La Civilisation et les grands fleuves historiques/8

La bibliothèque libre.


CHAPITRE VIII


LE NIL


Caput Nili. – L’axe congo-nitotique. – Le fleuve de l’histoire et le fleuve de la barbarie. – Les sedd. – Le régime des inondations. – Le despotisme pharaonique. – Le progrès en Égypte.


Au cœur même de l’Afrique, les pluies torrentielles de l’Équateur, en tombant dru sur la surface imperméable de l’une de ces terrasses qui sont la caractéristique du Continent noir, délimite à une région géographique très remarquable dont l’exploration, non encore tout à fait complète, date d’une quarantaine d’années. Ce que nous en connaissons aujourd’hui montre que les géographes du XVIe siècle possédaient déjà sur cette contrée des renseignements bien plus exacts qu’on ne le supposait naguère. D’après ces auteurs, en effet, les deux plus grands fleuves du monde africain, l’illustre Nil et l’obscur Congo, le Zairé des Portugais, prenaient leur source dans une même mer intérieure, Atché Lounda, censée occuper tout l’espace où se trouvent les puissantes nappes d’eau, Nyassa (Maravi), Bangouelo, Moero Okata, Tanganîka, Kéréoué ou Victoria Nyanza, cette dernière ayant quelque droit à l’appellation de mer, puisqu’elle dépasse en étendue le lac dit mer d’Aral. Les espaces intermédiaires à ces grands lacs, dont les tributaires et les émissaires divergent en tous sens, sont en maints endroits de vastes lagunes, des marécages aux contours incertains ; aussi la région tout entière a-t-elle pu produire l’impression d’une mer sur des voyageurs qui la côtoyaient sans la parcourir. Les renseignements des Portugais leur venaient des pombeiros, conducteurs noirs des caravanes qui, tous les ans, partent du Bihé, sur les frontières du Benguela, pour la région des grands lacs et du bas Zambèse[1] ; naguère encore ces notions étaient générales parmi les Arabes et les Zanzibariens qui, de temps immémorial, commercent avec l’intérieur par la voie des stations situées à l’est du Tanganîka et sur le haut Congo. Après avoir lu la description de l’Afrique centrale dans un ouvrage espagnol datant de la première moitié du XVIIe siècle et publié à Madrid sous ce titre : Relacion de la Mission Evangelica en el reyno de Congo de la serafica corporacion de los Capuchinos, on peut s’expliquer facilement que le célèbre Bruce, une fois parvenu aux sources du fleuve Bleu ou Bahr-el-Azrak, ait cru et fait croire à quelques savants contemporains avoir définitivement résolu le problème presque cent fois séculaire du Caput Nili, problème qui, depuis la plus haute antiquité, a passionné tant d’hommes éminents[2] et coûté la vie à tant d’explorateurs !

Déjà, dans la dernière moitié du IIe siècle après Jésus-Christ, Claude Ptolémée savait que le fleuve mystérieux arrive de l’hémisphère austral[3], des montagnes de la Lune ; et en effet, Ou-nyamouézi, le nom de la contrée au sud du lac Victoria, est composé de trois mots bantou : ou (pays), nya (particule de relation), mouzi (lune)[4]. D’après le grand géographe alexandrin, le Nil surgit à l’ouest d’un autre fleuve, le Rhaptus ou Rhapta, nom qui — Livingstone le faisait remarquer dans son Dernier Journal – n’est pas sans consonance avec celui du Rovouma.

De plus, et ceci semble prouver que Ptolémée ne cherchait pas ses renseignements dans les nombreuses légendes et les récits fantaisistes du temps, il fait passer les six rivières qui, suivant lui, formaient le Caput Nili, par deux grands lacs situés au couchant et au levant l’un de l’autre (le Tanganîka et le Victoria-Nyanza)[5]. En somme, la notion qu’il nous a laissée du grand fleuve n’était guère moins éloignée de la vérité que celle de Speke et de Grant, lorsque, il y a plus de vingt-cinq ans, ils dissuadèrent Mlle Tinné de continuer son voyage, car, disaient-ils, ils s’étaient assuré, de visu, que le Nil prend sa source dans le grand Nyanza. Toutefois les brillantes découvertes de ces deux officiers suffisaient pour résoudre la question des versants africains, et c’est en vain que Livingstone poursuivait ses recherches des origines du Nil dans ces dépressions lacustres du Bangouéolo qui appartiennent au bassin du Congo, ainsi que Stanley devait bientôt après[6].

En regard des idées à peu près vraies de Ptolémée, voyons quel était, aux derniers temps de l’empire pharaonique, le résumé de la sagesse égyptienne au sujet du grand mystère de la « Tête du Nil ». D’après Hérodote, le voile n’était levé que pour un seul homme, le scribe sacré du temple de la déesse Neit (Athéné, Minerve) à Naïs[7]. Comment le voyageur grec est-il parvenu à surprendre cet auguste secret ? On l’ignore, mais il nous le livre sans réserve : « Ce sont, dit-il, deux montagnes aux sommets pointus, Krophi et Mophi, situées entre la ville de Syène (Assouan) dans le domaine thébain, et la ville d’Éléphantine (Abou)[8]. »

On voit par là que, pour les anciens Égyptiens, les sources du Nil s’identifiaient avec la limite extrême de ses inondations bienfaisantes : ni eux, ni Hérodote qui, dans les chapitres XXIX, XXX, XXXI, donne l’itinéraire exact d’Éléphantine à Méroé par Tachompso, et plus loin, au pays des Automoles, n’étaient pas sans savoir que le fleuve existe bien au-delà de ses prétendues origines. Mais aux yeux de ces peuples, vivent seulement des inondations périodiques du Nil, de la substance même du divin Hapi, ce fleuve ne présentait plus d’intérêt, dès que, encaissé entre les hautes murailles de sa prison nubienne, il ne pouvait sortir de son lit, abandonnant ainsi au souffle empoisonné du désert, à son antagoniste Set-Typhon, le pays qu’il traverse sans le féconder. Il nous semble plus extraordinaire que cette origine fût regardée comme un mystère redoutable, puisque le plus infime des pêcheurs et des bateliers, ces corporations abjectes de l’Égypte ancienne, pouvait de son œil sacrilège profaner la sainteté de ces lieux.

Néron, passionné comme tous les césars[9] des premiers temps de l’Empire pour la question de la « Tête du Nil » envoya deux centurions à la recherche des véritables sources du grand fleuve : ils avaient réussi à le remonter plus haut que son confluent avec la rivière des Arabes, plus loin que n’importe lequel de nos voyageurs européens d’il y a cinquante ans[10], lorsqu’ils furent arrêtés par les sedd ou seudd, ces amas d’herbes flottantes auxquels on peut appliquer le nom d’« embarras », dans le sens qu’attribuent à ce mot les créoles de la Louisiane.

Ces émissaires avaient surpris sans doute le secret gardé par le trésorier hiérophante de la sagesse divine de Saïs, et, si impressionnés furent-ils par cette bizarre conception égyptienne d’un fleuve ayant ses sources à quelque 1500 kilomètres en aval du lieu jusqu’où ils l’avaient remonté, que, à leur retour, ils rapportèrent à l’empereur avoir réellement vu le Nil surgir d’entre les deux collines Krophi et Mophi, aux fontaines insondables. Une moitié des eaux du gouffre, disaient-ils, se dirige vers le nord et forme le Nil Hapi des Égyptiens ; l’autre s’écoule vers l’Éthiopie et s’y perd en des marais infranchissables.

Pour Ptolémée, comme pour nos explorateurs modernes, le problème des sources du Nil n’était donc qu’une simple question de géographie ; pour les Égyptiens même longtemps après la chute de leur empire, elle restait dans le domaine sacré des mystères de la religion, domaine où la solution la moins compatible avec les lois naturelles les mieux établies est précisément celle que le croyant embrasse avec le plus de ferveur… On n’avait jamais vu de rivière sourdre du milieu, voire même près de la fin de son cours ; mais, quel autre fleuve pouvait se comparer au Nil, au divin Hapi ? À mon avis, la simple juxtaposition des deux réponses au problème du Caput Nili, celle du géographe macédonien d’Alexandrie et celle des prêtres de Saïs, permet d’apprécier, d’un coup d’œil, la différence entre l’esprit de la civilisation méditerranéenne et l’esprit de l’ancienne Égypte ; les résultats militaires de l’expédition de Ptolémée Philadelphe amenaient le Grec Ératosthène, cité par Strabon, à conclure que le Nil à son origine dans les grands lacs de l’Afrique équatoriale, tandis que les ministres de Neit, de la Suprême Sagesse égyptienne, se transmettaient encore, comme un mystère vénérable et sacré, la fable de Krophi et de Mophi.

