La Chronique de France, 1903/Chapitre VII

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Imprimerie A. Lanier (p. 138-160).

vii

LA PUISSANCE ETHNIQUE
DE LA FRANCE

Aucun sujet ne préoccupe davantage les Français à l’heure actuelle que celui de leur avenir ethnique. Ils apportent à l’étudier les dispositions les plus pessimistes. On dirait qu’avec cette puissance d’imagination qui les distingue, ils prennent un amer plaisir à entrevoir leurs propres funérailles et à les célébrer par avance. Ceux d’entre eux qui ne proclament point la disparition prochaine de la race s’en vont du moins, répétant que la France est vouée à jouer, plus tard, le rôle effacé d’un Danemarck ou d’un Portugal. Qu’y a-t-il de fondé dans ces assertions ? Un savant russe, M. J. Novicow, membre de l’Institut international de sociologie, se l’est demandé récemment et ses conclusions dépassent en optimisme tout ce à quoi les amis les plus chaleureux de notre pays auraient pu s’attendre. Mille déductions aussi séduisantes qu’ingénieuses le conduisent à présenter la langue française comme l’idiome dominant du futur « groupe européen » tandis que nos institutions — les seules vraiment modernes qui existent actuellement dans le vieux monde — lui paraissent destinées à servir de modèle aux réformateurs étrangers. Il considère comme acquis que nos facultés d’assimilation ne connaissent point de bornes ; il fait grand cas du concours apporté par les cuisinières, les modistes et le théâtre de société au développement du francophilisme. Hélas ! il est malaisé d’admettre que le francophilisme puisse se développer sérieusement à l’aide de semblables moyens ; ce n’est pas d’hier que notre supériorité est établie au double point de vue de la gastronomie et de l’élégance. Cette supériorité a été une source de revenus, ce qui n’est point à dédaigner assurément ; mais elle ne paraît pas avoir sensiblement atténué la satisfaction avec laquelle nos revers de 1870 furent accueillis par un univers que nous avions secoué et mécontenté à tort et à travers. Il ne suffit pas non plus de jouer dans un salon une comédie en français — et cela parce que notre répertoire en ce genre est le plus complet et le plus varié auquel des amateurs puissent avoir recours — pour qu’immédiatement la prééminence de notre génie s’impose aux acteurs et aux auditeurs… Ce sont là de gentils points de vue mais dont l’importance n’est pas considérable.

Sommes-nous assimilateurs ?

Que faut-il penser de notre puissance d’assimilation ? M. Novicow la déclare supérieure à toute autre et se réjouit que le recensement de 1901 ait accusé la présence en France de 1.037.778 étrangers ; il mentionne sans s’y arrêter le chiffre minime — 1998 — des naturalisations opérées cette année-là. L’écart entre les deux nombres aurait dû pourtant lui ouvrir les yeux. Une nationalité vraiment prenante, par exemple la nationalité américaine, exercerait sur les étrangers venus s’asseoir à son foyer une action bien autrement énergique. Il n’y a pas à nier que la France n’influe sur ceux-là ; elle modifie leur mentalité sur beaucoup de points mais il est absolument faux qu’elle les conquière ; c’est même étonnant qu’elle n’y parvienne pas mieux et la question vaut d’y réfléchir un instant. M. Novicow paraît confondre attrait avec empreinte. L’attrait exercé par la France est énorme ; l’empreinte qu’elle pose reste à fleur de peau. Les deux phénomènes ne sont pas contradictoires. Une grande part de la séduction française est faite de grâce et d’harmonie ; mais une plus grande part est faite de liberté. Notre nation si lente et si peu habile à réaliser l’idéal de tolérance politique qu’elle avait proclamé bruyamment, a su atteindre un idéal de tolérance intellectuelle et sociale auquel nulle collectivité avant elle n’aurait osé prétendre. L’étranger qui vient résider en France subit l’influence de cette atmosphère ; il jouit de la quintessence du charme qui l’entoure sans être obligé, pour le goûter, de perdre ses caractéristiques nationales. Il participe à tous les agréments de l’existence qui lui est offerte sans renoncer aux traditions, aux habitudes de son propre foyer. Vivre à la française en Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis n’est pas facile ; vivre à l’anglaise, à l’allemande ou à l’américaine en France est chose relativement aisée. Le français s’amuse de ce qui, pour lui, est nouveau, original, exotique ; tout en le plaisantant, il favorise l’étranger qui lui procure le spectacle d’une vie différente de la sienne ; il ne s’impose pas à lui ; il ne lui demande pas de se franciser. Ce respect curieux de la personnalité d’autrui est précisément ce qui nous sert dans la colonisation d’exploitation en nous conquérant la sympathie et la bonne volonté des indigènes — et c’est en même temps ce qui nous nuit dans la colonisation de peuplement laquelle exige que le peuple colonisateur soit imbu de la supériorité de ses moindres coutumes et les implante résolument autour de lui. Le Français est profondément attaché à ses idées, mais il est très malléable pour tout le reste ; sa pensée demeure uniforme tandis que ses gestes varient à l’infini. Or, il est certain que pour l’assimilation le geste importe plus que la pensée. Quiconque connaît les Anglais autrement que de façon superficielle sait combien d’originalités individuelles peuvent contenir leurs cerveaux ; ce sont leurs gestes qui les rendent uniformes. De là provient également leur puissance d’assimilation : par la théière, le club, la bible et le lawn tennis ils ont conquis le monde.

