La Circulation du sang/Traité anatomique sur les mouvements du cœur et du sang chez les animaux/Chapitre XVII

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Traduction par Charles Richet.
Georges Masson (p. 161-177).

CHAPITRE DIX-SEPTIÈME

CONFIRMATION DU MOUVEMENT ET DE LA CIRCULATION DU SANG PAR CE QUE NOUS VOYONS DANS LE CŒUR, ET PAR LES OBSERVATIONS ANATOMIQUES.

Le cœur n’est pas chez tous les animaux un organe distinct et séparé : car il est des êtres à la fois végétaux et animaux qui n’ont pas de cœur. Ils sont froids, de petites dimensions, et mollasses, avec une constitution analogue à celle du genre des vers et des lombrics, ainsi que des nombreux animaux, sans forme bien arrêtée, qui naissent des matières en putréfaction ; ceux-là n’ont point de cœur, et ils n’ont pas besoin d’un agent moteur pour porter les aliments aux extrémités du corps. En effet, ils ont un corps articulé, formant un tout sans membres distincts. C’est par la contraction et les mouvements de leur corps tout entier qu’ils prennent, qu’ils rejettent et qu’ils agitent en tous sens leurs aliments. Les animaux-plantes, tels que les huîtres, moules, éponges, et tous les genres de zoophytes, n’ont pas de cœur. Leur corps en tient lieu, et l’animal tout entier n’est pour ainsi dire qu’un cœur.

Les dimensions exiguës de presque tous les insectes nous empêchent de bien les connaître. Cependant chez les abeilles, les mouches, les crabes, on peut quelquefois, à l’aide d’une loupe, voir une sorte de pulsation. On peut aussi dans leur pédicule, par où l’aliment va aux intestins, à l’aide de cette loupe grossissante, quand le corps de l’animal est transparent, voir clairement comme une tache noire. Chez les animaux exsangues et froids comme les limaçons, les coquillages, les squilles, les crustacés, il y a un organe pulsatile, analogue à une vésicule ou à une oreillette sans ventricule. Les intervalles de ces pulsations et de ces contractions sont assez longs ; on ne peut les apercevoir qu’en été et par un temps très chaud.

Voici comment se comporte cet organe. Chez ces animaux, la variété organique des parties et la densité de leur substance exigent un moteur pour la distribution des aliments : les pulsations sont peu fréquentes : quelquefois elles disparaissent complètement à cause du froid, selon ce qui convient à leur nature mal déterminée. Ainsi il y a des moments où ils paraissent vivre, il y en a d’autres où ils paraissent mourir, étant tantôt comme des animaux, tantôt comme des plantes. C’est ce qui arrive aux insectes. En hiver, ils se retirent et se cachent comme s’ils étaient morts, menant tout à fait la vie des plantes ; mais on peut douter avec raison qu’il en soit ainsi pour quelques animaux qui ont du sang, comme les grenouilles, les tortues, les serpents, les sangsues.

Chez les animaux plus grands, plus chauds, ayant du sang, il faut un moteur pour la nutrition et une force plus grande est nécessaire. C’est pourquoi les poissons, les serpents, les lézards, les tortues, les grenouilles et autres animaux de cette espèce ont une seule oreillette et un seul ventricule : il est donc très juste de dire (Aristote, De partibus anim., III) qu’aucun animal ayant du sang ne manque de cœur. La contraction du cœur rend l’être plus fort et plus vigoureux, et non seulement l’oreillette met les sucs nutritifs en mouvement, mais elle les envoie au loin avec rapidité.

Les animaux plus grands, plus chauds et plus perfectionnés, riches en sang plus chaleureux et plus spiritueux, ont besoin d’un cœur charnu et robuste pour chasser les sucs nutritifs avec plus de force, de rapidité et d’impétuosité dans un corps volumineux et dense de tissu.

De plus, les animaux plus parfaits qui ont besoin d’un aliment plus parfait et d’une chaleur naturelle plus abondante, devaient avoir, pour mieux digérer l’aliment et le mener à sa perfection dernière, des poumons, et un second ventricule pour envoyer les sucs nutritifs dans les poumons.

