La Chute de Miss Topsy/IV

La bibliothèque libre.
Henry Kistemaeckers (p. 67-90).
◄  III
V  ►


IV



Le lendemain, ils reprirent la conversation au point précis où ils l’avaient laissée, comme s’ils eussent été tous deux, pendant tout le jour, sous le coup d’une pensée unique. Et Topsy raconta sa vie dans ses simples détails, sans songer à se poser en héroïne :

Son père, costumier à Londres, étant mort en laissant ses affaires en mauvais état, elle serait devenue couturière, ou repasseuse, peut-être même femme de chambre, si un directeur de cirque, client et ami de sa famille, ne s’était chargé d’elle. Quand elle était petite, son métier ne lui plaisait guère : les études préparatoires la fatiguaient beaucoup ; les chevaux lui faisaient peur ; ses membres se meurtrissaient dans des chutes ; elle pleurait souvent. Puis, en grandissant, en devenant forte, elle s’était accoutumée. À présent, son sort lui semblait assez heureux, elle bénissait la mémoire du bon directeur qui l’avait sauvée de la misère.

— Et vous êtes seule au monde ? lui demanda Frémy, quoiqu’il l’eût souvent vu partir le soir avec une vieille dame.

Non. Elle demeurait avec sa mère qui, chaque soir, venait l’attendre à la sortie. Misstress Maudson rêvait une modeste aisance, pour plus tard : aussi travaillait-elle, à l’occasion, pour les magasins de modes, afin qu’on pût faire des économies. Elle était très pieuse ; à la maison, elle partageait le temps de sa fille entre les soins du ménage et de bonnes lectures ; elle professait un profond mépris pour l’acrobatie, qu’elle appelait un « métier de sauvages », — et qu’elle avait pourtant acceptée, à cause de la nécessité. Ce qui la blessait le plus, c’était le nom bohémien de Topsy qu’on appliquait à sa fille et qu’elle ne voyait jamais sans un froncement de sourcils s’étaler en grosses lettres noires sur des affiches sang de bœuf : chez elle, elle l’appelait de son vrai nom Éva : un nom chrétien. Elle était parvenue à lui ôter jusqu’à l’envie de fréquenter ses camarades, à force de les lui représenter comme des êtres dangereux, grossiers, remplis de vices. De sorte que Topsy, quoiqu’à l’époque où elle commençait à se former un hercule eût jonglé avec elle, vivait dans une terreur secrète et continuelle de ces corps musclés et râblés, dont les maillots dessinaient les formes robustes : du moins, c’est ce que Frémy déduisit de ses réponses un peu vagues ; car, n’étant guère habituée à s’analyser elle-même, elle exprimait mal des sensations dont elle se rendait à peine compte.

— Vous n’êtes pas une écuyère comme les autres, lui dit-il.

Elle répondit d’un air étonné :

— Oh ! il doit y en avoir beaucoup comme moi !…

La connaissance était faite : et après ces premières confidences ils eurent tant de choses à se dire, qu’ils se sentirent gênés par la lumière trop vive que répandaient les lustres, par les éclats trop bruyants de l’orchestre, par la présence des spectateurs qui les bousculaient en enjambant les banquettes. Ils rêvaient de s’isoler dans un coin oublié, sans rien voir et sans rien entendre, ou mieux encore d’errer ensemble au grand air frais. Ils ne convinrent de rien ; mais, d’un accord tacite, ils prirent l’habitude de venir de meilleure heure, sitôt les portes ouvertes : pour arriver à temps, Topsy mentait à sa mère, et quand elle entrait, on voyait encore dans ses grands yeux francs l’inquiétude de ce mensonge, qu’un regard de Frémy dissipait. Et, devant les gradins vides de l’amphithéâtre, dans l’obscurité silencieuse de la salle, ils passaient des minutes heureuses…