Si notre connaissance des origines du Nil n’est pas complète aujourd’hui, nous savons du moins que les deux fleuves géants de l’énorme continent africain, le Nil et le Congo, partent de sources distinctes, mais assez rapprochées. Le Tanganîka, qui se rattache au Congo par le Loukouga, et le Victoria-Nyanza, d’où sort le Nil, appartiennent à deux bassins différents. Il est vrai que de ce côté le faîte de séparation du Nil et du Congo se hérisse de pics élevés, de nature probablement volcanique, tels que le Ganbaragara, au nord-est du lac figurant sur nos cartes sous le nom de Louta-Nzighé, et le M’foumbiro, entre ce même lac et le plus fort des tributaires du Kéréoué-Nyanza, le Tangouré, provisoirement Nil Alexandra. Mais ces pics ne se relient par rameaux continus, ni aux massifs gigantesques des monts Kenia et Kilima-Njaro, ni à la rangée dite chaîne des Explorateurs, qui borde, à l’ouest, le M’voutan-Nzighé (Albert-Nyanza) ; plus au nord, la ligne de démarcation entre les bassins énormes du Nil et du Ouellé, le grand affluent du Congo, est généralement indiquée par de petits accidents de terrain ou même par des plaines à pente indécise ; à la saison des pluies, il est possible qu’une des mares ou lagunes si nombreuses de cette région mêle ses eaux à celles de ses deux grands voisins, et serve ainsi de trait d’union temporaire entre le Tanganika et le Kéréoné-Nyanza, entre le Congo et le Nil. Cependant, des origines de l’Ouellé, affluent du Congo, aux sources présumées des tributaires les plus méridionaux du Nil, on voit assez distinctement la ligne de démarcation courir du nord-ouest au sud-est. Prolongeons-la jusqu’aux limites du continent africain, nous obtenons un axe idéal se dirigeant du cap Spartel vers la mer de Zanzibar : si, maintenant, à partir de l’extrémité méridionale du Soulaiman-dagh, nous tirons, à travers l’Asie et l’Europe, une droite parallèle à la diagonale de l’Afrique par les sources du Nil, nous déterminons ainsi deux grands blocs continentaux de dimension et surtout d’importance historique très inégale, ayant chacun son fleuve géant né dans un commun berceau, la région des grands lacs de l’Afrique équatoriale. À droite de l’axe, le bloc « nilotique » nous présente bien quelques déserts, des espaces restreints où domine la barbarie, mais aussi, nous y voyons les territoires de toutes les grandes civilisations qui ont brillé dans les annales de l’Occident, de la plus haute antiquité aux temps modernes : l’Égypte avec l’Éthiopie ; les provinces méditerranéennes de l’Afrique : l’Asie antérieure, du delta de l’Indus au Caucase et à la Syrie ; l’Asie Mineure ; toute l’Europe centrale et occidentale avec les îles Britanniques, sans en exclure la Scandinavie méridionale et une partie de la Russie. Le bloc laissé à gauche comprend le reste de l’Afrique, c’est-à-dire le vrai continent Noir qui s’est montré, jusqu’à ce jour, si réfractaire à la civilisation et à l’histoire !

Les rapports purement quantitatifs entre l’étendue de ces deux grands blocs continentaux n’ont aucune importance ; de même l’ampleur du cours d’un fleuve, est, au point de vue de la géographie physique, un élément assez indifférent. Le Nil surpasse de beaucoup son voisin sud-occidental par le développement de son parcours, mais on dirait qu’il s’étire et s’amincit d’amont en aval, comme exténué sous l’effort qui le pousse vers la Méditerranée ; le Congo, au contraire, se pelotonne, se replie en courbes, en spirales majestueuses, frangées d’affluents puissants et nombreux ; l’ensemble des terres arrosées par ses eaux et celles de ses tributaires plus ou moins connus, y compris l’Ouellé, est supérieur en étendue au bassin du Nil. Et quant à sa richesse liquide, le Congo, bien que son régime soit encore peu connu, l’emporte manifestement sur son rival. Pourtant, jusqu’à nos jours, il est resté le fleuve par excellence de la barbarie, tandis que le Nil, s’il n’est pas le créateur premier et unique, est incontestablement l’un des principaux générateurs de ces civilisations glorieuses qui, depuis 6000 ou 8000 ans, ont brillé ou brillent encore dans le monde occidental.

Sous le rapport de la navigabilité, le Congo et le Nil ressemblent à tous les autres fleuves africains : descendant les terrasses superposées du continent Noir, ils se précipitent en rapides ou en véritables cataractes qui sont un obstacle au trafic et parfois


No 4. Axe congo-nilotique et zone méditerranéenne.


l’interrompent complètement. Mais, à ces désavantages communs, s’ajoutent, pour le Nil, ces «  embarras » ou sedd déjà mentionnés. « Au sortir du M’voutan-Nzighé, le fleuve est d’allure tranquille, et, large de 500 à 2000 mètres, il serpente en longs méandres entre deux rives verdoyantes. Dans le milieu du chenal, l’eau est profonde de 5 à 12 mètres, et de gros bâtiments pourraient, en toute saison, desservir les escales riveraines jusqu’à 200 kilomètres en aval du lac ; des îles boisées et des îlots, s’élevant hors de l’eau comme des bouquets de papyrus, bordent les rives ; souvent, surtout au commencement des crues, on voit des îles flottantes passer au fil du courant. Les matériaux originaires de ces îles consistent en traînées de feuilles et de roseaux qui viennent s’échouer sur des fourrés de hautes herbes aquatiques, se raidissant sous l’effort de l’eau comme des cordes d’ancre. Ces débris de plantes se décomposent et forment une première couche de terreau flottant qui ne tarde pas à se couvrir de végétation… Il arrive souvent que les débris végétaux s’accumulent en assez grande quantité pour que les masses flottantes prennent racine çà et là au fond du lit fluvial, et l’on a vu, dans le bassin du Nil, des rivières entièrement recouvertes par ces planchers mobiles et élastiques, sur lesquels se hasardent même les caravanes. C’est à la formation rapide des îles d’herbes que le Nil doit d’avoir été fréquemment bloqué dans cette partie de son cours, et forcé de se creuser de nouveaux lits. Dans les plaines qui s’étendent à l’ouest du Nil actuel, on remarque, en beaucoup d’endroits, les restes d’anciens courants, « fausses rivières » qui furent autrefois le Nil…

« Le flot des eaux pluviales, uni en un seul courant à Gondokoro et à Lado, présente un aspect imposant : mais, coulant dans une plaine à très faible pente, il se ramifie en de nombreuses rivières latérales. Le cours principal finit même par se bifurquer complètement ; tandis que le Nil proprement dit maintient d’abord sa direction vers le nord ouest, le Bahr-ez-Zarâf, ou « fleuve des Girafes », coule au nord, pour aller rejoindre le fleuve majeur après un cours errant d’environ 300 kilomètres à travers les savanes et les marécages : ce n’est pas une rivière, dit Marno, mais seulement un khor, une « coulée » qui d’ailleurs devient d’année en année plus difficile à visiter… Évidemment toute la région basse dans laquelle serpentent le Bahr-el-Djebel, le Bahr-ez-Zarâf, leurs innombrables affluents et les rivières qui viennent les rejoindre, fut jadis un vaste lac que les alluvions ont graduellement comblé. L’endroit où commence la berge septentrionale de cette ancienne mer intérieure, est indiqué par le brusque changement du cours du Nil au confluent du Bahr-el-Ghazâl ou « fleuve des Gazelles », qu’on nomme dans sa partie supérieure, Bahr-el-Arab, ou « fleuve des Arabes ». À ce tournant, appelé le « Joug des Rivières », tout le système des eaux, fleuve principal et coulées, doit se recourber vers l’est pour longer les hautes plaines du Kordofan. Un reste de lac, le No (Birket-el-Ghazâl), emplit encore une cavité de l’ancienne dépression, mais, sous l’action des courants, des crues, des apports, cette nappe d’eau, marécageuse sur les bords, change incessamment de forme… Sur toutes les cartes originales, les contours en diffèrent ; elle paraît diminuer maintenant, colmatée par les apports continuels du fleuve et des rivières ; en 1840, lorsque d’Arnaud en dressa la carte, c’était un bassin très considérable.