En résumé, les faits prouvent journellement que les étrangers établis chez nous aiment la France mais se francisent difficilement et cette particularité s’explique par la nature même du génie français très respectueux des personnalités et soucieux de ne point en entamer l’intégrité. Notre pouvoir assimilateur peut être grand mais, par là, il se trouve presque complètement annihilé.

Pourquoi notre langue dominerait-elle ?

Il existe, sans doute, beaucoup d’arguments pour démontrer la valeur linguistique du français. Même si l’on n’est point d’accord avec M. Novicow pour estimer les langues analytiques plus parfaites que les langues synthétiques, les mérites du français sont certains. La dimension agréable des mots, la juste pondération entre les voyelles et les consonnes, l’absence d’accentuation constituent des avantages que chacun peut apprécier. Ces avantages se trouvent compensés par quelques inconvénients qui sont, en dehors de la syntaxe, la complexité des verbes et l’orthographe illogique. M. Novicow propose de rendre la langue française tout à fait supérieure en faisant disparaître lesdits inconvénients. Il veut suicider le subjonctif et supprimer dans les mots toutes les lettres inutiles. Grand merci pour ce beau projet qui révoltera sans doute les puristes et n’enthousiasmera que les disciples du « volapukisme », c’est-à-dire ceux que domine la préoccupation de faciliter avant tout les relations pratiques et immédiates entre les diverses fractions de l’humanité. M. Novicow paraît être de ceux-là. Il prend soin de nous avertir de sa foi en un avenir pacifique et fraternel dont les États-Unis d’Europe seront un des plus féconds instruments et c’est en vue de ce grandiose fédéralisme qu’il préconise le français comme le langage officiel et central de l’ère nouvelle. Nous ne croyons guère à ce beau rêve, mais dût-il se réaliser quelque jour que la nécessité et la possibilité d’un langage unique n’en découleraient nullement. De plus en plus, la civilisation tend à répandre l’usage simultané des trois ou quatre langues de première importance et l’on n’aperçoit pas pour quel motif deux ou trois d’entre elles abdiqueraient bénévolement en faveur de la quatrième. Ce serait une duperie et le monde, d’ailleurs, y gagnerait-il beaucoup ? Il y a toujours eu, et il y aura toujours des barrières utiles ; nous pensons que la différence des langues entre les hommes en est une.

Le français ne recule pas.

