La Cité de Dieu (Augustin)/Livre VIII/Chapitre XXIV

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 174-176).
CHAPITRE XXIV.
TOUT EN DÉPLORANT LA RUINE FUTURE DE LA RELIGION DE SES PÈRES, HERMÈS EN CONFESSE OUVERTEMENT LA FAUSSETÉ.

Après un long discours Hermès reprend en ces termes ce qu’il avait dit des dieux formés par la main des hommes : « En voilà assez pour le moment sur ce sujet ; revenons à l’homme et à ce don divin de la raison qui lui mérite le nom d’animal raisonnable. On a beaucoup célébré les merveilles de la nature humaine ; mais, si étonnantes qu’elles paraissent, elles ne sont rien à côté de cette merveille incomparable, l’art d’inventer et de faire des dieux. Nos pères, en effet, tombés dans l’incrédulité et aveuglés par de grandes erreurs qui les détournaient de la religion et du culte, imaginèrent de former des dieux de leurs propres mains ; cet art une fois inventé, ils y joignirent une vertu mystérieuse empruntée à la nature universelle, et, dans l’impuissance où ils étaient de faire des âmes, ils évoquèrent celles des démons ou des anges, en les attachant à ces images sacrées et aux divins mystères, ils donnèrent à leurs idoles le pouvoir de faire du bien ou du mal ». Je ne sais en vérité si les démons évoqués en personne voudraient faire des aveux aussi complets ; Hermès, en effet, dit en propres termes : « Nos pères, tombés dans l’incrédulité et aveuglés par de grandes erreurs qui les détournaient de la religion et du culte, imaginèrent de former des dieux de leurs propres mains ». Or, ne pourrait-il pas se contenter de dire : Nos pères ignoraient la vérité ? Mais non ; il prononce le mot d’erreur, et il dit même de grandes erreurs. Telle est donc l’origine de ce grand art de faire des dieux : c’est l’erreur, c’est l’incrédulité, c’est l’oubli de la religion et du culte. Et cependant notre sage égyptien déplore la ruine future de cet art, comme s’il s’agissait d’une religion divine. N’est-il pas évident, je le demande, qu’en confessant de la sorte l’erreur de ses pères, il cède à une force divine, comme en déplorant la défaite future des démons, il cède à une force diabolique ? Car enfin, si c’est par l’erreur, par l’incrédulité, par l’oubli de la religion et du culte qu’a été trouvé l’art de faire des dieux, il ne faut plus s’étonner que toutes les œuvres de cet art détestable, conçues en haine de la religion divine, soient détruites par cette religion, puisqu’il appartient à la vérité de redresser l’erreur, à la foi de vaincre l’incrédulité, à l’amour qui ramène à Dieu de triompher de la haine qui en détourne.

Supposons que Trismégiste, en nous apprenant que ses pères avaient inventé l’art de faire des dieux, n’eût rien dit des causes de cette invention, c’eût été à nous de comprendre, pour peu que nous fussions éclairés par la piété, que jamais l’homme n’eût imaginé rien de semblable s’il ne se fût détourné du vrai, s’il eût gardé à Dieu une foi digne de lui, s’il fût resté attaché au culte légitime et à la bonne religion. Et toutefois, si nous eussions, nous, attribué l’origine de l’idolâtrie à l’erreur, à l’incrédulité l’oubli de la vraie religion, l’impudence des adversaires du christianisme serait jusqu’à un certain point supportable ; mais quand celui qui admire avec transport dans l’homme cette puissance de faire des dieux, et prévoit avec douleur le temps où les lois humaines elles-mêmes aboliront ces fausses divinités instituées par les hommes, quand ce même personnage vient confesser ouvertement les causes de cette idolâtrie savoir : l’erreur, l’incrédulité et l’oubli de la religion véritable, que devons-nous dire, ou plutôt que devons-nous faire, sinon rendre des actions de grâces immortelles au Seigneur notre Dieu, pour avoir renversé ce culte sacrilége par des causes toutes contraires à celles qui le firent établir ? Car, ce qui avait été établi par l’erreur a été renversé par la vérité ; ce qui avait été établi par l’incrédulité a été renversé par la foi ; ce qui avait été établi par la haine du culte véritable a été rétabli par l’amour du seul vrai Dieu. Ce merveilleux changement ne s’est pas opéré seulement en Égypte, unique objet des lamentations que l’esprit des démons inspire à Trismégiste ; il s’est étendu à toute la terre, qui chante au Seigneur un nouveau cantique, selon cette prédiction des Écritures vraiment saintes et vraiment prophétiques : « Chantez au Seigneur un cantique nouveau, chantez au Seigneur, peuples de toute la terre[1] ». Aussi le titre de ce psaume porte-t-il : « Quand la maison s’édifiait après la captivité ». En effet la maison du Seigneur, cette Cité de Dieu qui est la sainte Église, s’édifie par toute la terre, après la captivité où les démons retenaient les vrais croyants, devenus maintenant les pierres vivantes de l’édifice. Car, bien que l’homme fût l’auteur de ses dieux, cela n’empêchait pas qu’il ne leur fût soumis par le culte qu’il leur rendait et qui le faisait entrer dans leur société, je parle de la société des démons, et non de celle de ces idoles sans vie. Que sont en effet les idoles, sinon des êtres « qui ont eu des yeux et ne voient pas », suivant la parole de l’Écriture[2], et qui, pour être des chefs-d’œuvre de l’art, n’en restent pas moins dépourvus de sentiment et de vie ? Mais les esprits immondes, liés à ces idoles par un art détestable, avaient misérablement asservi les âmes de leurs adorateurs en se les associant. C’est pourquoi l’Apôtre dit : « Nous savons qu’une idole n’est rien et c’est aux démons, et non à Dieu, que les gentils offrent leurs victimes. Or, je ne veux pas que vous ayez aucune société avec les démons[3] ». C’est donc après cette captivité qui asservissait les hommes aux démons, que la maison de Dieu s’édifie par toute la terre, et de là le titre du psaume où il est dit : « Chantez au Seigneur un cantique nouveau ; chantez au Seigneur, peuples de toute la terre ; chantez au Seigneur et bénissez son saint nom ; annoncez dans toute la suite des jours son assistance salutaire ; annoncez sa gloire parmi les nations et ses merveilles au milieu de tous les peuples ; car le Seigneur est grand et infiniment louable ; il est plus redoutable que tous les dieux, car tous les dieux des gentils sont des démons, mais le Seigneur a fait les cieux[4] ».