« Le Joug des Rivières est la partie du fleuve où les végétaux barrent le plus souvent le passage ; les îles flottantes qu’apportent les courants et les bayous latéraux, s’arrêtent aux brusques tournants et s’étendent, de rive à rive, en un radeau mobile. Arrêté par l’obstacle, le fleuve se déplace, mais d’autres sedd, retenus par des fourrés d’ambatch (plante ou bois plus léger que le liège), viennent bloquer le nouveau lit… Terre qui se forme, la couche de débris finit par se consolider ; elle se recouvre de papyrus, même de végétation arborescente, et des forêts croissent au-dessus d’un fleuve caché, qui continue lentement son cours dans ses profondeurs. Des familles nombreuses de la tribu des Nouêr installent leurs campements sur le tapis d’herbes flottantes, se nourrissant uniquement des poissons qu’ils pêchent en perçant le sol et des graines d’espèces diverses de nymphéacées. Sur les berges du fleuve et des marais, se voient en certains endroits des myriades de buttes argileuses élevées par les termites, et toutes assez hautes pour dépasser de leurs pointes le niveau des nappes d’inondation : suivant la hauteur des crues, les termites montent ou descendent d’étage en étage. Un des habitants les plus curieux de ces régions inondées est l’oiseau appelé « père du soulier » par les Arabes, à cause de la forme de son bec : c’est le Balæniceps rex des naturalistes. Quand on aperçoit de loin, sur une butte de termites, cet animal bizarre aux longues jambes, au plumage grisâtre, à la tête énorme, on se demande si l’on voit un oiseau ou un pêcheur Nouêr le corps frotté de cendre[11]. »

Plus téméraire, ou mieux servie par les circonstances que les centurions romains, Mlle Tinné, en 1864, réussit à remonter le Nil, sur un bateau à vapeur, plus loin que le lac No et le Joug des Rivières ; mais, en 1880, l’Italien Gessi, à la tête de 500 soldats du khédive et de nombreux esclaves noirs, se débattit misérablement pendant trois mois au milieu de ces obstacles. Plus de la moitié des hommes fut emportée par la famine ou succomba aux miasmes délétères de ces amas énormes de végétaux en décomposition : les survivants, réduits à se nourrir de cadavres, durent leur salut à l’expédition amenée à leur secours par le célèbre explorateur et chasseur autrichien, Marno. Gessi, quelques mois après, mourut des suites d’une maladie contractée dans ces mêmes sedd, et son jeune libérateur ne lui survécut que peu d’années.

Le Nil, perdu au milieu des herbages, semble désormais impropre à toute navigation, mais la rivière des Gazelles, aux multiples affluents, vient lui verser les eaux recueillies entre le pays des Niam-Niam anthropophages et la contrée des Wadj ; son rapide courant a bientôt balayé les « embarras », et le grand fleuve, enrichi des apports de la région sud-abyssinienne que lui versent le Sobat et le Bahr-el-Azrek ou fleuve Bleu, devient accessible aux navires. Entre Khartoum et la jonction du Nil blanc et de l’Atbara, le passage se trouve intercepté de nouveau par la sixième cataracte, la première de celles qui se suivent à de faibles intervalles jusqu’à l’entrée de la Thébaïde à Assouan, où commence l’Égypte historique, la vallée des inondations. Sur tout son immense parcours, le Nil ne présente pas un seul tronçon navigable qui dépasse en longueur le tiers seulement de ce que nous offre le Congo, des Stanley Falls à Stanley Pool (1700 kil.) ; sans compter les nombreux affluents dudit Congo, dont plusieurs ont déjà permis aux vapeurs de pénétrer de quelques centaines de kilomètres, de plus de mille, parfois, dans l’intérieur du pays.

Pour la fertilité du sol et son adaptation au peuplement, le bassin du Congo est beaucoup plus heureusement doué que le bassin du Nil entre l’Ou-Ganda et l’Égypte. On en peut juger par l’aspect florissant des stations entourées de cultures que les trafiquants arabes et zanzibariens ont semées çà et là sur le haut Congo, à Nyangoué par exemple. Stanley, François, Wissmann, Grenfell et tant d’autres parmi les explorateurs actuels de ces régions, parlent avec étonnement de l’extrême densité des populations, sur la rive droite du Congo, entre Stanley Pool et l’Alima, et dans le pays des Bangala, ainsi que sur le Kassai et autres grands tributaires du fleuve de la barbarie. Certes, dans le voisinage même des centres les plus importants, on trouve aussi de vastes espaces presque déserts, mais, à peu d’exceptions près, ce fait n’est pas imputable à l’ingratitude du sol ou à l’insalubrité du climat : C’est que les traitants d’esclaves ont saccagé les villages et forcé les habitants à se réfugier au fond des forêts… Si l’homme-gibier, l’homme-nature trouve, et au delà, les moyens de subsister dans ces contrées, l’homme social, l’homme de la solidarité y est impuissant à se protéger contre des agresseurs qui, tout en étant bien inférieurs en nombre, l’attaquent avec les armes et l’organisation d’une société supérieure.

Mais à un certain point de vue, et en dépit des brillantes découvertes des explorateurs modernes, la révélation de la Minerve de Saïs sur Krophi et Mophi restera éternellement vraie : c’est près d’Éléphantine que se trouve, en effet, l’abîme mystérieux, le gouffre idéal qui partage le fleuve géant de l’Afrique en deux sections de longueur fort inégale, et très distinctes pour la sociologie et l’histoire : en aval, le Nil des inondations qui a créé l’Égypte, et, par conséquent, la commune civilisation occidentale ; en amont, le tronçon énorme qui, d’année en année et depuis tant de siècles, n’a créé et ne crée que le Nil inférieur et ses inondations. Si le grand fleuve n’avait ses origines dans la région de l’Afrique centrale, au-dessus de laquelle les vapeurs des deux Océans se condensent pour se déverser, dix mois sur douze, en pluies diluviennes sur un sol de roches imperméables faiblement incliné vers le nord-est, ses eaux seraient bientôt absorbées par l’ardent soleil de ces latitudes torrides, et bues par les sables du désert, longtemps avant d’arriver à la Méditerranée. Aussi, malgré l’intarissable abondance de ses sources équatoriales, nous voyons le divin Hapi, dès la première moitié de la route qui le conduit au pays de ses adorateurs, en danger de se perdre au milieu des marais pestilentiels du fleuve des Girafes et du fleuve des Montagnes, Bahr-el-Djebel ; grâce à la rivière des Gazelles, grâce surtout aux soins dont l’entoure la tendre Isis, la mère-nature, l’existence du fleuve merveilleux semble désormais assurée. Une fois échappé du « Joug des Rivières », il reçoit le tribut du puissant Sobat[12], le premier de ses affluents de droite, puis, comme pour l’empêcher de verser ses trésors aux sables arides et inutiles du désert, les deux rives nubiennes se haussent et s’étrécissent. Afin d’accélérer sa marche et d’éviter une évaporation trop prompte sous le ciel embrasé des tropiques, son lit, qui, jusque-là, n’avait qu’une pente très faible, descend par six gradins vers la Méditerranée.

Enfin le Hapi franchit la porte d’Éléphantine et entre dans la vallée des inondations, bande étroite découpée dans le désert sans bornes par deux rangées de collines granitiques et calcaires qui s’écartent tantôt et tantôt se rapprochent pour élargir ou restreindre l’amplitude des débordements fertilisants. Le mur oriental ou arabique le serre cependant de plus près, pour qu’à la fin de sa longue et glorieuse carrière, le Nil ne détourne pas ses flots vers la mer Rouge, ce qui eût été fatal pour l’Égypte et pour l’histoire du monde entier[13].

