La Cité de Carcassonne/éd. 1890/Historique et description

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Texte établi par Michel JordyMorancé (p. 7-32).

HISTOIRE ET DESCRIPTION


I. — SITUATION STRATÉGIQUE

Le plateau sur lequel est assise la Cité de Carcassonne commande la vallée de l’Aude, qui coule au pied de ce plateau, et par conséquent la route naturelle de Narbonne à Toulouse. Il s’élève entre la Montagne-Noire, derniers contreforts des Cévennes, et les versants des Pyrénées, précisément au sommet de l’angle que forme la rivière de l’Aude en quittant ces versants abrupts, pour se détourner vers l’Est. Carcassonne se trouve ainsi à cheval sur la seule vallée qui conduise de la Méditerranée à l’Océan et à l’entrée des défilés qui pénètrent en Espagne par Limoux, Alet, Quillan, Mont-Louis, Livia, Puicerda ou Campredon.


II. — HISTORIQUE

Les Romains. — Vers l’an 636 de Rome, le Sénat, sur l’avis de Lucius Crassus, ayant décidé qu’une Colonie Romaine serait établie à Narbonne, la lisière des Pyrénées fut bientôt munie de postes importants afin de conserver les passages en Espagne et de défendre le cours des rivières. Les peuples Volkes-Tectosages n’ayant pas opposé de résistance aux armées romaines, la République accorda aux habitants de Carcassonne, de Lodève, de Nîmes, de Pézenas et de Toulouse la faculté de se gouverner suivant leurs lois et sous leurs magistrats. L’an 70 avant J.-C., Carcassonne fut placée au nombre des Cités nobles ou élues. On ne sait quelle fut la destinée de Carcassonne depuis cette époque jusqu’au ive siècle. Elle jouit, comme toutes les villes de la Gaule méridionale, d’une paix profonde ; mais après les désastres de l’Empire, elle ne fut plus considérée que comme une citadelle (Castellum). En 350 les Francs s’en emparèrent, mais peu après les Romains y rentrèrent.

Les Visigoths. — En 407, les Goths pénétrèrent dans la Narbonnaise première, ravagèrent cette province, passèrent en Espagne, et, en 436, Théodoric, roi des Visigoths, s’empara de Carcassonne. Par le traité de paix qu’il conclut avec l’Empire en 439, il demeura possesseur de cette ville, de tout son territoire et de la Novempopulanie, située à l’ouest de Toulouse.

En 508, Clovis mit le siège devant Carcassonne et fut obligé de lever son camp sans avoir pu s’emparer de la ville.

En 588, la Cité ouvrit ses portes à Austrovalde, duc de Toulouse, pour le roi Gontran ; mais peu après, l’armée française ayant été défaite par Claude, duc de Lusitanie, Carcassonne rentra au pouvoir de Reccarède, roi des Visigoths.

Ce fut en 713 que finit ce royaume.

Les Sarrasins. — Les Maures d’Espagne, sous le commandement de Moussa-ben-Nossaïr, devinrent alors possesseurs de la « Septimanie ».

La Féodalité. — On ne peut se livrer qu’à de vagues conjectures sur ce qu’il advint de Carcassonne pendant quatre siècles ; entre la domination des Visigoths et le commencement du xiie siècle, on ne trouve pas de traces appréciables de constructions dans la Cité, non plus que sur ses remparts. Mais, à dater de la fin du xie siècle, des travaux importants furent entrepris sur plusieurs points.


Phot. Michel Jordy.

Vue générale de l’Ouest.
Les deux ponts sur l’Aude.

Sous le vicomte Bernard Aton, la bourgeoisie de Carcassonne s’était constituée en milice et il ne paraît pas que la concorde régnât entre ce seigneur et ses vassaux, car ceux-ci, battus par les troupes d’Alphonse, comte de Toulouse, venu en aide à Bernard, furent obligés de se soumettre et de se cautionner. Les biens des principaux révoltés furent confisqués au profit du petit nombre des vassaux restés fidèles, et Bernard Aton donna en fief à ces derniers les tours et les maisons de Carcassonne, à la condition, dit Dom Vaissette : « de faire le guet et de garder la ville, les uns pendant quatre, les autres pendant huit mois de l’année et d’y résider avec leurs familles et leurs vassaux durant tout ce temps-là. Ces gentilshommes, qui se qualifiaient de « Châtelains de Carcassonne », promirent par serment au Vicomte de garder fidèlement la ville. Bernard Aton leur accorda divers privilèges, et ils s’engagèrent à leur tour à lui faire hommage et à lui prêter serment de fidélité. C’est ce qui a donné l’origine, à ce qu’il paraît, aux « Mortes-Payes » de la Cité de Carcassonne, qui sont des bourgeois, lesquels ont encore la garde et jouissent pour cela de diverses prérogatives. » (Voir Tour de la Vade, no 18, p. 50.)

Ce fut probablement sous le vicomte Bernard Aton ou, au plus tard, sous Roger III, vers 1130, que le Château fut élevé et les murailles des Visigoths réparées.

Croisade albigeoise (Siège de 1209). — Le 1er août 1209, le siège fut mis devant Carcassonne par l’armée des Croisés, commandée par le célèbre Simon de Montfort.

Le vicomte Raymond-Roger Trencavel avait fait augmenter les défenses de la Cité et celle des deux faubourgs de la Trivalle et de Graveillant (aujourd’hui faubourg Barbacane), situés entre la Cité et l’Aude, ainsi que vers la route de Narbonne.

