maisons quand elle avait faim, et un peu de paille dans les granges quand elle avait sommeil ; mais, arrivée à Versailles, elle apprit que les Talmont, qui pouvaient seuls la présenter au roi, s’étaient attardés en route dans quelque château, on ne savait où et ne viendraient peut-être de long-temps. Pour cette fois, la veuve sentit son courage à bout. Elle resta toute une nuit à genoux devant un crucifix sans finir de pleurer ; elle ne connaissait personne à Versailles que le cocher du prince de Talmont, un mainiau de Saint-Ouën-des-Toits, qui se sentit écoeuré de la voir tant pleurer et qui lui demanda si elle aurait la hardiesse de parler au roi toute seule. — Pour sauver Jean, je parlerais à la Trinité, répondit la veuve. — Alors, dit Jérôme, je risque ma place et le reste pour servir un pays. Vous allez monter dans la voiture du prince ; on croira que c’est lui qui se rend à son devoir, on nous laissera passer les grilles sans rien dire, et, quand le roi sortira du grand vestibule pour monter en carrosse, vous irez vous jeter à ses pieds, et vous prierez Dieu de vous faire bien parler, car c’est notre sort à tous qui se décidera. La chose fut exécutée le jour même. Jeanne monta en voiture, attendit le roi, et, dès qu’il parut, elle courut à lui en criant : — Grace, monseigneur ; les gabelous nous ont ruinés, et maintenant ils veulent pendre mon fils parce qu’il s’est fait faux-saulnier. Sauvez Jean, monseigneur, nous serons sept à prier Dieu pour vous !

Le roi fut d’abord étourdi de s’entendre appeler monseigneur par cette femme à mine effarée dont le costume était inconnu. Les gens de la cour criaient que c’était une folle et qu’il fallait l’arrêter ; mais, quand elle eut tout raconté, ce fut à qui se récrierait d’admiration. Le roi voulut rentrer pour signer lui-même un sursis, en attendant la grace, qui fut donnée quelques jours après.

— Et ce fut ce même faux-saulnier sauvé par lui de la potence qui essaya plus tard de le venger en commençant l’insurrection : royaliste dans l’ouest ?

— Lui-même. Jean Chouan fut le premier en France à prendre un fusil contre la république au cri de vive le roi ! Du reste, le vieux Va-de-bon-cœur pourra vous donner là-dessus tous les détails, car il en était. Justement nous voici arrivés aux Boutières.

Notre char-à-bancs tournait, en effet, une haie de prunelliers qui laissaient entrevoir, à travers leur feuillage, l’aire de la métairie sur laquelle les batteurs déliaient les javelles avec des éclats de rire et des appels joyeux. Notre compagnon se leva debout pour regarder pardessus la verte clôture.

— Dieu me pardonne ! ils préparent la dernière airée, dit-il ; nous arrivons à souhait pour vous qui aimez les vieux usages et les vieilles cérémonies.

— Pourquoi cela ?

— Parce que nous allons assister à la fête de la gerbe.


II.

Nous avons déjà eu occasion de décrire, dans cette Revue même, la joie grave et presque religieuse avec laquelle les populations bretonnes accomplissent les travaux de l’août et récoltent le blé du bon Dieu, comme ils disent dans leur poétique langage. On ne peut douter que cette moisson n’ait, à leurs yeux, un caractère particulier, car aucune autre n’excite chez eux les mêmes transports et ne s’entoure des mêmes rites pieux. Évidemment la tradition druidique leur a confusément appris à y voir le flot fécondant destiné à entretenir le niveau de la vie toujours décroissant dans les êtres ; le blé est pour eux ce qu’était la manne pour les Hébreux : un don venant plus directement du ciel, un éternel miracle visible aux yeux de tous.

Sans avoir conservé chez les paysans du Maine une expression aussi sérieuse, le culte de la moisson y survit encore dans la fête de la gerbe. La joie est la même, seulement elle a perdu son caractère sacré ; la reconnaissance n’a plus d’attendrissemens ; l’esprit manceau y a substitué le calcul. Tous les détails des batteries bretonnes symbolisent l’adoration panthéistique revêtue d’apparences chrétiennes ; la fête de la gerbe ne symbolise que l’enrichissement du maître et le contentement qui naît de l’abondance. Ici, comme toujours, le raisonnement a modifié la poésie. Héritiers de la même tradition sublime, Manceaux et Bretons en ont usé selon leurs caractères ; ceux-ci ont laissé la leur planer dans les nuées en la suivant vaguement du regard, pendant que ceux-là ramenaient à terre le cerf-volant pour utiliser la ficelle et le papier. Mais, si la grandeur manque à cette fête de la gerbe, en revanche la grace et la gaieté y abondent. L’églogue antique s’y retrouve mise en action avec une réalité plus vivante.

Au moment d’achever la préparation de la dernière airée, les batteurs s’avancent ensemble vers le métayer et lui montrent, dans la grange, une gerbe couverte de fleurs et de rubans. Tous leurs efforts pour la soulever ont été inutiles, cette gerbe pèse le poids de la moisson tout entière et ne veut être portée sur l’aire que si le maître l’y conduit, car chacun commande à sa richesse et a seul droit d’en disposer. Le métayer se rend en conséquence à la grange, où, aidé de ses plus proches parens, il soulève la gerbe, tandis que les autres moissonneurs forment le cortége. En tête marchent les balayeurs, qui nettoient le passage devant cet emblème de la moisson ; en arrière, des enfans, représentation vivante de la famille, qui poussent des cris de joie en secouant dans leurs petites mains des touffes d’épis. S’il y a à la métairie quelques étrangers, ils suivent, portés sur un brancard de ramées et accompagnés de deux jeunes filles qui leur présentent un plat d’étain avec du blé nouveau et des fleurettes, c’est-à-dire ce qui est nécessaire et ce qui charme, double symbole des devoirs de l’hospitalité. Plus loin marche le vanneur, lançant en l’air le grain qu’il épure ; puis viennent les batteurs, dont les fléaux frappent le sol en cadence. Après avoir fait le tour de l’aire dans le même ordre au bruit des rires, des chants et des coups de feu tirés par les fils de la maison, tout le cortége s’arrête, on délie la gerbe, et la métayère apporte sur une chaise recouverte d’un linge blanc du vin, du beurre et du pain de froment ; on boit, on mange, puis le travail reprend jusqu’à ce que l’airée soit battue et relevée.

Pendant ce temps, le repas du soir s’apprête à la métairie. Dès la veille, les jeunes moissonneurs ont eu soin de déposer un bouquet de fleurs des prairies sur la sellette à traire de toutes les étables voisines. Les métayères ont compris l’invitation et arrivent par toutes les voyettes avec leurs fromages de lait caillé. Enfin, la moisson rentrée, tout le monde se met à table, et, pour cette fois seulement, en signe de l’égalité qu’établit la joie, les femmes prennent place à côté des hommes. Les jeunes gens apportent des bouquets, la plus jolie fille présente successivement à chaque convive une cuillerée de lait caillé, et toutes les voix chantent en chœur la Ronde de la moisson.

On nous pardonnera si, comme Alceste, nous citons quelques couplets de ce vieux chant. La rime n’est pas riche, car, ainsi qu’il arrive d’habitude dans ce genre de compositions, le poète s’en est affranchi pour les vers féminins, et s’est presque toujours contenté, pour les autres, de simples assonances ; mais, avant de lire cette ronde champêtre, il faut que l’imagination la place dans son cadre. Figurez-vous donc, autour de la table rustique, une troupe de jeunes filles brunies par le soleil, de jeunes garçons encore animés par le travail de la journée, de vieillards souriant sous leurs rides, et d’enfans que l’association à l’allégresse commune semble grandir ; jetez sur tout cela la poésie de la gaieté, du soleil qui se couche, des bouquets s’épanouissant aux chapeaux ou aux corsages, et vous comprendrez peut-être le charme pénétrant de ces chansons populaires, dans lesquelles, selon l’expression de Mickiewicz, les nations déposent l’espoir de leurs pensées et la fleur de leurs sentimens.

Voilà la Saint-Jean passée ;
Le mois d’août est approchant
Où tous garçons des villages
S’en vont la gerbe battant.
Ho ! batteux ! battons la gerbe,
Compagnons, joyeusement !

Par un matin je me lève
Avec le soleil levant,
Et j’entre dedans une aire :
Tous les batteux sont dedans ;
Ho ! batteux ! battons la gerbe,
Compagnons, joyeusement.

V’là des bouquets qu’on apporte,
Chacun va se fleurissant.
A mon chapeau je n’attache
Que la simple fleur des champs.
Ho ! batteux ! battons la gerbe,
Compagnons, joyeusement.

Mais je vois la giroflée
Qui fleurit et rouge et blanc ;
J’en veux choisir une branche,
Pour ma mie c’est un présent.
Ho ! batteux ! battons la gerbe,
Compagnons, joyeusement.

Dans la peine, dans l’ouvrage,
Dans les divertissemens,
Je n’oubli’ jamais ma mie ;
C’est ma pensée en tous temps.
Ho ! batteux ! battons la gerbe,
Compagnons, joyeusement.

Ma mie reçoit de mes lettres
Par l’alouette des champs,
Et moi je reçois des siennes

Par le rossignol chantant.
Ho ! batteux ! battons la gerbe,
Compagnons, joyeusement.

