La Cité de Dieu (Augustin)/Livre III/Chapitre II

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 48-49).
CHAPITRE II.
SI LES DIEUX QUE SERVAIENT EN COMMUN LES ROMAINS ET LES GRECS ONT EU DES RAISONS POUR PERMETTRE LA RUINE DE TROIE.

Et d’abord pourquoi Troie ou Ilion, berceau du peuple romain (car il n’y a plus rien à taire ou à dissimuler sur cette question, déjà touchée[1] dans le premier livre), pourquoi Troie a-t-elle été prise et brûlée par les Grecs, dont les dieux étaient ses dieux ? C’est, dit-on, que Priam a expié le parjure de son père Laomédon[2]. Il est donc vrai qu’Apollon et Neptune louèrent leurs bras à Laomédon pour bâtir les murailles de Troie, sur la promesse qu’il leur fit, et qu’il ne tint pas, de les payer de leurs journées. J’admire qu’Apollon, surnommé le divin, ait entrepris une si grande besogne sans prévoir qu’il n’en serait point payé. Et l’ignorance de Neptune, son oncle, frère de Jupiter et roi de la mer, n’est pas moins surprenante ; car Homère (qui vivait, suivant l’opinion commune, avant la naissance de Rome) lui fait faire au sujet des enfants d’Énée, fondateurs de cette ville[3], les prédictions les plus magnifiques. Il ajoute même que Neptune couvrit Énée d’un nuage pour la dérober à la fureur d’Achille, bien que ce Dieu désirât, comme il l’avoue dans Virgile :

« Renverser de fond en comble ces murailles de Troie construites de ses propres mains pour le parjure Laomédon[4] ».

Voilà donc des dieux aussi considérables que Neptune et Apollon qui, ne prévoyant pas que Laomédon retiendrait leur salaire, se sont faits constructeurs de murailles gratuitement et pour des ingrats. Prenez garde, car c’est peut-être une chose plus grave d’adorer des dieux si crédules que de leur manquer de parole. Homère lui-même n’a pas l’air de s’en rapporter à la table, puisqu’en faisant de Neptune l’ennemi des Troyens, il leur donne pour ami Apollon, que le grief commun aurait dû mettre dans l’autre parti. Si donc vous croyez aux fables, rougissez d’adorer de pareils dieux ; si vous n’y croyez pas, ne parlez plus du parjure Laomédon ; ou bien alors expliquez-nous pourquoi ces dieux si sévères pour les parjures de Troie sont si indulgents pour ceux de Rome ; car autrement comment la conjuration de Catilina, même dans une ville aussi vaste et aussi corrompue que Rome, eût-elle trouvé un si grand nombre de partisans nourris de parjures et de sang romain[5] ? Que faisaient chaque jour dans les jugements les sénateurs vendus, que faisait le peuple dans ses comices et dans les causes plaidées devant lui, que se parjurer sans cesse ? On avait conservé l’antique usage du serment au milieu de la corruption des mœurs, mais c’était moins pour arrêter les scélérats par une crainte religieuse que pour ajouter le parjure à tous les autres crimes.

  1. Chap. iv.
  2. Voyez Virgile, Georg., lib. i, vers. 502.
  3. Iliade, chant xx, vers 302, 305.
  4. Énéide, livre v, vers 810, 811.
  5. Saint Augustin rappelle les propres expressions de Salluste, De Catil. conj., cap. 14.