Les défenseurs, après avoir perdu les faubourgs, manquant d’eau, furent obligés de capituler. Le siège entrepris par l’armée des Croisés ne dura que du 1er au 15 août, jour de la reddition de la place. On ne peut admettre que, pendant ce court espace de temps, les assiégeants aient pu exécuter les travaux de mine ou de sape qui ruinèrent une partie des murailles et tours des Visigoths ; d’autant qu’il existe des reprises faites pendant le xiie siècle pour consolider et surélever les tours visigothes qui avaient été fort compromises par la sape et la mine.

Il faut donc admettre que les travaux de siège et les brèches dont on signale la trace, notamment sur le côté nord, sont dus aux Maures d’Espagne, lorsqu’ils conquirent ce dernier boulevard des rois Visigoths. Bernard Aton ne peut être, non plus, l’auteur de ces travaux de mine, car le traité qui lui rendit la Cité, occupée par ses sujets révoltés, n’indique pas qu’il ait eu à faire un long siège et que les défenseurs fussent réduits aux dernières extrémités.

Le vicomte Raymond-Roger Trencavel, au mépris des traités et de la capitulation qui rendait la Cité de Carcassonne aux Croisés, était mort en prison dans une des tours en novembre 1209.

Période Royale. — Depuis lors, Raymond Trencavel, son fils, avait été dépouillé, en 1226, par Louis VIII de tous ses biens reconquis sur les Croisés. Carcassonne alors fit partie du domaine royal, et un sénéchal y commandait pour le roi de France.

Siège de 1240. — En 1240, ce jeune vicomte Raymond Trencavel, dernier des vicomtes de Béziers et de Carcassonne, et qui avait été remis en 1209 aux mains du comte de Foix (il était alors âgé de deux ans), se présente tout à coup dans les diocèses de Narbonne et de Carcassonne avec un corps de troupes de Catalogne et d’Aragon. Il s’empare, sans se heurter à une sérieuse résistance, des châteaux de Montréal, des villes de Montolieu, de Saissac, de Limoux, d’Azillan, de Laurens et se présente devant Carcassonne.

Il existe deux récits du siège de Carcassonne entrepris par le jeune vicomte Raymond Trencavel en 1240, écrits par des témoins oculaires : celui de Guillaume de Puy-Laurens, Inquisiteur pour la Foi dans le pays de Toulouse, et celui du Sénéchal Guillaume des Ormes, qui tenait la ville pour le roi de France. Ce dernier récit est un rapport, sous forme de journal, adressé à la reine Blanche, mère de Louis IX.

Cette pièce importante nous explique toutes les dispositions de l’attaque et de la défense[1]. À l’époque de ce siège, les remparts de Carcassonne n’avaient ni l’étendue ni la force qui leur furent données depuis par Louis IX et Philippe le Hardi. Les restes encore très apparents de l’enceinte des Visigoths, réparée au xiie siècle, et les fouilles entreprises en ces derniers temps, permettent de tracer exactement les défenses existant au moment où le vicomte Raymond Trencavel prétendit les forcer.

Nous donnons ci-après (fig. 1) le plan de ces défenses, avec les Faubourgs y attenant, les Barbacanes et le cours de l’Aude.

L’armée de Trencavel investit la place le 17 septembre 1240, et s’empare du faubourg de Graveillant, qui est aussitôt repris par les assiégés. Ce faubourg, dit le Rapport, est ante portam Tolosæ. Or, la Porte de Toulouse n’est autre que la Porte dite de l’Aude aujourd’hui, laquelle est une construction romane percée dans un mur visigoth, et le faubourg de Graveillant ne peut être, par conséquent, que le faubourg dit de la Barbacane. La suite du récit fait voir que cette première donnée est exacte.

Les assiégeants venaient de Limoux, c’est-à-dire du midi, ils n’avaient pas besoin de passer l’Aude devant Carcassonne pour investir la place. Un pont de pierre existait sur l’Aude. Ce pont est encore entier aujourd’hui : c’est le vieux pont dont la construction date, en partie, du xiie siècle. Il ne fut que réparé et muni d’une tête de pont, sous Saint Louis et sous Philippe le Hardi. Il est indiqué en P sur notre figure 1.

Raymond Trencavel n’ignorait pas que les assiégés attendaient des secours qui ne pouvaient se jeter dans la Cité qu’en traversant l’Aude, puisqu’ils devaient se présenter par le nord-ouest. Aussi le Vicomte s’empara du pont, et, poursuivant son attaque le long de la rive droite du fleuve vers l’amont, il essaya de couper toute communication de l’assiégé avec la rive gauche.

Ne pouvant tout d’abord se maintenir dans le faubourg de Graveillant, en G (voir la fig. 1), il s’empare d’un moulin fortifié, M, sur un bras de l’Aude, fait filer ses troupes de ce côté, les loge dans les parties basses du faubourg, et dispose son attaque de la manière suivante : une partie des assaillants, commandés par Ollivier de Thermes, Bernard Hugon de Serre-Longue et Giraut d’Aniort, campent entre le saillant nord-ouest de la ville et la rivière, creusent des fossés de contrevallation et s’entourent de retranchements palissadés.

L’autre corps, commandé par Pierre de Fenouillet, Renaud de Puy et Guillaume Fort, est logé devant la Barbacane qui existait en B et celle de la Porte dite Narbonnaise, en N.

En 1240, outre ces deux Barbacanes, il en existait une en D[2] qui permettait de descendre du Château dans le faubourg[3] et une en H faisant face au midi. La grande Barbacane D servait encore à protéger la porte de Toulouse T (aujourd’hui Porte de l’Aude).


Fig. 1.
Plan des Défenses de la Cité
(Siège de 1240)

Il faut observer que les seuls points où le sol extérieur soit à peu près au niveau des Lices (car Guillaume des Ormes signale l’existence des Lices L et, par conséquent, d’une enceinte extérieure), sont les points O et R. Quant au sol de la Barbacane D du château, il était naturellement au niveau du faubourg et, par conséquent, fort au-dessous de l’assiette de la Cité. Tout le front occidental de la Cité est bâti sur un escarpement très élevé et très abrupt.