Sans savoir lir’ ni écrire,
Nous lisons c’qui est dedans.
Il y a dedans ces lettres :
«  Aime-moi, je t’aime tant ! »
Ho ! batteux ! battons la gerbe,
Compagnons, joyeusement.

Viendra le jour de la noce,
Travaillons en attendant ;
Devers la Toussaint prochaine
J’aurai tout contentement.
Ho ! batteux ! battons la gerbe,
Compagnons, joyeusement.

Mon premier soin, en arrivant aux Boutières, avait été de me faire conduire au vieux Va-de-bon-Coeur, trop âgé pour prendre part aux travaux de la moisson. Je le trouvai à l’entrée de la grange, assis sur la paille et regardant l’aire avec cette expression de joie intérieure particulière aux vieillards. Son costume fut d’abord ce qui me frappa. Depuis qu’il était devenu étranger à la direction de la métairie, le vieux chouan avait repris l’ancien costume manceau, comme si, condamné à l’inaction par l’âge, il eût voulu trouver au moins dans ces vêtemens les souvenirs de son activité et de sa jeunesse. Ses cheveux blancs, mais encore touffus, étaient recouverts d’un bonnet brun, par-dessus lequel il avait enfoncé un chapeau à larges bords ; ses culottes courtes, ouvertes au genou, laissaient le jarret libre et nu, tandis que ses guêtres de cuir se rattachaient au haut de la jambe par des jarretières de laines tressées. Son visage, tanné par le soleil et le vent, était sillonné de plis profonds qui lui donnaient quelque chose de rigide ; mais l’œil, à demi caché sous des sourcils grisonnans, avait conservé une mobilité et une finesse singulières.

Il reçut le meunier avec la déférence que les paysans manceaux ne refusent jamais au riche, mais en y mêlant l’espèce de froideur défiante que leur inspire tout ce qui n’est pas laboureur. Mon compagnon ne parut point y prendre garde et lui frappa sur les genoux avec cette camaraderie banale qui vous fait traiter de bon enfant dans la jeunesse et de brave homme quand vous avez vieilli, car le mérite peut ne pas nuire à la bonne réputation ; mais c’est l’entregent qui l’établit.

Le propriétaire du Moulin-Neuf s’était assis sur une javelle, à côté du vieux chouan, et jouait avec le chien couché aux pieds du vieillard.

— Eh bien ! père Va-de-bon-Coeur, dit-il en élevant la voix, selon son habitude, pour se donner l’air franc, voilà encore une moisson de mise à l’ombre. Combien en avez-vous vu depuis qu’on a sonné les cloches pour votre baptême ?

— Quelque chose comme soixante-douze, monsieur, répondit le vieillard avec un léger sentiment d’orgueil.

— Et toujours sans infirmités, ni maladies ?

— Dieu m’a fait la grace d’assister soixante et onze fois sur mes pieds à la fête de la gerbe, reprit Va-de-bon-Coeur, sans compter une fois sur les bras de celle qui me nourrissait. J’espère bien qu’il me laissera la gloire de n’y avoir jamais manqué pendant les années que j’aurai passées sur terre.

— Vous avez assez de chance pour ça, vieux père, reprit le meunier ; il y a des gens, comme on dit, qui sèment de l’orge pour récolter du froment, et vous êtes de ceux-là.

J’ajoutai que c’était, en effet, merveille d’avoir pu traverser sain et sauf toutes les épreuves auxquelles le métayer des Boutières avait été exposé. J’espérais ménager ainsi une transition qui nous conduirait naturellement aux récits que je venais chercher ; mais le vieux paysan laissa tomber l’allusion comme une flèche qui n’avait point porté et se rejeta sur ce que Dieu était tout-puissant, espèce de lieu commun fataliste avec lequel les paysans du Maine ferment toujours le chemin que vous ouvrez à la conversation, quand ils sont résolus à ne pas vous y suivre.

Je fis plusieurs autres tentatives qui, pour être plus directes, ne furent pas plus heureuses. Mon compagnon, qui m’avait laissé manœuvrer à vide, me regarda en clignant l’œil d’un air narquois.

— Eh bien ! je vous avais averti qu’il y aurait du tirage, me dit-il lorsqu’on vint nous inviter à entrer dans la métairie ; mais il ne faut pas vous décourager. Le grain demande plus d’un jour pour mûrir. Quand le cognac que nous apportons aura donné un coup de soleil au vieux, vous verrez sa mémoire s’ouvrir comme un épi au mois d’août.

Malgré l’assurance du meunier, je doute que ses prévisions se fussent réalisées sans une circonstance qui rompit la glace entre le vieux chouan et moi. J’avais appris, dans la conversation, que le métayer des Boutières avait un procès de voisinage. C’était, certes, le moins que l’on pût demander à un paysan manceau, et ce procès unique témoignait de son bon caractère. Le propriétaire du Moulin-Neuf m’avait avoué, le matin, qu’il en poursuivait sept, sans compter les oeufs de procès qui attendaient le moment d’éclore. Cependant Va-de-bon-Coeur paraissait préoccupé de cette affaire, et, ayant appris mon titre d’avocat, il voulut à toute force faire apporter les papiers par son petit-fils. J’ai aujourd’hui complètement oublié l’objet du débat qui allait s’engager devant le juge de paix du canton, je me rappelle seulement qu’en parcourant le contrat, j’y trouvai une clause qui ne pouvait laisser aucun doute sur le bon droit du chouan. Celui-ci fut lui-même frappé de l’évidence de la preuve, et, comme elle assurait le gain de son procès, il déclara avec chaleur que j’en pourrais remontrer à tous les procureurs du pays, et j’entrai immédiatement dans la confiance la plus familière du vieillard. Il me laissa remplir son verre, cessa d’opposer à mes insinuations la toute-puissance de Dieu, et consentit à parler de la grande guerre.

Au début pourtant, il se contenta de répondre à mes questions, et de raconter brièvement les principaux épisodes de l’insurrection ; mais, à mesure qu’il buvait, sa parole devenait plus abondante. Échauffé à la fois par l’eau de feu et par le récit lui-même, il semblait reprendre possession d’une part d’existence long-temps oubliée ; il y entrait comme dans une demeure d’où l’on a été absent trente années et où l’on retrouve, avec un étonnement enchanté, toutes les traces de sa jeunesse.

Je vis insensiblement ses souvenirs se démêler et s’éclaircir, les personnalités, qui avaient d’abord traversé le récit comme de pâles ombres, prendre un corps, une attitude, un accent. La voix du vieux chouan semblait évoquer l’un après l’autre tous ses compagnons de guerre couchés depuis long-temps sous la mousse des bois ou sous l’herbe des cimetières. Je les voyais entrer, le manteau de peau de chèvre sur l’épaule, le fusil à la main et s’asseoir silencieusement près de nous. C’étaient Coquereau, l’homme de colère et de sang, avec l’ancien gabeleur Moulins, le seul lâche qui ait déshonoré ces guerres ; la Raiterie, héroïque enfant qui mourut pour des opinions à l’âge où d’habitude on ignore qu’elles existent ; Francœur, ce fou guerrier qui se précipitait au combat comme on va à une fête, orné de bouquets et de rubans ; Jambe-d’Argent, le Cid de la chouannerie ; enfin M. Jacques, merveilleuse apparition qui traversa la lutte sans laisser le secret de son histoire ni de son nom. Va-de-bon-Coeur parlait pour eux tous ; il imitait leur voix, il prenait leurs passions, il racontait leurs pensées.

Cette saisissante exhibition dura toute la soirée et une partie de la nuit. J’écoutais et je tâchais de noter dans ma mémoire chaque trait caractéristique. Enfin la lassitude arrêta le conteur, et je pus écrire ce que j’avais retenu. Le récit qu’on va lire est le résultat de ces documens, éclaircis et complétés, dans quelques parties, par les recherches déjà publiées sur cette curieuse époque. Toutes les fois que nous l’avons pu, nous avons conservé les expressions du vieux rebelle comme un rayon de soleil du pays et une modulation de son langage.


III.

Jean Cottereau avait bien trois frères, ainsi que le meunier me l’avait dit. Pierre, l’aîné, fut le seul qui se fit sabotier comme son père. C’était un cœur simple, timide et plutôt né, selon le jugement de Va-de-bon-Coeur, pour traire les vaches que pour les défendre contre les loups. Exposé d’ailleurs aux railleries à cause de son bégaiement, il s’était habitué à vivre à l’écart et dans le silence. Il en fut tout autrement de François et de René, qui s’adonnèrent à la contrebande du faux sel, comme Jean. Le premier avait de grands rapports de caractère avec le gas mentoux. C’était la même audace et la même loyauté, mais il y joignait une nuance rare chez le paysan manceau, l’inclination romanesque. Quant à René, il résumait en lui, avec une effrayante énergie, toutes les violentes inclinations de sa race. Indomptable et sans pitié, il unissait à ce courage brutal qui se renouvelle dans le sang la rapacité plaignarde que la rudesse de sa condition apprend au paysan. Tour à tour comique comme Harpagon, ou terrible comme Trestaillons, ses mots eussent fait sourire, si ses actes n’avaient fait frissonner.