Ainsi, celui qui s’affligeait de prévoir un temps où le culte des idoles serait aboli, et où les démons cesseraient de dominer sur leurs adorateurs, souhaitait, sous l’inspiration de l’esprit du mal, que cette captivité durât toujours, au lieu que le psalmiste célèbre le moment où elle finira et où une maison sera édifiée par toute la terre. Trismégiste prédisait donc en gémissant ce que le Prophète prédit avec allégresse ; et comme le Saint-Esprit qui anime les saints Prophètes est toujours victorieux, Trismégiste lui-même a été miraculeusement contraint d’avouer que les institutions dont la ruine lui causait tant de douleur, n’avaient pas été établies par des hommes sages, fidèles et religieux, mais par des ignorants, des incrédules et des impies. Il a beau appeler les idoles des dieux ; du moment qu’il avoue qu’elles sont l’ouvrage d’hommes auxquels nous ne devons pas nous rendre semblables, par là même il confesse, malgré qu’il en ait, qu’elles ne doivent point être adorées par ceux qui ne ressemblent pas à ces hommes, c’est-à-dire qui sont sages, croyants et religieux. Il confesse, en outre, que ceux mêmes qui ont inventé l’idolâtrie ont consenti à reconnaître pour dieux des êtres qui ne sont point dieux, suivant cette parole du Prophète : « Si l’homme se fait des dieux, ce ne sont point des dieux véritables[5] ». Lors donc que Trismégiste appelle dieux de tels êtres, reconnus par de tels adorateurs et formés par de tels ouvriers, lorsqu’il prétend que des démons, qu’un art ténébreux a attachés à de certains simulacres par le lien de leurs passions, sont des dieux de fabrique humaine, il ne va pas du moins jusqu’à cette opinion absurde du platonicien Apulée, que les démons sont des médiateurs entre les dieux que Dieu a faits, et les hommes qui sont également son ouvrage, et qu’ils transmettent aux dieux les prières des hommes, ainsi qu’aux hommes les faveurs des dieux. Car il serait par trop absurde que les dieux créés par l’homme eussent auprès des dieux que Dieu a faits, plus de pouvoir que n’en a l’homme, qui a aussi Dieu pour auteur. En effet, le démon qu’un homme a lié à une statue par un art impie, est devenu un dieu, mais pour cet homme seulement, et non pour tous les hommes. Quel est donc ce dieu qu’un homme ne saurait faire sans être aveugle, incrédule et impie ? Enfin, si les démons qu’on adore dans les temples et qui sont liés par je ne sais quel art à leurs images visibles, ne sont point des médiateurs et des interprètes entre les dieux et les hommes, soit à cause de leurs mœurs détestables, soit parce que les hommes, même en cet état d’ignorance, d’incrédulité et d’impiété où ils ont imaginé de faire des dieux, sont d’une nature supérieure à ces démons enchaînés par leur art au corps des idoles, il s’ensuit finalement que ces prétendus dieux n’ont de pouvoir qu’à titre de démons, et que dès lors ils nuisent ouvertement aux hommes, ou que, s’ils semblent leur faire du bien, c’est pour leur nuire encore plus en les trompant. Remarquons toutefois qu’ils n’ont ce double pouvoir qu’autant que Dieu le permet par un conseil secret et profond de la Providence, et non pas en qualité de médiateurs et d’amis des dieux. Ils ne sauraient, en effet, être amis de ces dieux excellents que nous appelons Anges, Trônes, Dominations, Principautés, Puissances, toutes créatures raisonnables qui habitent le ciel, et dont ils sont aussi éloignés par la disposition de leur âme, que le vice l’est de la vertu et la malice de la bonté.

  1. Ps. XCV, 1.
  2. Id. CXIII, 5.
  3. I Cor. VIII, 4 ; X, 20.
  4. Ps. XCV, 1-5.
  5. Jér. XVI, 20.