En reprenant tout d’abord le faubourg aux assiégeants, les défenseurs de la ville s’étaient empressés de transporter dans leur enceinte une quantité considérable de bois qui leur fut d’un grand secours ; mais ils avaient dû renoncer à se maintenir dans ce faubourg.

Le Vicomte fit donc attaquer en même temps la Barbacane D du Château pour ôter aux assiégés toute chance de reprendre l’offensive, la Barbacane B (c’était d’ailleurs un saillant), la Barbacane N de la Porte Narbonnaise et le saillant I, au niveau du plateau qui s’étendait à 100 mètres de ce côté vers le sud-ouest.

Les assiégeants, campés entre la place et le fleuve, étaient dans une assez mauvaise position ; aussi se retranchent-ils avec soin et couvrent-ils leurs fronts d’un si grand nombre d’arbalétriers que personne ne pouvait sortir de la ville sans être blessé.

Bientôt, ils dressèrent un « Mangonneau » devant la Barbacane D.

Les assiégés, de leur côté, dans l’enceinte de cette Barbacane, élèvent une « pierrière turque » qui bat le Mangonneau. Pour être autant défilé que possible, le mangonneau devait être établi en E.

Peu après, les assiégeants commencent à miner sous la Barbacane de la Porte Narbonnaise en N, en faisant partir leurs galeries de mine des maisons du faubourg qui, de ce côté, touchaient presque aux défenses.

Les mines sont étançonnées et étayées avec du bois auquel on met le feu, ce qui fait tomber une partie des défenses de la Barbacane.

Mais les assiégés ont contre-miné pour arrêter les progrès des mineurs ennemis et ont remparé la moitié de la Barbacane restée debout. C’est par les travaux de mine que, sur les deux points principaux de l’attaque, les gens du Vicomte tentent de s’emparer de la place ; ces mines sont poussées avec une grande activité ; elles ne sont pas plutôt éventées que d’autres galeries sont commencées.

Les assiégeants ne se bornent pas à ces deux attaques. Pendant qu’ils battent la Barbacane D du château, qu’ils ruinent la Barbacane N de la Porte Narbonnaise, ils cherchent à entamer une portion des Lices et ils engagent une attaque très sérieuse sur le saillant en I entre l’Évêché et l’Église Cathédrale de Saint-Nazaire, marquée S sur notre plan.

Comme nous l’avons dit, le plateau, sur ce point, s’étendait presque de niveau avec l’intérieur de la Cité de I en O, et c’est pourquoi Saint Louis et Philippe le Hardi firent, sur ce plateau, en dehors de l’ancienne enceinte Visigothe, un ouvrage considérable, destiné à dominer l’escarpement.

L’attaque des troupes de Trencavel est de ce côté (point faible alors) très vivement poussée ; les mines atteignent les fondations de l’enceinte des Visigoths, le feu est mis aux étançons et dix brasses de courtines s’écroulent. Mais les assiégés se sont remparés en retraite de la brèche avec de bonnes « palissades » et des « bretèches »[4] ; si bien que les troupes ennemies n’osent risquer l’assaut. Ce n’est pas tout, des galeries de mine sont aussi ouvertes devant la porte de Rodez, en B ; les assiégés contre-minent et repoussent les travailleurs des assiégeants.

Cependant, des brèches étaient ouvertes sur divers points et le Vicomte Raymond Trencavel craignant de voir, d’un moment à l’autre, déboucher les troupes de secours envoyées du nord, se décide à tenter un assaut général. Ses gens sont repoussés avec des pertes sensibles, et, quatre jours après, sur la nouvelle de la venue de l’armée royale, il lève le siège, non sans avoir mis le feu aux églises du faubourg, et entre autres à celle des Minimes, en R.

L’armée de Trencavel était restée vingt-quatre jours devant la ville.

Règne de Saint Louis. — Louis IX, attachant une grande importance à la place de Carcassonne qui couvrait cette partie du domaine royal devant l’Aragon, et prétendant ne plus avoir à redouter les conséquences d’un siège qui l’aurait mise entre les mains d’un ennemi sans cesse en éveil, voulut en faire une forteresse inexpugnable.

Il faut ajouter au récit du Sénéchal Guillaume des Ormes un fait rapporté par Guillaume de Puy-Laurens. Dans la nuit du 8 au 9 septembre, les habitants du faubourg de Carcassonne (de la Trivalle ; voir le plan, fig. 1), malgré leur protestation de fidélité à la noblesse tenant pour le Roi, avaient ouvert leurs portes aux soldats de Trencavel qui, dès lors, dirigea de ce faubourg son attaque de gauche contre la Porte Narbonnaise. Saint Louis, sitôt après le siège levé, n’eut pas à détruire le bourg déjà brûlé par le Vicomte Raymond Trencavel ; mais, voulant, d’une part, punir les habitants de leur manque de foi, et, de l’autre, ne plus avoir à redouter un voisinage aussi compromettant pour la Cité, il défendit aux gens du faubourg de Graveillant de rebâtir leurs maisons et fit évacuer le faubourg de la Trivalle. Ces malheureux durent s’exiler.


Phot. Michel Jordy.

Vue générale du Nord.

Louis IX commença immédiatement de grands ouvrages de défense autour de la Cité ; il fit raser les restes des faubourgs, débarrassa le terrain entre la Cité et le pont et fit élever toute « l’Enceinte Extérieure » que nous voyons aujourd’hui, afin de se couvrir de tous côtés et de prendre le temps d’améliorer les défenses intérieures.