Deux filles, Perrine et Renée, complétaient la famille Cottereau. Elles laissèrent leurs frères s’engager successivement dans la guerre civile, sans y prendre aucune part active, et elles ne quittèrent point la closerie des Poiriers. L’usage et la bonne réputation leur en faisaient un devoir, car, sévèrement reléguée dans les fonctions domestiques, la femme du Maine doit y persister encore pendant la tourmente. Aussi, tandis que partout ailleurs, en Normandie, en Bretagne, en Vendée, dans le midi, les femmes combattirent avec les insurgés, dans le Maine, toutes restèrent désarmées et gardèrent la maison. En cela, les compatriotes de Jean Chouan ne maintenaient pas seulement les privilèges de leur sexe, ils obéissaient encore à leur ordinaire prudence. Le proverbe :

Maison délaissée,
La première pillée,


est précisément né entre Laval et Mortagne, et, si le Manceau voulait bien donner sa vie au roi, il tenait à garder au moins son avoir.

On n’a pas oublié comment Jean Chouan avait été sauvé par le voyage de sa mère à Versailles : bien qu’il eût vu la cravate de chanvre à hauteur de son cou, l’incorrigible faux-saulnier recommença bientôt son commerce et se trouva mêlé à une lutte dans laquelle un gabeleur fut encore tué. Ses antécédens le désignaient, en quelque sorte, comme le meurtrier ; il fallut que la famille de Talmont s’entremît pour le sauver, et elle ne put étouffer l’affaire qu’en éloignant Jean du pays. Elle le fit partir pour Lille, où il entra dans le régiment de Turenne.

Une année se passa assez bien ; mais, au retour de la belle saison, Jean commença à s’ennuyer après son pays. On sentait l’odeur des foins coupés, les taillis avaient toutes leurs feuilles ; c’était le beau temps pour la contrebande du faux sel. Le gas mentoux regardait dans le bleu du ciel du côté du Maine. Enfin, un jour, à la revue, le colonel lui ayant dit qu’il voulait lui parler d’une lettre reçue à son sujet, Jean trouva à propos de croire qu’il avait été dénoncé et qu’on allait l’arrêter. En conséquence, il sauta du haut des remparts dans les fossés de la ville et prit la route de sa paroisse, ajoutant ainsi, par prudence, à la prévention de meurtre le crime de désertion.

Cette fois ses protecteurs effrayés ne trouvèrent pour lui d’asile sûr que dans la captivité et obtinrent une lettre de cachet en sa faveur. Deux ans de captivité transformèrent le gas mentoux. Les étroites nécessités de la prison avaient assoupli son humeur ; les habitudes vagabondes étaient perdues ; sa piété, jusqu’alors incertaine, s’était fortifiée dans la solitude ; le jeune garçon était devenu un homme. Lorsqu’il revint au pays, Mme Olivier lui confia la régie de ses biens, et la régularité de cette nouvelle position consolida la conversion commencée.

Ce fut alors que la révolution éclata.

Par ses croyances et par ses relations, Jean Chouan en était d’avance l’ennemi : il l’était encore plus par ses souvenirs personnels. Le roi dont on démolissait le trône n’était point pour lui un de ces maîtres inconnus que l’on vénère par tradition ; sa mère avait été reçue dans son palais, elle connaissait son visage, le son de sa voix, elle avait vu signer devant elle la grace de son fils, et, comme elle le répétait souvent avec une naïveté dont elle ne soupçonnait pas l’orgueil, il y avait désormais quelque chose entre les Bourbons et les Cottereau.

Jean le comprit ainsi, et s’associa ouvertement, dès le début, à toutes les espérances des royalistes ; mais les événemens ne laissèrent pas long-temps place aux illusions. Au milieu des entraves et des piéges tendus par les partis, la révolution accélérait toujours sa course comme la cavale de Mazeppa, indifférente au sang qu’elle laissait contre chaque obstacle, pourvu qu’elle le renversât. Des arrêts de mort frappèrent les émigrés ; les prêtres qui avaient refusé le serment à la nouvelle constitution furent déportés, et le roi devint le prisonnier de la nation. On se trouvait au 15 août 1792. Un ordre du directoire du district avait convoqué à Saint-Ouën-des-Toits tous les jeunes gens des paroisses voisines pour l’organisation des gardes nationales et les enrôlemens volontaires. La plupart étaient venus, mais la vue des gendarmes, des commissaires et surtout des registres les avait mal disposés, car l’habitude des procès a inspiré de tout temps au paysan manceau une sainte défiance de la plume et de l’écritoire. Quand il fallut donner les noms, on ne répondit que par des huées. Les gendarmes voulurent arrêter ceux qui criaient le plus haut : des moqueries on passa aux injures et des injures aux menaces. On allait en venir aux coups lorsque Jean Chouan, qui avait tout observé et tout conduit, s’élança en criant :

— Pas de garde nationale ! pas de volontaires !

Ce cri fut répété par toutes les voix.

— Si c’est le roi qui nous commande, reprit le gas mentoux, tout le monde partira pour le roi.

— Oui, tout le monde ! reprirent les paysans, nécessairement disposés à obéir aux ordres de celui qui ne leur en donnait pas.

— Mais personne ne partira pour la nation, ajouta Cottereau.

— Personne ! personne ! s’écria la foule en choeur.

Et, comme les autorités voulaient dresser procès-verbal de la rébellion, les assistans, qui craignaient les traîtrises du papier, déchirèrent les registres, renversèrent les écritoires et brisèrent les tables, dont les pieds leur servirent pour chasser les commissaires et les gendarmes. Jusque-là rien de bien grave. La révolte contre les agens de la sûreté publique est de droit général chez les nations de l’Europe civilisée et ne tire pas à conséquence. En 1792 surtout,

Des gendarmes rossés n’étaient pas un grand crime !


et les choses eussent pu en rester là, si le hasard n’eût mis en présence les partis eux-mêmes.

Les idées révolutionnaires, si mal venues dans les communes rurales du Maine, avaient reçu, au contraire, le meilleur accueil dans les villes et les bourgs. Là le prêtre avait moins d’influence, le noble était un rival, et la maxime de La Fontaine : Votre ennemi, c’est votre maître, avait été prise au sérieux. Les habitans de la Baconnière, d’Andouillé, de la Brulatte, présens à la rébellion, l’avaient désapprouvée et voulurent sauver au moins le drapeau tricolore venu de Laval avec les commissaires. Le juge de paix Graffiti s’en empara ; mais Jean Chouan vint le lui arracher : il y eut une mêlée, des coups furent échangés, et les royalistes victorieux regagnèrent le village avec le drapeau.

Cottereau profita de l’enthousiasme causé par ce premier succès pour décider l’insurrection. Affilié depuis long-temps avec son frère François à tous les complots royalistes, il annonça aux jeunes gens l’arrivée prochaine d’un prince du sang royal qui devait se mettre à la tête de l’insurrection et qui récompenserait chacun selon ses services ; une paie journalière était, dès ce moment, assurée aux gars qui s’enrôleraient contre les bleus. Pour des paysans manceaux, l’argument était sans réplique ; aussi fut-il compris du plus grand nombre, et une première troupe d’insurgés se forma sous le commandement de Jean. Seulement, comme avant d’entreprendre cette nouvelle affaire il fallait mettre ordre à celles que l’on avait au logis, chacun s’en retourna chez soi avec promesse de revenir au premier signal.

Un peu plus tard, un colporteur de village, en apprenant les troubles de Saint-Florent, laissait là le pain qu’il était occupé à pétrir, faisait sonner les cloches et levait une armée sans autre promesse que la liberté des paroisses ! c’était Cathelineau qui commençait la grande guerre de la Vendée. Là une idée avait suffi pour allumer la révolte, aussi prit-elle un développement immense. Dans le Maine, au contraire, où elle fut surtout excitée et entretenue par des intérêts, elle demeura toujours incomplète. C’est que l’idée appartient en commun à tous les hommes et les associe dans un même élan, tandis que l’intérêt varie et les divise.

Cependant les gardes nationales, qui avaient perdu leur drapeau à l’assemblée de Saint-Ouën-des-Toits, se vengeaient par des excursions militaires dans les paroisses soupçonnées de royalisme. Jean Chouan résolut d’essayer contre eux le courage de ses hommes. Il leur donna rendez-vous à Launey-Villiers, et attaqua à l’entrée du Bourgneuf les patriotes, qui furent repoussés après avoir laissé une vingtaine de morts. Désormais le mal était irrémédiable, le sang avait coulé, la guerre civile commençait.

Jean Chouan et ses compagnons, condamnés à mort par contumace sur la dénonciation de Graffin, se réfugièrent dans le bois de Misdon, entre la forge de Port-Brillet et le bourg d’Olivet. Ils étaient environ quarante, parmi lesquels se trouvait Trion, dit Miélette, qui joue dans la guerre des chouans le rôle de Maugis dans le roman des Quatre fils Aymon. Cottereau et lui s’étaient long-temps disputé la royauté de la faux-saulnerie. Si l’on n’eût point connu Jean, Miélette eût été déclaré le plus fort joueur de ferte du Bas-Maine ; si l’on n’eût point connu Miélette, Jean eût passé pour le plus vigoureux contrebandier de toutes les marches. Le nom de celui-ci était pourtant prononcé le premier ; on disait Jean et Miélette, comme on dit Castor et Pollux. Malgré l’égalité de leur gloire villageoise, Jean exerçait plus d’autorité, on le reconnaissait supérieur pour le commandement ; mais, en revanche, Miélette l’emportait pour l’à-propos, la drôlerie et les bonnes histoires. Rien que de le voir mettait de belle humeur ; il boutait en train toute la bande. Un seul chouan restait insensible à sa gaieté communicative c’était Godeau, homme à grandes manières et beau parleur, qui, s’étant trouvé impropre à tous les métiers, en avait conclu que tous étaient au-dessous de son mérite. Il avait été trois mois garde-chasse dans une maison noble, et se croyait depuis un peu gentilhomme. Il prétendait aussi savoir le latin, parce que le curé chez lequel il avait servi comme palefrenier lui avait appris le sens des mots Dominus vobiscum, et il se plaignait continuellement de ce que la dureté des temps le privât des plaisirs de la lecture.