Ainsi les animaux qui ont des poumons ont aussi deux ventricules, un droit et un gauche. Et, quand il y a un ventricule droit, il y a aussi un ventricule gauche : au contraire, il peut y avoir un ventricule gauche sans ventricule droit. Je les appelle ainsi suivant leurs fonctions et non la position qu’ils occupent. Le ventricule gauche chasse le sang dans tout le corps, et non dans les poumons seulement. Donc c’est le ventricule gauche qui semble constituer le cœur : il est placé au centre : les colonnes charnues sculptées dans ses cavités sont plus élevées, et il est disposé avec plus de perfection que les autres parties. Il semble donc que le cœur ait été fait pour le ventricule gauche. Le ventricule droit est pour ainsi dire le serviteur du ventricule gauche, il n’arrive pas jusqu’à la pointe du cœur : il a une épaisseur trois fois moindre et il est séparé du ventricule gauche par une sorte d’articulation, comme l’avait vu Aristote. Mais il a une capacité plus grande, car il doit non seulement contenir le sang qui passera par le ventricule gauche, mais encore nourrir les poumons.

Notons qu’il en est autrement chez l’embryon et qu’il n’y a pas une telle différence entre les ventricules ; ils sont, comme deux noyaux dans une amande, presque égaux, et le cône ou ventricule droit atteint le sommet du ventricule gauche. Le cœur paraît être là comme un cône à double pointe. D’ailleurs, chez les embryons, comme nous l’avons déjà dit, le sang ne va pas traverser les poumons, mais passe du ventricule droit au ventricule gauche. Tous deux communiquent par le trou ovale et le canal artériel, ainsi que nous l’avons dit ; ils ont tous deux pour fonction de ramener le sang de la veine cave dans la grande artère et de le lancer dans tout le corps ; de là leur disposition identique. Mais que le moment vienne où le poumon doit fonctionner et où les susdites communications doivent se fermer, alors la différence entre la force et les propriétés des deux ventricules commence à s’établir, car le ventricule droit ne lance le sang que dans les poumons, tandis que le ventricule gauche le lance dans tout le corps.

En outre, il y a dans le cœur des petits bras, pour ainsi dire, et des languettes charnues, et beau coup de nodosités fibreuses, qu’Aristote (De respirat. et De partibus animal., III) appelle des nerfs. Il en est qui se tendent séparément de diverses manières, il en est d’autres qui sont cachés dans les parois et la cloison du cœur comme de petits muscles. Ils sont destinés à donner au sang une impulsion plus forte et plus vigoureuse, et à faciliter la constriction du cœur : leur présence est un auxiliaire utile à l’expulsion totale du sang. Ainsi que l’ingénieux et savant artifice des cordages des navires, ils aident le cœur à contracter toutes ses parties, de sorte que le sang se trouve chassé des ventricules plus complètement et avec plus de vigueur.

Cette fonction est d’autant plus évidente que chez certains animaux ils existent, que chez d’autres ils sont très petits, et que chez d’autres encore ils font défaut. Chez tous ceux qui en ont, ils sont plus nombreux et plus forts dans le ventricule gauche que dans le ventricule droit ; chez certains animaux, il y en a dans le ventricule gauche, alors qu’il n’y en a pas dans le ventricule droit ; chez l’homme il y en a plus dans le ventricule gauche que dans le droit, plus dans les ventricules que dans les oreillettes ; chez quelques individus, il n’y en a pas dans les oreillettes. Ils sont nombreux chez les individus forts et bien musclés, habitués aux durs travaux des champs, plus rares chez les femmes au corps délicat.

Chez les animaux dont les ventricules du cœur sont faibles, ces fibres, ces petits bras, ces trabécules qui sillonnent le cœur manquent ; ainsi chez presque tous les petits oiseaux, les serpents, les grenouilles, les tortues et autres animaux de cette nature, comme chez la perdrix, la poule, et également chez la plus grande partie des poissons, on ne trouve pas ces sortes de nerfs que nous avons appelés fibres, non plus que des valvules tricuspides dans les ventricules. Chez certains animaux, le ventricule droit est faible : le ventricule gauche a des nodosités fibreuses chez l’oie, le cygne et les plus gros oiseaux. La raison de cette différence est la même que partout ailleurs : les poumons étant spongieux et mous, le sang peut y arriver plus facilement et n’a pas besoin d’une si grande force d’impulsion. C’est pourquoi les fibres manquent dans le ventricule droit, ou sont moins nombreuses, plus faibles, moins charnues, moins musculaires. Celles du ventricule gauche, au contraire, sont plus robustes, plus nombreuses, plus charnues, plus musculaires, le ventricule gauche ayant besoin d’une plus grande force et d’une plus grande puissance pour lancer plus loin le sang dans toutes les parties du corps.