Ayant pu constater la faiblesse des deux parties de l’enceinte sur lesquelles le Vicomte Raymond Trencavel avait, avec raison, porté ses deux principales attaques, c’est-à-dire l’extrémité Sud et la Porte Narbonnaise, il étendit l’ « Enceinte Extérieure » bien au delà de l’ancien saillant sud sur le plateau qui domine de ce côté un ravin aboutissant à l’Aude et vers la Porte Narbonnaise, à 30 mètres environ en dehors, enclavant ainsi dans les nouvelles défenses les deux points principaux de l’attaque de Trencavel (fig. 16, Plan général, p. 116).

Résolu à faire de la Cité de Carcassonne le boulevard de cette partie du domaine royal contre les entreprises des seigneurs hérétiques des provinces méridionales, Saint Louis ne voulut pas permettre aux habitants des anciens faubourgs de rebâtir leurs habitations dans le voisinage de la Cité. Sur les instances de l’Évêque Radulphe[5], après sept années d’exil, il consentit seulement à laisser ces malheureux proscrits s’établir de l’autre côté de l’Aude. Voici les lettres patentes de Saint Louis, expédiées à ce sujet[6] :

« Louis, par la grâce de Dieu, roy de France, à notre amé et féal Jean de Cravis, Séneschal de Carcassonne, salut et dilection. Nous vous mandons que vous recevez en seureté les hommes de Carcassonne qui s’en estoient fuys, à cause qu’ils n’avoient payé à nous les sommes qu’ils devoient, les termes des payements escheus. Pour les demeures et habitations qu’ils demandent, vous en prendrez advis et conseil de nostre amé et féal l’evesque de Carcassonne et de Raymond de Capendu et autres bons hommes, pour leur bailler place pour habiter, proveu qu’aucun dommage n’en puisse avenir à nostre chasteau et ville de Carcassonne. Voulons que leur rendez les biens et héritaiges et possessions, dont ils joüissoient avant la guerre, et les laissez joüir de leurs uz et coustumes, affin que nous ou nos successeurs ne les puissions changer. Entendons toutefoiz que lesdits hommes de Carcassonne doivent refaire et bastir à leurs despens les églises de Nostre-Dame et des Frères-Mineurs, qu’ils avoient démolies ; et au contraire n’entendons que vous recevez en façon quelconque aucun de ceux qui introduisirent le vicomte (de Trencavel) au bourg de Carcassonne, estant traistres, ains rappellerez les autres non coupables. Et direz de nostre part à nostre amé et féal l’evesque de Carcassonne, que des amendes qu’il prétend sur les fugitifs, il s’en désiste, et de ce luy en sçaurons gré. Donné à Helvenas, le lundy après la chaise de saint Pierre. »

Bien que nous n’ayons pas le texte original de cette pièce, mais seulement la transcription altérée évidemment par Besse, ce document n’en est pas moins très important en ce qu’il nous donne la date de la fondation de la ville actuelle de Carcassonne. En effet, en exécution de ces lettres patentes, l’emplacement pour bâtir le nouveau bourg fut tracé au delà de l’Aude, et comme cet emplacement dépendait de l’Évêché, le Roi indemnisa l’Évêque en lui donnant la moitié de la ville de Villalier. L’acte de cet échange fut passé à Aigues-Mortes avec le Sénéchal en août 1248.

Ce bourg est aujourd’hui la Ville de Carcassonne (ville Basse), élevée d’un seul jet sur un plan régulier, avec des rues alignées, coupées à angle droit, une Place au centre et deux Églises.

La prudence de Louis IX ne se borna pas à dégager les abords de la Cité et à élever une enceinte extérieure nouvelle, il fit bâtir la grosse défense circulaire appelée la Barbacane (no 8, p. 97), à la place de celle qui commandait le faubourg de Graveillant, lequel, rebâti plus tard, prit son nom de cet ouvrage.

À la manière dont sont traitées les maçonneries de l’ « Enceinte Extérieure », il y a lieu de croire que les travaux furent poussés activement, afin de mettre, au plus tôt, la Cité à l’abri d’un coup de main et pour donner le temps de réparer et d’agrandir l’enceinte intérieure.

Règne de Philippe le Hardi. — Philippe le Hardi, lors de la guerre avec le roi d’Aragon, continua ces ouvrages avec activité. Ils étaient terminés au moment de sa mort (1285). Carcassonne était la place centrale des opérations entreprises contre l’armée aragonaise et un refuge assuré en cas d’échec[7].

À la place de l’ancienne Porte appelée Pressam ou Narbonnaise ou des Salins, Philippe le Hardi fit construire une admirable défense, comprenant la Porte Narbonnaise actuelle (no 20), la Tour du Trésau (no 21) et les belles courtines voisines. Du côté de l’ouest-sud-ouest, sur l’un des points vivement attaqués par l’armée de Trencavel, profitant du saillant que Saint Louis avait fait faire, il rebâtit toute la défense intérieure, c’est-à-dire les tours nos 39, 11, 40, 41, 42, 43 (Porte de Razez, de Saint-Nazaire ou des Lices), ainsi que les hautes courtines intermédiaires (fig. 16, Plan général, p. 116), de manière à mieux commander la vallée de l’Aude et l’extrémité du plateau (voir p. 80, Courtine entre les Tours 39 et 40). Du côté du midi et du sud-est, Philippe le Hardi fit couronner, exhausser et même reconstruire sur quelques points les tours des Visigoths, ainsi que les anciennes courtines. Du côté nord, on répara également les parties dégradées des murs anciens et on éleva une large Barbacane devant l’entrée du Château dans l’intérieur de la ville (no 54 du Plan général).