Le fleuve est enfin créé, mais pas encore l’Égypte, le verdoyant berceau de la civilisation occidentale. Tel que nous l’avons suivi depuis sa sortie du grand lac Kéréoué-Nyanza, le Nil serait toujours l’un des premiers entre les géants fluviaux de l’ancien et du nouveau monde, mais il n’aurait pas le caractère spécifique qui en a fait l’initiateur historique par excellence de l’humanité. Nourri à sa naissance de ces pluies équatoriales qui n’ont point de périodicité, il serait assez puissant pour franchir sans s’exténuer l’énorme étendue de plaines marécageuses ou arides qui le séparent de la mer, mais il ne déborderait pas, et l’Isis égyptienne n’aurait point connu son divin époux, producteur des récoltes abondantes, créateur de l’ordre moral et social ; elle languirait comme sa triste sœur Nephtis — la Terre en dehors de la limite des inondations — livrée aux embrassements stériles de Set-Typhon, le dieu satanique du désert, du désordre et de la désolation. Mais, entre le Nil et le golfe Arabique, se dresse le massif de l’Abyssinie, qui attire les nuées et les vapeurs de l’océan Indien. Quand le soleil est au zénith de notre hémisphère boréal, des pluies diluviennes s’y déversent avec une violence inconnue ailleurs ; des torrents mugissants se forment en quelques heures, rongeant les flancs abrupts des roches, ou s’y creusant des lits profonds. Plus d’une fois, l’irruption des eaux sauvages a balayé jusqu’au dernier homme les bataillons en campagne ou les caravanes qui, pendant la saison sèche, profitent des koualla ou coulières formées par les crues, pour gravir les parois escarpées des montagnes, ou plutôt les pyramides à sommet tronqué du pays. Le Sobat, l’affluent le plus méridional de la rive droite du Nil, participe, en une certaine mesure, de la nature périodique des torrents de l’Abyssinie ; le Nil Bleu et l’Atbara sont bien plus encore sous la dépendance des saisons tropicales : c’est par leurs crues, et seulement alors, que le Nil déborde dans les lieux où le permet l’abaissement de ses berges en aval de la première cataracte.

« Les eaux du Nil, dit Winwood Reade[14], sont transparentes et limpides ; celles de l’Atbara et du Nil Bleu apportent de leur pays natal un résidu noir que le fleuve étend par couches sur toute la vallée comme une sorte d’engrais ou de limon fertilisant. Aussitôt que le flot est rentré dans ses limites naturelles, les habitants n’ont plus qu’à confier leurs semailles à cette boue onctueuse et bienfaisante ; leurs labeurs sont dès lors terminés : ils n’ont plus à craindre l’inclémence des saisons, à tourner vers le ciel leurs regards anxieux. Pour convertir leurs semailles en récoltes d’une abondance prodigieuse, il ne leur faut plus que du soleil, et, en Égypte, on est sûr d’avance de n’en jamais manquer. Ainsi, sans le Nil Blanc, les eaux abyssiniennes auraient été absorbées par le désert ; et, sans les fleuves torrentiels de l’Abyssinie, le Nil Blanc serait resté un fleuve inutile comme tant d’autres : le fleuve est créé par les pluies équatoriales ; le pays, par les pluies tropicales condensées au-dessus de la citadelle majestueuse des monts de l’Abyssinie. »

Pour ce qui est des inondations mêmes, les choses sont bien telles que Winwood Reade les a indiquées : le fleuve Blanc apporte la masse et, à cette masse, le fleuve Bleu et l’Atbara communiquent le don merveilleux de se répandre dans les campagnes favorables à l’heure propice pour l’agriculture… Mais en ce qui regarde la qualité, la propriété fertilisante des dépôts nilotiques, les rapports ne seraient-ils pas plutôt diamétralement opposés ? La boue noire qui forme la masse se compose, il est vrai, des détritus de toute nature arrachés par l’impétuosité des torrents aux flancs schisteux du massif abyssinien, mais l’essence fécondante de ce limon n’est-elle pas due principalement aux particules en décomposition des sedd, des « embarras » du Nil, poussées dans le grand courant par la puissante impulsion du Bahr-el-Ghazal, qui balaye les marais fétides du lac No ? Seuls, ces débris de nature essentiellement organique ne suffiraient pas, sans doute, pour recouvrir d’une couche d’humus fertilisé le sol aride de la vallée égyptienne ; mais, avant d’arriver au gouffre imaginaire de Krophi et de Mophi, ils ont été largement brassés avec les sédiments blanchâtres du Sobat et les dépôts noirâtres du Bahr-el-Azrek et de l’Atbara. Peut-être est-ce à quelque réaction chimique s’effectuant sur le mélange même de ces détritus, si différents par leur provenance et leur coloration respectives, que le limon nilotique doit ses remarquables vertus, mais ni la Neit divine du temple de Sais, ni les derniers progrès des explorateurs n’ont encore révélé ce « mystère » du fleuve Nil.

On sait seulement qu’avant de déposer ses alluvions précieuses sur la terre inondée, Hapi le bienfaisant les soumet à un triage préalable : par suite de leur moindre pesanteur spécifique, les débris organiques des sedd surnagent dès l’abord et déterminent le phénomène du Nil vert, la phase première de la crue. L’eau du grand fleuve, qui d’ordinaire est très bonne et très douce, est alors empoisonnée et on se garde de la boire. Tout danger a disparu à la phase secondaire, celle du Nil rouge, bien qu’il ait alors une apparence des plus étranges et semble rouler du sang. Si on en laisse reposer l’eau dans un verre, on voit une sorte de boue noire se précipiter vers le fond, mais la partie supérieure reste rouge et opaque, et le mélange n’a ni goût, ni propriété désagréable.

Tel est ce mystère du Nil, cet ensemble complexe de conditions physiques si extraordinaires que nous en chercherions vainement d’analogues dans toutes les autres régions de la planète. Ce milieu géographique sans pareil, cette Égypte si souvent comparée à un monde à part, à un microcosme isolé du reste du globe par les déserts, a eu nécessairement des destinées historiques exceptionnelles, et si l’histoire et l’archéologie n’ont pas encore montré scientifiquement le vrai berceau de notre civilisation occidentale dans cette « Terre d’inondation », Pe-to-me-ra, l’étude géographique des lieux me semble prêter une grande vraisemblance à cette hypothèse. À tout le moins, c’est incontestablement dans la vallée du Nil que les liens étroits qui, partout et toujours, rattachent les destinées historiques d’un peuple à son habitat se manifestent sous leur aspect primordial.

Nous venons de voir comment la nature crée le Nil, et comment le Nil crée l’Égypte : examinons maintenant, le plus brièvement possible, comment l’Égypte a créé notre histoire.

Mais, tout d’abord, une question s’impose : ces inondations périodiques et fécondantes du Nil sont-elles un bienfait indiscutable, un don gratuit de la nature, assurant à peu de frais aux habitants de la vallée égyptienne un bien-être matériel supérieur à celui dont ils auraient joui en d’autres contrées ?

Depuis Hérodote jusqu’à nos jours, on a tant insisté sur les bienfaits exceptionnels des débordements du Nil, que la question pourrait sembler oiseuse. Les surnoms honorifiques et caressants que les laboureurs indigènes ont toujours donnés au grand fleuve : sous les pharaons, Tsaf-en-Ta (Nourrisseur du Monde), et, sous les oppresseurs actuels du fellah, Abou el-Baraka (Père de la Bénédiction), confirmeraient cette idée, et l’hymne que les Égyptiens des anciens temps[15] avaient déjà composée pour célébrer la gloire du Nil, paraîtrait ne plus laisser l’ombre d’un doute à ce sujet.