Aussi le ventricule gauche tient-il le milieu du cœur : ses parois sont trois fois plus épaisses et plus robustes que celles du ventricule droit. C’est pourquoi, chez les animaux comme chez l’homme, quand les chairs sont épaisses, dures et solides, quand les extrémités des membres sont charnues, vigoureuses et plus éloignées du cœur, le cœur est fibreux, épais, robuste et musculaire. Cette disposition n’est-elle pas évidemment nécessaire ? Au contraire, quand la texture des tissus est plus légère et mollasse, quand la corpulence est moindre, le cœur est plus flasque, plus mou, et ses cavités contiennent peu ou point de fibres et de nerfs.

Considérons l’usage des valvules sigmoïdes, qui sont destinées à empêcher le sang envoyé dans les artères de revenir dans les ventricules du cœur. Elles sont placées à l’orifice de la veine artérieuse et de l’aorte, et forment, lorsqu’elles s’élèvent et se réunissent, une ligne triangulaire analogue aux traces d’une morsure de sangsue. Elles s’appliquent étroitement l’une contre l’autre pour empêcher le reflux du sang.

Les valvules tricuspides sont placées à l’entrée de la veine cave et de l’artère veineuse, comme des gardiens qui empêchent le sang de retomber au moment où il est chassé avec force par les ventricules. C’est pourquoi il n’y en a pas chez tous les animaux, et, chez ceux qui en ont, elles ne paraissent pas disposées par la nature avec le même soin, mais sont plus resserrées chez les uns, plus lâches et plus imparfaites chez les autres, selon que la contraction du ventricule qui les ferme est plus ou moins forte. Dans le ventricule gauche, pour que l’occlusion reste complète malgré la violence de l’impulsion ; il y a comme deux mitres qui, en se fermant, s’appliquent exactement l’une contre l’autre et descendent en forme de cône jusqu’au milieu du cœur. C’est ce qui a peut-être trompé Aristote, qui, en faisant une coupe transversale de ce ventricule, l’a cru double. Le sang ne revient donc pas dans l’artère veineuse, et la force du ventricule gauche ne se perd pas, mais va se répandre dans tout le corps. Aussi les valvules mitrales surpassent en grandeur et en force les valvules du ventricule droit, et ferment plus exactement le passage au retour du sang. Il suit de là qu’on ne peut voir de cœur sans un ventricule, lequel est nécessairement un réceptacle et une cavité destinée à recevoir le sang. Cela est vrai, en général, pour le cerveau. En effet, presque toutes les espèces d’oiseaux n’ont aucun ventricule dans le cerveau, comme on le voit clairement chez l’oie et le cygne, dont le cerveau est presque aussi grand que celui du lapin. Quoique le lapin ait des ventricules dans le cerveau, cependant l’oie n’en a pas.