Depuis lors, il ne fut entrepris aucun travail de défense dans la Cité de Carcassonne et, pendant tout le cours du moyen âge, cette forteresse fut considérée comme imprenable. Le fait est qu’elle ne fut point attaquée et n’ouvrit ses portes au Prince Noir, Édouard, en 1355, que quand tout le pays du Languedoc se fut soumis à ce conquérant.


III. — DESCRIPTION DES DÉFENSES DE LA CITÉ

J’ai voulu donner un résumé très succinct de l’histoire des constructions qui composent l’enceinte de la Cité de Carcassonne, afin d’expliquer aux voyageurs curieux les irrégularités et les différences d’aspect que présentent ces défenses, dont une partie date de la domination Romaine et Visigothe et qui ont été successivement modifiées et restaurées, pendant les XIIe et XIIIe siècles, par les Vicomtes et par le Roi de France.

Quand on se présente devant la Cité de Carcassonne, on est tout d’abord frappé de l’aspect grandiose et sévère de ces tours brunes si diverses de dimensions, de forme, et qui suivent, ainsi que les hautes courtines qui les réunissent, les mouvements du terrain pour obtenir un commandement sur la campagne et profiter autant que possible des avantages naturels offerts par les escarpements du plateau, au bord duquel on les a élevées.

Chemins de ronde et Escaliers. — Habituellement, les tours de l’enceinte intérieure et même de l’enceinte extérieure interrompent les chemins de ronde ; de sorte que, si l’assaillant parvenait à s’emparer d’une courtine, il se trouvait pris entre deux tours, et, à moins de les forcer les unes après les autres, il lui devenait impossible de circuler librement sur les remparts ; d’autant que les « Escaliers » qui mettent directement en communication les « Chemins de Ronde » avec le terre-plein du côté de la ville, sont très rares et qu’on ne peut monter sur ces chemins de ronde qu’en passant par les escaliers pratiqués dans les tours. « Chaque tour était ainsi un réduit séparé, indépendant, qu’il fallait forcer ».

Cependant, dans l’enceinte du Cloître Saint-Nazaire, de larges escaliers donnent accès aux remparts. Mais il est bon d’observer que le Cloître et l’Évêché étaient déjà renfermés dans une enceinte, et que, par conséquent, les habitants de la ville ne pouvaient monter de la voie publique sur les courtines. Partout où il existe des escaliers montant aux chemins de ronde directement, ces escaliers sont toujours, ou enclavés dans d’anciens logis dépendant des murailles et fortifiés, ou compris dans des enceintes spéciales ; tels sont les escaliers qui montaient à la courtine à côté de la tour no 44, le long de la tour no 47 et près de la chapelle Saint-Sernin (tour 53). Le plus souvent, ce sont les escaliers des tours qui, au moyen de petites portes extérieures bien ferrées, permettent l’accès sur les chemins de ronde. La garnison pouvait donc, si bon lui semblait, ainsi que nous l’avons dit plus haut, s’isoler et tenir les citoyens en respect pendant qu’elle repoussait les assiégeants. Elle seule circulait entre les deux enceintes, dans les « Lices », en fermant les portes de la ville sur les habitants ; sur ce point, il n’y avait nul inconvénient à ce que les chemins de ronde fussent de plain-pied avec le terre-plein.

On remarquera encore que les « Chemins de ronde » des courtines et, par conséquent, les « crénelages » et les « hourds » ne sont pas toujours de niveau, mais suivent la pente du terrain extérieur, de manière à conserver sur tous les points de l’enceinte une hauteur d’escarpe uniforme, ainsi que cela se pratique encore de nos jours.

L’Échelade. — C’était une règle établie par l’expérience, et, passé une certaine hauteur, l’Échelade devait être regardée comme impossible ; aussi maintenait-on un minimum d’élévation partout. Toutefois les « escarpes » de l’enceinte intérieure sont beaucoup plus élevées que celles de l’enceinte extérieure. L’enceinte extérieure était établie de manière à battre l’assaillant à grande distance et à l’empêcher d’approcher ; tandis que, pour l’enceinte intérieure, tout est combiné en vue de combattre un ennemi très rapproché. Il n’est pas besoin d’insister sur une disposition indiquée par le simple bon sens.

Les Portes. — Les Portes qui mettent les tours en communication avec les chemins de ronde sont étroites, bien ferrées, barrées à l’intérieur, de sorte qu’en un instant on pouvait fermer le vantail et le barricader en tirant rapidement la barre de bois, logée dans la muraille, avant même de prendre le temps de pousser les verrous et de donner un tour de clef à la serrure. L’examen attentif de ces défenses fait ressortir le soin apporté par les ingénieurs de ce temps contre les surprises. Toutes sortes de précautions ont été prises pour arrêter l’ennemi et l’embarrasser à chaque pas par des dispositions imprévues. Évidemment, un siège à cette époque n’était réellement sérieux pour l’assiégé, comme pour l’assaillant, que quand on en était venu à se prendre, pour ainsi dire, corps à corps. Une garnison aguerrie pouvait lutter avec des chances de succès jusque dans ses dernières défenses. L’ennemi entrait dans la ville par escalade ou par une brèche, sans que, pour cela, la garnison se rendît ; car alors, celle-ci renfermée dans les tours qui, je le répète, sont autant de réduits indépendants, pouvait se défendre encore ; il fallait forcer des portes barricadées. Prenait-on le rez-de-chaussée d’une tour, les étages supérieurs conservaient les moyens de reprendre l’offensive et d’écraser l’ennemi. On voit que tout était calculé pour une lutte possible pied à pied. Les escaliers à vis étaient facilement barricadés de manière à rendre vains les efforts de l’assiégeant pour arriver aux étages supérieurs.

Les bourgeois d’une place eussent-ils voulu capituler, que la garnison se gardait contre eux et leur interdisait l’accès des tours et des courtines. C’est un système de défiance adopté envers et contre tous.