Peu à peu, ils découvrirent entre eux des rapports étonnants : leurs goûts étaient les mêmes ; ce que l’un disait, l’autre le pensait depuis longtemps ; ils portaient sur les choses des jugements analogues. Souvent, ils ne se parlaient pas, mais leur silence était gros de choses qu’ils comprenaient. Par moments, quand ils étaient seuls, l’odeur puissante des chevaux qui remplissait la salle les faisait respirer plus fort et les troublait. Ils frissonnaient. Instinctivement, ils se rapprochaient l’un de l’autre. Leurs mains se cherchaient avec un léger tremblement, et les yeux de Topsy s’allumaient d’une telle flamme qu’ils semblaient noirs…

Puis, soudain, le lustre les inondait de sa lumière crue, l’orchestre éclatait en sons criards, des têtes apparaissaient autour d’eux, comme des points noirs de mauvais augure, des camarades serraient la main de Topsy et leurs aveux se trouvaient suspendus.

Leurs conversations n’étaient plus banales : ils parlaient de l’amour en général. Elle l’ignorait. Lui, croyait le connaître : et chacun d’eux expliquait longuement à l’autre comment il entendait aimer. Frémy parlait même du vide désolé de son cœur.

Ils se quittaient le plus tard possible, quand l’orchestre avait jeté le dernier accord du galop final dans le noir de la salle. Ils descendaient ensemble ; ils traversaient l’écurie où des valets dessellaient les chevaux ; serrés dans un coin du couloir, ils regardaient la foule plus nombreuse des premières s’écouler lentement. Enfin, au moment où l’on allait fermer les portes, ils se disaient au revoir…

Elle le devançait de quelques pas, se retournant pour relever sa jupe et lui lançant un dernier regard ; puis, elle prenait le bras de misstress Maudson, qui s’impatientait et lui faisait des reproches, incapable de comprendre pourquoi elle était toujours la dernière. Toutes deux se mettaient en marche. Frémy les suivait de loin, avançant avec prudence, suivant l’ombre des murs, craignant d’être remarqué par la vieille Anglaise et de perdre de vue le manteau noisette qui, par moments, semblait plus foncé dans la nuit. À cent pas de la maison, dont un réverbère éclairait la façade, il s’arrêtait : pendant que misstress Maudson sonnait, Topsy, le visage baigné dans une lumière pareille à celle que Rembrandt répandait sur ses toiles, se retournait encore ; quelquefois, le concierge dormait, la scène se prolongeait ; puis la porte s’ouvrait et se refermait avec bruit…

Tout de suite, Frémy se sentait envahi de nouveau par la torture de la solitude.

Il revenait sur ses pas, passait devant les cafés-concerts dont l’illumination papillote à travers les arbres, tandis que les voix aigres des chanteurs jettent des bouffées de gaudrioles et des refrains patriotiques aux promeneurs entassés autour des enclos. Il descendait l’avenue des Champs-Élysées, indifférent aux signes des filles qui, sur des chaises louées, attendent le bon plaisir du hasard, avec des chiens sur les genoux. Il arrivait jusqu’au Cirque, dont la masse sombre se détachait sur le ciel clair des nuits d’été. Enfin, le rond-point dépassé, il trouvait un peu de solitude.

Alors, il revivait sa soirée dans ses moindres détails, puis, tout à coup, des raisonnements se présentaient à son esprit, qui en chassaient la rêverie :

« Je ne puis pas m’embarrasser d’une femme, se disait-il, cela mène trop loin… »

L’idée de la paternité, possible malgré tout, le terrifiait :

« Nous ne pourrions pas vivre !… Topsy serait forcée de quitter le cirque ; il nous resterait mes 175 francs par mois !… »

Mais, quoi qu’il fît pour la chasser, l’image de Topsy s’obstinait à le poursuivre. Alors, il essayait de prendre la chose légèrement :

« Ce n’est qu’une écuyère !… »

Et au moment même, il la voyait passer dans l’éclat de son succès, éblouissante comme une vision. Alors, il s’abandonnait, ne songeant plus qu’aux obstacles à vaincre :

« Elle est bien élevée ; elle n’a fait que passer dans les coulisses du cirque ; les germes des « principes » semés en elle ont dû se développer, grâce à sa bonne nature : sans doute, ils balancent l’influence du milieu ; de sorte que, comme une jeune fille du monde, elle rêve probablement le mariage. En tout cas, il y aurait une responsabilité… »

