La Chronique de France, 1903/Chapitre VIII

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Imprimerie A. Lanier (p. 161-185).

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LA LOUISIANE FRANÇAISE

Les 18, 19 et 20 décembre 1903 ont eu lieu à la Nouvelle-Orléans les fêtes commémoratives du centième anniversaire de la cession de la Louisiane aux États-Unis. Le premier jour les dames, membres de la Louisiana historical society, ont donné une réception et un bal ; le second jour, au Cabildo, les ambassadeurs de France et d’Espagne et le gouverneur de l’État ont prononcé des discours de circonstance ; une revue des troupes, une parade navale sur le Mississipi et l’ouverture solennelle du musée historique ont complété le programme de l’après-midi ; le soir a eu lieu une représentation de gala à l’opéra français. Le lendemain, dimanche 20, une grand messe pontificale a été chantée à la cathédrale de Saint-Louis et suivie du Te Deum. Un discours « in honor of the day » a été adressé au peuple du balcon du Cabildo et à la chute du jour, selon une coutume chère aux Américains, le drapeau étoile a été salué dans Jackson square par des salves d’artillerie.

L’événement dont l’anniversaire était ainsi célébré exerça sur les destinées de la grande république transatlantique une influence considérable que ses historiens, après l’avoir longtemps négligée, ont fini par reconnaître. Mais la France, de son côté, ne saurait en évoquer le souvenir sans émotion. C’est elle, après tout, qui a créé la Louisiane et a jeté les premiers fondements de sa prospérité future. À ce titre, notre chronique de 1903 se devait de consacrer un chapitre à l’œuvre lointaine accomplie sur les rives du Mississipi par la France d’autrefois.

Les origines.

La vallée Mississipienne dans sa partie méridionale, fut découverte par Fernand de Soto, ancien compagnon de Pizarre et gouverneur de Saint-Jacques de Cuba. Parti de Floride il atteignit l’embouchure de l’Alabama puis s’achemina vers le Nord-Ouest, sans cesse attaqué par les sauvages ; il franchit le grand fleuve à l’endroit où se trouve actuellement la ville de Memphis, parcourut la vallée de l’Arkansas et mourut, découragé, en 1539, ayant vainement cherché les eldorados dont le désir le hantait. Chose curieuse, cent trente trois années se passèrent ensuite sans qu’aucun européen se décidât à suivre les traces de l’espagnol. En 1673 un négociant, Joliet et un missionnaire, le père Marquette, partis du Canada, descendirent le Mississipi jusqu’à son confluent avec l’Arkansas puis remontèrent vers le Nord, Ce qu’apprenant, Cavelier de la Salle qui était possesseur du monopole des fourrures sur les grands lacs, résolut de reprendre et de pousser plus loin cette exploration. Il se rendit en France pour obtenir du roi les hommes et l’argent nécessaires ; rentré au Canada, mille obstacles et déboires surgirent en travers de son projet. Enfin après quatre années d’efforts l’expédition put se mettre en route descendant le cours gelé de l’Illinois. Ce fut au confluent de l’Arkansas, là où s’étaient arrêtés Joliet et le père Marquette que s’opéra, le 14 mars 1682, la prise de possession du pays. Le nom qu’allait porter cette région devait avoir été convenu d’avance car le notaire qui accompagnait les explorateurs et dressa le procès-verbal de la cérémonie avait été « commis à exercer ladite fonction pendant le voyage entrepris pour faire la découverte de la Louisiane par M. de la Salle gouverneur pour le roi du fort Frontenac ». Le 9 avril, les Français atteignirent le golfe du Mexique ayant passé devant l’emplacement où s’élève aujourd’hui la Nouvelle Orléans. Ils remontèrent alors jusqu’à la région des Illinois et y bâtirent le fort Saint-Louis qu’il ne faut pas confondre avec la ville actuelle de Saint-Louis laquelle fut fondée en 1764 par deux traitants en fourrures, Laclède et Pierre Chouteau ; le fort Saint-Louis était situé au confluent de la rivière des renards et de l’Illinois, non loin du lieu où se trouve maintenant Chicago.