Les Poternes. — Indépendamment des portes percées dans l’enceinte intérieure, on comptait plusieurs Poternes. Pour le service des assiégés, — surtout s’ils devaient garder une double enceinte —, il fallait rendre les communications faciles entre ces deux enceintes et ménager des poternes donnant sur les dehors, pour pouvoir porter rapidement des secours sur un point attaqué, faire sortir ou rentrer des corps, sans que l’ennemi pût s’y opposer. En parcourant l’ « enceinte intérieure » de Carcassonne, on voit un grand nombre de poternes plus ou moins bien dissimulées et qui devaient permettre à la garnison de se répandre dans les Lices par une quantité d’issues facilement masquées, ou de rentrer rapidement dans le cas où la première enceinte eût été forcée. Entre la Tour du Trésau du côté nord et le Château, nous trouvons deux de ces poternes, sans compter la Porte de Rodez. L’une de ces poternes donne entrée dans le fossé du Château (fig. 16), l’autre à côté de la tour no 26. Entre le Château et la tour no 37 est une poterne donnant également dans le fossé du Château. Entre la Porte de l’Aude et la Porte Narbonnaise (côté ouest et sud de l’enceinte intérieure) on trouve la poterne Saint-Nazaire ; entre les tours 44 et 45, une poterne communiquant à un escalier à vis, et entre les tours 50 et 52 une construction saillante no 51 communiquant à de vastes souterrains.

De plus, il existe une poterne mettant les Lices en communication avec le fossé, à l’angle de rencontre de la courtine de droite avec le donjon de la Vade no 18. Il y avait une poterne au côté droit de la grosse tour no 4 de l’enceinte extérieure. Il existait une autre poterne, très relevée au-dessus de l’escarpement, percée dans le mur extérieur de la porte de l’Aude et la poterne encore ouverte dans l’angle de la tour 15. En ajoutant à ces issues la Grande Barbacane du Château no 8, on voit que la garnison pouvait faire des sorties et se mettre en communication avec les dehors, sans ouvrir les deux portes principales de l’Aude et Narbonnaise.

Machines de jet. — Les « machines de jet », les engins dont les assaillants disposaient à cette époque pour battre du dehors des murailles, comme celles de la Cité de Carcassonne, ne pouvaient produire qu’un effet très médiocre, vu la solidité des ouvrages et l’épaisseur des merlons ; car l’artillerie à feu seule pourrait les entamer. Restaient la « sape », la « mine », le « bélier » et tous les engins qui obligeaient l’assaillant à se porter au pied même des défenses. Or il était difficile de se loger et de saper sous ces « hourds » puissants qui vomissaient des projectiles. La « mine » n’était guère efficace ici, car toutes les murailles et tours sont assises sur le roc.

Hourds et Mâchicoulis de bois. — Les trous carrés, destinés au passage des solives en bascule qui supportaient les « hourds » sont tous intacts et disposés de telle sorte que, du dedans, on pouvait, en très peu de temps, établir ces ouvrages de bois dont la couverture se reliait à celle des combles à demeure. En effet, on conçoit facilement qu’avec le système de créneaux et de meurtrières pratiqués dans les couronnements de pierre, il était impossible d’empêcher des assaillants nombreux et hardis, protégés par des « pavois » et même par des chats (sortes de chariots recouverts de madriers et de peaux) de saper le pied des tours, puisque des meurtrières, malgré la forte inclinaison de leur coupe, il est impossible de voir le pied des tours ou courtines, et que, par les créneaux, à moins de sortir la moitié du corps en dehors de leur ventrière, on ne pouvait non plus viser un objet placé au pied de l’escarpe. Il fallait donc établir une défense continue, couverte et permettant à un grand nombre de défenseurs de battre le pied de la muraille ou des tours par le jet de pierres ou de projectiles de toute nature (voir figure 13, page 95).

Non seulement les « hourds » remplissaient cet objet, mais ils laissaient aux défenseurs toute la liberté de leurs mouvements, les chemins de rondes au dedans des crénelages étant réservés à l’approvisionnement des projectiles et à la circulation.

D’ailleurs si ces hourds étaient percés, outre le mâchicoulis continu, de meurtrières, les meurtrières pratiquées dans les merlons de pierre restaient démasquées dans leur partie inférieure et permettaient aux arbalétriers postés au dedans du parapet sur ce chemin de ronde de lancer des traits sur les assaillants. La défense était donc aussi active que possible et le manque de projectiles devait seul laisser quelque répit à l’attaque.

On ne doit donc pas s’étonner si, pendant des sièges mémorables, après une défense prolongée, les assiégés en étaient réduits à découvrir leurs maisons, à démolir les murs de clôture des jardins, à dépaver les rues, pour garnir les hourds de projectiles et forcer les assaillants à s’éloigner du pied des tours et murailles.

Au xiiie siècle, la Montagne-Noire et les rampes des Pyrénées étaient couvertes de forêts ; on a donc pu faire grand usage de ces matériaux si communs alors dans les environs de Carcassonne.

Les couronnements des deux enceintes de la Cité, courtines et tours, sont tous percés de ces trous carrés traversant à distances égales le pied des parapets au niveau des chemins de ronde. Les étages supérieurs des tours et de larges hangars établis en dedans des courtines, comme nous le dirons tout à l’heure, servaient à approvisionner ces bois qui devaient toujours être disponibles pour mettre la ville en état de défense.