Toutes les fois que le cœur n’a qu’un ventricule, il n’y a qu’une seule oreillette, flasque, mince, creuse et remplie de sang. Quand il y a deux ventricules, il y a deux oreillettes. Au contraire, certains animaux n’ont pas de ventricule, mais une oreillette ou du moins une vésicule analogue à une oreillette, ou une à veine dilatée à cette place même, qui a des pulsations, comme on le voit chez les crabes, les abeilles et autres insectes. Et je crois pouvoir démontrer par des expériences que non seulement leur cœur se contracte, mais encore qu’ils respirent dans cette partie de leur corps qu’on appelle queue. Elle s’allonge et se contracte plus ou moins fréquemment suivant qu’ils sont plus ou moins essoufflés et manquent d’air. D’ailleurs nous traiterons ces questions en étudiant la respiration. De même il est évident que les oreillettes ont des pulsations et qu’en se contractant (ainsi que je l’ai dit), elles lancent le sang dans les ventricules. Partout donc où il y a un ventricule, il faut une oreillette ; non seulement, comme on le croit en général, pour qu’il y ait un réceptacle et une cavité au sang (pourquoi, en effet, aurait-elle des pulsations si elle était simplement destinée à retenir le sang ?), mais parce que les oreillettes sont les premiers moteurs du sang, surtout l’oreillette droite, qui vit la première, qui meurt la dernière (comme nous l’avons dit), et qui est nécessaire pour lancer le sang dans le ventricule placé au-dessous. Alors le ventricule, en se contractant, lance le sang qui y est envoyé plus facilement et avec plus de force, comme, dans les jeux de paume, on lance la balle plus loin et plus fort par le rebondissement que par une simple projection. Cette opinion est contraire à l’opinion vulgaire, mais en réalité ni le cœur, ni aucune autre partie du corps ne peut se distendre et attirer à lui par sa diastole autrement que comme une éponge, qui, comprimée par force, revient ensuite à son premier état. Chez les animaux tous les mouvements se font d’abord localement et commencent par la contraction d’une partie quelconque. Aussi le sang est chassé dans les ventricules par la contraction des oreillettes, comme je l’ai montré, et de là il est lancé et poussé dans le corps par la contraction des ventricules.

Quant au mouvement local et au principe immédiat du mouvement dans les actes de tous les animaux, peut-être est-ce l’esprit moteur, comme le dit Aristote dans son livre De spiritu et ailleurs, qui devient contractile, de même que νεῦρον vient de νεύω (je plie, je contracte).

Aristote a connu les muscles, mais non leurs fonctions, en rapportant tous les mouvements des animaux aux nerfs aussi bien qu’à la substance contractile, et en appelant nerfs les languettes du cœur ; si j’avais ici à démontrer la nature des organes moteurs des animaux et la constitution des muscles, je pourrais le faire d’après mes observations.

Mais poursuivons l’étude que nous nous sommes proposée, et étudions la fonction des oreillettes qui remplissent de sang les ventricules, comme nous l’avons dit plus haut. Plus le cœur est gros et compact, plus ses parois sont épaisses, plus les oreillettes ont de vigueur musculaire pour chasser le sang dans les ventricules et les remplir. Quand le cœur est délicat, au contraire, les oreillettes apparaissent sous la forme d’une vésicule sanguine et d’une membrane pleine de sang. Il en est ainsi chez les poissons. La vésicule qui est à la place de l’oreillette est si mince et si grande, qu’elle paraît se déplacer au-dessous du cœur. Chez quelques poissons, elle est plus charnue, et alors elle imite et représente parfaitement bien les poumons, comme chez le cyprin, la barbue, la tanche et autres poissons.

Chez certains sujets vigoureux et habitués aux travaux pénibles, j’ai trouvé l’oreillette droite si forte qu’elle m’a paru dépasser la force de certains ventricules, et admirablement organisée par ses petites languettes, par la disposition variée de ses fibres, et je m’étonnais des variétés considérables qu’on peut observer selon les individus.

Remarquons que chez le fœtus les oreillettes sont relativement bien plus grandes, car leur existence est antérieure à celle du cœur, et, avant qu’il remplisse ses fonctions, ainsi que nous l’avons dit, elles font pour ainsi dire l’office de cœur.

Mais ce que j’ai observé dans la formation du fœtus, ce que j’ai rapporté plus haut et ce qu’Aristote a vu dans l’œuf, tout cela jette sur cette question beaucoup de lumière. Tant que le fœtus est comme un vers mou et pour ainsi dire laiteux, il n’y a qu’un seul point sanguin ou une vésicule pulsative, qui est comme le début de la veine ombilicale dilatée à sa base. Quand les traits du fœtus commencent à se dessiner, et qu’il prend une consistance plus ferme, cette vésicule devient plus charnue et plus vigoureuse, et se transforme, changeant sa constitution, en oreillettes, au-dessous desquelles le cœur commence à croître, mais sans remplir aucun usage dans l’économie. Lorsque le fœtus est formé, que les os se distinguent des muscles, et que l’animal complet commence à se mouvoir dans le sein de sa mère, alors il a aussi un cœur qui commence à battre, et, ainsi que je l’ai dit, les deux ventricules envoient le sang de la veine cave dans l’artère aorte. Ainsi la divine et parfaite nature, ne faisant rien en vain, n’a pas donné de cœur aux animaux qui n’en avaient pas besoin, et ne l’a pas créé avant que ses fonctions n’aient été nécessaires. Passant toujours par les mêmes degrés, chaque animal se forme en traversant pour ainsi dire les différentes organisations de l’échelle animale, devenant tour à tour œuf, ver, fœtus, et, dans chacune de ces phases, arrivant à la perfection[1]. Quand nous parlerons de la formation du fœtus, nous confirmerons cette idée par beaucoup d’observations.

