La Chronique de France, 1902/Chapitre V

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Imprimerie A. Lanier (p. 90-122).

v

AU QUAI D’ORSAY[1]

L’année diplomatique a été moins chargée de faits que la précédente : il faut reconnaître, du reste, que 1901 avait présenté sous ce rapport un caractère tout à fait exceptionnel. Le rapprochement Franco-Italien, la visite du Tsar à Compiègne, les ultimatums signifiés à l’empereur du Maroc et au sultan de Constantinople, le protocole international de Pékin, le rétablissement des relations cordiales avec l’Angleterre constituaient une série d’événements considérables dont les conséquences, bien entendu, n’ont pas fini de se développer mais qui sont, quand même, tombés dans le passé. Cette année il y a eu le voyage du président Loubet en Russie et en Danemark, l’envoi de la mission Rochambeau aux États-Unis, la convention Franco-Siamoise, etc… Il y a eu surtout des changements importants dans le personnel de nos ambassades ; un mouvement aussi complet n’avait pas eu lieu depuis bien longtemps ; il est rare en effet que plusieurs postes d’ambassadeurs se trouvent vacants presque simultanément. Ce peut être une bonne occasion pour les lecteurs de la Chronique d’être mis au courant de la façon dont se recrutent les représentants de la république auprès des cours étrangères.

Les nouveaux Ambassadeurs.

La mise à la retraite du marquis de Noailles et du marquis de Montebello qui occupaient les postes de Berlin et de Saint-Pétersbourg a pu faire croire à l’étranger, que des préoccupations démocratiques avaient présidé au récent mouvement ; il n’en est rien. M. de Noailles, très âgé, avait, à plusieurs reprises, parlé de se retirer, et le gouvernement, en lui conférant le grand cordon de Légion d’Honneur, a rendu un juste hommage aux qualités dont il avait fait preuve au cours de sa longue carrière. On sait généralement que certains froissements sur lesquels il est inutile d’insister, rendaient la position de M. de Montebello un peu délicate, surtout depuis les fêtes de Compiègne. Quant à M. Patenotre, ambassadeur à Madrid, il était devenu nécessaire de lui donner un successeur plus actif et plus à même d’opérer le rapprochement désirable entre la France et l’Espagne. Cette triple vacance se produisant dans des postes d’une aussi grande importance devait forcément en entraîner d’autres et amener un véritable chassé-croisé diplomatique. En eftet, M. Bihourd, ambassadeur à Berne fut nommé à Berlin ; M. Jules Cambon, ambassadeur à Washington, passa à Madrid ; M. Jusserand, ministre à Copenhague, devint ambassadeur à Washington ; M. Raindre remplaça M. Bihourd à Berne ; M. Philippe Crozier remplaça M. Jusserand à Copenhague. D’autre part, l’ambassade de Saint-Pétersbourg fut confiée à M. Maurice Bompard, directeur des affaires commerciales ; M. Cogordan, ministre au Caire, prit à la Direction des affaires politiques, la place de M. Raindre ; M. de la Boulinière, ministre à Sofia, passa au Caire et fut remplacé par M. Bourgarel, ministre à Téhéran.

Ce qui distingue ces différents choix, c’est qu’ils ne sortent pas de ce qu’on nomme la « carrière ». Sans doute, M. Jules Cambon qui, par parenthèse, est avec M. Jusserand la personnalité la plus en vue et la plus habile de notre diplomatie actuelle — a été gouverneur-général de l’Algérie pendant six ans et c’est de là qu’il est parti pour Washington en 1897. Mais tous les autres appartiennent à la « carrière » depuis longtemps. Le dernier venu, M. Bihourd, y est entré en 1880 comme ministre à Lisbonne. Il avait été auparavant directeur au ministère de l’intérieur et résident-général en Annam et au Tonkin. Ce ne sont pas non plus, des produits de la bureaucratie ; tous ont beaucoup séjourné à l’étranger. M. Bompard a été attaché à la résidence de Tunis, puis résident-général à Madagascar, puis ministre au Monténégro. M. Jusserand a été secrétaire à Constantinople, conseiller à Londres, ministre à Copenhague. M. Raindre qui avait débuté dans la marine et passa de là dans les consulats, résida successivement à Bucarest, au Caire, à Saïgon, à Berlin, à Luxembourg. M. Crozier qui fut, lui, polytechnicien et officier d’artillerie, avant d’être diplomate, a passé par Londres, Berne et Luxembourg. M. Cogordan a été à Pékin, en Corée, à la Commission du Danube. Quant à MM, de la Boulinière et Bourgarel, ils ont été partout : en Hollande, au Brésil, en Russie, en Portugal, en Chine, en Italie, au Japon, en Suède, en Colombie… Mais ces missions lointaines ont été entrecoupées de séjours à Paris. M. Bompard a été directeur des consulats ; M. Raindre, directeur politique ; MM. Jusserand et Cogordan, sous-directeurs ; M. Crozier, directeur du protocole ; M. de la Boulinière, attaché à la Direction politique. Jamais nos agents ne sont demeurés, comme il arrive parfois en d’autres pays, complètement sevrés de tout contact avec la pensée et les points de vue parisiens pendant de longues séries d’années. Nous croyons que cet entraînement parallèle leur est très précieux et très profitable et que rien ne vaut pour un diplomate, la collaboration intermittente avec ses chefs au siège du gouvernement et avec ses collègues étrangers dans les capitales où on l’envoie.

