La Chute de Miss Topsy/V

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Henry Kistemaeckers (p. 91-104).
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V



Frémy ne manquait pas d’une certaine énergie : il persista dans sa résolution. Et sa vie reprit son cours monotone.

Chaque jour, il faisait sa besogne le plus lentement possible, en essayant d’y trouver un peu de distraction. Souvent, vaincu par la chaleur de juillet, par la tristesse écrasante du bureau, mais surtout par l’ennui qu’il portait en lui-même, il s’endormait sur quelque minute. En sortant du ministère, quand Pellard l’avait quitté, il s’arrêtait longtemps devant les piliers d’affiches, cherchant, sur le grand placard du Cirque d’été, le nom de Topsy, placé en bas. Ce nom n’était pas en vedette, et revenait à peine tous les trois jours. Frémy l’attendait, jaloux de miss Arachnea, qui décidément avait accaparé la faveur du public et l’honneur des majuscules d’encre épaisse. Cette infériorité lui infligeait une sorte de mortification. Si le nom de Topsy lui avait crevé les yeux tous les jours, il n’aurait peut-être pas résisté à la tentation de la revoir.

De nouveau, il dînait avec Pellard, à une table d’hôte de la rue Neuve des Augustins. À force de se retrouver à côté de certains habitués, Pellard avait fait leur connaissance. On parlait du procès du jour, du nouveau ministère, de la question tunisienne, des Kroumirs. On remaniait la carte d’Europe, on ébranlait les bases de l’édifice social, chacun s’en allait de son côté.

Alors la soirée commençait, désœuvrée, morne, interminable.

Pellard avait presque toujours des rendez-vous, ou des épreuves à corriger, ou un article à faire : il devenait très répandu, et abandonnait son ami. Il disait :

— Je fréquente les théâtres, pour faire jouer mon drame ; et il montait courageusement sur l’impériale de l’omnibus de l’Odéon.

Frémy restait seul.

Il n’osait plus aller aux Champs-Élysées. Comme il ne pouvait rester chez lui, à cause de la chaleur et parce qu’il ne savait qu’y faire, il errait sur les boulevards, allant sans cesse du faubourg Montmartre à la place de l’Opéra. Même, il finit par s’intéresser à certaines filles qu’il rencontrait toujours battant le trottoir. Il sut bientôt par cœur les titres de toutes les nouveautés, à force de les considérer aux étalages des libraires ; il connaissait aussi les devantures de toutes les boutiques et les visages des gens qui viennent s’asseoir aux terrasses des cafés.

Il essaya de fréquenter une brasserie, à la rue Lagrange-Batelière : les parties de piquet ou de domino des habitués l’intéressèrent un temps. Il feuilletait les journaux illustrés. Mais il se laissait facilement aller à boire plusieurs bocks, et son budget, entamé déjà par ses visites au Cirque, lui interdisait une telle dépense. Il dut y renoncer.

Il perdit l’appétit, se porta mal, se plaignit d’angoisses épigastriques.

Alors, Pellard le prit en pitié, et voulut le guérir. Il chercha un dérivatif, et imagina de conduire son ami à l’Hippodrome.

D’abord, Frémy fut comme grisé en retrouvant l’odeur des chevaux et la foule. Puis, il s’ennuya. Les écuyères qui galopaient dans de faux costumes historiques ne l’intéressaient pas. Ses regards se perdaient devant lui. Il pensait à autre chose. Pellard s’en aperçut :

— Allons, décidément, fit-il, vous n’aimez plus les acrobates… Je vous le disais bien, c’est bon pour les enfants !… Vous feriez mieux de venir au théâtre avec moi : à présent, j’ai souvent des billets de faveur… Voulez-vous que nous allions demain aux Français ?… On donne Hernani.

Frémy secoua la tête :

— Non, merci… Je m’ennuierais encore davantage…

Le poète lui reprocha son indifférence à la littérature : un homme complet doit s’intéresser à toutes les manifestations du génie de son temps :

— Vous finirez par devenir malade tout à fait, mon cher !… Il faut vivre, que diable !…

Frémy vécut. Un soir, il rencontra aux Folies-Bergère une fille qui lui plut, parce qu’elle ressemblait lointainement à Topsy. Elle se nommait Héloïse ; elle était entretenue par un vieillard très riche, et ne fréquentait que rarement les lieux publics, lorsque l’envie la prenait d’introduire un changement dans son existence. Frémy la reconduisit et la vit plusieurs fois. Elle ne lui demandait pas d’argent ; mais il fallait lui offrir des fleurs, la conduire à la campagne, l’accompagner au théâtre. Il fit pour elle quelques-unes des « folies » qu’il avait craint de faire pour Topsy : il vendit enfin sa pendule en vieux Saxe.