Enfin c’est avec raison qu’Hippocrate, dans son livre du cœur, proclame que le cœur est un muscle : car son action et sa fonction sont les mêmes que celles des muscles : il se contracte et produit des mouvements, mouvements du sang qu’il contenait.

De plus la constitution des fibres et leur disposition motrice permettent de considérer l’action du cœur et ses usages comme analogues à ceux des muscles, et tous les anatomistes ont noté avec Galien que le cœur avait des fibres disposées en sens divers, fibres droites, fibres transversales, fibres obliques, mais que, dans l’effort du cœur, on pouvait voir changer la direction de ces fibres. En effet, dans les parois et dans la cloison, toutes les fibres sont circulaires, comme celles des sphincters ; celles au contraire qui sont dans les languettes des ventricules sont obliques en longueur : or, quand toutes les fibres se contractent, la pointe du cœur est attirée à la base par ces languettes charnues ; les parois se contractent circulairement, et le cœur, par cette contraction locale resserre ses ventricules, et cette action contractile a pour but de lancer le sang dans les artères.

Il faut aussi approuver ce que dit Aristote sur la force régulatrice du cœur. Reçoit-il du cerveau le sentiment et le mouvement ? reçoit-il le sang du foie ? est-il le principe des veines, du sang, etc. ? Ceux qui veulent soutenir cette opinion oublient un fait fondamental, c’est que le cœur existe avant toute autre partie, et qu’il a en lui le sang, la vie, le sentiment, le mouvement, avant que le cerveau et le foie existent et apparaissent distinctement, avant qu’ils aient pu remplir une fonction quelconque. Avec son organisation, disposée en vue du mouvement, le cœur est comme un être intérieur qui préexiste à tous les organes. Une fois qu’il existe, l’animal tout entier peut être créé, nourri, conservé et perfectionné par lui, comme si la nature avait voulu qu’il fût à la fois l’ouvre et le réceptacle du cœur. Ainsi le cœur, comme le chef de l’État, a le souverain pouvoir et gouverne partout. C’est de lui que naît l’être ; c’est de lui que dépend et que dérive le principe de toute puissance.

L’étude des artères confirme et éclaire cette vérité. Pourquoi l’artère veineuse n’a-t-elle pas de pulsations, quoique on la range parmi les artères ? pourquoi sent-on le battement de la veine artérieuse ? c’est que le pouls des artères tient à l’impulsion du sang lancé par le cœur. Si les artères par leurs parois épaisses et résistantes différent tant des veines, c’est qu’elles ont à soutenir l’effort du cœur et le jet de sang qu’il leur lance.

Comme la nature, dans sa perfection, ne fait rien en vain et suffit à tout, plus les artères sont proches du cœur, plus elles diffèrent de la constitution des veines, et plus elles sont fortes et fibreuses ; mais dans leurs dernières ramifications, comme à la main, au pied, au cerveau, au mésentère, aux testicules, elles ont une structure tellement semblable qu’on peut difficilement les distinguer l’une de l’autre par le simple examen de leurs parois. Ces faits sont bien explicables, car plus les artères sont éloignées du cœur, moins elles sont ébranlées par le choc qui se disperse dans une grande étendue. Ajoutons que l’impulsion du cœur, qui avait dû suffire au sang dans tous les troncs artériels et dans leurs raineaux, diminue en se disséminant dans toutes les petites ramifications des artères.