Les difficultés d’une diplomatie républicaine.

Les États-Unis commencent à éprouver les soucis d’un ordre très spécial qui incombent à une démocratie du fait de ses services diplomatiques. Tant que la grande république Américaine mêlée au seul mouvement commercial du monde (et encore dans des proportions réduites) se tenait éloignée des affaires politiques, elle trouvait aisément pour la représenter au dehors des hommes distingués et actifs qui suffisaient à une tâche pour laquelle, en somme, ils n’avaient point été formés. Aujourd’hui la nécessité d’une culture professionnelle se fait sentir et la diplomatie cessera, en Amérique, comme ailleurs, de fournir des couronnements de carrière à des généraux, à des avocats, à des hommes politiques ou à des brasseurs d’affaires. Mais de toute façon, les difficultés que peut éprouver une république à organiser sa représentation diplomatique auprès des monarchies qui l’entourent sont bien plus grandes lorsque cette république a été elle-même une monarchie, durant de longs siècles ; et tel fut précisément le cas pour la France moderne.

Il y a, dès lors, des traditions dont on ne pourrait se passer et qu’on a pourtant beaucoup de peine à maintenir. Si la république fait bon marché de celles que lui lègue la monarchie, elle court risque de décheoir au point de vue national et si elle s’y tient complètement, son caractère républicain menace d’y sombrer ou, du moins, d’en sortir entamé. La première république Française eût des ambassadeurs bien étranges et sans égaler l’énergumène Genêt, nombre d’entre eux firent certainement plus de mal que de bien à leur pays et ne contribuèrent guère à rehausser son prestige. La deuxième république faillit un moment suivre le fâcheux exemple de sa devancière et il n’est pas jusqu’au régime actuel qui n’ait eu, tout au début, des velléités analogues, en envoyant en Italie, par exemple, un représentant improvisé, lequel voulait à toute force baiser la main de Victor-Emmanuel en lui remettant ses lettres de créance et le féliciter chaleureusement d’avoir mis fin au pouvoir temporel des papes. Mais cela ne dura point et précisément la troisième république tomba bientôt dans le péril inverse. Elle fut représentée au dehors par des hommes qui la considéraient comme le vestibule de la monarchie et qui, dès qu’elle parut devoir se perpétuer et se consolider, marquèrent sans vergogne le dédain en lequel ils la tenaient. Lorsqu’en 1879, un simple avocat eut remplacé le maréchal duc de Magenta à la présidence, il fut de bon ton dans les rangs diplomatiques, à Paris et même au dehors, de parler de Jules Grévy et de ses ministres en termes médiocrement flatteurs.

On ne pouvait ni tolérer de semblables incartades ni se priver totalement des services de ceux qui s’en rendaient coupables. La tentation dut être grande à un moment donné, de faire place nette et de chercher dans les rangs du parti républicain les éléments d’une diplomatie nouvelle. Les ministres des Affaires Étrangères qui se succédèrent au quai d’Orsay eurent le bon sens de n’en rien faire et de se rendre compte de ce que le passé de la France imposait à la république.

Il y eut bien, de temps à autre, quelques défaillances : des « intrus » se glissèrent en haut et en bas. On vit d’anciens préfets, déguisés en ambassadeurs, introduire dans leurs chancelleries l’esprit fonctionnaire et dans leurs salons la raideur gauche et l’apparat intermittent des petites villes de province ; tandis que certains attachés se singularisaient par leur tenue d’étudiants et leur langage d’atelier. Les traditions toutefois résistèrent à ces entorses et la « carrière » demeura, non pas l’antre à préjugés et à snobisme qu’a dépeint, avec plus de verve que d’exactitude, M. Abel Hermant dans une comédie récente, mais l’école de renseignements discrets et de négociations distinguées qui a pour mission principale de faciliter les rapprochements et d’atténuer les heurts entre nations.

Y a-t-il une diplomatie nouvelle ?