Abandonnant le domaine de la spéculation, il convient de relever certains faits dont le sens est significatif, et auquel notre pessimisme nous empêche trop souvent de prêter l’attention qu’il conviendrait. S’il n’y a point de raison d’espérer pour notre langue une prépondérance qui ne saurait répondre à aucune réalité, il n’en est pas moins vrai que son progrès ou son recul auront une influence énorme sur l’avenir français. Or ces phénomènes là ne sont pas en rapport absolus avec le progrès ou le recul de la population. On parle français hors de France et en Suisse, par exemple, le gain du français sur l’allemand est indéniable. Il y a quarante ans, la frontière entre les deux langues se trouvait en deçà de Fribourg, dans le canton du même nom ; aujourd’hui, elle se trouve au delà. En 1888, sur 1.000 Suisses, 714 parlaient l’allemand, 218 le français, 53 l’italien. En 1898, sur 1.000 Suisses, 697 parlaient l’allemand, 230 le français, 67 l’italien. De même en Alsace. Le recensement de 1895 mentionnait 159.000 habitants comme ayant déclaré que le français était leur langue maternelle. Cinq ans plus tard, la même déclaration a été faite par près de 200.000 personnes. Évidemment quelques-uns avaient osé affirmer, en 1900, ce qu’ils avaient cru plus prudent de taire en 1895, encore que l’intervalle entre les deux dates n’ait pas été marqué par un changement important dans l’attitude de l’Allemagne à l’égard de l’Alsace ; mais il faut bien admettre, en tous les cas, que nul recul n’est prêt à s’accuser de ce côté.

On connaît l’ampleur de l’action exercée au loin par l’Alliance Française, société fondée pour propager notre langue. En Orient et en Extrême-Orient, la politique anticléricale du cabinet Combes a créé des vides que l’Alliance n’arrivera pas du premier coup à combler. Par contre, en Amérique, ses conquêtes récentes sont très considérables. Plus de 62 comités existent à l’heure actuelle dans les divers états de l’Union ; cette œuvre à laquelle M. James H. Hyde s’est consacré avec autant d’habileté que de dévouement n’a été entreprise qu’il y a peu d’années. Elle donne la mesure de ce qui peut être tenté dans cet ordre d’idées.

Perspectives coloniales.

À la fin du second empire, la France possédait 810.000 kilomètres carrés de terres coloniales peuplées de 5.800.000 habitants. Aujourd’hui ses possessions atteignent 10.310.000 kilomètres carrés, c’est-à-dire à peu près la treizième partie des terres habitables et elles renferment 50 millions d’habitants. Le drapeau tricolore flotte donc sur les demeures de près de 90 millions d’hommes, ce qui représente environ la dix-septième partie de la population du globe. Ce vaste domaine n’a qu’une densité moyenne de 5 habitants par kilomètre carré, alors qu’un pays en pleine exploitation peut atteindre à 100 ; le Japon, par exemple, en a 111. Si dans un siècle les colonies françaises arrivaient seulement au chiffre de 50, cela ferait encore un total de 515 millions d’hommes. Un tel résultat n’aurait rien d’exorbitant si l’on veut bien se rappeler que par le seul fait de la substitution d’une domination européenne à la barbarie relative qui y régnait, l’île de Java a vu entre 1780 et 1888 sa population indigène s’élever de 2 à 23 millions.

Au point de vue de la diffusion de la langue direz-vous, la surpopulation des colonies n’est importante que si les langues indigènes cèdent devant celle de la métropole. Combien en l’an 2000, parleront le français parmi ces millions d’Africains et d’Asiatiques qui peupleront les possessions françaises ? L’arabe et l’annamite auront-ils donc disparu ? Qui oserait l’affirmer ?… Mais il n’est pas du tout nécessaire que les langages indigènes aient disparu pour que le français prospère. Quand, au cinquième siècle, les légions romaines se retirèrent de la Gaule, le latin n’était parlé que dans les villes et par les classes cultivées ; dix pour cent peut-être de la population en faisait usage ; le reste s’en tenait aux vieux dialectes celtiques ; la latinisation pourtant n’en fut pas entravée, pas plus que ne le fut l’hispanisation du nouveau monde lorsque le joug espagnol fut contraint de s’adoucir : on ne se remit point, dans les villes du Pérou et du Mexique, à parler l’aztèque ou le quicha. C’est que l’espagnol représentait la civilisation, l’avenir et qu’il était un instrument infiniment plus parfait et plus complet par rapport aux besoins nouveaux qui se faisaient jour. La supériorité du français par rapport aux langages qui se parlent aujourd’hui au Soudan, à Madagascar et même en Algérie et en Indo-Chine n’est pas moindre. C’est à la république à prendre les mesures désirables pour créer des foyers intellectuels de francisation aux lieux appropriés et les rendre accessibles aux élites indigènes. Dans l’Afrique occidentale les commandants militaires ont ouvert des écoles rudimentaires pour les « fils de chefs ». La formule est bizarre mais la pensée est juste et l’institution devra être soigneusement développée.