La Salle, rentré au Canada y fut mal reçu et accusé d’imposture ; il lui fallut retourner en France et se justifier. Le roi lui accorda quatre navires pour se rendre en Louisiane, par mer cette fois. Mais le convoi ne sut pas trouver les bouches du Mississipi et alla débarquer sur la côte texienne au delà de Galveston, dans la baie Saint-Bernard. La conduite indigne du commandant de l’escadre, lequel détestait et jalousait la Salle, priva les futurs colons de toutes les ressources qui leur étaient nécessaires ; ils ne tardèrent pas à se révolter contre leur chef qui périt assassiné le 19 mars 1687 sur les rives du rio Brazos. Une partie de l’expédition pût toutefois, sous la conduite de l’abbé de la Salle, frère de l’explorateur, regagner les Illinois et Québec ; un détachement demeuré à la baie Saint-Bernard fut massacré par les Indiens.

Le 25 janvier 1699, Pierre d’Iberville et ses frères débarquaient à l’embouchure du Mississipi dont ils venaient prendre possession au nom du roi de France ; ils reconnurent et baptisèrent successivement l’île Dauphine, l’île des Chats, les îles de la Chandeleur, explorèrent l’entrée du fleuve, découvrirent le lac Pontchartrain et revinrent vers la côte fonder le fort de Biloxi. À partir de ce moment l’extension territoriale de la colonie fut rapide. Le Sueur, Juchereau de Saint-Denis, le père Pinet, Charleville parcoururent le pays des Natchez, les Illinois, l’Arkansas et le Minnesota. La Nouvelle Orléans n’existait pas encore ; le fort de la Balise défendait l’entrée du fleuve sur le golfe du Mexique. Par malheur le commerce était nul ; en 1707 aborda le premier navire marchand ; la France en guerre avec l’Europe oubliait le pauvre gouverneur Bienville et ses cinquante soldats. Aucun défrichement n’avait pu être entrepris ; les vivres venaient de Saint-Domingue ; s’il manquait un bateau, la disette éclatait parmi les 279 Européens et les 60 Canadiens qui composaient toute la population blanche. La misère augmenta sous le gouvernement de Diron d’Artaguette lequel, cinq années durant, ne reçut pour ainsi dire aucun secours de la métropole.

Ce ne fut pas le privilège commercial accordé au financier Crozat en récompense des services rendus par lui à la couronne pendant la guerre de la succession d’Espagne qui remédia à une aussi lamentable situation ; on cherchait en vain d’introuvables mines sur lesquelles le nouveau gouverneur, M. de la Mothe-Cadillac, comptait pour remplir les coffres de la colonie. Entre temps il fallait résister aux Indiens souvent révoltés, aux traitants anglais qui déjà cherchaient à rompre la ligne des forts français pour pénétrer dans l’ouest — et éventuellement aux Espagnols de Floride qui gagnaient peu à peu vers le Mississipi. Des postes nouveaux avaient été fondés sur l’Ohio, sur la rivière Alabama et à Kaskakias sur le Mississippi.

Crozat fit faillite en 1717, ayant perdu, disait-il, 1.254.000 livres, sans profit pour personne ; cet insuccès coïncidait avec l’apogée de la fortune de Law qui fonda aussitôt la Compagnie du Mississippi pour laquelle il obtint un privilège de vingt cinq ans. Dès l’année suivante, de nouveaux colons débarquèrent. Bienville, redevenu gouverneur, posa la première pierre de la Nouvelle Orléans ; des Allemands en assez grand nombre s’installèrent à l’entour ; cinq cents nègres y furent aussi transportés. L’avenir s’annonçait meilleur ; on renonçait à trouver des mines ; l’agriculture devenait le point de mire des efforts de chacun. L’effondrement du système de Law qui avait pour gage fictif de prétendues richesses entassées par la nature sur les rives lointaines du Mississipi n’eut pas suffi à entraver ce tardif essor ; la guerre avec l’Espagne y pourvut. Les comptoirs espagnols fermés à ses produits, c’était la ruine perpétuelle de la Louisiane baignée par un golfe presque entièrement hispanisé. Le prix des denrées tripla ; la piastre mexicaine valut 8 livres au lieu de 5[1], et le lait coûta 40 sols le pot. En 1722 le siège du gouvernement fut transporté à la Nouvelle Orléans qui ne comptait que 203 habitants.