D’aucuns l’ont prétendu et, chose étrange, ce furent des Anglais, gens chez qui le traditionalisme va parfois jusqu’à verser dans la routine. M. Chamberlain et l’ambassadeur d’Angleterre à Paris, Sir Edmund Monson ont affirmé, dans de retentissants discours, que la diplomatie avait complètement changé de nature et d’objet et qu’il n’y avait plus de place aujourd’hui pour l’influence personnelle de l’agent ni pour la subtilité de ses combinaisons. Il suffit d’avoir vu à l’œuvre le prédécesseur de Sir Edmund Monson, le remarquable et habile Lord Dufferin, pour reconnaître que ceci n’est pas plus exact en ce qui concerne la diplomatie Anglaise qu’en ce qui concerne la diplomatie des autres pays ; les discours de M. Chamberlain et de Sir Edmund Monson ont seulement prouvé que si la nouvelle diplomatie consiste à parler beaucoup en public dans les occasions l’ancienne préférait se taire, c’est là une source de maladresses faciles qui complique bien plus qu’elle ne rend aisée la tâche des gouvernements.

La principale modification que le modernisme a réalisé sur ce terrain, c’est la suppression de ces doubles rouages, les uns officiels, les autres secrets, dont Louis XV aimait si fort à se servir et que pour son malheur, Napoléon III prit plaisir à faire revivre. Les catastrophes auxquelles aboutit la politique diffuse de ces deux monarques n’était pas d’ailleurs pour donner beaucoup de force et de prestige au système. Aujourd’hui il est difficile à tout chef d’État et impossible au président de la République Française de se substituer à son ministre des Affaires Étrangères. Quant au télégraphe qui prétend-on, annihile toute initiative, c’est là une vue superficielle ; elle ne résiste pas à l’examen. La suppression des distances a limité évidemment le terrain d’action du diplomate auquel des instructions précises peuvent être adressées journellement ; mais combien, d’autre part, les occasions d’action se sont multipliées autour de lui. Pour une affaire que le pli cacheté d’autrefois venait confier à ses soins, la dépêche chiffrée d’aujourd’hui en apporte dix sur lesquelles peuvent s’exercer son ingéniosité, sa clairvoyance et son sang-froid. S’il se sent réduit aux fonctions de chef de bureau, il est à craindre que ce soit sa propre insuffisance qui lui dissimule de la sorte les voies ouvertes à son talent. La vérité, c’est qu’il lui faut plus de qualités diverses et à plus forte dose qu’il n’en fallait à ses prédécesseurs pour réussir. Il sera probablement moins en mesure de conduire une de ces campagnes matrimoniales qui, menées à bien, suffirent à établir dans le passé plus d’une réputation de négociateur ; mais par contre, il devra touchera une multitude de questions qui jadis, si même elles s’évoquaient, ne s’imposaient qu’aux préoccupations d’agents subalternes : intérêts commerciaux, relations avec la presse, conflits ouvriers… Il n’y a pas deux manières, que la tâche soit plus ou moins variée, d’atteindre au succès ; il y faut de l’intelligence et de la science, mais surtout du tact, du doigté, de la vigilance, de la suite et de l’empire sur soi-même. Telles étaient et telles sont encore les qualités du parfait diplomate.

Infériorités passagères

Les représentants de la république Française ont eu à lutter contre des circonstances défavorables. En premier lieu, l’insuffisance des traitements. Dans les régimes précédents, la France avait été représentée presque partout avec beaucoup de faste et, même après la guerre de 1870, le luxe d’une ambassade comme celle du duc de Doudeauville à Londres, par exemple, dépassa tout ce qui s’était vu jusqu’alors ; de tels souvenirs n’étaient pas pour faciliter la tâche de successeurs moins fortunés ; on a tenté d’y obvier dans une certaine mesure en rendant l’État propriétaire des résidences diplomatiques à l’étranger ; c’est une excellente réforme à tous points de vue. La permanence du siège de l’ambassade, l’existence dans les grandes capitales d’un palais national augmentent largement le prestige de la mission et de celui qui l’exerce. Dans les légations où nos envoyés ne sont encore que locataires, le gouvernement met à leur disposition certains objets d’art, tapisseries ou autres, provenant des dépôts dits du « Garde-Meuble » où sont entassées toutes les richesses des palais royaux, jadis habités et transformés aujourd’hui en musées.

Un autre souci de nos diplomates fut pendant longtemps leur isolement. L’inconvénient était double. La plupart des postes formaient, alors, ce qu’on nomme des « postes d’observations » ; pour une grande nation, ce recueillement obligatoire est humiliant et vexant. Mais il y avait pire ; le caractère de réserve et d’inaction que prenait, en apparence du moins, notre diplomatie encourageait les appétits ; beaucoup de fonctionnaires s’habituaient à voir dans les ambassades des retraites confortables, de douces sinécures et se mettaient sur les rangs pour se les faire attribuer. Leurs dernières espérances de restauration monarchique s’étant évanouies, les attardés des diplomaties antérieures s’étaient retirés ; les jeunes gens entrés dans la carrière depuis 1870, n’avaient pas atteint l’âge et la maturité nécessaires ; c’est alors que se firent les choix malheureux auxquels nous faisons allusion plus haut ; il y en eût peu ; ce fut encore trop.