Quant à François, il s’accommodait d’autant mieux de sa retraite, que le bois de Misdon était peu éloigné du hameau de Lorière, où demeurait la pauvre fille. On avait donné ce nom à une orpheline trouvée dans un berceau suspendu aux cordes des cloches d’Olivet, et qu’un métayer de Lorière avait élevée par charité. Suson était petite, frêle, point jolie, et sans autre charme que sa faiblesse. Bien qu’elle eût vingt ans accomplis, on l’eût prise pour une enfant sans la fermeté et l’étendue de sa voix, qui l’avait fait connaître dans toutes les paroisses voisines. La pauvre fille passait pour la plus belle chanteuse du Bas-Maine. Occupée à garder les vaches et les chevaux du métayer près de l’étang, sans autre société que son muguet[7], elle s’était fait une compagnie de ses chansons. A quelque heure que l’on traversât le taillis, on était sûr d’entendre sa voix jetant au loin ses notes plaintives. François avait été attiré une première fois parce chant, comme tout le monde ; mais il était revenu, il avait parlé à Suson, et insensiblement la pauvre fille et lui s’étaient attachés l’un à l’autre. Depuis qu’il habitait le bois de Misdon, il venait tous les jours la voir près de l’étang, et ses compagnons le suivaient quelquefois pour entendre chanter les rondes et les noëls de leurs paroisses. Les forgerons de Port-Brillet profitèrent d’une de ces absences ; ils entrèrent dans le taillis, détruisirent la cabane des chouans et emportèrent tout ce qu’elle renfermait, y compris le chaudron destiné à cuire leur nourriture. A leur retour, les royalistes se trouvèrent sans abri et sans ménage. Par bonheur, les ravisseurs avaient laissé des traces de leur passage ; Jean et ses compagnons purent les suivre à la piste jusqu’à la Papillonnière, sur la lande d’Olivet, où ils les attaquèrent en gens qui combattent pro aris et focis, comme eût pu dire le latiniste Godeau. Après une lutte acharnée, ils réussirent à reprendre tout ce qui leur avait été enlevé, et Miélette revint à Misdon, portant le chaudron au bout de sa ferte aussi triomphalement que Jason eût porté la toison d’or.

Ce premier engagement fut le signal des hostilités. Les rencontres se multiplièrent avec des chances diverses. Les haines s’envenimaient ; on commença à fusiller les prisonniers et à égorger les suspects à domicile. Bientôt les patriotes ne purent sortir des villes qu’en compagnie des détachemens républicains, encore ceux-ci étaient-ils souvent surpris et dispersés. Jean n’avait pour cela qu’une méthode, toujours la même, mais infaillible. Il partageait sa troupe en trois bandes qu’il échelonnait dans les fourrés, des deux côtés du chemin ; on laissait les bleus arriver jusqu’à la seconde bande, qui engageait le feu au moment même où la première et la troisième se montraient à l’avant et à l’arrière de la colonne, qui se trouvait ainsi entourée.

Mais, pendant que l’activité des Cottereau tenait les patriotes en alerte, l’insurrection commencée par Cathelineau avait pris des proportions colossales. Les Manceaux et les Bretons n’en étaient encore qu’au romancero ; la guerre des Vendéens avait grandi jusqu’à l’épopée. Chez eux, nous l’avons dit, la révolte eut, dès le début, un caractère populaire. Les nobles ne l’avaient point excitée, mais seulement dirigée après coup ; quelques-uns l’avaient subie. Aussi le mouvement fut-il irrésistible. Bressuire, Thouars, Parthenay, Saumur, Angers, avaient été tour à tour enlevés à la république, Nantes allait être pris, lorsque Cathelineau fut blessé à mort dans la ville même. La balle qui le frappa sauva la cause nationale dans l’ouest. Promoteur de l’élan des campagnes, Cathelineau incarnait la révolte ; lui mort, elle perdit la foi qu’elle avait en elle-même, et sembla prise de vertige. Jusqu’alors les Vendéens avaient combattu les pieds sur la terre natale, où, comme Antée, ils trouvaient de perpétuels renouvellemens de force et de courage ; ils abandonnèrent tout à coup le pays qu’ils connaissaient pour passer la Loire. Les chefs oublièrent qu’ils commandaient un peuple, et agirent comme s’ils eussent commandé une armée.

Jean Chouan avait été averti de cette arrivée prochaine de la grande armée, mais sans savoir la route qu’elle devait suivre. Il était campé avec ses hommes dans la forêt du Pertre, où il avait donné rendez-vous à MM. de Puisaye et Duboisguy, lorsque l’un d’eux, qui chapeletait[8] pour passer le temps, dit tout à coup :

— Dieu nous sauve ! il me semble entendre le tonnerre.

— Un tonnerre en octobre, objecta Miélette, faut donc que ce soit un traînard resté en arrière depuis le mois d’août.

— Je sais ce que c’est, reprit doctoralement Godeau, c’est un bruit physique sortant des ravines.

— Non pas, s’écria Jean, qui avait mis l’oreille contre terre, celui-ci sort des canons ; c’est la Vendée qui vient nous faire visite. En avant sur Laval, mes gas ! le prince de Talmont nous attend.

M. de Talmont s’était effectivement mis en rapport avec Jean Chouan, qui lui était attaché par le souvenir de services rendus et par un de ces dévouemens passionnés qui sont, comme l’amour, des choix mystérieux du cœur. Ce que désirait le prince devenait pour Jean une nécessité ; ce qu’il demandait, une loi.

Les chouans s’étaient mis en marche au milieu de la nuit, recrutant sur leur route tous ceux que le canon de l’armée catholique avait réveillés. Jean entra à Laval à la tête de quatre cents hommes. En traversant une rue, quelques-uns de ses compagnons s’arrêtèrent devant la maison de M. Moulins, président du tribunal qui les avait condamnés à mort ainsi que Jean Chouan, et crièrent qu’il fallait faire venir le juge. Mme Moulins se présenta en tremblant, et répondit que son mari n’y était pas.

— Ne craignez rien, madame, répondit Jean, ce sont ses criminels qui venaient pour lui offrir leur salut.

Mme Moulins l’engagea alors à descendre de cheval pour prendre quelques rafraîchissemens. Il répondit qu’il n’avait point le temps de s’arrêter et releva la bride de sa monture pour passer outre ; mais, entendant quelques-uns des chouans murmurer derrière lui des menaces contre le juge et sa famille, il se retourna d’un air riant vers la pauvre femme à demi morte d’effroi, et, pour prouver qu’il ne refusait ni par rancune, ni par mépris, il cueillit une grappe de raisin à la treille dont la porte était ombragée, et partit en remerciant son hôtesse de sa bonne réception. Cet acte de générosité antique, qui plaçait la maison du président sous la sauvegarde du chef qu’il avait condamné, fut compris des chouans ; tous suivirent le gas mentoux sans rien dire.

L’arrivée des royalistes manceaux excita de grands transports dans l’armée. La réputation de Jean Chouan avait passé la Loire. Les Vendéens admirèrent sa belle prestance, sa physionomie ouverte et son autorité sur les gens qui lui obéissaient d’amitié. Ses habits en lambeaux protestaient contre les accusations de pillage dont on avait voulu le flétrir ; il manquait même de la peau de chèvre que possède le plus pauvre paysan manceau. Le prince de Talmont lui fit présent de son manteau.

Une grande surprise attendait Jean à Laval. Son frère François, atteint à l’aisselle gauche d’une blessure sans remède, avait été forcé de se réfugier, depuis deux mois, à la closerie des Poiriers ; mais, en apprenant la marche des Vendéens, il avait pensé qu’il lui restait un bras il s’était levé, et il arrivait avec sa mère et Suson, qui n’avaient point voulu le quitter. On vit ce mourant, soutenu par deux femmes, dont l’une était déjà courbée par l’âge et dont l’autre paraissait une enfant, prendre sa place dans les rangs et défiler devant les chefs de l’armée catholique. Jean pleurait de fierté et de chagrin.

Le Maine avait fourni environ cinq mille combattans qui formèrent un corps à part, connu sous le nom de petite Vendée. Dès le surlendemain, ce corps était, avec le reste de l’armée, sur la lande de Croix-Bataille, où le général L’Échelle s’était avancé à la tête de vingt-cinq mille hommes.. La lutte fut terrible, mais resta incertaine jusqu’au soir. Jean Chouan s’adressa alors à M. Dehargues, et lui déclara qu’il connaissait un chemin par lequel on pouvait tourner l’ennemi. C’était, comme on l’a déjà vu, sa méthode. M. Dehargues consentit à le suivre. Il s’avança avec ses Manceaux, en rampant le long des broussailles, jusqu’à l’arrière des républicains, et les attaqua si rudement, que tous se débandèrent et prirent la fuite vers Château-Gonthier.

