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La Colline inspirée/XII

La bibliothèque libre.
Émile-Paul frères (p. 245-253).

CHAPITRE XII

OÙ THÉRÈSE SE PERD DANS L’OMBRE

Huit jours passèrent. Huit jours sans que l’on vît au dehors personne des Baillard. Ils se terraient dans la petite maison de la veuve compatissante. Des bandes venaient, de dix lieues à la ronde, chaque jour, après le travail, les y relancer. C’était alors un charivari, pareil celui que l’on fait, le soir de leurs noces, aux veuves qui se remarient, un tam-tam assourdissant, des cris, des huées, de grands éclats de joie, un vacarme d’arrosoirs, de casseroles et de tonneaux, sur lesquels on frappait comme sur des tambours. Puis soudain, tout le tapage s’arrêtait, et Alfred Séguin, juché sur une barrique, entonnait, à la manière d’un charlatan, et d’un tel gosier qu’on pouvait l’entendre d’un bout à l’autre du village, l’œuvre de M. Marquis, la fameuse chanson des Pontifes, largement revue et augmentée par tous les beaux esprits du pays :

Venez, petits et grands, que tout homme s’empresse
Pour contempler trois sots qui vendent la sagesse.
Après avoir vendu les reliques des saints,
Ils changent d’industrie et se font magiciens.
Sur l’air du traSur l’air du tra la la,
Sur l’air du traSur l’air du tra la la.

De miracles nombreux, les voilà fabricants,
Et d’emblèmes dévots habiles traficants :
Ils sont allés, dit-on, apprendre en Normandie
L’art de duper les gens en grande compagnie.
Sur l’air du traSur l’air du tra la la, etc.

Depuis longtemps déjà, ils ont à nos regards
Le talent merveilleux de plumer les jobards ;
Il ne fallait donc pas, je crois, un grand prophète
Pour les rendre savants des pieds jusqu’à la tête.
Sur l’air du traSur l’air du tra, la, la, etc.

Vous, grossiers paysans, ah ! vous ne savez rien,
Vous croyez ce qu’enseigne un évangile ancien ;
Mais si vous contemplez la lumière nouvelle,
Ça vous retournera joliment la cervelle.
Sur l’air du traSur l’air du tra, la, la, etc.

Voyez ces trois oiseaux accoutumés au vol :
Autrefois, vrais dindons, ils ont rasé le sol ;
Mais à voler bien mieux, instruits par leur grand maître
S’ils ne sont pas des aigles, ils peuvent le paraître.
Sur l’air du traSur l’air du tra, la, la, etc.

Peuples, écoutez donc. Voilà le grand pontife !
Grand, ma foi ! c’est bien vrai. Monsieur ! quel escogriffe !
Il est sacré, dit-on, miraculeusement,
Et de fou qu’il était, il est sage à présent.
Sur l’air du traSur l’air du tra, la, la, etc.

Le chef de la boutique est un rusé compère ;
C’est lui qui fait l’article avec sa commère.
Pontifie et prophétesse et toute la nichée,
Des farces de Tartuffe sont très fort entichés.
Sur l’air du traSur l’air du tra, la, la, etc.

Si vous ne croyez pas, imbéciles humains,
Ma foi, tant pis pour vous, je m’en lave les mains,
La fièvre, la colique et la dysenterie
Et tous les maux, sur vous, viendront avec furie.
Sur l’air du traSur l’air du tra, la, la, etc.

La lune et le soleil vont se battre en duel.
De nombreuses étoiles manqueront à l’appel,
La terre engloutira et les gens et les bêtes,
Excepté de Sion les fortunés bipèdes.
Sur l’air du traSur l’air du tra, la, la, etc.

Ainsi le Dieu-Vintras, n’ayant aucun égard,
Fera du genre humain une omelette au lard.
Ôte-toi, dira-t-il, et laisse-moi la place,
Pour danser la polka sans gêne dans l’espace.
Sur l’air du traSur l’air du tra, la, la, etc.