Trente années de stabilité républicaine et la conclusion de l’alliance russe avec toutes ses conséquences ont fait disparaître ces résultats fâcheux d’une politique de prudence et d’isolement d’ailleurs inévitable. Nous possédons désormais un personnel diplomatique éprouvé suffisamment démocratique et suffisamment traditionnaliste ; le sens des nécessités modernes s’accouple chez lui à la saine observation des usages consacrés. Il obéit à la direction gouvernementale sans subir la redoutable ingérence du parlement.

Indépendance et stabilité.

C’est là un point capital. Du jour où la chambre des députés voudrait avoir la haute main sur les détails de la politique extérieure et ne plus se contenter d’en indiquer par ses votes l’orientation générale, il n’y aurait plus de diplomatie possible en France. Il est très remarquable que ce péril n’ait jamais été menaçant. Depuis trente ans, le parlement Français s’est abstenu, avec un patriotisme digne de louange, de gêner par une intervention indiscrète l’action du ministre des Affaires Étrangères. En beaucoup de cas, il a marqué une réserve analogue pour les questions militaires et cette réserve est en complet contraste avec la façon tapageuse et désordonnée dont furent traités par exemple, les problèmes coloniaux ; on peut dire que les députés ont fait de leur mieux pour entraver l’initiative coloniale mais qu’ils ont tenu au contraire à faciliter autant qu’il dépendait d’eux les relations extérieures. Les titulaires de ce service ont été, sous ce rapport, des privilégiés. L’indépendance — une indépendance relative bien entendu — est le premier avantage dont ils aient bénéficié : c’est peut-être ce qui les a aidés à conquérir le second, la stabilité. En théorie, l’un est aussi nécessaire que l’autre pour une démocratie : en pratique, il apparaît que la politique extérieure d’une monarchie perd plus à changer de mains que celle d’une république pourvu que cette république d’ailleurs soit elle-même un gouvernement sérieux et solide. La troisième république Française a vu en 1877, lorsque se retira le duc Decazes qui avait fait au quai d’Orsay un long séjour, s’ouvrir pour sa politique extérieure une ère d’instabilité qui n’a pris fin qu’en 1890 ; à cette date, M. Ribot devint ministre des Affaires Étrangères et garda trois ans son portefeuille. Depuis lors, à part quelques mois pendant lesquels il fut aux mains de MM. Develle, Casimir-Périer et Berthelot, ce portefeuille n’a appartenu qu’à deux titulaires, M. Hanotaux qui le conserva deux ans et demi et M. Delcassé qui le détient depuis bientôt cinq ans. Il est clair que la continuité de vues que suppose une telle stabilité a été éminemment favorable à la marche des affaires internationales ; mais les historiens de l’avenir seront peut-être surpris que la différence n’ait pas été plus marquée entre les deux périodes ; s’il y a eu autant de suite dans la politique extérieure de la république alors que ceux qui en avaient la haute direction passaient au quai d’Orsay comme des bolides, c’est que précisément ces services étaient assez fortement organisés et la ligne de conduite assez nettement tracée pour qu’il fût impossible à chaque nouveau ministre de faire prédominer ses idées personnelles et de modifier gravement l’œuvre accomplie par ses prédécesseurs. Par contre, on a pu voir que lorsqu’un homme de la valeur et de la compétence de M. Delcassé se trouvait investi de cette même direction, il ne jouissait pas de toute la liberté désirable. Ainsi le ministre de passage qui voudrait réaliser de hâtives transformations en sera empêché le plus souvent par la force collective, permanente et traditionnaliste que représentent ses subordonnés, tandis que le ministre stable qui saurait accélérer ou parachever un progrès souhaitable rencontrera volontiers devant lui l’obstacle d’un parlementarisme auquel, en l’absence de souverain, appartient le dernier mot en matière de politique extérieure comme en toute autre matière. La république présente donc en fin de compte certains avantages et certains inconvénients au point de vue des relations de l’État avec les autres États : ce qui est rendu certain par notre expérience présente, c’est que son « Foreign Office » peut jouir d’une indépendance suffisante et réaliser assez de stabilité pour conclure une forte alliance et la maintenir. Ceci dit et sans nous appesantir plus longtemps sur ce sujet, venons aux principaux événements de l’année.

La conquête des États-Unis.

