La Cité de Dieu (Augustin)/Livre VII/Chapitre XXXV

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 154-155).
CHAPITRE XXXV.
DE L’HYDROMANCIE[1] DONT LES DÉMONS SE SERVAIENT POUR TROMPER NUMA EN LUI MONTRANT DANS L’EAU LEURS IMAGES.

Comme aucun prophète de Dieu, ni aucun ange ne fut envoyé à Numa, il eut recours à l’hydromancie pour voir dans l’eau les images des dieux ou plutôt les prestiges des démons, et apprendre d’eux les institutions qu’il devait fonder. Varron dit que ce genre de divination a son origine chez les Perses, et que le roi Numa, et après lui le philosophe Pythagore, en ont fait usage. Il ajoute qu’on interroge aussi les enfers en répandant du sang, ce que les Grecs appellent nécromancie[2] ; mais hydromancie et nécromancie ont ce point commun qu’on se sert des morts pour connaître l’avenir. Comment y réussit-on ? cela regarde les experts en ces matières ; pour moi, je ne veux pas soutenir que ces sortes de divinations fussent interdites par les lois chez tous les peuples et sous des peines rigoureuses, même avant l’avènement du Christ ; je ne dis pas cela, car peut-être étaient-elles permises ; je dis seulement que c’est par des pratiques de ce genre que Numa connut les mystères qu’il institua et dont il dissimula les causes. tant il avait peur lui-même de ce qu’il avait appris. Que vient donc faire ici Varron avec ses explications tirées de la physique ? Si les livres de Numa n’en eussent renfermé que de cette espèce, on ne les eût pas brûlés, ou bien on eût brûlé également les livres de Varron, lesquels sont dédiés au souverain pontife César. La vérité est que le mariage prétendu de Numa Pompilius avec la nymphe Égérie vient de ce qu’il puisait de l’eau[3] pour ses opérations d’hydromancie, ainsi que Varron lui-même le rapporte. Et voilà comme le mensonge fait une fable d’un fait réel. C’est donc par l’hydromancie que ce roi trop curieux fut initié, soit aux mystères qu’il consigna dans les livres des pontifes, soit aux causes de ces mystères dont il se réserva à lui le secret et qu’il fit pour ainsi dire mourir avec lui, en prenant soin de les ensevelir dans son tombeau. Il faut assurément, ou que ces livres continssent des choses assez abominables pour révolter ceux-là mêmes qui avaient déjà reçu des démons bien des rites honteux, ou qu’ils fissent connaître que toutes ces divinités prétendues n’étaient que des hommes morts dont le temps avait consacré le culte chez la plupart des peuples, à la grande joie des démons qui se faisaient adorer sous le nom de ces morts transformés en dieux. Qu’est-il arrivé ? c’est que, par une secrète providence de Dieu, Numa s’étant fait l’ami des démons, grâce à l’hydromancie, ils lui ont tout révélé, sans toutefois l’avertir de brûler en mourant ses livres plutôt que de les enfouir. Ils n’ont pu même empêcher qu’ils n’aient été découverts par un laboureur, et que Varron n’ait fait passer jusqu’à nous cette aventure. Après tout, ils ne peuvent que ce que Dieu leur permet, et Dieu, par un conseil aussi profond qu’équitable, ne leur donne pouvoir que sur ceux qui méritent d’être tentés par leurs prestiges ou trompés par leurs illusions. Ce qui montre, au surplus, à quel point ces livres étaient dangereux et contraires au culte du Dieu véritable, c’est que le sénat passa par-dessus la crainte qui avait arrêté Numa et les fit brûler. Que ceux donc qui n’aspirent point, même en ce monde, à une vie pieuse, demandent la vie éternelle à de tels mystères ! mais pour ceux qui ne veulent point avoir de société avec les démons, qu’ils sachent bien que toutes ces superstitions n’ont rien qui leur puisse être redoutable, et qu’ils embrassent la religion vraie par qui les démons sont dévoilés et vaincus.

  1. Hydromancie, divination par l’eau (d’ὕδωρ, eau, et μαντεία, divination.)
  2. Νεκρομαντεία, divination par les morts.
  3. Il y a ici un rapport intraduisible entre le nom d’Égérie et le mot latin egerere, puiser.