En un mot, l’empire colonial français tel qu’il existe — et, à plus forte raison, avec les extensions probables du côté du Maroc et du Siam constitue un magnifique domaine pour la culture intellectuelle française. Même en faisant la part d’une routine traditionnelle et des maladresses inhérentes à une œuvre lointaine et diffuse, la république doit en tirer de grands profits moraux aussi bien que matériels et la pensée française y trouver les éléments de conquêtes nombreuses et durables.

Statistiques suggestives.

Bien entendu, cela ne sera possible que si la mère-patrie ne voit pas s’accentuer le mouvement connu sous le nom de « dépopulation » et qui ne s’accuse encore que par un accroissement insuffisant, mais non pas par une diminution absolue du chiffre de sa population. La statistique n’est guère rassurante à consulter si l’on s’en tient strictement aux données, dont elle fournit le fâcheux tableau. Chez les peuples civilisés on estime que la moyenne des naissances annuelles est de 35 par 1.000. Sous Louis XVI, la France marquait 39 ; sa natalité était donc sensiblement au dessus de la moyenne. Depuis lors, elle a baissé de façon assez régulière pour en arriver vers 1900 au chiffre de 22,4 le moins élevé que l’on connaisse.

Il s’agit bien entendu d’une régularité relative, car si le mouvement avait été indéfini dans le passé et devait l’être dans l’avenir, il s’en suivrait que le chiffre des naissances, au début du xviie siècle aurait été de 156 et qu’il arriverait à 0 vers l’an 2100 ; la première de ces hypothèses est démentie à la fois par l’histoire et par la raison ; la seconde a contre elle le sens commun méconnu.

D’ailleurs la baisse subie par la natalité française n’est pas le seul phénomène de ce genre qu’on puisse relever de nos jours. Il est extrêmement significatif que l’Angleterre ait vu entre 1874 et 1892 les naissances passer de 36 à 30,5 pour 1.000 tandis que dans le même temps l’Allemagne baissait de 40,1 à 35,7 et la Belgique de 32,9 à 28,6. La diminution est donc générale parmi les nations qui occupent le plus haut degré de civilisation. Or, à la même heure, la natalité parmi les Français d’Algérie oscille entre 35 et 40 ; au Canada elle est plus forte encore ; les Canadiens Français qui étaient environ 70.000 en 1763 atteignaient le million cent ans plus tard et ne sont pas loin de deux millions aujourd’hui.

On voit donc d’une façon claire et certaine que la « dépopulation » ne tient à aucun degré à la race française puisque d’une part cette race présente hors des frontières de la mère-patrie des caractères prolifiques très marqués et que d’autre part, la diminution de la natalité se fait sentir ailleurs qu’en France. Il est logique d’attribuer à certaines causes extérieures l’exagération de cette diminution en ce qui concerne la France continentale. Dès qu’on examine attentivement la question on est amené à faire entrer en ligne de compte l’influence des fameuses guerres de la révolution et de l’empire qui, à la fin du xviiie et au début du xixe siècle fauchèrent tant d’existences mâles et, naturellement, les plus jeunes et les plus robustes. Le rayonnement de gloire dont s’auréole l’épopée napoléonienne a rejeté dans l’ombre les coûteuses et incessantes hécatombes au prix desquelles elle fut conduite ; mais quand on y songe, une telle saignée peut-elle ne point jeter le trouble dans l’organisme d’une nation et ne point diminuer sensiblement sa puissance vitale ? On a calculé que, sans ces vingt années de luttes meurtrières, les Français de France seraient aujourd’hui 59 millions au lieu de 39. Voilà une perte qui, même en en réduisant sensiblement l’estimation, ne saurait être considérée comme négligeable. Et depuis lors s’est encore produite la cruelle trouée que la guerre de 1870 a faite dans les rangs de la jeunesse française.