C’est d’une conquête pacifique qu’il s’agit. Elle a été des plus rapides et paraît assez complète. Elle était, à vrai dire, urgente. Depuis cinquante ans la France avait par insouciance et par ignorance, littéralement « évacué » l’Amérique. Son influence se retirait peu à peu comme la mer sur certains rivages sablonneux. Le bénéfice du sang versé jadis se perdait, le souvenir de l’effort accompli en commun s’effaçait. L’amitié éternelle qu’on s’était jurée au temps de Washington et de Lafayette avait résisté aux querelles suscitées par les arrogantes prétentions du Directoire. L’épopée Napoléonienne avait d’ailleurs vivement excité l’enthousiasme transatlantique et popularisé le prestige Français. Au temps de Charles x et de Louis-Philippe, sans beaucoup se connaître, on s’estimait et l’on échangeait à l’occasion des compliments empreints d’une sincère bienveillance. Napoléon iii changea tout cela ; son rêve d’empire Mexicain et sa maladroite partialité en faveur du Sud au début de la guerre civile créèrent aux États-Unis un tel ressentiment qu’on y envisagea sans hésitation ni déplaisir la possibilité d’une guerre. Ce ressentiment fit explosion en 1870 ; beaucoup d’Américains se réjouirent ouvertement des défaites Françaises tandis que les nombreux Allemands émigrés donnaient libre cours aux expressions de leur enthousiasme germanique. Le général Grant, président en exercice, se fit l’interprète de ces sentiments en envoyant à l’empereur Guillaume un message de félicitations qu’il eut le mauvais goût d’adresser au palais de Versailles ; c’est là que Louis XVI avait signé ce traité d’alliance d’où était sortie l’indépendance des États-Unis. Dès lors, les grands souvenirs qu’on s’était plu à cultiver des deux côtés de l’Atlantique ne furent plus que des bibelots sans valeur. Les historiens s’associèrent à ces ingratitudes et leur donnèrent un caractère rétrospectif. L’un des plus célèbres parmi eux alla si loin dans cette voie que, revenu plus tard à une juste appréciation du passé, il modifia le chapitre dans lequel il avait systématiquement diminué le rôle joué par la France dans la guerre de l’Indépendance : mais l’influence de cette mauvaise action survécut à son auteur. Un de ces élèves, pour citer cet exemple topique, trouva vers 1890 le moyen d’écrire un précis de l’histoire des États Unis sans prononcer le nom de La Fayette ; par contre il mentionnait avec insistance une rencontre armée entre deux navires l’un Français, l’autre Américain, qui eut lieu à l’époque de notre grande révolution et se termina à l’avantage de l’Américain. Tout cela aidant, la notion de la décadence Française se développa au nouveau-monde. Ceux-là même dont les sympathies demeuraient francophiles se persuadaient du caractère irrémédiable de cette décadence. Notre langue reculait ; nos savants et nos littérateurs perdaient de leur prestige ; on commençait à discuter âprement les mérites jusqu’alors incontestés de nos artistes.

Quelques hommes de bonne volonté tentèrent de provoquer une réaction. Ils regardaient du côté des universités. L’opinion Française avait commis la faute énorme d’envisager avec une sorte d’indifférence ironique les progrès intellectuels des Américains. On pouvait prévoir cependant qu’une grande nation comme celle qui se formait au delà de l’océan ne se contenterait pas longtemps d’un idéal commercial et viserait autre chose que le perfectionnement matériel. On le pouvait d’autant mieux que les citoyens de cette nation avaient marqué, dès l’origine, un noble souci des choses de l’esprit et avaient même devancé l’Europe dans la voie des améliorations pédagogiques. C’est ce qu’avait si bien compris le chevalier Quesnay de Beaurepaire lorsqu’il tenta, à la fin du siècle dernier, de fonder à Richmond une « Académie Française des Sciences et des Beaux-Arts » qui dans sa pensée, devait devenir une véritable université Franco-Américaine. Ses annexes de Baltimore, de Philadelphie et de New-York lui eussent procuré de nombreux étudiants ; son affiliation aux sociétés royales de Paris, de Londres et de Bruxelles lui eût donné le moyen de recruter en Europe, les meilleurs professeurs. On sait comment le jeune officier intéressa à ses projets Franklin, Jefferson, Washington et, en France, Lavoisier, Condorcet, Malesherbes, Beaumarchais ; comment, le 24 juin 1786, la pose de la première pierre de l’Académie eut lieu, en grande pompe, à Richmond et comment la révolution Française, survenue sur ces entrefaites, annihila les généreux efforts du fondateur et trancha le lien qu’il avait si ingénieusement formé entre la vieille France et la jeune Amérique. Depuis lors, chose curieuse, personne n’avait songé à le renouer. La France s’est obstinée à rivaliser avec les États-Unis sur le terrain économique et commercial ; elle ne s’est pas avisée de la possibilité pour elle d’exporter des idées ni de la supériorité incontestable qu’aurait ce genre de produits sur le marché du Nouveau-Monde. Les universités des États-Unis livrées à leurs propres ressources ont parfois vainement appelé des professeurs de langue et de littérature Françaises et beaucoup de chaires de Français furent occupées par des Allemands faute de titulaires Français.