Cela est si vrai que les dernières ramifications capillaires des artères paraissent des veines, non seulement par leur structure, mais par leurs usages ; en effet, elles n’ont pas de pouls sensible, et, si elles en ont, c’est que le cœur bat avec violence, ou qu’il y a en un point une petite artériole plus dilatée et plus ouverte : c’est ce qui fait que dans les dents, dans les tumeurs, dans les doigts, tantôt nous pouvons sentir le pouls, tantôt nous ne le pouvons pas. Aussi ai-je remarqué que chez les enfants dont les pulsations sont fréquentes et accélérées, c’est le seul signe certain de fièvre. Il en est ainsi pour les individus faibles et délicats. En comprimant les doigts, alors que la fièvre était dans toute son intensité, je pouvais facilement sentir le pouls.

Réciproquement, quand le cœur bat faiblement, on ne peut plus sentir le pouls, non seulement dans les doigts, mais encore au carpe et aux tempes, comme dans la lipothymie, les affections hystériques et l’asphyxie, chez les malades affaiblis qui vont mourir.

Il y a une cause d’erreur dont il faut prévenir les chirurgiens. Dans les amputations, l’incision des tumeurs charnues et les blessures, le sang, quand il sort d’une artère, jaillit avec force ; mais il n’en est pas toujours ainsi, car les petites artères n’ont pas de pulsations, surtout si elles ont été comprimées plus haut par une ligature.

Si la veine artérieuse a non seulement une structure et des parois identiques à celles des artères, et si cependant elle ne diffère pas tant que l’aorte de la structure des veines, la raison en est la même : l’aorte reçoit l’impulsion du ventricule gauche, plus forte que celle du ventricule droit, et les tuniques de ce vaisseau sont d’autant plus faibles par rapport à celles de l’aorte, que les parois et le tissu du ventricule droit sont plus faibles par rapport au ventricule gauche ; d’ailleurs, autant les poumons s’éloignent, par leur structure spongieuse, de la consistance du corps et des chairs, autant la tunique de la veine artérieuse diffère de celle de l’aorte. Et tous ces organes conservent partout les mêmes proportions : plus les individus sont vigoureux, fortement musclés, habitués aux durs travaux, plus le cœur est robuste, épais, dense et fibreux, plus les oreillettes et les artères ont d’épaisseur et de force, mais toujours il y a entre ces organes les mêmes proportions.

Les animaux dont les ventricules sont légers, sans villosités, sans valvules, aux parois minces, comme les poissons, les oiseaux, les serpents et la plupart des espèces animales, ont des artères qui diffèrent peu ou point des veines, pour l’épaisseur de leurs parois.

Si les poumons possèdent des vaisseaux aussi considérables que la veine et l’artère pulmonaires (le tronc de l’artère veineuse est plus gros que celui de toutes les autres veines, fémorale, jugulaire, etc.), et s’ils sont gorgés de tant de sang, comme des expériences et des autopsies nous l’ont appris (et, selon le conseil d’Aristote, nous ne nous sommes pas laissé abuser par l’examen de ces vaisseaux chez les animaux morts d’hémorragie), c’est que les poumons et le cœur sont l’origine, la source et le trésor du sang, qui s’y élabore et s’y perfectionne.

Pareillement, si nous voyons dans les dissections anatomiques l’artère veineuse et le ventricule gauche gorgés d’une si grande quantité de sang, et du même sang que dans le ventricule droit et la veine artérieuse, noir et en grumeaux, c’est que le sang traversant les poumons va continuellement d’un ventricule à l’autre. Si la veine dite artérieuse a en général la structure d’une artère, et si l’artère dite veineuse a la structure d’une veine, c’est qu’en réalité, par leurs usages et leur disposition, elles sont, l’une une artère, l’autre une veine, contrairement à l’opinion vulgaire. Et si la veine artérieuse a un aussi large orifice, c’est qu’elle contient bien plus de sang qu’il n’en faut pour nourrir les poumons.

Tous ces phénomènes que j’ai observés en disséquant, ainsi que beaucoup d’autres qu’il faudrait développer avec talent, peuvent éclairer et confirmer la vérité de ce que nous avons exposé plus haut, et contredire les idées généralement reçues. Mais il me semble qu’il serait bien difficile de les expliquer autrement que nous l’avons fait[2].


  1. Voici dans quels termes Harvey s’exprime sur cette théorie qui a été depuis si féconde : « Sed iisdem gradibus in formatione cujus cumque animalis, transiens per omnium animalium constitutiones, ut ita dicam, ovum, vermem, fœtum, perfectionem in singulis acquirit. »
  2. Voyez la note 3.