« Salut, ô Nil ! ô toi qui t’es manifesté sur cette terre, et qui viens en paix pour donner la vie à l’Égypte ! Dieu caché, qui amènes les ténèbres au jour où il te plaît de les amener, irrigateur des vergers qu’a créés le soleil pour donner la vie à tous les bestiaux, tu abreuves la terre en tout lieu, voie du ciel qui descend… Seigneur des poissons ! quand tu remontes sur les terres inondées, aucun oiseau n’envahit plus les biens utiles. Créateur du blé, producteur de l’orge ! il perpétue la durée des temps. Repos des doigts est son travail pour les millions des malheureux. S’il décroît, dans le ciel les dieux tombent sur la face, les hommes dépérissent. Il a fait ouvrir par les bestiaux la terre entière, et grands et petits se reposent…. Se lève-t-il, la terre est remplie d’allégresse, tout ventre se réjouit, tout être a reçu sa nourriture, toute dent broie. Il apporte les provisions délicieuses, il crée toutes les bonnes choses, le seigneur des nourritures agréables, choisies ; s’il y a des offrandes, c’est grâce à lui. Il fait pousser l’herbe pour les bestiaux, il prépare les sacrifices pour chaque dieu. L’encens est excellent qui vient par lui. Il se saisit des deux contrées[16] pour remplir les entrepôts, pour combler les greniers, pour préparer les biens des pauvres. Il germe pour combler tous les vœux sans s’épuiser ; il fait de sa vaillance un bouclier pour les malheureux. On ne le taille pas dans la pierre ; les statues sur lesquelles on place la double couronne, on ne le voit pas en elles ; nul service, nulle offrande n’arrivent jusqu’à lui. On ne peut l’attirer dans les sanctuaires ; on ne sait le lieu où il est…. Point de demeure qui le contienne, point de guide qui pénètre en son cœur… Tu as réjoui les générations de tes enfants ; on te rend hommage au sud, stables sont tes décrets, quand ils se manifestent par devant tes serviteurs du nord. Il boit les pleurs de tous les yeux, et prodigue l’abondance de ses biens[17]. »

Cet hymne, si remarquable par son contraste avec les exagérations lyriques de ceux des Védas et des autres productions connues de ce genre, ne doit pas, ce nous semble, être attribué à quelque scribe laïque ou à l’un de ces nombreux fonctionnaires nourris dans les palais et les bureaux, et qui, depuis les plus anciens temps, pullulaient en Égypte, ou bien à un hiérophante laissant couler sa vie dans l’oisiveté contemplative des sanctuaires ; il me paraît marqué au coin de la poésie populaire : le « voyant » qui l’a trouvé a intimement connu la dureté des corvées et les angoisses de la faim : le « repos des doigts », la « réjouissance du ventre » et la « dent qui broie », ont plus de prix à ses yeux que les litanies inventées par d’extatiques adorateurs pour glorifier d’autres dieux. Le chantre nilotique s’élève à la poésie sans répudier les menues banalités de la vie quotidienne, et même, dans les rares moments où il paye son tribut au pathos inséparable de ce genre de composition, il exprime un fait palpable et réel, mais d’une manière dont la portée véritable pourrait échapper au premier abord : « Dieu caché qui amènes les ténèbres au jour où il te plaît de les amener… qui perpétues la durée des temps » : c’est que, en effet, les saisons égyptiennes se règlent par le Nil ; les temps, les générations ne poursuivent leur course que parce qu’il plaît au Nil de refaire tous les ans son prodigieux travail. Cet hymne est, au fond, tout à fait fétichiste, la déification pure et simple d’un phénomène naturel très concret, envisagé sous le plus matériel des points de vue : s’il atteint pourtant à des hauteurs que nulle théosophie n’a jamais dépassées, c’est que le fleuve-dieu est d’une nature absolument exceptionnelle, unique. « On ne le taille pas dans la pierre… on ne peut l’attirer dans les sanctuaires… on ne sait le lieu où il est » ; d’autres expressions analogues et rappelant celles qu’inspirait aux prophètes d’Israël un monothéisme des plus raffinés, ne sont, dans la bouche du glorificateur du Nil, que la sobre expression d’une réalité géographique particulière à son pays. L’auteur de cet hymne nous paraît à la fois un grand poète et un scrupuleux et précis enregistreur : on ne saurait exprimer les bienfaits du Nil avec plus d’exactitude et en aussi peu de mots.

Mais, toute brillante qu’elle est, cette médaille a aussi son revers ; pour que le Nil soit « bon », pour qu’il « apporte les provisions délicieuses, faisant pousser l’herbe pour les bestiaux et préparer les sacrifices pour chaque dieu », il faut que la crue atteigne seize coudées, et elle est loin d’y arriver invariablement et régulièrement. Le régime de ces inondations est trop complexe pour ne pas être soumis aux chances du hasard, et si le niveau du débordement reste de trois coudées seulement au-dessous de la crue normale, — « dans le ciel les dieux tombent sur la face, les hommes dépérissent », et on a les « vaches maigres », un de ces Nils désastreux dont parle la Genèse. Sur le massif abyssinien, les pluies tropicales sont sujettes à bien des variations ; si elles dépassent de beaucoup la moyenne, les eaux montent précipitamment, emportant les habitations et les hommes. Certes, dans tous les pays de culture, les mauvaises années alternent plus ou moins avec les bonnes, mais nulle part le contraste ne saurait être aussi affreux que dans cette verdoyante vallée du Nil, où de si nombreuses populations se trouvent sur un territoire uniforme, auquel le désert sert de toutes parts de limites[18].

Mais, sans nous arrêter davantage sur ces écarts funestes, qui, heureusement, sont toujours exceptionnels, examinons les crues du Nil sous leur aspect le plus favorable : la terre de Ménès apparaît sur la scène universelle comme une Minerve sortant de la tête de Jupiter, armée déjà de presque toutes les inventions techniques spontanément réalisées par elle, mais surtout possédant une organisation sociale déjà très compliquée. Pour apprécier les avantages naturels d’un milieu si particulièrement favorisé par l’histoire, les monuments, si antiques qu’ils soient, ne sauraient nous être d’une grande utilité : il faudrait nous représenter la vallée du Nil telle qu’elle s’offrait à ses premiers occupants, et non telle que l’a faite le travail accumulé de tant de générations obscures, antérieures à l’éclosion du despotisme pharaonique. Pour ce travail de reconstitution de géographie proto-historique, nous ne sommes pas abandonnés aux seules ressources de l’imagination, et, sur une échelle très réduite, ce qui se passe sur le haut fleuve nous montre approximativement ce qu’était l’Égypte à l’état de nature. Ne perdons pas de vue, toutefois, que, par sa situation moins élevée au-dessus du niveau des eaux, la vallée inférieure du Nil est autrement exposée que le désert de Nubie aux caprices du fleuve. Pas plus que de nos jours, les flots débordés ne pouvaient, tous les ans, se superposer avec une précision mathématique, et toute variation dans la direction des coulées devait nécessairement bouleverser le sol, déplaçant, à toute nouvelle crue, les apports des années précédentes. Au retrait, chaque élévation du terrain offrant un obstacle à l’écoulement des eaux, chaque ravine, chaque dépression retenait une flaque devenant bientôt mare infecte, exhalaison meurtrière. Loin de ressembler à l’Égypte fertile qu’admirait Hérodote, l’Égypte « naturelle » ou primitive, ne pouvait présenter à ses premiers colonisateurs que l’image plus ou moins exacte de ce chaos primordial dont les auteurs bibliques ont peut-être puisé la notion première au pays des pharaons[19], et qui contient en son sein les éléments de toutes les « nourritures agréables, choisies », et de « tout ce qui est bon », mais reste à l’état de Néant, jusqu’à ce qu’une volonté puissante et intelligente l’ait convenablement façonné. Or, bien différent en cela du Yahveh des Hébreux, qui, lui-même, avait accompli ce travail pour le plus grand bien de la race humaine, le divin Hapi l’abandonnait tout entier à l’initiative et aux soins de ses adorateurs. Avant de prodiguer ses dons au peuple de ses élus que, sans préjugé de couleur ou d’origine, il recrutait parmi les Noirs, les Rouges, les Jaunes et les Blancs, il le soumettait à une rude épreuve, et des hordes sauvages, semblables à celles qui, fièrement indépendantes, prospèrent sur les bords du Congo, des tribus éparpillées sans lien de solidarité intime et efficace, eussent été impitoyablement condamnées à périr de misère et de maladies dans cette admirable vallée du Nil.