Depuis dix ans, les choses ont beaucoup changé. La fondation des conférences Françaises à Harvard par M. James H. Hyde, la création par M. de Coubertin de Debating prizes qui se disputent annuellement dans les universités de Harvard, Palo Alto, Princeton, Johns Hopkins, Tulane et Californie, les progrès incessants de l’Alliance Française, société fondée pour propager au loin notre langue, les institutions établies à Paris, à Montpellier et dans d’autres villes encore pour attirer et aider les étudiants transatlantiques, les visites de professeurs ou de publicistes Français éminents aux États-Unis, tout cela a grandement contribué à rétablir des relations cordiales entre les éléments intellectuels des deux pays. Un ambassadeur émérite, M. Jules Cambon, secondé par de zélés consuls, a su diriger le mouvement et en accroître encore la puissance. On pouvait craindre que la sympathie trop bruyante exprimée par la France envers l’Espagne au début de la guerre de Cuba et surtout les manifestations antiaméricaines, organisées par une poignée de tapageurs, n’arrêtassent net un rapprochement qui, en ce temps-là, s’esquissait à peine. Mais M. Cambon manœuvra si bien dans sa médiation pour aboutir à une paix dont les deux parties lui témoignèrent une sincère reconnaissance que le francophilisme s’accentua à la fois à Washington et à Madrid.

La mission Rochambeau scella cette amitié restaurée. Au lieu d’envoyer en Amérique, pour y présider à l’inauguration du monument élevé à la mémoire du maréchal de Rochambeau, une mission restreinte, le gouvernement de la république envoya le général Brugère, généralissime des armées Françaises à la tête d’une nombreuse escouade composée des représentants de tous les grands services publics, armée, marine, diplomatie, lettres et arts. Peu de temps auparavant avait eu lieu la retentissante visite du prince Henri de Prusse. L’accueil fait aux envoyés Français dépassa de beaucoup en enthousiasme et en spontanéité la réception pourtant très cordiale réservée au prince Allemand. Le général Brugère fit le voyage sur un navire de guerre et visita les écoles de West-Point et d’Annapolis ; c’est la première fois qu’un ambassadeur militaire apportait à l’armée et à la marine Américaines un salut d’Europe ; le fait ne pouvait pas ne pas être commenté et comme il s’agissait de rendre hommage à la mémoire d’un homme d’épée, le choix du gouvernement Français parut justifié et habile. Depuis lors, l’attitude adoptée par la France dans l’affaire du Venezuela n’a pu que consolider les bonnes relations ; seules, peut-être de toutes les grandes puissances, la France et la Russie se sont abstenues en cette circonstance de rien faire ou dire qui pût gêner les mouvements du président Roosevelt ou compliquer sa tâche ; l’opinion transatlantique leur en a su gré.

Siam et Maroc.

Aucun gouvernement n’est plus sincère que le nôtre lorsqu’il fait connaître qu’il n’a point de visées d’extension territoriale et cette déclaration s’applique au Maroc et au Siam aussi bien qu’au Yang-Tsé ou au Congo Belge. Mais il est de toute évidence que la sécurité de nos possessions Africaines et Asiatiques exige que ni l’empire d’Abdul-Azis ni le royaume de Chulalongkorn ne passent sous la tutelle d’une puissance étrangère.

Cette sécurité cesserait absolument d’exister le jour où domineraient à Fez et à Bangkok des influences Européennes qui pourraient se traduire, à l’occasion, par un appui diplomatique trop marqué ou même par des secours armés en cas de conflit. Cela étant, notre politique sur ces deux points du globe est fort aisée à définir ; elle consiste à maintenir par tous les moyens le statu quo mais à déclarer en même temps, avec netteté et résolution, que ce statu quo, s’il se rompt, ne pourra se rompre qu’à notre profit ; en termes plus vulgaires, il est bon que le Siam et le Maroc demeurent indépendants ; c’est notre désir et l’objet de nos efforts, mais du jour où cette indépendance se trouverait menacée par d’autres, nous la confisquerions aussitôt pour nous-mêmes. Cette politique à la fois pacifique dans le présent et franche pour l’avenir a été affirmée en ce qui concerne le Maroc par M. Delcassé ; ses prédécesseurs n’avaient point eu à la formuler ou avaient jugé téméraire de s’y risquer. Le ministre actuel en a fait l’objet d’un échange de vues avec plusieurs chancelleries et notamment avec l’Italie. Quant au Siam, M. Delcassé a jugé, avec sa netteté de vision habituelle, qu’il devait être à l’égard de la France soumis ou ami et que, du moment que nous ne voulions point faire la guerre pour le soumettre il convenait d’établir avec lui des relations amicales. Pour cela il fallait nécessairement modifier le traité de 1893.