De Laval, on marcha sur Granville, où l’on échoua. Il fallut revenir à Pontorson. La destruction de l’armée royaliste, traquée de toutes parts, était inévitable ; chaque heure de repos conquise aux femmes et aux blessés demandait une victoire ; la bataille avait des intermittences, mais ne cessait plus. A Dol, on crut tout perdu ; l’armée entière prit la fuite. Les femmes poussaient des clameurs de désespoir en reprochant aux hommes leur lâcheté, et les hommes frappaient les femmes en les accusant de leur avoir communiqué leurs terreurs. La cavalerie, qui était l’élite de l’armée, criait : — A la mort, les braves ! et se laissait emporter avec le reste. Stofflet était à la tête des fuyards On eût dit une de ces irrésistibles et contagieuses épouvantes que les anciens attribuaient à l’influence d’un dieu. Au milieu de la déroute générale, Jean Chouan et ses hommes furent les seuls qui tinrent ferme. Ils étaient accourus vers le prince de Talmont, et, protégés par le brouillard qui cachait leur petit nombre, ils repoussèrent les bleus. Tout le monde déclara qu’on leur devait le salut de l’armée.

Le prince de Talmont voulut reconnaître le service rendu par Jean ; il signa le soir même un acte par lequel il l’autorisait, lui et ses descendans, à prendre dans ses forêts tout le bois dont ils pourraient avoir besoin : curieux détail qui prouve la persistance des habitudes au milieu des plus éclatantes ruines. M. de Talmont, dont tous les biens étaient confisqués et qui manquait de linge, n’avait pu oublier qu’il était prince, il disposait de ses forêts ; Jean Chouan, le héros du jour, qui venait de sauver une armée, restait le fils du pauvre sabotier, et s’estimait heureux de pouvoir acheter une rente de fagots avec sa gloire.

Du reste, chaque avantage remporté par les Vendéens ne pouvait être désormais qu’une courte halte dans l’agonie. A La Flèche, ils avaient failli être tous rejetés dans le Loir par l’armée républicaine ; ils atteignirent enfin Le Mans, dernière étape de cette marche funèbre. C’était là que tout devait finir.

L’armée en avait le pressentiment et le souhaitait. Les survivans avaient vu périr tous ceux qu’ils aimaient ; ils traînaient après eux le poids de ces morts ; personne n’avait plus de goût à la vie, la fatigue faisait désirer seulement d’être égorgé au repos. Les femmes, les malades, les blessés, s’étaient couchés sur les places ou dans les rues et les encombraient. Quelques officiers vendéens, soutenus par l’honneur, combattaient pourtant encore à l’entrée de la ville. Jean Chouan était avec eux. Il profita d’un moment de répit pour rentrer au Mans et chercher sa mère. Il la trouva sous les halles, assise à terre près de Suson. François était étendu à leurs pieds : la veuve tenait les mains de son fils dans les siennes et murmurait une prière, tandis que la pauvre fille, qui soutenait la tête du mourant, s’efforçait d’endormir ses souffrances en chantant à demi-voix un air du pays. Le chant, les plaintes et les prières confondus formaient quelque chose de si lugubre, que Va-de-bon-Coeur, qui accompagnait son capitaine, s’arrêta à l’entrée des halles. Jean évita les attendrissemens ; la reprise de la canonnade l’avertissait que l’on avait besoin de lui ailleurs. Il amenait deux chevaux, sur l’un desquels il plaça son frère et Suson ; l’autre était destiné à sa mère.

— Partez et ne regardez pas derrière vous, dit-il précipitamment ; s’il plaît à Dieu, nous nous reverrons aux Poiriers.

Et, sans attendre la réponse, il reprit son fusil et retourna à la bataille.

L’ennemi avait forcé tous les passages ; il occupait déjà la ville. Jean et quelques autres, secondés par la nuit, s’acharnèrent à défendre les rues de maison en maison. Le prince de Talmont arriva enfin pour leur dire de songer à leur salut, et, comme Jean ne voulait point le quitter, il lui répéta qu’il devait réserver le courage de ses hommes pour de meilleurs jours, et lui ordonna de partir. Le gas mentoux eut l’air d’obéir ; mais, après avoir assuré la retraite de sa troupe, il revint sur ses pas afin de savoir si le prince était sauvé. Tranquillisé à cet égard, il rejoignit ses gens le lendemain, et se réfugia avec eux dans le bois de Misdon.

Beaucoup avaient été blessés, tous étaient à demi morts de fatigue. Depuis leur départ, ils n’avaient couché qu’autour des feux des avant-postes, ils ne s’étaient endormis qu’au bruit de la fusillade et du canon. En retrouvant le calme de leur taillis et leur cabane encore debout, tous sentirent tomber l’exaltation nerveuse qui les avait jusqu’alors soutenus. Ils s’étendirent pêle-mêle sur la litière de mousse qui leur servait de couche, et y dormirent vingt-quatre heures sans se réveiller. Le premier chouan qui rouvrit les yeux s’aperçut que la nuit était venue. Tant d’événemens se succédaient depuis un mois, qu’il eut peine d’abord à rassembler ses idées. Il appela son voisin, les autres l’entendirent, et bientôt toute la troupe fut réveillée. Il y eut un moment de joie générale quand chacun retrouva ses souvenirs et eut conscience d’avoir échappé à la grande déroute. Ils s’appelaient tout haut dans l’obscurité pour se reconnaître à la voix, car, lorsqu’ils étaient arrivés, le trouble et la fatigue ne leur avaient point permis de prendre garde l’un à l’autre. Après s’être comptés, ils se retrouvèrent environ cinquante. Miélette, toujours le premier à reprendre courage, déclara que le crible des patauds devait être percé, puisqu’il avait laissé passer tant de bon grain.

— Pour ta part, tu peux dire un chapelet de remercîment, fit observer Jean, car aucun de nous n’a vu le feu d’aussi près que toi.

— Aucun, gas mentoux, répéta Miélette ; dis-moi donc un peu alors le nom de celui qui, à la dernière charge, est allé s’enfoncer comme un coin dans l’escadron des hussards ?

— Parbleu ! je dois le savoir, dit Jean ; car j’y serais resté, si je n’avais pas appelé à moi les mainiaux.

— Alors c’est pour ton compte qu’il faut dire un chapelet, et, s’il te manque pour ça quelque grain de pater, j’en ai un de plomb à ton service.

— Où cela ?

— Dans la cuisse droite.

— Tu es blessé ?

— D’un coup de pistolet que tes hussards m’ont envoyé par mauvaise humeur ; mais je connais quelqu’un qui me retirera la balle aussi aisément qu’une dent de lait.

— Qui cela ?

— Rouan le maréchal.

— il est mort, dit un des chouans.

— Alors j’irai trouver son frère.

— Mort aussi !

— Eh bien ! son garçon.

— Mort encore ! Ils sont tous morts au Genet et au Bourgneuf ; nos paroisses n’auront plus que des veuves.

Une foule de noms répétés par ceux qui étaient présens vinrent justifier cette lugubre affirmation. Chacun, avait assisté aux derniers momens de quelque voisin ou reconnu son cadavre parmi les morts. Ces récits ramenèrent les tristes pensées. A la joie du salut succéda l’amertume du désastre et la crainte des conséquences qui devaient s’ensuivre. Maintenant maîtres du pays, les bleus ne laisseraient aux chouans aucune trêve ; leur retraite ne pouvait manquer d’être découverte, attaquée ; peut-être la cherchait-on déjà. Ces réflexions, faites successivement par chacun, avaient interrompu les conversations. Bien que la bande entière fût éveillée, elle était retombée dans l’immobilité et le silence. Tout à coup la brise de nuit apporte jusqu’à la cabane un chant éloigné. Les têtes se dressent, on prête l’oreille : les chouans ont reconnu la voix de la pauvre fille. Jean, Miélette, Va-de-bon-Coeur et quelques autres sortent précipitamment ; mais la nuit est obscure, et, bien que dépouillé de ses feuilles, le taillis ne permet de rien distinguer. Ils sont obligés de se laisser diriger par la voix : c’est bien celle de Suson,- mais plus monotone, plus triste. Cependant elle approche toujours, elle semble venir à eux ; ils hâtent le pas, atteignent le bord de l’étang, regardent et s’arrêtent, immobiles de saisissement. A quelques pas, le long des roseaux, passe la pauvre fille, les cheveux dénoués, les pieds nus, et sans autre vêtement que son jupon. Elle tient par la bride un cheval blanc, taché de sang, sur lequel tous reconnaissent François, droit, immobile et la dragonne d’un sabre passée au poignet. À cette vue, Jean pousse un cri ; il appelle son frère et Suson, dont un ravin marécageux le sépare. Le chant continue, le cavalier reste immobile, et la vision disparaît à travers les glaïeuls. Les chouans avaient senti leurs cheveux se dresser ; Jean lui-même était devenu pâle.

— J’ai pourtant bien reconnu François et la pauvre fille, dit-il en se retournant vers ses compagnons.

— A moins que ce ne soient leurs ames, répondit Miélette, qui tremblait.

— Des vivans nous auraient entendus, fit observer Va-de-bon-Coeur.

— Et ils ne chanteraient pas ainsi ! ajouta un chouan.

La voix continuait, en effet, à s’élever dans les ténèbres, toujours aussi vague et aussi plaintive ; elle semblait se diriger vers la cabane. Jean se raidit contre sa propre terreur, et rebroussa chemin vers le carrefour. Les deux fantômes y arrivèrent au même instant que les chouans. Jean appela de nouveau Suson et François.