Le calvaire des gouverneurs.

Dix-huit mois après, Bienville, celui qu’on a appelé le « père de Louisiane » et qui peut, en effet, être considéré comme le principal fondateur de la colonie, fut rappelé en France pour justifier sa conduite. C’était « l’ordonnateur » Hubert qui l’avait dénoncé. L’ordonnateur était une sorte de commissaire civil chargé de l’administration financière et possédant comme tel, un pouvoir dont il lui était facile d’abuser pour contrecarrer en tout le gouverneur et surtout pour dilapider à son profit personnel les richesses confiées à sa garde. Un seul de tous ceux que la France envoya à la Nouvelle Orléans, La Chaise, fit son devoir honnêtement et patriotiquement ; les autres ne songèrent qu’à frauder et à monter des cabales. Le marquis de Vaudreuil qui gouverna dix ans (1742-1752) eût maille à partir successivement avec ses trois ordonnateurs ; quant au chevalier de Kerlerec, successeur de Vaudreuil, ses démêlés avec le trop fameux M. de Rochemore donnèrent lieu à une interminable instruction qui se déroula à Paris de 1764 à 1767 et fournit un pendant au sinistre procès de Lally-Tollendal. Cette fois, pourtant, la victime échappa en fin de compte aux chicaneries et aux vilains procédés d’une justice avide de donner raison au civil contre le militaire et de jeter le discrédit sur les commandants des colonies, toujours considérés à priori comme s’étant enrichis au loin.

Tel n’était pas le cas, certes. Et ce même Kerlerec qui recevait 12.000 livres de traitement et attendit jusqu’en 1762 l’augmentation promise, en dépensait quarante, malgré que sa femme et lui fussent économes ; il avait dû vendre les deux tiers de ses biens après avoir mangé les mille louis d’or apportés avec lui de France[2] pour subvenir aux frais d’une représentation décente. On l’oubliait comme on avait oublié ses prédécesseurs. En vérité les conseillers de Louis XV avaient bien d’autres soucis en tête que de songer à la Louisiane ; et peut-être le lieutenant de police dont Madame de Pompadour allait faire un ministre de la marine n’en connaissait-il rien d’autre que le nom et — vaguement — la situation…

C’était l’intérêt capital de la colonie de vivre en bons termes avec les Chaktas et les Chikachas, ses voisins immédiats ; d’abord ils constituaient une sorte de tampon entre elle et les établissements anglais de l’est ; ensuite et surtout ces sauvages pouvaient couper le Mississipi dont ils étaient riverains et qui, en cas de guerre européenne et de blocus maritime, devenait la seule route par laquelle la Louisiane pouvait s’approvisionner, recevoir le blé du pays des Illinois ou les munitions envoyées du Canada. Pour ces motifs, tous les gouverneurs attachèrent une grande importance à se maintenir en bonnes relations avec les Peaux-rouges. Ils jugeaient également utile de leur offrir une fois l’an, en un meeting solennel, des présents fort appréciés de ceux-ci et de leur faire voir en même temps des troupes solides et bien armées ; les présents sans les troupes eussent semblé une marque de faiblesse ; les troupes sans les présents eussent entretenu l’hostilité, la défiance et la guerre d’embuscades. Ce double point de vue était assez simple pour être aisément compris de Paris. Encore aurait-il fallu lire des dépêches où on l’exposait, et surtout établir quelque surveillance au chargement des convois. Lorsqu’en 1762 parurent enfin devant la Nouvelle Orléans les navires attendus depuis si longtemps, il y avait trois années que les Peaux-rouges n’avaient reçu leurs présents accoutumés et leur fidélité envers la France s’en trouvait ébranlée. Quel ne fut pas l’ennui du gouverneur lorsque le débarquement s’opéra ; par suite d’erreur ou plus probablement de quelque friponnerie les marchandises demandées par lui et facturées régulièrement avaient été remplacées par d’autres de moindre valeur et de nulle utilité. Ce seul fait explique qu’à maintes reprises les magasins de la colonie se soient trouvés absolument dénués de tout et aient dû s’approvisionner chez des particuliers à des prix excessifs.