On se rappelle dans quelles conditions il avait été conclu. En 1867 la France sanctionna les conquêtes opérées quelques années plus tôt par le roi de Siam qui avait enlevé au Cambodge les provinces frontières de Battambang et de Siem Reap ; en échange on lui concédait la libre navigation du Mekong. En vain le roi Norodom, et aussi le gouverneur de Cochinchine, protestèrent contre une politique imprudente et peu digne. Quinze ans plus tard, en 1882, Chulalongkorn, cherchant une protection contre les empiétements Britanniques, envoya une ambassade à Saïgon et parut désireux de se rapprocher de la France. Mais prompt aux volte-faces, il profita ensuite de la guerre du Tonkin pour envahir les provinces Annamites de la rive gauche du haut Mekong. Les entreprises audacieuses des Siamois, encouragées peut-être par le zèle intempestif et officieux de quelques agents Anglais, appelaient un châtiment. En juillet 1893 on se décida à présenter un ultimatum à Bangkok et, pour l’appuyer comme il convenait, l’amiral Humann franchit soudainement les passes du Menam et vint mouiller devant la capitale Siamoise ; l’ultimatum fut accepté et le Siam céda. Il eût fallu alors une plus grande rapidité de décision et d’exécution ; le gouvernement Siamois était découragé de n’avoir pas été soutenu par l’Angleterre. À Paris, on hésitait à poursuivre les avantages d’un coup de force un peu osé ; deux mois se passèrent pendant lesquels l’ambassadeur d’Angleterre, Lord Dufferin, accentua son langage comminatoire en raison des tergiversations qui se manifestaient et provenaient de la lutte toujours vive entre coloniaux et anti-coloniaux. Enfin le 3 octobre 1893 fut signé un traité par lequel le gouvernement Siamois renonçait à toutes prétentions sur les territoires de la rive gauche du Mekong ; les provinces de Battambang et de Siem Reap étaient neutralisées ainsi qu’une zône de vingt-cinq kilomètres sur la rive droite du fleuve sur lequel le pavillon Français pourrait seul flotter désormais. La ville de Chantaboum, occupée par nos troupes, nous restait en gage jusqu’à complète exécution du traité et les sujets indigènes résidant au Siam et originaires de nos colonies étaient placés sous notre protection. On a dit depuis que ce traité était inexécutable et qu’il avait été fait dans le but de maintenir entre le Siam et la France un état de constante hostilité et de faciliter les agressions éventuelles de cette dernière puissance. Ce résultat n’était nullement prémédité, mais c’est bien celui qui a été atteint et presque entièrement par la faute de la France. Les alternatives de laisser-aller et de « colérisme » qui ont caractérisé l’action de nos agents au Siam ont eu pour conséquence d’énerver et d’exciter à la fois le gouvernement Siamois. Les Asiatiques sont extrêmement sensibles à la force ; mais ils démêlent vite la faiblesse derrière les apparences de la force ; et cette politique de menaces perpétuelles non suivies d’effets leur inspirait la conviction que la France n’osait pas les attaquer malgré qu’elle en eût envie. En réalité ce n’était pas l’audace mais l’envie qui lui manquait. Dès longtemps, le parti colonial s’est convaincu que l’établissement de notre protectorat sur le Siam était nécessaire à la sécurité de l’Indo-Chine ; mais en France, le parti colonial n’est pas le plus fort et il lui est souvent malaisé de faire triompher ses vues.

L’heure était venue pourtant de choisir ; l’exclusion systématique des Français dans toutes les occasions où le gouvernement Siamois avait à faire appel à des concours Européens était de nature, en se prolongeant, à nous causer de graves préjudices. La convention Franco-Anglaise du 15 janvier 1896, qui avait neutralisé la vallée du Menam et l’avait transformée en une sorte d’État tampon, tournait de la sorte au détriment de l’une des parties, l’Angleterre étant seule à y progresser économiquement et la France n’ayant plus le droit d’y exercer d’influence politique. Sans toucher à cette convention (il pouvait y avoir quelque danger à le faire), M. Delcassé s’est appliqué à remédier à l’état de choses provenant du traité de 1893, c’est-à-dire à rendre confiance au Siam tout en stipulant de sérieux avantages pour nous. Il semble avoir réussi dans une large mesure, car avant même que le nouveau traité n’ait reçu force de loi, le gouvernement Siamois a demandé à la France un personnel d’ingénieurs pour ses travaux publics, des médecins pour créer un Institut bactériologique, des professeurs pour enseigner le Français dans ses collèges ; enfin il a accordé une subvention aux paquebots qui font le service entre Bangkok et Saïgon.