— Nous voilà ! répondit cette fois la pauvre fille.

— Qui êtes-vous et que voulez-vous ? demanda Miélette, dont l’effroi entretenait le doute.

— Sauvez François ! répliqua Suson en tendant les bras.

Jean courut à son frère et voulut lui parler ; mais François avait les yeux hagards et les dents serrées ; il ne répondait pas. Quant à la pauvre fille, la douleur, la fatigue et l’épouvante avaient égaré sa raison. Cet air qu’elle répétait depuis Le Mans pour endormir la souffrance du mourant semblait avoir pris possession de tout son être ; elle continuait à le redire machinalement et sans pouvoir s’arrêter.

Jean lui demanda où était sa mère.

— Là-bas,… restée avec les autres,… répondit-elle dans son demi-délire… Les canons, les voitures et les attelages étaient au milieu de nous…

Le petit point du jour arrive,
Arrive, arrivera.


Alors la veuve a été renversée ; .. les bœufs ont fait passer la charrette sur son corps…

A la porte de sa mère,
Trois petits coups frappa.


Comme elle avait mal, elle a prié les gas de l’achever ; mais ils ont répondu que Dieu ne l’avait pas permis, et alors elle s’est résignée.

Si vous dormez, réveillez-vous ;
C’est votre amant qui parle à vous.

— Et François était là ? François n’a rien fait ? s’écria Jean, qui pleurait et tremblait de tout son corps.

— François a pris la bride de son cheval aux dents, répliqua Suson ; il a tiré son sabre et il s’est jeté au milieu des bleus.

N’est-il pas temps de l’oublier,
Le beau galant du temps passé ?


Ah ! comme j’ai eu de la peine à le retrouver parmi les bleus !… Mais j’ai détourné sa monture et je l’ai ramené jusqu’ici en chantant l’air qu’il aimait le mieux :

Toujours, toujours, dedans mes chants,
J’irai pleurant et regrettant.

Jean ne put obtenir aucune autre explication. Son frère, que Miélette et Va-de-bon-Coeur avaient descendu de cheval, ne savait rien, n’entendait rien. Au nom de sa mère seulement, on voyait passer sur ses traits un frémissement convulsif ; une lueur traversait ses yeux, puis il retombait dans sa stupeur égarée.


IV.

La douleur, au lieu d’abattre Jean Chouan, le retrempa. Après avoir pleuré la morte, il songea à la venger.

Son premier soin fut de préparer aux siens une retraite plus assurée que leur cabane, qui pouvait être à chaque instant découverte. Il fit creuser autour du carrefour de la grand’ville des souterrains en forme d’entonnoir dont l’étroite ouverture fut fermée par une claie d’osier recouverte de mousse. Cachés là, ils pouvaient braver toutes les recherches des républicains, qui marchèrent cent fois sur ces trappes verdoyantes sans se douter que l’ennemi était sous leurs pieds. Restait à se procurer des munitions. Celles que l’on attendait de Laval n’arrivaient pas ; aucun messager n’avait voulu s’en charger. Jean Chouan part un soir en compagnie du seul Goupil ; toutes les entrées de la ville étaient closes par des barricades et gardées. Jean franchit avec Goupil plusieurs murs de jardin, arriva jusqu’à l’église du faubourg Saint-Martin, qui servait de caserne aux bleus, et reconnut la maison où les munitions se trouvaient en réserve ; mais tout y était fermé, et, en frappant, on eût attiré l’attention des sentinelles républicaines qui se promenaient à quelques pas. Heureusement que le toit était peu élevé ; l’ancien couvreur réussit à l’atteindre, pénétra dans l’intérieur par une lucarne et vint ouvrir à son compagnon. Le lendemain avant le jour, tous deux étaient de retour avec de la poudre et des balles pour toute la bande. Celle-ci allait en avoir besoin, car un nouveau malheur venait de frapper la cause royaliste. Le jour même de son retour de Laval, Jean Chouan, qui était occupé à faire des cartouches dans une espèce de gîte qu’il s’était arrangé parmi les hautes fougères du taillis, vit venir Miélette, qui arrivait du Bourgneuf haletant et agité.

— Sors de là, gas mentoux ! cria-t-il à Jean ; c’est aujourd’hui qu’il faut brûler toute ta poudre.

— Qu’y a-t-il ? demanda Cottereau.

— M. de Talmont est arrêté.

Jean s’élança d’un bond vers Miélette.

— Arrêté ! s’écria-t-il. Dans quel endroit ? Qui te l’a dit ? Où l’a-t-on mené ?

— On l’a arrêté à Bazouges, c’est Branche-d’Or qui m’a averti, et on croit qu’il a été conduit à Ernée.

— Prête-moi ton fusil, dit rapidement Jean en remplissant ses poches de cartouches.

— Que veux-tu faire ?

— Je pars pour Ernée.

— Mais les républicains y sont !

— Tant mieux ! Je saurai au juste ce qu’ils ont fait du prince.

— Tu seras pris !

Y a pas de danger !

Miélette savait par expérience que c’était toujours la dernière raison du gas mentoux. Il le laissa partir en maugréant tout bas de ne lui avoir pas mieux ménagé la nouvelle. Jean fut deux jours sans reparaître. Déjà on le croyait pris ou tué, quand il arriva au bois de Misdon son fusil sous l’aisselle.

— Eh bien ? lui demanda Miélette.

— Eh bien ! répliqua Jean, ça ira, comme disent les patauds. M. de Talmont est à Rennes, mais on doit le juger à Laval, et il y a quelqu’un près du représentant Esnue Lavallée qui nous avertira du jour. C’est à nous de l’attendre au passage.

— Alors il faut avertir les autres !

— C’est fait. En revenant, j’ai vu Jambe-d’Argent, qui sera à Misdon ce soir avec sa bande, et les bons enfans du bataillon de la montagne[9] partiront d’Ernée pour nous rejoindre.

— Où cela ?

— Entre la Gravelle et Laval, au bois de l’Aulne. Je viens de reconnaître les lieux, et j’ai mon plan. Nous n’avons plus maintenant qu’à faire les morts pour que les bleus s’endorment, et qu’à attendre ici l’avertissement.

— A la bonne heure ; mais voici toujours une lettre qu’un mendiant a laissée pour toi à Lorière.

Jean prit le billet et le retourna de tous côtés.

— Tu ne te doutes pas de ce qu’on peut avoir mis sur ce papier ? demanda-t-il.

— On n’a rien dit, et, chez les Guéharrée, personne ne connaissait l’homme qui l’a remis.

— Alors il faudrait lire.

— C’est clair, dit Mélette en riant ; mais ni toi ni moi nous n’avons les lunettes qu’il faut pour ça, tandis que Godeau assure qu’il lit l’écriture aussi couramment que la moulée. Eh ! Dominus vobiscum, viens nous prouver que tout peut servir, même un savant. Il y a ici un billet qui te demande.

Godeau se présenta avec la superbe nonchalance qui lui était ordinaire ; il s’informa de l’origine de la lettre, la regarda assez de temps pour l’épeler, et finit par déclarer qu’elle était dépourvue de sens et qu’on avait sans doute voulu s’amuser à leurs dépens. Miélette supposa que ce devait être un stratagème des bleus, qui, en adressant un billet à Jean, pouvaient faire surveiller le messager et découvrir sa retraite. On mit en conséquence des vedettes à tous les coins du bois ; mais les républicains ne parurent pas, et Jambe-d’Argent, qui arriva le soir, assura que tous les cantonnemens étaient tranquilles. Trois jours s’écoulèrent sans que l’on reçût aucun avertissement. Jean Chouan, qui ne pouvait comprendre un si long retard, ne mangeait plus, ni ne dormait. Enfin, la quatrième nuit, il partit pour Saint-Ouën, où il espérait apprendre quelque nouvelle ; mais il revint presque aussitôt courant et hors de lui.

— Où est Godeau ! cria-t-il ; appelez Godeau, amenez ici Godeau.

Celui-ci arriva ; Jean courut à lui et le saisit à la gorge.

— C’est toi qui m’as lu cette lettre, dit-il en montrant le papier envoyé de Lorière.

— Oui ? réplique Godeau troublé.

— Et tu m’as assuré qu’elle ne disait rien.

— Je n’ai… rien vu…

— Eh bien ! c’était l’avertissement d’être au bois de l’Aulne ! Alors M. de Talmont est passé, interrompit Miélette saisi.

— Il y a trois jours.

— Et il est jugé ?

— Il est mort.

Les chouans se regardèrent consternés, mais Jean continuait à secouer Godeau avec rage.

— Il est mort, entends-tu bien, criait-il, et c’est toi qui nous as empêchés de le sauver. Il n’y avait plus que lui qui pouvait réunir les mainiaux ; maintenant tout le monde voudra être maître ; les royalistes sont perdus, et c’est toi qui en es la cause ! Mais, aussi vrai que je suis chrétien, tu n’en profiteras pas.

Et se tournant vers ses hommes

— Comment avez-vous promis de punir les traîtres ? demanda-t-il.

— Fusillés ! répondirent toutes les voix.

— Emmenez donc celui-ci, continua-t-il en leur jetant Godeau, et finissez vite.

Les chouans entraînèrent le malheureux, qui se débattait et criait qu’il n’était pas un traître.