La question des troupes était à envisager sous le double rapport de la quantité et de la qualité. Elle ne donnait guère de satisfaction sur le premier chef, et plus rarement encore sur le second. Le nombre n’y était jamais ; mal nourris et mal vêtus, les soldats désertaient ; il arriva d’ailleurs que, faute de subsistances, des commandants de postes durent parfois envoyer leurs hommes vivre chez les Indiens ; beaucoup, en ce cas, ne revenaient point. Ils ne cherchaient pas à gagner les colonies anglaises, ni même le Canada, mais se laissaient tenter par l’appât de la vie libre et vagabonde des « coureurs des bois ». Généralement ils avaient déjà derrière eux un passé regrettable ; il y avait parmi eux nombre d’anciens déserteurs graciés, de soldats punis puis expédiés aux colonies comme en une sorte de compagnie de discipline. Ajoutez à cela les mauvais sujets enrôlés par leurs familles en qualités de « cadets à l’aiguillette » c’est-à-dire de candidats sous-officiers et le plus souvent privés de ressources. Tous ces éléments n’étaient point faits pour faciliter la tâche du gouverneur.

Il avait encore à apaiser les querelles des fonctionnaires civils et à mettre d’accord — si possible — les prétentions ecclésiastiques. Les jésuites se disputaient avec les capucins ; les médecins de l’hôpital regardaient d’un mauvais œil les chirurgiens lesquels se plaignaient des religieuses ; un vicaire général délégué par l’évêque de Québec pour pacifier ces conflits, acheva au contraire de les faire tourner à l’aigre.

Aux Illinois.

Le pays des Illinois qui correspondait à peu près, dans le vocabulaire français, à la région Mississipienne comprise entre les villes actuelles de Chicago et de Memphis était arrosé par le Mississippi, la Ouabache et l’Illinois. Il renfermait de gras pâturages et de magnifiques forêts ; il constituait la réserve favorite des trappeurs qui y venaient chasser le daim, l’élan, le bison, le chat sauvage, l’oppossum. Il renfermait également des mines de plomb et de cuivre dont les Français avaient reconnu l’existence et savaient la valeur, mines qui ne purent être exploitées faute d’ouvriers. Dès 1680, un fort avait été construit par La Salle en ces parages ; au commencement du xviiie siècle, les Jésuites établirent des missions à Kaskakias et à Cahokias ; en 1760, il y avait 80 habitations, dans la première de ces localités et 50 dans la seconde. Quatre ans plus tard, deux traitants en fourrures, La Clède et Pierre Chouteau fondèrent dans le voisinage Saint-Louis où la prospérité ne naquît pas du premier coup si l’on en juge par le sobriquet de Paincourt sous lequel la future cité se trouva longtemps désignée.

La population des Illinois comprenait des colons agriculteurs, gens paisibles, mais enclins à la paresse, des trappeurs d’espèce remuante et difficile à tenir, quelques esclaves nègres, enfin des Indiens détériorés par le contact des blancs et par l’eau de feu mais devenus inoffensifs en même temps qu’incapables. Au-delà se tenait un cercle de tribus demeurées guerrières, avec lesquelles les Français avaient eu plus d’une fois maille à partir. C’est ainsi qu’en 1725 le fort d’Orléans, audacieusement planté deux ans plutôt par M. de Beaumont, non loin du confluent du Missouri et du Kansas, avait été pris d’assaut et toute la garnison massacrée. En 1752 le pays fut érigé en lieutenance royale par M. de Vaudreuil mais faute d’argent, de renforts suffisants et des autorisations nécessaires, MM. Macarty et de Neyon, les vaillants officiers chargés d’y exercer le pouvoir, ne purent faire profiter la France des immenses avantages que lui valaient la position et la fertilité des Illinois d’où l’on pouvait à la fois ravitailler la Louisiane et le Canada et prendre à revers les colonies britanniques.

Cession et révolte.