Ah ! ce sera bien beau de voir polker Quirin,
Popol et grand Francis, débris du genre humain,
Thérèse, Lazarine, avec ces libres dames,
Prêtresses de l’amour et brûlant de ses flammes.
Sur l’air du traSur l’air du tra, la, la, etc.

C’est alors que du ciel tombera sur la terre,
D’alouettes rôties une pluie salutaire.
Merci, messieurs, merci, ô savants bacheliers.
Avec ces beaux discours, payez vos créanciers.
Vous n’étiez pas sorciers avant d’être prophètes,
Mais vous êtes depuis devenus bien plus bêtes.
Sur l’air du traSur l’air du tra, la, la, etc.

Les sinistres couplets ! C’est un prêtre, un ami de la veille qui les a composés ! La prose paysanne vient d’être cruelle, une fois de plus, et de méconnaître le mystère de Léopold Baillard. Léopold présentait un mélange de platitude et d’extravagance, mais en lui le passé était plein de vitalité. En lui, comme des plus vieilles couches de la sensibilité et du tuf éternel de l’homme, jaillissent des sources quasi taries. Cette poésie des éléments primitifs de la race ne pouvait pas résister à une force également primitive et plus vigoureuse, à l’ironie éternelle de ces villages. Quelque chose d’antique vient d’être tué par quelque chose d’antique et de plus fort. Il n’y eut personne autour de Sion d’assez complet pour comprendre le danger de ce grand duel, pour en éprouver l’ingratitude, pour en voir le sacrilège. Les meilleurs étaient dans la joie.

Sous cette meurtrière ironie, la petite maison de Marie-Anne Sellier restait les volets clos, émouvante de silence et de tristesse. À l’intérieur même, rien ne bougeait ; les Enfants du Carmel récitaient leurs pieuses litanies dans la cuisine transformée en chapelle, et, chaque demi-heure, le Pontife de l’Adoration bénissait à travers les murs ses persécuteurs.

Le huitième jour, dès l’aube, Thérèse et Euphrasie, suivies de la Mouya, se glissèrent pour la première fois au dehors. Pressées par la faim, elles allaient à Lunéville, pour essayer d’y vendre aux religieuses du Bienheureux Pierre Fourier quelques ouvrages consacrés à leur saint fondateur et qu’on avait sauvés de la tourmente.

Le voyage en diligence, de Vézelise à Lunéville, n’alla pas sans incidents. On était au lendemain du coup d’État et la maréchaussée exerçait sur toutes les routes une surveillance rigoureuse. Dans la petite ville de Bayon, les sœurs furent arrêtées un instant par les gendarmes, parce qu’elles portaient des livres sans avoir une autorisation de colportage. Relâchées aussitôt, elles continuèrent leur route. À Lunéville, elles eurent la déception de ne pas trouver M. Navelet, sur qui elles comptaient pour leur donner l’hospitalité. Cet ami fidèle faisait en ce moment la menuiserie d’un château des environs, où sa femme l’avait suivi.

Les deux religieuses, bien en peine, se rendirent au couvent, accompagnées de leur chienne qui les attendit à la porte. Quand elles eurent expliqué qu’elles venaient de Sion la tourière s’en alla chercher la Mère Supérieure, qui leur dit, en écartant les livres, que rien de bon ne pouvait venir aujourd’hui des messieurs Baillard. Et comme elles demandaient à rester cette nuit au couvent, la Supérieure les regardant avec autorité leur dit :

— Ce n’est pas ici une auberge.

Puis, après cette dure parole, et comme si elle eût deviné quelque profond désir de Thérèse, elle ajouta :

— On entre ici pour toujours ou jamais.

Les sœurs baissèrent la tête avec une humilité vraie. Sans rien répondre, elles se retirèrent. Il leur sembla que la porte mettait un temps infini à se refermer derrière elles.