— Alors pourquoi n’as-tu pas dit ce qu’il y avait dans le billet ? objecta Miélette.

— Je n’étais pas sûr… répliqua le garde-chasse.

Miélette lui banda les yeux, il s’efforça de se dégager.

— Non, cria-t-il, vous ne me fusillerez pas… On ne tue pas un homme… parce qu’il s’est trompé.

— As-tu lu l’avertissement ? reprit le chouan, dont l’implacable logique ne sortait point de la même question.

— C’était… trop mal écrit.., dit Godeau.

On le renversa à terre, et cinq ou six fusils s’appuyèrent sur sa poitrine.

— Grace ! cria-t-il ; au nom de Dieu, grace ! je n’ai point trahi.

— Sais-tu lire ? demanda Miélette.

— Eh bien… non, bégaya le garde-chasse d’une voix étranglée.

La honte d’avouer son ignorance avait contre-balancé chez lui jusqu’au dernier instant l’amour de la vie.

— Ah ! je m’en doutais, s’écria Miélette, qui écarta les fusils ; alors tu nous as menti comme un huguenot, et M. de Talmont est mort à cause de ta vanterie ! Détale vite, et surtout ne te retrouve jamais sur la route de Jean, car il te tuerait comme un chien.

De nouveaux chagrins devaient faire oublier Godeau à ce dernier. Son frère François était mort des suites de sa blessure et avait été secrètement enterré dans le cimetière d’Olivet. La pauvre fille, dont la raison s’était égarée de plus en plus, avait refusé de quitter l’endroit où reposaient ses restes ; elle avait pris pour demeure le porche même de l’église, et passait une partie de ses journées sur la fosse du mort, où elle continuait à chanter ses noëls et ses complaintes. Les bleus connurent ainsi le lieu de sépulture de François ; quelques scélérats déterrèrent le cadavre et en coupèrent la tête, qui fut placée au bout d’un pieu comme celle du fameux Cottereau, chef des chouans du Bas-Maine. Pendant cette profanation infame, la pauvre fille n’avait rien dit, mais elle cessa de chanter, suivit l’horrible dépouille jusqu’à la Gravelle, et s’assit au pied du poteau où elle était exposée. Des soldats qui lui avaient ordonné de se retirer, et auxquels on dit que c’était une brigande, la tuèrent.

Jean apprit ces détails de René, qui, avait été arrêté comme suspect, puis remis en liberté. Jaloux de conserver son avoir à tout prix, René s’était jusqu’alors tenu en dehors de l’insurrection, uniquement occupé de bêcher son closeau et de dérober ses vaches aux deux partis ; mais, en sortant des prisons de Laval, il trouva sa crêche vide, son closeau ravagé et sa maison sans porte. Les pillards déguisés en patriotes qui parcouraient les campagnes sous le nom de contre-chouans avaient tout emporté. À cette vue, René fut saisi d’une rage furieuse. Il ordonna à sa femme de rassembler les guenilles qu’on avait dédaignées, et, retirant son fusil caché sous la pierre du foyer, il alla rejoindre son frère au bois de Misdon.

— Voilà tout ce que les bleus m’ont laissé, dit-il en montrant à Jean le paquet porté par sa femme ; mais que je sois toute ma vie un mendiant, si je n’en tue autant qu’ils m’ont volé de petits écus !

Jean éprouvait lui-même un commencement de désespoir qui se traduisait en une fièvre d’entreprises. Il promenait sa bande des marches du Maine aux marches de la Bretagne, attaquant les convois, désarmant les patriotes et délivrant les prisonniers. Les affaires de Rouge-Feu, de Bourgon, de Saint-Mervhé, du Grand-Mail, de Saint-Ouën, se succédèrent rapidement et presque toujours à l’avantage des chouans. René montra partout la même fureur inexorable. A la vue des bleus, comme le disait Va-de-bon-Coeur, son fusil partait de lui-même. Il frappait des femmes sans défense, uniquement parce qu’elles avaient pris la fuite à son approche ; il fusillait des passans désarmés qui portaient la cocarde tricolore, il égorgeait les prisonniers et les blessés. Ce fut surtout à l’affaire du Grand-Mail et à celle de Saint-Ouën que, selon sa terrible expression, il put tuer des patriotes à poignées. La destruction du butin, qu’il fallait le plus souvent brûler par l’impossibilité d’en tirer parti, augmentait encore ses emportemens. Il tournait alors autour des flammes comme un loup autour des feux de berger, déplorait tout haut la perte de tant de choses de prix, en supputait la valeur et accusait avec une folle indignation les patriotes d’empêcher que les vrais chrétiens pussent en profiter. Jean s’opposait, autant qu’il lui était possible, à ses barbaries, mais il était à peu près le seul à les désapprouver ; la violence a une apparence d’énergie à laquelle les forts applaudissent par sympathie, les faibles par crainte. Jean désarma en vain plusieurs fois son frère ; celui-ci se procurait bientôt un nouveau fusil et recommençait contre les bleus ce qu’il appelait son compte de petits écus.

Un matin que la troupe était réunie à Maineuf, près du bourg du Genet, René, que tourmentait une inquiétude de bête fauve, se leva le premier et sortit pour examiner les alentours du campement. Tout à coup il aperçoit un homme qui semble s’avancer avec précaution à travers les touffes de châtaigniers, et dont le costume n’est point celui des paysans. René n’en regarde pas davantage, sa balle part, et l’homme tombe. Jean, réveillé en sursaut, accourt avec Miélette et plusieurs autres. On débarrasse d’abord le cadavre d’un sac de cuir qui se trouve plein de cartouches et de pierres à fusil que les chouans attendaient, puis on regarde au visage !… C’était leur messager le plus fidèle et un compatriote des Cottereau, celui-là même qui, étant cocher du prince de Talmont, avait fait monter la veuve des Poiriers dans son équipage pour la conduire au roi ! Cette fois Jean ne fut point maître de sa colère.

— Ah ! malheureux ! s’écria-t-il en se précipitant vers René, voilà trop de sang qui crie contre notre nom ; il faut que tu sois puni devant le ciel du bon Dieu !

Il le couchait en joue ; les chouans se jetèrent sur lui, et Michel Cribier lui arracha son fusil.

— Tu désarmes ton capitaine ! cria Jean égaré.

— Non, dit Cribier, j’empêche qu’il y ait parmi nous un Caïn.

À ce mot, Jean recula avec un cri, cacha sa figure dans ses mains, et, courant au plus épais du fourré, il s’y laissa tomber à genoux.

Ces scènes terribles étaient parfois entrecoupées d’épisodes moins sombres. Lorsque les chouans avaient vu s’éloigner les détachemens républicains et que le soleil brillait sur les placis, ils sortaient de leurs tanières pour s’exercer à quelques-uns des jeux des paroisses ou pour danser les rondes du pays. On entendait alors ce chœur de voix rustiques s’élever joyeusement dans les clairières des bois, et les femmes, que la terreur tenait renfermées dans leurs cabanes, venaient timidement sur le seuil et se disaient l’une à l’autre : — Voilà les gas qui prennent courage, demain il y aura de la poudre brûlée. D’autres fois, quand les chouans entraient dans un bourg, ils couraient à l’église, et, au risque de faire connaître leur présence aux cantonnemens patriotes, ils se mettaient à sonner l’Angelus. Ce bruit des cloches, qu’ils avaient cessé d’entendre depuis si long-temps, leur causait une joie inexprimable ; tous s’agenouillaient la tête découverte et attendris jusqu’aux larmes. On eût dit que, comme dans la ballade de Schiller, ce tintement évoquait devant leurs yeux les plus touchantes images du passé, joies de la naissance, ivresses du mariage, religieuses tristesses des funérailles ! C’était pour eux tout le poème de la vie chanté par la voix du village natal.

Jean Chouan ne prenait point part à ces joies. Depuis le dernier meurtre de René et l’emportement qui avait failli le rendre fratricide, il était tombé dans une sombre tristesse ; le sang versé lui faisait horreur. Un jour, obligé de se porter sur le passage d’un convoi, il donna ordre à sa troupe de ne tirer qu’après lui, et laissa passer les républicains sans faire feu. Ses compagnons murmuraient de pareils ménagemens, mais Jean faisait toujours la même réponse : — Les Cottereau ont tué trop de créatures du bon Dieu, le bon Dieu se revengera. Ces paroles semblèrent prophétiques, car les frères chouans apprirent peu après l’arrestation de leurs deux sœurs Perrine et Renée. À cette nouvelle, Jean sortit de sa torpeur. Les prisonnières avaient été conduites au Bourgneuf, d’où on devait les diriger sur Laval avec une forte escorte. Il résolut de les délivrer. Par malheur, la plupart de ses hommes étaient absens, il n’en put réunir que vingt-cinq ; mais il leur fit jurer sur leur part de paradis qu’ils mourraient jusqu’au dernier pour sauver les deux jeunes filles. La petite troupe s’embusqua dans les bois de la Durondais, au fond d’une douve cachée par une haie touffue. Jean, que ses compagnons n’avaient jamais vu effrayé, tremblait si fort, qu’il pouvait à peine parler. Il recommanda aux chouans de se souvenir de leur amitié pour lui et de prier le bon Dieu en son intention, puis il se porta en avant pour guetter le convoi ; mais aucun bruit n’annonçait son approche. Le jour arriva sans qu’on vît rien paraître. Seulement la pluie commençait à tomber et à remplir la douve. Les chouans eurent bientôt de l’eau jusqu’au-dessus de la cheville. Jean éperdu revenait à chaque instant vers eux, serrait leurs mains, et s’écriait les larmes aux yeux : — Nous les délivrerons, pas vrai ? Vous ne voudriez pas m’abandonner seul ici ? Et les chouans répondaient : — Ne t’inquiète de rien ; tant que tu resteras, nous resterons.