À la veille du jour où la Louisiane allait cesser — nominalement du moins — d’être française, on lui envoya quelques secours accompagnés d’un grand luxe d’instructions inutiles. Malgré qu’elle eût été si amplement délaissée et qu’elle eût traversé des périodes si pénibles, la colonie commençait à prospérer. Elle produisait en 1762 pour près de 500.000 livres d’indigo, pour 250.000 de pelleteries, pour 50.000 de cire, de suif et d’huile, enfin pour 3.600.000 livres de tabac. En huit ans son mouvement commercial venait d’augmenter de près de six millions de livres. « Ce pays, écrivait Redon de Bassac, pourrait, en vingt ans, fournir plus de denrées et procurer plus d’utilité à lui seul que la Martinique, Saint-Domingue, et toutes les autres colonies ensemble du royaume ». Mais le gouvernement espagnol, auquel on le cédait presque malgré lui, n’en apercevait pas mieux que les ministres de Louis XV, le prodigieux avenir.

Par le traité de Paris du 10 Février 1763 le roi de France cédait au roi d’Angleterre la rivière et le port de la Mobile (Alabama) et « tout ce qu’il possède ou a dû posséder du côté gauche du fleuve Mississipi, à l’exception de la Nouvelle Orléans et de l’île dans laquelle elle est située ». Les habitants de la Nouvelle Orléans ne durent pas apprendre sans surprise qu’ils résidaient dans une île ! Ladite « île » d’ailleurs appartenait dès lors à Charles III que l’on forçait, par cette compensation, à tolérer certaines clauses du traité de Paris qui l’offusquaient et, en particulier, la liberté accordée aux Anglais de naviguer sur le Mississipi. La convention franco-espagnole réglant le sort de la Nouvelle Orléans avait été signée à Fontainebleau dès le 3 novembre 1762 mais était destinée à demeurer secrète. On n’en parla même point à M. d’Abbadie qui venait remplacer M. de Kerlerec sans hériter de son titre de gouverneur. Le 21 avril 1764 seulement on se décida à lui en faire part et la nouvelle fut connue en Louisiane le 30 septembre 1764. Peu de mois après, d’ailleurs, M. d’Abbadie mourait laissant entre les mains du commandant des troupes, un officier du nom d’Aubry, la direction supérieure d’une colonie dont personne ne voulait plus entendre parler ni à Madrid ni à Paris.

Aubry gouverna loyalement et non sans habileté, s’efforçant de pacifier autour de lui, de contenir la haine des Peaux-rouges contre les Anglais et de préparer les colons à la venue redoutée des Espagnols. Les Anglais se trouvaient fort embarrassés de prendre possession d’un pays foncièrement hostile à leur race et dont les habitants manifestaient pour la domination française une sympathie qui, chose étrange et flatteuse, avait résisté à la défaite. Ils firent choix d’un Français, ancien commandant de la région de l’Alabama pour remplir les fonctions de surintendant des affaires Indiennes et demandèrent en maintes circonstances l’intervention des Français influents établis le long du Mississipi.

Le 10 octobre 1765 le fort de Chartres fut remis aux Anglais et la garnison française passant le fleuve s’établit à Saint-Louis. Ce ne fut que cinq mois après que don Antonio de Ulloa débarqua à l’embouchure du Mississipi, n’amenant avec lui que soixante soldats ; comme il commença par suspendre le paiement des lettres de change tirées depuis 1763, les Louisianais sentirent croître leur haine contre l’Espagne et se groupèrent plus que jamais autour d’Aubry. D’autres mesures suivirent plus maladroites encore qui apportèrent des entraves aux relations commerciales de la Louisiane, si bien que les notables de la colonie, las de rédiger des protestations et d’envoyer à Paris des délégués plaider une cause perdue, firent une révolution, expulsèrent Ulloa et forcèrent Aubry à continuer d’exercer l’étonnant pouvoir que les circonstances avaient créé et qui émanait maintenant de tout le monde en fait sans émaner de personne en droit.

L’idée de créer une république indépendante flotta dans l’air ; c’était la seule solution logique et il est certain que, vingt ans plus tard, les États-Unis fussent intervenus sous-main pour en soutenir les promoteurs et la faire aboutir. Mais l’heure de l’indépendance américaine n’avait pas sonné et les Anglais étaient bien trop occupés à en contenir les premiers ferments pour songer à bénéficier de l’étrange situation engendrée à l’embouchure du Mississipi par la double inertie de la France et de l’Espagne. Cette situation eut une répercussion jusque sur le Missouri dont les postes durent être évacués par les petits détachements espagnols qui les avaient occupés ; ils furent réoccupés par les quelques soldats français restés dans le pays. La république ne put s’organiser.

