La Cité de Dieu (Augustin)/Livre X/Chapitre IX

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 201-202).
CHAPITRE IX.
DES INCERTITUDES DU PLATONICIEN PORPHYRE TOUCHANT LES ARTS ILLICITES ET DÉMONIAQUES.

Ces miracles et beaucoup d’autres qu’il serait trop long de rapporter, avaient pour objet de consolider le culte du vrai Dieu et d’interdire le polythéisme ; ils se faisaient par une foi simple, par une pieuse confiance en Dieu, et non par les charmes et les enchantements de cette curiosité criminelle, de cet art sacrilége qu’ils appellent tantôt magie, tantôt d’un nom plus odieux, goétie[1], ou d’un nom moins décrié, théurgie ; car on voudrait faire une différence entre deux sortes d’opérations, et parmi les partisans des arts illicites déclarés condamnables, ceux qui pratiquent la goétie et que le vulgaire appelle magiciens[2] tandis qu’au contraire ceux qui se bornent à la théurgie seraient dignes d’éloges ; mais la vérité est que les uns et les autres sont entraînés au culte trompeur des démons qu’ils adorent sous le nom d’anges. Porphyre[3] promet une certaine purification de l’âme à l’aide de la théurgie, mais il ne la promet qu’en hésitant et pour ainsi dire en rougissant, et d’ailleurs il nie formellement que le retour de l’âme à Dieu se puisse faire par ce chemin[4] ; de sorte qu’on le voit flotter entre les coupables secrets d’une curiosité sacrilége et les maximes de la philosophie. Tantôt en effet il nous détourne de cet art impur comme dangereux dans la pratique et prohibé par les lois, tantôt entraîné par les adeptes, il accorde que la théurgie sert à purifier une partie de l’âme, non pas, il est vrai, cette partie intellectuelle qui perçoit la vérité des choses intelligibles et absolument éloignées des sens, mais du moins cette partie spirituelle qui saisit les images sensibles. Celle-ci, suivant Porphyre, à l’aide de certaines consécrations théurgiques nommées Télètes[5], devient propre au commerce des esprits et des anges et capable de la vision des dieux. Il convient toutefois que ces consécrations ne servent de rien pour purifier l’âme intellectuelle et la rendre apte à voir son Dieu et à contempler les existences véritables. On jugera par un tel aveu de ce que peut être cette vision théurgique où l’on ne voit rien de ce qui existe véritablement. Porphyre ajoute que l’âme, ou, pour me servir de son expression favorite, l’âme intellectuelle peut s’élever aux régions supérieures sans que la partie spirituelle ait été purifiée par aucune opération de la théurgie, et que la théurgie, en purifiant cette partie spirituelle, ne peut pas aller jusqu’à lui donner la durée immortelle de l’éternité[6]. Enfin, tout en distinguant les anges qui habitent, suivant lui, l’éther ou l’empyrée, d’avec les démons, dont l’air est le séjour, et tout en nous conseillant de rechercher l’amitié de quelque démon, qui veuille bien après notre mort nous soulever un peu de terre (car c’est par une autre voie que nous parvenons, suivant lui, à la société des anges), Porphyre en définitive avoue assez clairement qu’il faut éviter le commerce des démons, quand il nous représente l’âme tourmentée des peines de l’autre vie et maudissant le culte des démons dont elle s’est laissé charmer. Il n’a pu même s’empêcher de reconnaître que cette théurgie, par lui vantée comme nous conciliant les anges et les dieux, traite avec des puissances qui envient à l’âme sa purification ou qui favorisent la passion de ceux qui la lui envient. Il rapporte à ce sujet les plaintes de je ne sais quel Chaldéen : « Un homme de bien, de Chaldée, dit-il, se plaint qu’après avoir pris beaucoup de peine à purifier une âme, il n’y a pas réussi, parce qu’un autre magicien, poussé par l’envie, a lié les puissances par ses conjurations et rendu leur bonne volonté inutile ». Ainsi, ajoute Porphyre, « les liens formés par celui-ci, l’autre n’a pu les rompre » ; d’où il conclut que la théurgie sert à faire du mal comme du bien chez les dieux et chez les hommes ; et, de plus, que les dieux ont aussi des passions et sont agités par ces mêmes troubles qui, suivant Apulée, sont communs aux hommes et aux démons, mais ne peuvent atteindre les dieux placés par Platon dans une région distincte et supérieure.

  1. La goétie (γοητεία) est, suivant Suidas et Eustathe, cette partie de la magie qui consiste à évoquer les morts à l’aide de certains gémissements (ἀπο τῶν γοῶν) poussés autour de leurs tombeaux.
  2. Saint Augustin se sert du mot maleficus. Et en effet, les magiciens et les astrologues étaient punis par les lois sous le nom de mathematici et de malefici. Voyez le Corpus juris, lib. ix Codicis, tit. 8.
  3. Un des principaux philosophes de l’école d’Alexandrie. Il naquit l’an 232 de J.-C. Bien qu’on ait voulu le faire Juif, il était certainement de Syrie. Son nom était Malchus, qui fut traduit en grec, tantôt par Βασιλεύς, tantôt par Πορφύριος. Disciple et ami de Plotin, il recueillit et édita ses ouvrages sous le nom d’Ennéades. Lui-même composa un grand nombre d’écrits, presque tous perdus. Ceux dont parle saint Augustin, dans ce chapitre et les suivants, sont la Lettre à Anébon, ouvrage que nous avons conservé, le traité du Retour de l’âme vers Dieu, et le fameux écrit Contre les chrétiens. Nous n’avons plus ces deux derniers ouvrages. Voyez Fabricius, Biblioth. græc., tome iv, page 192 seq.
  4. Lettre à Anébon, page 9, édit. de Th. Gale, Oxford, 1678.
  5. Les Télètes (τελεταί) étaient certains rites magiques estimés parfaits par les adeptes. Voyez Apulée, passim.
  6. Cette distinction établie par Porphyre entre la partie simplement spirituelle de l’âme et la partie intellectuelle et supérieure est déjà dans Plotin (Voyez I Enn., lib. i, cap. 8). En général, les Alexandrins distinguent dans l’homme trois principes : 1° le corps ; 2° l’âme, supérieure au corps (ψυχή) ; 3° l’esprit (νοῦς), supérieur au corps et à l’âme.