— À la bonne heure ! lui disait Pellard, vous commencez à comprendre la vie… Et, fichtre ! elle est jolie, votre Héloïse !… Et puis des toilettes !… et des parfums !…

Les parfums surtout troublaient le méridional. Lorsqu’il la rencontrait avec son ami, ses narines se dilataient, et il croyait humer des élégances subtiles, des délicatesses raffinées et inconnues. Il cita le mot de Baudelaire : « Mon âme voyage sur les parfums, comme d’autres sur les sons… »

Dans cette rencontre de hasard, Frémy trouvait à peine une distraction ; il lui fallait de grands efforts pour forger de temps en temps, à l’usage de sa maîtresse, quelqu’une de ces phrases vides dont les femmes ont besoin. Héloïse avait des accès de sentimentalisme qui l’agaçaient ; d’autrefois, elle le révoltait par son cynisme en parlant de son « vieux ». Et puis, sa vanité souffrait de son rôle subalterne ; sa paresse, des rendez-vous d’une heure auxquels il fallait courir. Quoiqu’elle eût, comme elle disait, « un fort béguin » pour lui, elle le traitait un peu trop sans façon : il n’avait pas su la dominer. Souvent, en obéissant à ses caprices, il se trouvait lâche. Et la pensée de Topsy le tourmentait : il songeait avec amertume qu’un autre avait sans doute profité de la statue animée par lui, — et que cet autre était plus heureux que lui.

Un samedi, Héloïse voulut absolument qu’il l’accompagnât au Cirque. Il refusa d’abord, puis, comme d’habitude, finit par lui céder. Elle revêtit sa toilette la plus riche : une robe de velours grenat, un large chapeau Rembrandt, des brillants dont les feux ruisselaient sur elle. Et elle prit plaisir au spectacle.

Frémy avait choisi les places de manière à tourner le dos à Topsy, si elle se trouvait aux secondes. Il demanda un programme, et vit qu’elle travaillait à la fin de la première partie. Aussitôt, des souvenirs lui revenant en foule, il se trouva partagé entre la crainte et le désir de la revoir : pendant les exercices qui précédèrent son entrée, elle dansait dans sa mémoire ; il fermait les yeux pour chercher ses traits, et, ne les trouvant qu’un peu effacés, se figurait qu’il ne l’avait pas vue depuis un très long temps. À côté de lui Héloïse, dont le pied menu frétillait dans ses souliers découverts sur ses bas à jour, riait en montrant la rangée blanche de ses dents, répétant avec un joli rire d’enfant :

— Mon Dieu ! que c’est drôle !… que c’est drôle !…

Enfin, Topsy entra ; et comme elle faisait sa révérence, ses yeux, par hasard, s’arrêtèrent sur Frémy. Elle eut un geste de faiblesse, qui échappa sans doute à la foule, mais qu’il remarqua, lui, dont l’attention était tout à coup surtendue.

On la mit en selle. Le cheval prit le trot. Elle dansa sur la selle plate, presque aussi bien que de coutume. Elle se reposa, et, tandis que le cheval faisait au pas le tour de la piste, ses regards se dirigeaient obstinément du même côté. Frémy sentit un frisson courir en lui, à l’idée qu’elle se demandait sans doute s’il était seul ; et, instinctivement, il s’écartait le plus possible d’Héloïse. Une honte lui venait : il aurait voulu disparaître ; en même temps, les choses passées se réveillaient en lui, l’emplissaient d’un regret cuisant ; la belle fille étalée à côté de lui n’avait jamais eu un de ces mots que l’écuyère trouvait dans son cœur, un de ces gestes dont la grâce vient d’un sentiment profond…

Cependant, Topsy commençait sa dernière figure, et traversait les ballons. Tout à coup, Héloïse se pencha vers Frémy, d’un air intime, pour lui dire quelque chose. En ce moment même, Topsy, qui passait devant eux, prenait son élan. Elle poussa un cri, retomba, les jambes pliées, sur la selle plate, et roula dans le manége…

Dans l’amphithéâtre, des gens, debout, gesticulaient ; quelques femmes se trouvaient mal ; les clowns, les écuyers, les valets, s’empressaient dans la piste. On emporta Topsy, sans connaissance.

Quelques minutes après, master Freath vint annoncer « que l’accident n’aurait probablement pas de suites fâcheuses et qu’on allait continuer ».

Frémy, pâle comme un mort, n’avait pas fait un geste, pas poussé un cri :

— Allons-nous-en ! dit-il d’une voix sourde.

— Mon Dieu ! comme tu es impressionnable ! répondit Héloïse en se levant… ça n’est rien du tout ; cette fille en sera quitte pour quelques contusions !…