« Maintenir au fleuve un lit fixe, répandre par des canaux secondaires s’embouchant sur son cours le contact fertilisateur des irrigations sur la plus grande surface possible ; obliger, par une série de digues transversales à la vallée, les eaux de l’inondation à séjourner quelque temps sur les terres en y déposant paisiblement leur limon, de manière à les colmater au lieu de les dénuder ; assurer et protéger les sites choisis pour les centres d’habitation, afin de les empêcher d’être, eux aussi, envahis et emportés par le flot démesurément grossi, organiser des machines d’une conception simple, faciles à construire et à manœuvrer, qui permettent d’élever l’eau de façon à lui faire arroser des terrains dont l’inondation n’atteint pas le niveau ; enfin, lorsque le fleuve commence à baisser, faciliter la retraite régulière de la nappe liquide, de manière à ce que tout rentre graduellement dans son lit, et qu’il ne reste pas de ces mares dont les exhalaisons corrompent l’air ; voilà le programme complet des travaux indispensables que les Égyptiens durent exécuter pour profiter complètement du bienfait naturel dont la Providence avait gratifié le pays où ils avaient établi leur demeure et pour lui faire rendre tous ses fruits. C’est par là qu’ils furent amenés tout d’abord à achever, en l’assurant, la prise de possession du sol.

« Les nécessités résultant des conditions physiques du régime des irrigations, qui seules donnent la fécondité à l’Égypte, ont exercé sur l’histoire de ce pays une influence décisive et qu’on ne saurait méconnaître. Le système des travaux qui régularisent et étendent les effets favorables de l’inondation, forme un ensemble dont toutes les parties tiennent par un lien nécessaire et dont l’action doit se combiner des cataractes de Syène à la mer. Qu’une seule partie soit négligée, le reste périclite. Qu’une des provinces du cours supérieur laisse encombrer ses canaux et cesse de les entretenir, le régime se trouve modifié pour les autres provinces et, sur une vaste étendue de territoire, sinon sur le pays tout entier, la fertilité du sol, le succès de la culture sont compromis. Il est donc indispensable qu’une surveillance uniforme, qu’une direction commune s’étende à tout l’ensemble du système, et y préside avec une active vigilance…. Et ces conditions physiques n’ont pas seulement imposé l’unité à l’Égypte. Elles semblent l’avoir nécessairement condamnée au despotisme…. Aucun peuple n’a porté aussi loin le respect du pouvoir royal, n’en a exalté la conception à une pareille hauteur, ne l’a aussi complètement regardé comme divin. C’est que nulle part le peuple, dans ce qui faisait la condition même de la vie matérielle, dans la production de ce qui était indispensable à sa nourriture, n’en sentait autant l’action et la nécessité.[20] »

Et le savant auteur auquel j’emprunte ce passage, après avoir ainsi noté avec clairvoyance et précision les origines toutes géographiques du despotisme égyptien, s’écrie : « L’école déterministe en histoire peut ici se donner carrière pour soutenir qu’il est des fatalités inéluctables de la nature, qui pèsent sur l’homme sans qu’il puisse en secouer le fardeau, ne permettant la liberté qu’aux habitants de certains pays et de certains climats, et imposant à d’autres peuples de rester à jamais courbés sous le bâton d’un despote…. Oui, il existe une sorte de fatalité de nature qui exerce son action sur les habitants de tel ou tel pays, et qui résulte de la combinaison d’une infinité de circonstances extérieures. »

Cet aveu nous est précieux de la part d’un écrivain aussi compétent et d’un adversaire avoué du matérialisme philosophique. Mais le savant archéologue, le dernier défenseur de l’arbitraire providentiel dans l’histoire, nous accorde plus que ne saurait accepter un déterministe convaincu. C’est qu’au fond, nous l’avons déjà vu, l’école déterministe est bien moins fataliste que M. Fr. Lenormant lui-même dans le passage cité, et ne peut admettre, sans faillir à l’évolution, son principe essentiel, une « fatalité inéluctable » de la nature, qui pèse sur l’homme « au point de le condamner à la stagnation, à l’immobilité ». Malgré les particularités si caractéristiques de l’Égypte, les destinées historiques de son peuple n’y procèdent pas, irrévocablement et invariablement, de l’ensemble des conditions physiques du sol. Mais dans la vallée égyptienne, comme dans tous les pays de l’univers, l’état politique et social des habitants découle, naturellement et logiquement, du rapport entre le caractère de la coopération imposée par le milieu, d’une part ; d’autre part, de l’aptitude des populations à fournir, grâce à un concours libre et volontaire, grâce une organisation sociologique d’un ordre élevé, la quantité et la qualité du travail collectif exigé par le milieu. Les deux déterminantes, le milieu lui-même et la faculté d’adaptation de ses habitants étant des éléments variables, il s’ensuit, au contraire, que les destinées historiques des peuples cantonnés dans quelque région que ce soit, devront nécessairement varier. Certes, sauf pour un nombre assez restreint de cas particuliers mentionnés déjà, on peut faire abstraction des changements géologiques et climatiques, lents et comptant pour peu dans les annales de l’humanité ; par contre, les modifications que l’industrie humaine, le travail accumulé des générations successives produisent dans la nature d’un pays ont une fort grande importance, et l’école déterministe ne saurait les ignorer sans mentir à son principe fondamental. Ainsi, les colonisateurs préhistoriques de la vallée du Nil léguèrent à leurs descendants de l’époque memphite un milieu ambiant très différent de celui que, plus ou moins directement, ils avaient eux-mêmes reçu des mains de la nature : plus tard, d’importants travaux, la création, par exemple, du grand réservoir de Fayoum, modifièrent considérablement les conditions physiques qu’avaient dû accepter les Égyptiens des dynasties thébaines. Et combien plus variable encore l’aptitude des hommes eux-mêmes, ou plutôt celles des générations consécutives, à la coordination volontaire du travail collectif imposé par le milieu ! Héritier des habitudes de labeur et de sociabilité péniblement acquises par ses ancêtres, familiarisé par un long usage avec l’utilité de certains ouvrages dont ses prédécesseurs n’auraient su ni concevoir ni comprendre les plans compliqués, ayant acheté par nombre d’expériences une notion plus consciente des liens qui le rattachent à la patrie ou à la communauté, l’individu des âges postérieurs porte de plus en plus librement sa part du commun fardeau, et sent de moins en moins la nécessité d’un pouvoir extérieur pour régler, à la satisfaction de tous et de chacun, le jeu complexe du mécanisme social exigé par le milieu. Soumises à mille et mille influences, les voies de l’histoire, comme celles de la nature, ne sont jamais rectilignes, mais, par le seul fait de l’agglomération du travail et de l’expérience des générations successives, la règle générale, la norme ne saurait être que le progrès, tel que nous l’avons défini plus haut. L’amplitude et la rapidité des variations progressives croissent nécessairement à mesure qu’augmente la puissance de l’homme sur l’espace et le temps ; la valeur historique des âges n’est point proportionnée à leur durée. L’humanité, à ses premiers siècles, n’avançait qu’à pas de tortue sur ce même chemin qu’aujourd’hui nous parcourons à toute vapeur, et si nous jugeons des temps anciens sans tenir compte de cette « perspective historique », une illusion inévitable nous montre un arrêt, une halte, là où, en réalité, nos pères marchaient péniblement, mais sûrement, vers le progrès. C’est à un mirage analogue qu’il faut rapporter le prétendu caractère « immuable » de l’ancienne Égypte, si complaisamment dépeint par tant d’auteurs, depuis Hérodote jusqu’à Charles et François Lenormant, en passant par Bossuet, et que les découvertes modernes ont renvoyé au domaine de ces fictions vénérables, tombées en poussière au premier souffle de la science et de la vérité.