Sur le front sud-est, les hourds présentaient en temps de guerre une ligne non interrompue, car ceux des courtines se relient à ceux des tours au moyen de quelques marches. Cela était nécessaire pour faciliter la défense et ne pouvait avoir d’inconvénients, dans le cas où l’assiégeant se serait emparé d’une portion de ces hourds, car il était facile de les couper en un instant et d’empêcher l’ennemi de profiter de cette coursière extérieure continue pour s’emparer successivement des étages supérieurs des tours. L’assiégé, obligé d’abandonner une portion de ces hourds, pouvait lui-même y mettre le feu, sacrifier au besoin une tour ou deux, et se retirer dans les postes éloignés du point tombé au pouvoir de l’ennemi, en coupant les planchers de bois derrière lui.

Les tablettes de pierre des chemins de ronde des courtines élevées sous Philippe le Hardi sont supportées à l’intérieur pour augmenter la largeur de la coursière, du côté du sud et du sud-est, depuis la tour de l’Évêque (no 11) jusqu’à la porte Narbonnaise (no 20), par des « Corbeaux de pierre ». Il existe, entre ces corbeaux, des trous carrés très profonds ménagés dans la construction à intervalles égaux. Ces trous étaient destinés à loger des solives horizontales dont l’extrémité pouvait, au besoin, être soulagée par des poteaux. Sur ces solives on établissait un plancher continu qui élargissait d’autant le chemin de ronde à l’intérieur et formait une saillie fort utile pour l’approvisionnement des hourds, pour la mise en batterie de « pierrières » et « trébuchets », et pour disposer au pied des remparts, sur le terre-plein de la ville, des magasins, des abris pour un supplément de garnison.

Les combles qui couvraient les hourds venaient très probablement couvrir ce supplément de coursières. On conçoit combien ces larges espaces, ménagés à la partie supérieure des courtines, devaient faciliter la défense. Et il faut noter ici que cette disposition n’existe que dans la partie des défenses qui était le moins protégée par la nature du terrain et contre laquelle, par conséquent, l’assaillant devait réunir tous les efforts et pouvait organiser une attaque en règle.

Ces précautions eussent été inutiles là où l’ennemi ne pouvait se présenter qu’en petit nombre par suite des escarpements de la colline. Du « côté méridional », l’ennemi, en supposant qu’il se fût emparé de l’enceinte extérieure, pouvait combler une partie des fossés, détruire un pan de mur de l’enceinte extérieure et faire approcher de la muraille intérieure, sur un plan incliné, un de ces « beffrois de charpente » recouverts de peaux fraîches pour les garantir du feu et au moyen desquels on se jetait de plain-pied sur les chemins de ronde supérieurs. On ne pouvait résister à une semblable attaque, qui réussit maintes fois, qu’en réunissant, sur le point attaqué, un nombre de soldats supérieur aux forces des assiégeants. Comment l’aurait-on pu faire sur ces étroits chemins de ronde ? Les hourds brisés, les merlons entamés par les machines de jet, les assiégeants se précipitant sur les chemins de ronde, ne trouvaient devant eux qu’une rangée de défenseurs acculés à un précipice et ne présentant qu’une ligne sans profondeur à cette colonne d’assaut sans cesse renouvelée ! Avec ce supplément de chemin de ronde qu’on pouvait élargir à volonté, il était possible d’opposer à l’assaillant une résistance solide, de le culbuter et de s’emparer même du « beffroi ».

D’un autre côté, les assiégeants cherchaient à mettre le feu à ces hourds de bois qui rendaient le travail des sapeurs impossible ou à les briser à l’aide des pierres lancées par les mangonneaux ou les trébuchets. Et cela ne devait pas être très difficile, surtout lorsque les murailles n’étaient pas fort élevées.

Mâchicoulis de pierre. — Aussi, dès la fin du xiiie siècle, on se mit à garnir les murailles et tours de « mâchicoulis de pierre » portés sur des consoles, ainsi qu’on peut le voir à Beaucaire, à Avignon et dans tous les Châteaux forts ou Enceintes des xive et xve siècles[8].

À Carcassonne, le « mâchicoulis de pierre » n’apparaît nulle part, et partout, au contraire, on trouve les trous des hourds de bois dans les fortifications du Château, qui datent du commencement du xiie siècle, aussi bien que dans les ouvrages de Louis IX et de Philippe le Hardi.

C’est dans ces détails de la défense pied à pied qu’apparaît l’art de la fortification du xie et xve siècles. En examinant avec soin, en étudiant scrupuleusement, et dans les moindres détails, les ouvrages défensifs de ces temps, on comprend ces récits d’attaques gigantesques que nous sommes trop disposés à taxer d’exagération. Devant des moyens de défense si bien prévus, si ingénieusement combinés, on se figure sans peine les travaux énormes des assiégeants, les beffrois mobiles, les estacades et bastilles terrassées, les engins de sape roulants, tels que chats et galeries, ces travaux de mine qui demandaient un temps considérable, lorsque la poudre à canon n’était point en usage dans les armées. Avec une garnison déterminée et bien approvisionnée on pouvait prolonger un siège indéfiniment. Aussi n’est-il pas rare de voir une bicoque résister pendant des mois à une armée nombreuse. De là, souvent, cette audace et cette insolence du faible contre le fort et le puissant, cette habitude de la résistance individuelle qui faisait le fond du caractère de la féodalité, cette énergie qui a produit de si grandes choses et un si grand développement intellectuel au milieu de tant d’abus.

Volets à rouleaux. — En temps ordinaire les couronnements de pierre pouvaient suffire, et l’on voit encore comment, dans les étages supérieurs des tours, les créneaux étaient garnis de Volets à rouleaux : sortes de sabords, manœuvrant sur un axe de bois posé sur deux crochets en fer ; volets qui permettaient de voir le pied des murailles sans se découvrir et qui garantissaient les postes des étages supérieurs contre le vent et la pluie. Les volets inférieurs s’enlevaient facilement lorsqu’on établissait les hourds, car alors les créneaux servaient de communication entre ces hourds et les chemins de ronde ou planchers intérieurs.