Par contre certains des avantages stipulés à notre profit sont évidemment un peu illusoires. S’il est difficile d’objecter à la suppression de la zone neutre, qui était devenue un repaire de brigands où nul n’avait plus le droit de faire la police, le renoncement à la neutralisation de deux des anciennes provinces Cambodgiennes prises avant 1867 par le Siam, équivaut à leur cession définitive ; les deux autres, celles de Melou Prey et de Bassac font retour au Cambodge ainsi qu’un petit territoire en bordure du grand lac important à cause de ses pêcheries ; mais cette restitution est un échange avec Chantaboum occupé par nos troupes depuis dix ans. Chautaboum, cela est très vrai, ne nous appartenait pas ; c’était un gage temporaire entre nos mains. Mais une occupation de dix années en Orient équivaut à un titre sérieux et le restituer représente un recul. C’est là, d’une façon générale, ce qu’on pourrait reprocher au traité du 7 octobre 1902 ; il a été conçu trop à l’Européenne et pas assez à l’Asiatique ; on peut craindre qu’il ne fasse pas à ces populations exotiques, l’effet d’un contrat synallagmatique mais d’un résultat de victoire pour l’une des parties. Ainsi le régime stipulé pour la protection des indigènes, logique et avantageux à notre point de vue, sera d’une application difficile et fournira aux autorités Siamoises des prétextes trop fréquents d’intervention entre nous et nos protégés. Ce sont là, il est vrai, de simples nuances et tout dépendra, en somme, de la façon dont le nouveau traité — s’il est approuvé par le Parlement — sera appliqué. Le principe qui a présidé aux négociations de 1902 vaut beaucoup plus que celui d’après lequel ont été conduites celles de 1893 ; l’amitié Siamoise nous est plus précieuse que d’entretenir des casus belli, d’autant qu’il est toujours facile d’en trouver lorsqu’on en a besoin. Quant aux clauses, on peut, dans un cas comme dans l’autre, en tirer du bon ou du mauvais selon ce que nos représentants au Siam apporteront d’esprit de suite, d’habileté et d’adresse à remplir une mission qui restera toujours épineuse et pleine d’embûches.

Espagne, Danemark, Italie.

Rien à dire du voyage accompli par le président Loubet, en Russie. Calqué sur celui du président Félix Faure en 1897, il a montré que l’alliance Franco-Russe était toujours solide, chaleureuse et agissante. La seule innovation très heureuse d’ailleurs, a été un bref arrêt à Copenhague où le chef de la République s’est rencontré avec le doyen de l’Europe monarchique : rencontre pleine de cordialité sinon d’intérêt politique. Les sentiments amicaux qui unissent depuis si longtemps la France et le Danemark ont trouvé là une nouvelle occasion de se manifester, et nulle n’en a été plus satisfaite que la gracieuse princesse Marie qui représente, à la cour d’Amalienborg, les charmes de l’esprit Français. Une visite de la reine Christine d’Espagne à Paris, précédée par la remise au président du collier de la Toison d’or, la présence chaudement acclamée du prince des Asturies aux grandes manœuvres de Toulouse ont souligné les manifestations sympathiques qui ont accueilli, de ce côté des Pyrénées, la proclamation de la majorité politique du roi Alphonse xiii. L’amitié de la France et de l’Espagne a fait, cette année, de rapides progrès. Celle de la France et de l’Italie, plus raisonnée et moins spontanée, s’est consolidée sous la sage direction du roi Victor Emmanuel. Au point de vue politique l’Italie y a beaucoup gagné et sa situation actuelle paraît des plus enviables ; économiquement, le gain de la France est supérieur au sien. D’après les statistiques publiées par la Chambre de Commerce Italienne de Paris, le commerce entre les deux pays s’est élevé en 1902, à 254.653.000 fr. dont 136.622.000 fr. de marchandises Françaises et 118.031.000 fr. de marchandises Italiennes. Par rapport aux chiffres de 1901 l’augmentation est de 1.827.000 fr. en faveur de l’Italie et de 11.499.000 fr. en faveur de la France.

  1. On disait autrefois : le Cabinet des Tuileries. On dit maintenant le « Quai d’Orsay » du nom de l’emplacement où s’élève le ministère des Affaires Étrangères. C’est là, en effet, et non au palais présidentiel de l’Élysée, que se concentre la politique extérieure de la république.