Même dès le début, le milieu nilotique n’imposait pas fatalement le despotisme à ses habitants : c’est la solidarité qu’il leur conseillait, et cette solidarité fit la grandeur de la civilisation égyptienne, tandis que rien ne la rendait indispensable dans telle ou telle des nombreuses régions où l’homme isolé, aidé simplement des membres de sa famille, peut suffire à ses besoins sans beaucoup se préoccuper de ses voisins ou de la communauté. Plus fidèlement que le pieux auteur des Origines de l’histoire d’après la Bible, l’anarchiste Élisée Reclus interprète la réalité géographique lorsqu’il s’exprime en ces termes : « Le Nil, propriété commune de la nation, inonde toutes les terres à la fois, et, avant que les géomètres eussent cadastré le sol, il devait les rendre propriété commune ; les canaux d’irrigation, indispensables pour la culture, depuis que l’exploitation du sol a dépassé la zone des terres régulièrement inondées, ne peuvent être creusés et entretenus que par des multitudes de travailleurs, piochant en commun. Il ne s’offre donc que deux alternatives au cultivateur : être tous associés, égaux en droit, ou tous esclaves d’un maître, natif ou étranger[21]. »

Ce fut la seconde alternative, « tous esclaves », qui se réalisa. Les mots d’évolution, de progrès, eussent été vides de sens, si, dès son premier pas sur la scène historique, l’humanité eût déjà su résoudre le problème de la solidarité volontaire, posé dans ses termes extrêmes, et dans les conditions les plus difficiles. Pour qu’il y eût une Égypte et une histoire universelle, il fallait un « Dispensateur du Nil », mais cette nécessité est d’ordre purement psychologique. Le meilleur des pharaons ne pouvait rien ajouter à la faculté d’adaptation du peuple appelé à vivre dans ce milieu, pas plus que la couleur éclatante d’un drapeau n’augmente la force physique des combattants. Comme tous les symboles et les fétiches, le roi n’avait d’autre vertu que celle à lui prêtée par ceux qui le façonnaient. Il ne pouvait être ni le plus fort, ni le plus sage, ni le plus habile des hommes, car, devant l’insondable « Mystère du Nil », tous étaient également impuissants et aveugles. À entendre M. Marius Fontane, le pharaon, du moins, dépassait les autres Égyptiens par son astuce et ses ruses : « Tandis que « les sujets » pouvaient, nous dit-il[22], croire que le « maître » savait les mystères du fleuve, le souverain, lui, n’ignorait pas sa propre ignorance, et, pressentant une puissance supérieure à la sienne, l’orgueil du pouvoir ne l’aveuglait pas. » La suggestion est ingénieuse, mais elle me paraît inadmissible : pour jouer un rôle honorable dans le panthéon de l’histoire, il faut avoir été sa propre dupe. D’ailleurs l’auteur des Égyptes ne se contredit-il point en écrivant plus loin : « Il ne semble pas que, dans l’histoire des hommes, on puisse citer une divinité plus noblement adorée que ne l’a été le Nil : c’est que le Nil fut, sans doute, le seul dieu que ses propres prêtres crussent possible, le redoutant. » Pour remplir « noblement », en toute conscience, sa fonction d’interprète des divins décrets du Nil, le pharaon avait à sa disposition un infaillible moyen : imiter scrupuleusement l’exemple de ses prédécesseurs, surtout dans ce que cet exemple présentait de plus incompréhensible. Ainsi s’expliquent, à mon avis, le traditionalisme à outrance, le ritualisme rigide et méticuleux, l’imitation servile du passé qui constituaient le fond de la morale et des mœurs égyptiennes.

Memphis, la résidence du pharaon, se nommait aussi la « demeure de la divinité », Ha-ka-Ptah, dont les auteurs classiques ont fait Ægyptos : en conséquence on a souvent affirmé que, déjà de son vivant, le pharaon était regardé comme dieu, mais pour que cette thèse fût scrupuleusement vraie, il faudrait que les Égyptiens eussent possédé une conception de Dieu distincte de celle des pharaons ; or les archéologues ont eu beau fouiller tous les recoins du panthéon des premières dynasties, ils n’y ont trouvé, sauf les rois morts et leurs images, que deux autres occupants : le bœuf, l’animal de labour par excellence, et le bélier dont plus tard, à l’époque des Ptolémées, les cornes ornèrent le front du Jupiter Ammon, si vénéré dans tout l’empire méditerranéen. Il semble donc que les Égyptiens ne furent amenés à l’idée de Dieu qu’en projetant, pour ainsi dire, dans le monde supérieur, leur représentation concrète du pharaon, le mandataire du Fleuve. Non seulement à son origine même, mais encore pendant toute la première période de l’histoire égyptienne, le pharaon tient lieu de toutes les institutions religieuses et sociales[23] : Il résume et absorbe en lui seul la quintessence de la coercition dans une indivision tellement absolue, qu’il serait difficile de l’exprimer dans notre langage moderne trop précis et trop logiquement articulé. Aussi loin que nous le suivions en remontant l’histoire, cet absolutisme nous apparaît sous un jour singulièrement doux et humain ; dès les temps les plus reculés, l’Égypte semble avoir ignoré les supplices féroces qui déshonorent le despotisme patriarcal du Céleste Empire. Ce seul fait ne suffirait-il pas à prouver que, dans la vallée du Nil, le pouvoir absolu n’a jamais été contesté par ses victimes ? Mais il y a plus : pendant toute la durée des dynasties memphites, l’autorité discrétionnaire des pharaons est tellement sûre de son droit, de sa force, de sa nature divine, qu’elle ne se manifeste que par des actions absurdes, absolument inutiles ou inconsciemment préjudiciables au bien de la communauté. D’après les monuments de l’ancien empire, le rôle d’un pharaon de cette époque se réduisait : 1o à s’adresser un culte à lui-même[24] ; 2o à faire construire des pyramides, c’est-à-dire à gaspiller les vies de ses adorateurs par dizaines de mille, pour ériger les monstruosités gigantesques qui font l’étonnement des siècles !

Je ne sais quelle révolution cachée se produisit dans les institutions et les mœurs de l’ancien empire, mais il est certain qu’avec la xiie dynastie les choses changèrent tout à coup de nature. Voici en quels termes Amen-em-hat Ier, le fondateur de cette glorieuse lignée de pharaons nouveaux, célèbre son activité ; il dit à Ousour-te-sen, son fils et son héritier : « Soit que les sauterelles aient organisé le pillage, soit qu’on ait machiné des désordres dans le palais, soit que l’inondation ait été insuffisante et que les réservoirs se soient desséchés, ou qu’on se soit souvenu de ta jeunesse pour agir (contre moi), je n’ai jamais reculé depuis que je suis né… J’ai fait labourer la terre jusqu’à Abou ; j’ai répandu la joie jusqu’à Adhou, je suis celui qui fais pousser les trois espèces de grains, l’ami de Neprat (le dieu des récoltes). Le Nil a accordé à mes prières l’inondation sur tous les champs : point d’affamé sous moi, point d’altéré sous moi, car on agissait selon mes ordres, et tout ce que je disais était un nouveau sujet d’amour. J’ai terrassé le lion et capturé le crocodile…. Agis mieux que n’ont fait tes prédécesseurs, maintiens la bonne harmonie entre tes sujets et toi[25]. »

Ce conseil d’agir mieux que ses prédécesseurs eût paru un blasphème aux rois des dix premières dynasties, sous lesquelles on ne savait qu’imiter servilement l’exemple des ancêtres. Les bases de la morale avaient changé. Un pharaon voulant être autre chose que le grand prêtre de son propre culte, un pharaon se préoccupant du maintien de la bonne harmonie entre lui et ses sujets, et leur ordonnant des travaux de nécessité générale au lieu de les exténuer à la corvée des pyramides, voilà certes un fait bien remarquable : le maître veut, en quelque sorte, légitimer son rang, par des soins et des œuvres dont profitera le vulgaire. Un despote absolu qui doute de sa raison d’être divin et s’en cherche une nouvelle d’ordre utilitaire, a fait un pas décisif vers sa déchéance ; un progrès énorme a été accompli. Sans doute, les Amen-em-hat suivent encore les traces de leurs prédécesseurs ; ils construisent des pyramides, mais ces pyramides sont de brique, et leurs dimensions sont très modestes devant les géants de pierre des siècles passés.

Ce notable recul dans l’art de bâtir les nécropoles royales, cette diminution de leur volume semble à certains archéologues une raison suffisante pour affirmer que, depuis l’apparition de l’Égypte sur la scène historique, on la voit toujours décroître et déchoir[26]. Mais, aux yeux de l’historien, il est visible, au contraire, qu’une évolution éminemment progressive s’est produite peu à peu. Ce même Amen-em-hat Ier ne l’avoue-t-il pas ? « Voici, on rassembla des armes contre moi, et je devins aussi faible que le serpent des champs. » Et ce progrès social n’est nullement acheté par une décadence sérieuse des arts techniques. Les Amen-em-hat ne construisent pas de pyramides semblables à celles de Giseh, mais ils font creuser le lac Mœris, ce réservoir de près de 3000 millions de mètres cubes d’eau, qui joue un rôle si important dans l’économie hydrologique de l’Égypte : nos ingénieurs modernes ne se lassent pas de l’admirer.