Et maintenant, où trouver un abri ? Elles entrèrent dans la cathédrale et se mirent à prier, et toutes deux, à mesure que le soir tombait, sentaient leur âme remplie d’effroi. À leur sortie, c’était tout à fait la nuit. Un agent de police voyant ces deux minces formes noires, suivies d’une bête, qui battaient toutes les portes, s’approcha. Ô surprise ! À la lueur d’un quinquet, ils se reconnurent. C’était un ancien frère de Sion, qui avait partagé la prospérité des Baillard et qui s’émut de la détresse des deux religieuses. Il leur indiqua une mauvaise auberge, où elles furent réduites à coucher sur un matelas, par terre, dans une grande salle qu’encombraient déjà des rouliers.

Pendant la nuit, un de ces hommes s’approcha d’elles, mais la Mouya, qui veillait sur les deux femmes, bondit devant et montra des dents si féroces, que l’insolent regagna, sans plus, sa paillasse.

Quelles réflexions fit Thérèse, après un tel émoi, durant sa longue insomnie ? Les mots qu’avait prononcés la Mère Supérieure lui revenaient sans cesse à l’esprit : « Toujours ou jamais. » Elle reprit les pensées qui ne la quittaient pas depuis des semaines : sa vie détournée de sa voie naturelle, la poursuite de rêves qui n’avaient peut-être aucune réalité véritable, et par-dessus tout le désir de retrouver le calme, la règle, et de se mettre en paix avec la vie qui était devant elle. À travers les fenêtres, la lune versait sa lumière dans cette salle misérable et, de temps en temps, disparaissait sous les nuages. Thérèse, les yeux grands ouverts, regardait l’astre glisser. Elle repoussait avec horreur les images sordides qui l’environnaient, et se réfugiait dans ces mystérieuses alternatives d’ombre et de clarté.

— Ah ! lune charmante, disait-elle, prends-moi, soulève-moi jusqu’à la bonté de Dieu, ou du moins guide ma prière auprès des êtres spirituels qui vivent dans les espaces bleuâtres au-dessus de nous, afin qu’un rayon de la paix des anges descende sur leur très humble servante repentante.

Dès le petit jour, sœur Thérèse se leva. Sa figure toute pâle exprimait à la fois la douleur, la résignation et la confiance. L’épicier auquel elles proposèrent les précieux livres de Léopold leur en donna par pitié quelques sous, permit encore à Thérèse d’écrire sur son comptoir une lettre, qu’au sortir de la boutique elle remit à sœur Euphrasie, en disant :

— C’est pour notre père Supérieur.

Sœur Euphrasie comprit tout et que Thérèse ne l’accompagnerait pas à Saxon. Elle dit dans son amertume :

— Il y a des belles qu’on ne voit plus quand les violons sont partis.

Mais Thérèse, en se penchant sur la sœur Euphrasie, murmura :

— Ne m’en voulez pas, ma sœur ; il vaut mieux que je ne rentre pas à Saxon : j’y serais un sujet de honte pour vous tous. Ah ! si quelquefois vous m’avez trouvée orgueilleuse, j’en suis bien punie maintenant, et je ne pense plus qu’a m’aller cacher avec mon fardeau.

Alors la sœur Euphrasie, comprenant ce qu’elle soupçonnait depuis des semailles et que tout le pays dénonçait, embrassa Thérèse. Les deux pauvres filles pleurèrent ensemble, et tandis que sœur Thérèse s’en allait au couvent de Notre-Dame, sœur Euphrasie reprenait à pied, avec la Mouya, le chemin de Saxon.

Léopold, au reçu du billet de Thérèse, dont il devina le contenu avant que de l’ouvrir, se leva. Mais il n’y avait pas de pièce où il put aller pleurer en secret ; il dut rester là, sous les yeux de François, des sœurs Euphrasie et Lazarine, et de la vieille mère Sellier. Malgré un violent désir de dominer sa douleur, des larmes roulèrent sur ses joues. Mais il ne fit aucune réflexion et jamais ne demanda de détails à sœur Euphrasie.