Le 21 juillet 1769, le général O’Reilly, homme de guerre au service d’Espagne et type du soldat cosmopolite tel qu’il avait pris naissance pendant les guerres dynastiques de l’ancien régime, arriva à la Nouvelle Orléans, muni des pleins pouvoirs de Sa Majesté catholique pour venger l’injure faite à sa couronne. Assurément l’expulsion de Don Antonio de Ulloa constituait une injure, mais le fait que ce représentant de l’Espagne n’avait point pris possession de la colonie et ne l’avait gouvernée que par l’entremise d’Aubry en atténuait singulièrement la portée : O’Reilly se fut honoré en se montrant clément ; il le fut et sut réorganiser, sans bouleversement ni tracasseries, l’administration ; mais sa clémence n’intervint pas à temps. Un châtiment était nécessaire ; l’exil ou la prison pouvaient être appliqués à quelques-uns des meneurs du mouvement séditieux de 1768 : une hécatombe de six condamnés à mort ne pouvait se justifier. Il faut reconnaître d’ailleurs que cet acte de barbare répression supprima pour jamais le misérable esprit de cabale dont la colonie avait tant souffert.

La domination espagnole et le retour à la France.

La domination espagnole dura trente-trois ans et fut heureuse. Des hommes remarquables se succédèrent à la Nouvelle Orléans comme gouverneurs. Ils n’entreprirent pas d’hispaniser la Louisiane ; ils maintinrent des français à la tête des affaires et n’eurent d’autre préoccupation que de travailler à sa prospérité. Dans cette partie du monde où la puissance espagnole était encore si considérable, la chose leur était plus aisée qu’aux gouverneurs français isolés et privés de tout secours. Sous leur habile et sage direction, la colonie se peupla donc et s’enrichit sans être forcée de rien sacrifier des caractéristiques nationales auxquelles elle tenait tant. Les impôts étaient légers : c’était en somme le Mexique qui payait les frais de gouvernement et d’autre part la surveillance peu attentive permettait aux habitants de faire, avec leurs voisins désormais émancipés du joug anglais, un commerce clandestin très rémunérateur. En additionnant les budgets de la Louisiane depuis 1768 on constate que l’Espagne y dépensa près de soixante millions de livres. Elle le faisait de gaîté de cœur pensant constituer ainsi une sorte de boulevard franco-espagnol entre les États-Unis et le Mexique. Mais déjà l’américanisme s’infiltrait et tout le monde sentait que l’état de choses en vigueur ne pouvait constituer qu’un intérim.