D’autres fois, de grands élans l’emportaient soudain. Il ne calculait plus ; les obstacles, au lieu de le refroidir, l’excitaient : il voulait simplement lui insuffler l’amour qui triomphe de tout, et être heureux avec elle : chaque jour, il trouverait une ivresse à l’entendre applaudir ; il prendrait sa part du succès ; des anxiétés toujours renouvelées le tiendraient sans cesse en haleine ; il y aurait dans sa vie si monotone un intérêt et un danger qui rehausseraient le prix de l’amour, — quelque chose comme une couleur très vive jetée sur un fond terne… Et sa maîtresse lui semblerait toujours plus belle, soit qu’elle voltigeât dans son travail aérien, ou qu’au repos, assise sur la selle plate et balancée comme en un bercement, elle laissât sa poitrine se soulever de fatigue et d’émotion, en le cherchant des yeux parmi la foule. Et ils vivraient, ils seraient riches, les choses s’arrangeraient d’elles-mêmes comme dans les romans ; il quitterait son ministère.

Lentement, il rentrait chez lui, fatigué pas sa longue marche ; et mille petits tracas le rappelaient à la réalité. Il lui fallait gravir ses cinq étages, allumer sa lampe à pétrole, qui sentait mauvais, ou sa bougie, qu’il ne trouvait pas. Les chaleurs et les mauvaises odeurs amassées pendant le jour stagnaient encore à cause du manque d’air. Il aurait voulu respirer encore un moment à sa fenêtre : mais les maisons voisines, plus hautes, lui barraient la vue, et il ne voyait qu’un petit coin du ciel. Ses nerfs, surexcités, étaient encore en mouvement : il ne pouvait même pas se promener dans ses deux chambres, tant ses quelques meubles les encombraient. Alors, il se couchait sans sommeil ; mais il avait beau rejeter sa couverture et jusqu’à ses draps : il haletait. Et les idées de la soirée revenaient, assombries par l’insomnie, angoissantes comme une fièvre. Il s’endormait à peine sur le matin, et bataillait dans ses rêves avec des clowns qui le giflaient, avec des chevaux dont les ruades le renversaient, avec Topsy qui crevait des cerceaux de papier sans s’arrêter jamais, avec Pellard dont la figure le poursuivait sans cesse.

Pellard était son confident, sans rien comprendre à ses hésitations. Quand Frémy, après lui avoir détaillé les perfections de l’écuyère, lui demandait :

— Que feriez-vous à ma place ?…

Le poète répondait, sans hésiter :

— Moi ?… Je coucherais avec elle,  !… c’est bien simple !…

Il ne s’était jamais troublé pour ces choses-là. D’ailleurs, comme on commençait à l’imprimer dans des journaux à peu près sérieux, il était plus ferme encore que de coutume dans ses idées :

— Vous vous noyez dans un verre d’eau, mon cher ! répétait-il à son ami… Que diable ! on n’a pas de ces scrupules-là…

Et il rimait ses éternelles ballades pendant que Frémy, en remuant de ses mains distraites les papiers posés devant lui, cherchait des combinaisons impossibles. À vrai dire, ce n’étaient ni les obstacles, ni les scrupules qui arrêtaient Frémy ; mais il sentait en lui quelque chose qu’il n’aurait pu définir, comme un dégoût anticipé du bonheur, comme une inaptitude à jouir, qui souvent le faisaient douter de son propre sentiment. « Est-ce que je l’aime vraiment ? Est-ce que je la désire ? » se demandait-il parfois ; et il frémissait en songeant que, sitôt qu’il l’aurait possédée, elle ne serait plus pour lui qu’une maîtresse vulgaire.