La houille latine.

Il y a, dans le livre de M. Novicow, un passage ingénieux et suggestif ; c’est celui que l’auteur consacre au rôle que la force motrice a joué et par conséquent peut jouer encore par rapport à la population. Le xixe siècle a été en quelque sorte le siècle de la houille ; or, il s’est trouvé que les principaux gisements houillers appartenaient aux pays anglo-saxons et germaniques. Le xxe siècle paraît devoir être le siècle de l’électricité et ce sera en ce cas le tour des latins, Italiens et Français, d’utiliser cette « houille blanche » emmagasinée à leur profit dans les flancs puissants des Alpes. Des deux côtés de l’énorme rempart, la force hydraulique coule à flots. Or, si la population de la Grande Bretagne qui, de 1600 à 1750 n’avait passé que de 5.500.000 à 6.336.000, a fait après la découverte et la diffusion de la machine à vapeur un bond prodigieux qui s’est traduit, entre 1750 et 1900, par une augmentation de 6.336.000 à 32.500.000, on peut s’attendre à ce que le midi de la France tout au moins, suive un processus analogue. La France, contrairement à ce que l’on répète souvent n’est nullement surpeuplée ; elle n’a que 72 habitants par kilomètre carré alors que l’Angleterre en a 132 et que même la Pologne russe en compte 74. Si la France était aussi peuplée que l’est l’Angleterre, elle posséderait actuellement 70.650.000 habitants.

La même cause produira les mêmes effets et il est infiniment probable que la région de Grenoble par exemple deviendra un centre ouvrier semblable à ceux du Lancashire ou de la vallée de la Ruhr et qu’ainsi la natalité subira une recrudescence en France comme il est advenu en Angleterre il y a cent ans.

Influence du régime successoral.

En tout ceci le spectre de la « dégénérescence » n’apparaît point et le probant exemple des Français d’Algérie et de ceux du Canada suffirait à l’écarter. Il est certain, comme le dit M. Novicow que « si les Français ont peu d’enfants, c’est qu’ils ne veulent pas en avoir un grand nombre » et il est non moins certain qu’avec l’augmentation et la diffusion du bien-être la volonté de tous les peuples tend à intervenir dans la même question et à s’exercer dans le même sens. Mais parmi les facteurs que la civilisation y introduit, l’un des plus agissants est assurément le régime successoral. L’intensité de son action a été découverte, si l’on peut ainsi dire, par l’illustre économiste Frédéric Le Play qui en a même fait l’un des pivots de ses doctrines. On ramène en général les régimes de successions à trois types que Le Play a désignés sous les noms de : conservation forcée — partage forcé — liberté testamentaire. Dans le régime de la conservation forcée, le bien de famille (habitation, domaine rural ou manufacture) passe intégralement à un héritier sans que le propriétaire intervienne dans le choix de ce successeur. L’héritier est en général, l’aîné des mâles ; il y a pourtant des exceptions ; c’est l’un des cadets dans certaines provinces autrichiennes et l’aîné sans distinction de sexe chez les Basques. Le régime de la liberté testamentaire est celui sous lequel le propriétaire dispose librement au moins de la moitié de ses biens. Quant au partage forcé, il implique la désignation par la loi des héritiers entre lesquels le bien doit être divisé. Établi en France le 7 mars 1793, le code civil de Bonaparte l’a conservé avec quelques tempéraments. Il existe en Russie pour les enfants mâles, en Belgique et Hollande, en certaines parties de l’Espagne, du Portugal, de la Suisse et de la Turquie. Le Play a résumé ses méfaits en lui reprochant d’engendrer : l’écrasement de la petite propriété, le renouvellement périodique des entreprises, le morcellement des exploitations rurales, la destruction de l’autorité paternelle, la stérilité des mariages, l’oppression des gens de loi, l’encouragement à l’oisiveté pour les classes aisées, l’incapacité de coloniser. Il y a assurément quelque exagération dans cette sévérité, mais en ce qui concerne le malthusianisme et la fainéantise, toute hésitation a disparu ; l’opinion s’accorde de plus en plus avec Le Play pour en rendre responsable le système du partage forcé.