Une seule circonstance aurait pu détourner les regards des Louisianais de l’horizon américain, la perspective de redevenir Français. Ils gardaient à la France un attachement invincible. Or la France révolutionnaire se souvenait d’eux et songeait à les reconquérir. Le comité de Salut public envoya un représentant s’enquérir sur place de cette éventualité à laquelle Carnot surtout semblait porter de l’intérêt. En 1795, le plénipotentiaire français aux négociations de Bâle proposa à l’Espagne d’échanger la Louisiane contre Fontarabie et Saint-Sébastien. En 1797, le Directoire reprit les mêmes vues auxquelles, en 1800, Bonaparte s’attacha à son tour. Il fit demander la cession de la Louisiane et de la Floride en échange de l’agrandissement du duché de Parme dont le titulaire, gendre de Charles iv, deviendrait roi d’Étrurie. L’Espagne refusa de céder la Floride mais renonça à la Louisiane et à ses dépendances. Seulement le traité de Saint-Ildefonse, signé le 1er octobre 1800, n’ayant pas reçu d’application en ce qui concerne l’Étrurie n’en reçut pas davantage pour ce qui avait trait à la Louisiane. Ce fut au printemps de 1802 seulement que le premier consul nomma le général Victor capitaine général de la Louisiane et prépara l’expédition destinée à en prendre possession. En même temps, Laussat était nommé préfet colonial. Au moment où l’expédition allait partir Victor reçut contre ordre. Sur la question de Malte la paix d’Amiens venait de se rompre et Bonaparte sentant l’impossibilité de réaliser son rêve américain et se souvenant de l’échec de son rêve égyptien, décida de s’assurer l’amitié des Américains et de les fortifier du même coup. Ceux-ci pourtant ne désiraient qu’un entrepôt commercial et non point un agrandissement territorial. Il fallut leur imposer comme jadis on l’avait imposée aux Espagnols l’acceptation de la colonie entière ; mais ils furent moins difficiles à convaincre ; même au prix de 60 millions l’affaire restait bonne. Elle l’était d’autant plus qu’une obscurité avantageuse régnait depuis longtemps dans les textes des traités. Ce que Louis XV avait cédé à Charles III, ce que Charles iv avait rétrocédé à Bonaparte, ce que maintenant Bonaparte cédait aux États-Unis, c’était une Louisiane indéterminée vers le nord et le nord-ouest, ayant sur le golfe du Mexique une façade, comprise « entre le Mississipi et le rio Brazos » disent les instructions rédigées pour le général Victor, mais dépourvue de limites certaines entre son territoire « et le Canada » disent les mêmes instructions. Le mot s’y trouve. Certes il pouvait prêter à bien des disputes, car aucun document officiel et international ne le justifiait pleinement. Et Bonaparte lui-même répondit à Barbé Marbois qui observait combien tout cela était obscur : « Si l’obscurité n’y était pas, il serait de bonne politique de l’y mettre ». Mais, après tout, nous avions jadis établi des forts jusque sur le Minnesota et ces forts constituaient une dépendance naturelle des Illinois et par conséquent de la Louisiane.

La deuxième fondation des États-Unis.

En 1803, les Américains n’avaient pas besoin de toutes ces terres et, sans faire fi de leur immensité, ils ne parurent y attacher qu’une minime importance. Même après 1836, alors que tout l’ancien territoire français eut donné à l’Union les états du Mississipi (organisé en 1817), de l’Illinois (1818), de l’Alabama (1819), du Missouri (1821), enfin de l’Arkansas (1836), ils ne réalisèrent point la grandeur du service que la France leur avait rendu. Ils le connaissent aujourd’hui et en sentent tout le prix. La sympathie traditionnelle qui les rattache à la France a été pleinement restaurée après quelques regrettables éclipses et ils n’ont pas craint, au moment de célébrer le centenaire du grand acte de 1803, d’y voir comme « une seconde fondation des États-Unis » ; terme juste et mérité que la postérité ratifiera.

Il n’est pas mauvais d’observer, en terminant, que malgré tant de fautes, d’erreurs, de négligences dont nous n’avons pas craint, suivant notre méthode d’impartialité absolue, de dresser tout à l’heure le tableau, l’œuvre accomplie en Louisiane par la civilisation française avait une force singulière puisque cette œuvre a subsisté et subsistera apparemment jusque dans un lointain avenir. Pionniers audacieux, intelligents et persévérants, fondateurs avisés de deux cités qui comptent ensemble aujourd’hui près d’un million de citoyens, explorateurs exacts et pacificateurs habiles, les Français ont frayé aux défricheurs et aux commerçants une route magnifique le long de ce fleuve dans lequel ils avaient su deviner le Nil de l’Amérique future. Ils ont fait plus ; ils ont déposé dans cette société créole, issue de leur sang, le germe d’une grâce, d’une distinction et d’un charme qu’admirent encore tous ceux qui entrent en contact avec elle. Les événements terribles qui désolèrent et ruinèrent, voici bientôt cinquante ans, les États du sud ont fourni aux Louisianais l’occasion de montrer la valeur guerrière dont ils étaient capables ; et surtout ils ont su prouver depuis, par la vigueur avec laquelle ils se sont attelés au relèvement de leur fortune, que l’énergie indomptable du peuple américain s’alliait chez eux au raffinement des traditions françaises.

  1. Elle en valut jusqu’à 11 en 1757.
  2. Ces détails sont empruntés au très remarquable ouvrage du baron Marc de Villiers du Terrage, paru cette année, intitulé Les dernières années de la Louisiane Française, 1 vol. Paris, Guillmoto, éditeur.