Cependant les heures succédaient aux heures ; la pluie augmentait toujours. De la cheville, l’eau avait gagné les genoux, et personne n’avait mangé depuis vingt-quatre heures ! Enfin, au retour de la nuit, Jean eut pitié de ces dévouemens silencieux. — Partez, mes gas, dit-il ; le mauvais temps aura retenu les bleus. Demain nous reviendrons les attendre. — Mais quand il se trouva seul avec Miélette, il lui dit : -Retourne à Misdon ; moi, je vais au Bourgneuf pour m’informer ; car j’ai de noires idées dans le cœur.

Ces noires idées étaient des pressentimens. Au Bourgneuf, Jean apprit que ses sœurs avaient été conduites, dès le premier jour, à Ernée par un autre chemin. Il se rend à Ernée ; elles venaient d’être envoyées à Mayenne. Il partit pour Mayenne ; on les avait dirigées sur Laval. Jean revint à Misdon pour prendre conseil de Miélette.

Parmi beaucoup d’autres talens, ce dernier avait celui des déguisemens. Nul ne savait mieux que lui prendre au besoin l’apparence d’une vieille femme. Il se procura le costume nécessaire et se rendit à Laval pour avoir des renseignemens. Il revint dès le soir même, mais si troublé, qu’il entra dans la cabane où était Jean sans l’apercevoir ; Jean devina à sa pâleur ce qui était arrivé.

— On les a tuées, n’est-ce pas ? s’écria-t-il en se levant hors de lui.

- Oui, dit Miélette ; mais console-toi, elles ne t’ont point fait déshonneur. 

Il lui raconta alors qu’il les avait vu conduire à la guillotine. Renée, qui n’avait que seize ans, pleurait un peu et avait peine à marcher ; mais Perrine la soutenait et lui parlait tout bas pour l’encourager à quitter la vie sans y regarder. Quand le moment de monter l’échelle était venu, elle l’avait aidée et s’était présentée la dernière, afin de lui ôter l’horreur de sa mort. Enfin, son tour arrivé, on l’avait vue marcher vers le couteau comme elle fût entrée à l’église, et, avant qu’il tombât, elle avait jeté deux cris : Vive le roi ! et vive mon frère Chouan ! — Miélette s’était alors précipité vers l’échafaud avec la foule, et avait trempé dans le sang des deux sœurs un mouchoir qu’il apportait à Jean.

Celui-ci avait écouté le récit de Miélette sans rien dire ; il le remercia d’un mouvement de tête, prit le mouchoir, le regarda quelque temps, puis le cacha dans son sein, où on le retrouva plus tard. Du reste, il ne pleura point ; mais, à partir de ce jour, personne, me dit Va-de-bon-Cœur, ne le vit sourire, ni prononcer un mot, à moins d’y être forcé. Il refusa de se rendre à l’assemblée des insurgés du Bas-Maine et ne voulut prendre part à aucune des expéditions proposées.

— Il ne faut pas que les autres marchent dans mon malheur, répondait-il à ceux qui lui reprochaient ces refus. Enfin, s’étant arrêté un jour avec ses gens dans la ferme de la Babinière, ils y furent surpris par un détachement de bleus qui les mit en fuite. Jean s’était lui-même échappé, lorsqu’il entendit la femme de René qui l’appelait à son secours. Il revint aussitôt sur ses pas, l’aida à franchir un fossé et fit face aux républicains pour lui donner le temps de fuir. Tous les coups se trouvèrent ainsi dirigés sur lui, et il tomba frappé de plusieurs balles. Il eut pourtant encore la force de se traîner jusqu’au taillis, où ses compagnons le retrouvèrent. On le plaça sur un drap porté par les quatre coins et on le ramena au bois de Misdon. Il y vécut jusqu’au lendemain, et profita de cette prolongation d’agonie pour raffermir ses compagnons, leur désigner son successeur, donner à chacun des conseils et des consolations. Il y eut dans ces derniers adieux quelque chose de si calme, de si noble, de si désintéressé de la terre, que le vieux Va-de-bon-Cœur n’en parlait qu’avec une voix émue. — Ça doit être comme ça que meurent les saints, me dit-il en terminant.

Les compagnons de Jean craignirent de voir renouveler sur son cadavre les profanations commises sur celui de François, et l’enterrèrent dans l’endroit le plus écarté du bois. L’herbe fut d’abord soigneusement enlevée, une fosse de six pieds creusée, puis la terre remise et foulée à mesure, de peur que quelque abaissement dans le sol ne trahît plus tard la sépulture. Enfin le gazon fut replacé, arrosé avec soin et recouvert de feuilles mortes.

Ainsi finit cet homme extraordinaire, qui donna son nom à une guerre civile auprès de laquelle, selon le général Hoche, toutes les autres n’ont été que des jeux. Cependant il ne fut que le précurseur de cette guerre, dont Jambe-d’Argent et M. Jacques devaient être les héros. Dépourvu d’instruction élémentaire et d’idées générales, Jean Chouan ne sut ni étendre la révolte ni l’organiser ; la portée politique manquait à son esprit. Au milieu des luttes auxquelles le hasard le mêla, il resta toujours le vrai paysan manceau, renfermant ses idées dans les limites du devoir le plus prochain. Tous les élémens de son rôle historique furent empruntés aux intérêts ou aux affections de la famille. La nécessité l’avait fait faux-saulnier, la reconnaissance le fit royaliste ; mais la première condition lui manqua toujours comme chef de parti : l’ambition.

Aussi sa mort eut-elle peu d’influence sur l’insurrection. Son œuvre était achevée, il disparut, quand d’autres commençaient la leur. Ses compagnons du bois de Misdon connurent seul le lieu où ses restes avaient été enfouis. Ce lieu, nous nous le sommes fait indiquer. Descendant des bleus, nous y sommes arrivé pacifiquement conduit par le fils d’un vieux royaliste. Nous nous sommes assis sur cette tombe oubliée et couverte de liserons, nous avons écouté les chansons chouannes que les pâtres répètent encore, en promenant leurs troupeaux sur les lisières du bois, et nous nous sommes réjoui de vivre à une époque assez guérie des haines de ce temps, pour ne trouver dans ces chansons qu’un monument de notre histoire nationale, et pour ne voir dans cette sauvage sépulture que le souvenir d’un homme justement combattu par nos pères, mais auquel on doit accorder cette épitaphe, la plus noble qu’aucun de nous puisse espérer : Mort pour ce qu’il croyait la vérité.


ÉMILE SOUVESTRE.

  1. Le nom de pataud, donné par les chouans aux républicains, fut une altération du mot patriote, d’abord mal prononcé par les paysans, pour qui il était tout nouveau, et qui n’en connaissaient pas la signification.
  2. Nom que les Manceaux donnent aux femmes, à cause de leurs coiffes.
  3. Chats-huans en patois du Maine ; de chouin on fit, par corruption, chouan.
  4. L’usage de ces admonitions publiques et de ces sommations adressées au coupable, sous peine d’excommunication après trois avertissemens, existait, avant la révolution, dans toutes les paroisses de l’ouest. Les prêtres abusaient rarement de ce singulier pouvoir de censure que la ferveur de la foi avait établi, et que l’habitude maintenait sous le nom significatif de monitoire.
  5. Ces mariages, célébrés secrètement par les prêtres, qui, comme on le sait, tenaient les registres de l’état civil avant la révolution, étaient fort rares, mais non sans exemples : c’étaient des cas exceptionnels dans lesquels le curé violait la loi civile dans l’intérêt de la loi religieuse et en obéissant à une inspiration de conscience dont il n’était responsable que devant son évêque ; il remettait alors aux époux unis secrètement un certificat latin constatant la légitimité religieuse de leur mariage, afin qu’ils ne fussent point inquiétés dans leur paroisse comme concubinaires.
  6. Toutes ces expressions appartiennent à la complainte du gas meatoux.

    Faut pas croire ainsi, ma mère,
    Chaussez vos meilleurs souliers,
    Laissez tout et partez vite
    Sans rabattr’ votr’ tablier.
    J’ ferais cent lieues et j’en frais mille
    Rien que sur l’ cuir de mes pieds ;
    Mon fils, il faut que je parte,
    Dans mes mains j’ai mes souliers
    Et dans l’ cœur, pour aller vite,
    Mon fils, j’ai mon amitié.

  7. Nom donné aux chiens qui gardent les grands bestiaux. Ce nom est fort ancien, car on le trouve dans un vieux noël poitevin.

    Or, nous avions un gros paquet
    De vivres pour faire banquet ;
    Mais le muguet de Jean Huguet
    Et une grande lévrière
    Mirent le pot à découvert, etc,

  8. Chapeleter, dire le chapelet. La dévotion du chapelet est très en usage dans le Maine ; les chouans passaient une partie des heures d’attente à le réciter et s’en étaient fait une manière de mesurer le temps. On disait : Il s’est passé tant de chapelets depuis tel moment.
  9. Formé de conscrits du Calvados, royalistes pour la plupart.