C’est là ce qui a amené un officier français de grand mérite, le lieutenant-colonel Toutée, à formuler la proposition la plus inattendue et la plus géniale qui ait jamais vu le jour sur un pareil sujet. Cette proposition ne vise à rien moins qu’à créer un quatrième type de régime successoral qu’on pourrait appeler le « partage proportionel ». Le colonel Toutée a rédigé ainsi que suit l’article qu’il voudrait intercaler dans le code civil entre les articles portant actuellement les numéros 744 et 745 : Toutes les successions donnent lieu à partage. À chaque héritier sont attribuées en outre de sa part autant de parts égales à la sienne qu’il a d’enfants vivants ou représentés. Tout enfant unique appelé à succéder à ses ascendants ou de leur chef reçoit à ce titre la moitié de leur héritage, l’autre moitié allant à celui ou à ceux auxquels la succession reviendrait à son défaut. L’esprit de cette modification est d’introduire les petits-enfants dans le partage en transportant sur eux la préoccupation d’égalité dans l’héritage que la loi actuelle limite aux enfants et de « désavantager » en quelque sorte l’enfant unique. M. Toutée qui connaît son pays paraît préoccupé de montrer que « loin d’être une loi de réaction contre l’abolition du droit d’aînesse, la disposition proposée est un nouveau pas en avant dans la même voie ». Ceci est paradoxal et résiste à toute démonstration. Mais qu’importe ? Ce qu’il faut considérer c’est la justice d’abord ; c’est aussi l’efficacité.

La justice ne sera point lésée parce que les petits-enfants interviendront par leur nombre pour grossir proportionnellement la part de leurs parents, sans acquérir d’ailleurs de nouveaux droits individuels ; et comme la répartition des biens de l’aïeul par parts égales entre ses enfants et ses petits-enfants n’implique pas que ceux-ci entreront en jouissance personnellement, comme, en un mot, ce seront leurs père et mère qui hériteront en leur nom, l’autorité paternelle ne saurait s’en trouver ébranlée.

M. Toutée n’admet point qu’on mette en doute l’efficacité d’un système par lequel « l’esprit d’égalité, l’esprit de lucre, la passion de la terre qui luttent aujourd’hui contre l’accroissement des familles se retourneront en faveur de cet accroissement ». Et il ajoute ces paroles suggestives : « Il faudrait n’avoir jamais soupçonné la convoitise et la jalousie dont flamboie le cœur d’une paysanne ou d’une ménagère pour douter de la sincérité de ses efforts en vue d’avoir, avec une lignée plus nombreuse, plus de biens que ses collatéraux — et surtout d’éviter que ceux-ci n’en aient plus qu’elle ». M. Toutée estime que dans les familles possédant quelque bien, le nombre des enfants pourrait s’accroître d’au moins 400.000 par an.

Cette proposition a été, comme bien l’on pense, fort discutée ; mais il faut reconnaître que les objections qu’on y a formulées en ont plutôt accru la valeur. Car ces objections n’ont fait apparaître aucun obstacle fondamental. Elle reste, en tous les cas, la plus sérieuse et la plus ingénieuse de toutes les solutions mises en avant pour accroître, par une combinaison légale, la natalité française.

Chiffres rassurants.

L’avenir établira si en pareille matière, les moyens légaux sont susceptibles d’une action prompte et durable. Mais en admettant même que la France ne fasse aucun effort sérieux pour enrayer le mal et que l’état de choses actuel se prolonge, le nombre des Français d’Europe, c’est-à-dire de ceux de France, de Belgique, de Lorraine et de Suisse ne saurait être inférieur, dans cinquante ans, à 50 millions. Au train dont vont les choses, les Canadiens Français, à cette époque, compteront pour une vingtaine de millions et les Français d’Algérie pour deux à trois. Avec les indigènes francisés des colonies, la langue française peut parfaitement être parlée vers 1950 par plus de cent millions d’hommes. Ce n’est pas de quoi satisfaire, sans doute, les légitimes ambitions d’un grand peuple mais c’est de quoi écarter de son esprit toute crainte de funérailles prématurées.