De l’avènement de la xiie dynastie à la déchéance manifeste de l’époque saïte, l’histoire de l’Égypte n’est plus qu’une longue succession de phases marquant la décomposition du pharaonisme primitif, en même temps que de nouvelles étapes sur la route du progrès. L’absolu pharaonique des âges memphites se scinde d’abord en deux parties, le temporel et le spirituel, le roi et le prêtre, qui ne tardent pas à devenir des antagonistes acharnés[27]. Si, sous les souverains memphites, les hiérophantes étaient encore semblables aux scribes profanes, aux fonctionnaires civils[28] soumis au pouvoir royal, ils n’en constituaient pas moins une sorte de caste, et cette caste, dans la suite des siècles, tenta souvent de s’affranchir de la domination rivale. Les deux adversaires pactisent parfois pour prolonger leur commune agonie, mais n’en sont pas moins condamnés à s’entre-dévorer, deux absolus ne pouvant exister côte à côte. Puis la gangrène ne tarda pas à envahir l’un et l’autre : les compétitions dynastiques, l’ambition des monarques, la bureaucratie fatidique des scribes… toute cette lèpre dont le pouvoir discrétionnaire apporte les germes en naissant, aurait suffi pour ronger, jusqu’au dernier lambeau de chair vive, ce corps superbe autrefois, si la conquête étrangère n’était venue rejeter le pharaonisme moribond hors de l’arène historique. Mais, bien avant la chute politique de leur empire, les véritables pharaons avaient cessé d’exister : depuis l’expulsion des Hycsos et la restauration des dynasties nationales, ceux qui portaient encore ce nom n’étaient plus que les surintendants d’une administration routinière, ou plutôt de simples capitaines préposés à la sauvegarde ou à l’élargissement des frontières et au commandement des soldats. Or le divin Hapi ne portait dans sa couronne aucun symbole guerrier, et les « Dispensateurs du Nil », dès que le flot de l’histoire les eut arrachés de leur sol natal pour les lancer sur les champs de bataille, ne tardèrent guère à disparaître devant des rivaux plus jeunes et mieux armés, devant les monarques pillards de la Mésopotamie.


  1. On a pu reconstituer avec quelque précision l’itinéraire de deux de ces pombeiros qui, vers 1806, c’est-à-dire presque un demi-siècle avant le grand voyage de Livingstone, ont traversé l’Afrique, de l’Atlantique aux bouches du Zambèse, ou du moins jusqu’à Tété, en faisant un grand détour vers le nord, afin de visiter la résidence de Mouata Yambo.
  2. Lucain, dans sa Pharsale, fait dire à Jules César : « Je renoncerais à la guerre civile, s’il m’était donné de connaître où le Nil prend ses origines. »
  3. Il place les sources du Nil par 10 ou 12e de latitude australe, ce qui est exagéré, mais, dans l’état actuel de l’exploration des affluents du Victoria-Nyanza, on ne saurait, au juste, dire de combien il se trompe. David Livingstone, jusqu’à sa mort, avait adopté l’hypothèse de Ptolémée, puisqu’il cherchait ces naissants dans la région du lac Bangouéolo.
  4. Burton affirme cependant que « Pays de la Lune », se traduirait en bantou par Ou-mouézi, et que la particule de relation nya serait de trop. Mais mouézi signifie aussi « voleur » (probablement celui qui travaille au clair de la lune, de nuit et non de jour). « Pays des Voleurs » serait donc le sens littéral d’Ou-nya-mouézi, la particule de relation étant ici de rigueur. (Voir Lake Regions of Central Africa).
  5. Ou peut-être le M’voutan Nzighé, le lac Albert qui, effectivement, appartient au bassin du Nil ; mais la description de Ptolémée est trop peu précise pour que l’on puisse avoir quelque certitude à ce sujet. Le géographe ne connaissait ces lacs que par Marin de Tyr, qui, lui-même, avait dû en apprendre l’existence de la bouche d’un certain Diogène ayant visité l’Afrique centrale vers l’an 100 avant Jésus-Christ.
  6. Cf. H. Stanley, Comment j’ai retrouvé Livingstone.
  7. Sans doute une innovation des temps saïtes : anciennement le pharaon seul passait pour connaître le mystère du Nil, et c’était l’un de ses principaux titres à la vénération du peuple.
  8. D’après le professeur Lauth, Krophi serait la transcription grecque de l’égyptien Ker-Hapi (le gouffre du Nil) et Mophu, celle de Mou-Hapi (l’eau du Nil). Je cite, d’après J. Dumichen, dans W. Oncken’s Weltgeschichte in Einzelndarstellungen, dont la première livraison (histoire de l’Égypte) contient d’intéressants détails sur l’idée que les anciens Égyptiens se faisaient de la « Tête du Nil ».
  9. Peut-être l’intention d’imiter le grand Alexandre qui s’intéressait vivement à ce problème, entrait-elle pour beaucoup dans cette passion des césars depuis Jules.
  10. D’Arnaud et Sabatier, à la tête d’une expédition envoyée par le gouvernement égyptien, furent les premiers Européens qui, en 1841, parvinrent à remonter le fleuve jusqu’à Gondokoro, en amont des « embarras ».
  11. Élisée Reclus, ouv. cit.. t. X.
  12. Russegger ne se trompait pas de tout point quand il prenait le Sobat pour le vrai Nil Blanc : en premier lieu, c’est après avoir reçu cette rivière, que le fleuve principal prend la couleur crayeuse qui lui a valu son nom : ensuite, dans ses périodes de crue, le Sobat charrie plus d’eau que le Nil : par contre, il a ses baisses, pendant lesquelles il ne conserve pas assez de fond pour porter des embarcations, même très modestes. Le négrier maltais Andrea de Bono, fut retenu plusieurs mois prisonnier du Sobat par un de ces brusques retraits des eaux.
  13. Albuquerque avait demandé au roi de Portugal des ouvriers pour creuser un canal qui relierait le Mareb, affluent de l’Atbara, à Barka, pour faire dévier le Nil vers la mer Rouge ; plus récemment, Théodoros d’Abyssinie eut le même projet, dans l’idée de se venger du khédive en affamant son peuple. (Beke, Sources of the Nile.)
  14. The martyrdom of Man.
  15. La transcription de cet hymne, date de la xiie dynastie, mais la composition peut être plus ancienne encore.
  16. L’Égypte memphite et la Thébaïde, symbolisées par la double couronne mentionnée plus loin.
  17. Papyrus Sellier, trad. G. Maspero.
  18. Fr. Lenormant, W. Reade, ouv. cités. Ce dernier auteur me semble exagérer le rôle qu’ont pu jouer les années désastreuses dans l’histoire de la vallée du Nil.
  19. Cependant cette conception du chaos, boue féconde renfermant les germes de toutes les choses et de tous les êtres, pourrait être aussi originaire de la Chaldée. (Cf. le chapitre suivant.)
  20. Fr. Lenormant, ouv. cité.
  21. Ouv. cité, t. X.
  22. Histoire universelle. — Les Égyptes, t. I.
  23. G. Maspero ; Fr. Lenormant, ouv. cités.
  24. Fr. Lenormant, ouv. cité, t. III, p. 25 (texte et gravure).
  25. Traduction de G. Maspero.
  26. Ch. et Fr. Lenormant ; A. Mariette.
  27. Jusqu’au temps d’Hérodote la haine des prêtres poursuivait la mémoire de certains pharaons : Cheops, Cheprem, et plus particulièrement, Achthoés. Cf. Fr. Lenormant, G. Maspero.
  28. La statue du prêtre Ra-Nefer et celle du haut fonctionnaire Ti ont la même robe flottante, nouée autour des reins, et ramenée devant en un tablier roide, de forme triangulaire. Fr. Lenormant, ouv. cité.