Notre figure 2, page 31, explique la disposition de ces volets. La partie supérieure pivotant sur deux gonds fixes demeurait, la partie inférieure était enlevée lorsqu’on posait les hourds.

Meurtrières. — Les « meurtrières » ne sont pas percées les unes au-dessus des autres, mais chevauchées, ou vides sur pleins, afin de battre tous les points de la circonférence de la tour. Ce principe est généralement suivi dans les tours de l’enceinte intérieure et, sans exception, dans les tours de l’enceinte extérieure où les meurtrières jouent un rôle important. En effet, les meurtrières percées dans les étages des tours ne pouvaient servir que lorsque l’ennemi était encore éloigné des remparts ; on conçoit dès lors qu’elles aient été pratiquées plus nombreuses et disposées avec plus de méthode dans les tours de l’enceinte extérieure.

Anciens logis. — On voit encore, accolés aux remparts intérieurs, des Logis qui ont été élevés en même temps que les défenses et qui étaient probablement destinés à contenir des postes et des commandants supérieurs. Ces restes sont apparents : à la Porte Narbonnaise (no 20), face intérieure de gauche, derrière les tours nos 51, 52, 48 et 44, à l’intérieur de la Porte de l’Aude et derrière la tour no 25.

Place imprenable. — On ne doit pas être surpris si, dans ces temps éloignés de nous, certains sièges se prolongeaient indéfiniment. La Cité de Carcassonne était, à la fin du xiiie siècle, avec sa double enceinte et les dispositions ingénieuses de la défense, une place imprenable qu’on ne pouvait réduire que par la famine, et encore eût-il fallu, pour la bloquer, une armée nombreuse, car il était aisé à la garnison de garder les bords de l’Aude, au moyen de la grande Barbacane (no 8 du plan) qui permettait de faire des sorties avec des forces imposantes et de culbuter les assiégeants dans le fleuve.

Les remparts et les tours présentent surtout un aspect formidable sur les points de l’enceinte où les approches sont relativement faciles, où des escarpements naturels ne viennent pas opposer un obstacle puissant à l’assaillant. Du côté du nord-est, de l’est et du sud, là où le plateau qui sert d’assiette à la Cité est à peu près de plain-pied avec la campagne, de larges « fossés » protègent la première enceinte.

Palissades. — Il est vraisemblable que les extrémités de ces fossés, ainsi que les avancées des portes, étaient défendues par des « palissades » extérieures, suivant les habitudes de l’époque. Ces palissades étaient munies de barrières ouvrantes.


IV. — EFFECTIF DE LA GARNISON

Nous avons fait le calcul du nombre d’hommes strictement nécessaire pour défendre la Cité de Carcassonne.

L’enceinte extérieure de la Cité de Carcassonne possède 14 tours ; en les supposant gardées chacune par 20 hommes, cela fait
280 hommes

Fig. 2.
Volets à rouleaux
Vingt hommes dans chacune des trois barbacanes
60 hommes
Pour servir les courtines sur les points attaqués
100
L’enceinte intérieure comprend 24 tours à 20 hommes par poste ; en moyenne
480
Pour la porte Narbonnaise
50
Pour garder les courtines
100
Pour la garnison du château
200

1.270 hommes
Ajoutons à ce nombre d’hommes les capitaines, un par poste ou par tour, suivant l’usage
53

1.323 hommes


Il s’agit ici des combattants seulement ; mais il faut ajouter à ce chiffre les servants, les ouvriers qu’il fallait avoir en grand nombre pour soutenir un siège : soit au moins le double des combattants. Ce nombre, à la rigueur, était suffisant pour opposer une résistance énergique à l’ennemi, dans une place aussi bien fortifiée.


Phot. Michel Jordy.

Défenses de la Porte d’Aude.

Les deux enceintes n’avaient pas à se défendre simultanément, et les hommes de garde, dans l’enceinte intérieure, pouvaient envoyer des détachements pour défendre l’enceinte extérieure. Si celle-ci tombait au pouvoir de l’ennemi, ses défenseurs se réfugiaient derrière l’enceinte intérieure. D’ailleurs, l’assiégeant n’attaquait pas tous les points à la fois. Le périmètre de l’enceinte extérieure est de 1.400 mètres sur les courtines ; donc c’est environ un combattant par mètre courant qu’il fallait compter pour composer la garnison d’une ville fortifiée comme la Cité de Carcassonne.


  1. Le rapport du sénéchal Guillaume des Ormes, et le récit de Guillaume de Puy-Laurens ont été publiés et annotés par M. Douët d’Arcq, dans la Bibliothèque de l’École des Chartes, 2e série, tome II, p. 363.
  2. Reconstruite sous saint Louis.
  3. Toutes les défenses du château datent du xiie siècle sauf celles du front sud.
  4. Sorte de petit blockaus en charpente.
  5. Le tombeau de cet Évêque est dans la petite Chapelle bâtie à l’extrémité du bras de croix sud de l’église de Saint-Nazaire (voir p. 106).
  6. Histoire des Antiques et Comtes de Carcassonne, G. Besse, citoyen de Carcassonne, Béziers, 1645. « Ces lettres, dit Besse, furent exécutées par le seneschal, pridie nonas Aprilis, c’est-à-dire le 4 avril 1247, et, avec l’acte de leur exécution, se trouvent avoir esté transcrites en langage du pays, dans le livre manuscrit des coutumes de Carcassonne. »
  7. Le Verdun du Moyen Âge ! (Note des Éditeurs).
  8. Au château de Coucy, bâti au commencement du xiiie siècle, on voit naître les mâchicoulis de pierre destinés à remplacer les hourds de bois. Là, ce sont déjà de grandes consoles de pierre qui portaient le hourd de bois.