Le fait est qu’il ne l’aimait jamais autant qu’aux moments, trop courts à son gré, où il la voyait tourbillonner, dans son frais costume de ballerine, sur le cheval lancé, aux sons du quadrille toujours le même. Comme il aimait à parler de ce qui se passait en lui, il voulut expliquer cette bizarrerie à Pellard. Pellard haussa les épaules :

— C’est de l’imagination ! fit-il… Moi, je fais des vers, parce que ça rapporte ; mais vous, vous êtes un poète…

Et il lui adressa un sonnet, qu’il écrivit séance tenante :

Ne te figure pas que l’amour maladif…

Bientôt, Frémy fut encore, si possible, plus absorbé. La pensée de Topsy ne le quittait pas, quelque effort qu’il fît pour échapper à cette tyrannie. Cela ressemblait à une obsession. Au cirque, dès qu’elle n’était plus à côté de lui, il la voyait partout dans la salle. C’était elle que son regard rencontrait en fouillant les gradins ; quand d’autres faisaient ballonner leur jupe au vent de la course, quand dix chevaux obéissaient à un signe de la chambrière de master Freath, quand un corps d’homme tournait autour du trapèze volant, — le manége lui semblait vide : il fermait les yeux, cherchait à voir Topsy dans le costume qu’elle porterait ce soir-là ; et il devinait quelquefois. Il ne haletait plus quand l’orchestre s’arrête, annonçant par son brusque silence qu’une vie se joue en un instant : maintenant, des hommes pouvaient tomber comme des masses et se briser dans leur chute, il aurait à peine entendu le cri de terreur du public. C’était Topsy qu’il voulait dans la piste, Topsy seule, vêtue de rose, vêtue de noir, vêtue de bleu, souple et gracieuse et le cherchant du regard. Les dangers des autres ne l’inquiétaient plus ; sa seule et continuelle émotion lui suffisait…

Un soir pourtant, comme ils étaient bien seuls à leurs places habituelles, Topsy et Frémy échangèrent un premier baiser, silencieusement, comme si une force triomphant tout à coup eût soudain rapproché leurs lèvres. Ensuite, ils n’osèrent plus se regarder ; Topsy attendait des paroles qui ne vinrent pas.

Distraite, elle exécuta ses «  pirouettes » avec une indifférence visible. Elle fut peu applaudie. D’ailleurs, elle ne s’en aperçut pas, et se hâta de se rhabiller pour venir un moment encore auprès de Frémy : il l’aimait, puisqu’il l’avait embrassée ; elle n’en pouvait plus douter…

Rentrée chez elle, quoiqu’il ne lui eût dit que des choses insignifiantes, elle sentit son cœur se dilater dans une joie infinie : le baiser reçu brûla toute la nuit sur ses lèvres ; la vie lui apparaissait sous un jour nouveau, avec des rayonnements. Un instant, elle se sentit troublée en se rappelant que Frémy ne l’avait pas suivie : mais il pleuvait trop fort.

Frémy réfléchissait.

Au lieu de le griser, la première faveur obtenue le ramenait à ses incertitudes. Comme si cette caresse eût dissipé d’un souffle le peu d’insouciance qui restait en lui, il se retrouva plus convaincu que jamais de l’éternelle duperie des choses du cœur, plus tourmenté par des doutes sur lui-même et sur tout. En marchant sous la pluie qui le cinglait au visage, il répétait, à demi-voix :

« Il faut que cela finisse !… Il faut que cela finisse !… »

Mais comment ? Ses doigts effleuraient le bonheur : allait-il retirer la main ?…

Le bonheur ?…

Alors il songea que, s’il s’arrêtait pendant qu’il en était temps encore, cette histoire serait pour lui un charmant souvenir, un roman ébauché dont l’introduction, toute gracieuse, n’aurait pas la suite décevante des drames d’amour. L’idée que Topsy l’aimait peut-être véritablement, le gêna ; mais il se dit que sa décision lui épargnerait bien des peines, et qu’elle l’oublierait.

Et le lendemain, quand Pellard lui demanda des nouvelles de sa soirée, il répondit, d’un air calme :

— Je n’ai pas été au Cirque… Je n’y retournerai pas…

Le méridional le regarda d’un air stupéfait :

— Que s’est-il donc passé ?…

— Rien… Seulement, je veux vivre tranquille…

Pellard lui fit la leçon :

— Vous en prenez bien le chemin… Pour vivre tranquille, mon cher, il faut une maîtresse !…