La Cité de Dieu (Augustin)/Livre IX/Chapitre XIII

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 186-187).
CHAPITRE XIII.
SI LES DÉMONS PEUVENT ÊTRE MÉDIATEURS ENTRE LES DIEUX ET LES HOMMES, SANS AVOIR AVEC EUX AUCUN POINT COMMUN, N’ÉTANT PAS HEUREUX, COMME LES DIEUX, NI MISÉRABLES, COMME LES HOMMES.

Si nous considérons maintenant les démons sous ces trois points de vue, il n’y a pas de difficulté touchant le lieu de leur séjour ; car entre la région la plus haute et la plus basse se trouve évidemment un milieu. Mais il reste deux qualités qu’il faut examiner avec soin, pour voir si elles sont étrangères aux démons, ou, au cas qu’elles leur appartiennent, comment elles s’accordent avec leur position mitoyenne. Or, elles ne sauraient leur être étrangères. On ne peut pas dire, en effet, des démons, animaux raisonnables, qu’ils ne sont ni heureux ni malheureux, comme on le dit des bêtes ou des plantes, dans lesquelles il n’y a ni raison, ni sentiment, ou encore comme on dit du milieu qu’il n’est ni le plus haut ni le plus bas. De même on ne peut pas dire des démons qu’ils ne sont ni mortels ni immortels ; car tout ce qui vit, ou vit toujours, ou cesse de vivre. Apulée d’ailleurs se prononce et fait les démons éternels. A quelle conclusion aboutir, sinon que, outre ces qualités contraires, les démons, êtres mitoyens, doivent emprunter un de leurs attributs à la série des qualités supérieures, et un autre à celle des inférieures ? Supposez, en effet, qu’ils eussent, soit les deux qualités supérieures, soit les deux autres, ils ne seraient plus des êtres mitoyens, ils s’élèveraient en haut ou se précipiteraient en bas. Et comme il a été prouvé qu’ils doivent posséder une des qualités contraires, il faut bien que pour tenir le milieu ils en prennent une de chaque côté. Or, ils ne peuvent emprunter aux natures terrestres l’éternité qui n’y est pas ; la prenant donc nécessairement aux êtres célestes, il faut, pour accomplir leur nature mitoyenne, qu’ils prennent la misère aux êtres inférieurs. Ainsi, selon les Platoniciens, les dieux qui occupent la plus haute partie du monde possèdent une éternité bienheureuse ou une béatitude éternelle ; les hommes, qui habitent la plus basse, une misère caduque ou une caducité misérable, et les démons, qui sont au milieu, une misère immortelle ou une misérable immortalité. Au reste, Apulée, par les cinq caractères qu’il attribue aux démons en les définissant, n’a pas montré, comme il l’avait promis, qu’ils soient intermédiaires entre les dieux et les hommes : « Ils ont, dit-il, trois points communs avec nous, étant des animaux quant au genre, des êtres raisonnables quant à l’esprit, et quant à l’âme des natures sujettes aux passions » ; il ajoute qu’ils ont un trait commun avec les dieux, savoir : l’éternité, et que l’attribut qui leur est propre, c’est un corps aérien. Comment donc y voir des natures mitoyennes entre la plus excellente et la plus imparfaite, puisqu’ils n’ont avec celle-ci qu’un point commun et qu’ils en ont trois avec celle-là ? N’est-il pas clair qu’ils s’éloignent ainsi du milieu et penchent vers l’extrémité inférieure ? Toutefois, il y aurait un moyen de soutenir qu’ils tiennent le milieu, et le voici : On pourrait alléguer que, outre leurs cinq qualités, il y en a une qui leur est propre, savoir, un corps aérien, de même que les dieux et les hommes en ont une aussi qui les distingue respectivement, les dieux un corps céleste, et les hommes un corps terrestre ; de plus, deux de ces qualités sont communes à tous, savoir le genre animal et la raison (car Apulée dit, en parlant des dieux et des hommes : « Voilà deux sortes d’animaux », et les Platoniciens ne parlent jamais des dieux que comme d’esprits raisonnables) ; restent deux qualités, l’âme sujette aux passions, et la durée éternelle : or, la première leur est commune avec les hommes, et la seconde avec les dieux, ce qui achève de les placer en un parfait équilibre entre les dieux et les hommes. Mais de quoi servirait-il à nos adversaires d’entendre ainsi les choses, puisque c’est la réunion de ces deux dernières qualités qui constitue l’éternité misérable et la misère éternelle des démons ? Et certes, celui qui a dit : Les démons ont l’âme sujette aux passions, aurait ajouté qu’ils l’ont misérable, s’il n’eût rougi pour leurs adorateurs. Si donc, du propre aveu des Platoniciens, le monde est gouverné par la Providence divine, il faut conclure que la misère des démons n’est éternelle que parce que leur malice est énorme.

Si on donne avec raison aux bienheureux le nom d’eudémons, ils ne sont donc pas eudémons ces démons intermédiaires entre les dieux et les hommes. Où mettra-t-on dès lors ces bons démons qui, au-dessus des hommes, mais au-dessous des dieux, prêtent à ceux-là leur assistance et à ceux-ci leur ministère ? S’ils sont bons et éternels, ils sont sans doute éternellement heureux. Or, cette félicité éternelle ne leur permet pas de tenir le milieu entre les dieux et les hommes, parce qu’elle les rapproche autant des premiers qu’elle les éloigne des seconds. Il suit de là que ces philosophes s’efforceront en vain de montrer comment les bons démons, s’ils sont immortels et bienheureux, tiennent le milieu entre les dieux heureux et immortels et les hommes mortels et misérables ; car, du moment qu’ils partagent avec les dieux la béatitude et l’immortalité, deux qualités que les hommes ne possèdent point, n’y a-t-il pas plus de raison de dire qu’ils sont fort éloignés des hommes et fort voisins des dieux, que de prétendre qu’ils tiennent le milieu entre les dieux et les hommes ? Cela serait soutenable s’ils avaient deux qualités, dont l’une leur fût commune avec les hommes et l’autre avec les dieux. C’est ainsi que l’homme est en quelque façon un être mitoyen entre les bêtes et les anges. Puisque la bête est un animal sans raison et mortel, et l’ange un animal raisonnable et immortel, on peut dire que l’homme est entre les deux, mortel comme les bêtes, raisonnable comme les anges ; en un mot, animal raisonnable et mortel. Lors donc que nous cherchons un terme moyen entre les bienheureux immortels et les mortels misérables, il faut pour le trouver, ou qu’un mortel soit bienheureux, ou qu’un immortel soit misérable.