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La Commune à l’Hôtel-de-Ville/05

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La Commune à l’Hôtel-de-Ville
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 34 (p. 334-369).
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LA
COMMUNE A L'HOTEL DE VILLE

V.[1]
LES SOLDATS.


I. — LA DELEGATION SCIENTIFIQUE.

Lorsque les soldats français s’emparèrent de l’église de Saint-Eloi dans la matinée du 28 mai, il n’était que temps ; elle commençait à flamber. La porte en boiserie d’une chapelle était en feu, on s’empressa de l’éteindre, et l’on reconnut alors que des barils de poudre, des caisses de cartouches, des touries de pétrole symétriquement placés dans la nef, étaient reliés par des torches en étoupe, des traînées de poudre mêlée de dynamite, de résine et de fleur de soufre. Si cet incendie n’avait été arrêté, le quartier sautait On visita les cryptes de l’église ; on y avait versé, à vrac, une telle quantité d’obus qu’il fallut plusieurs jours au service du génie et de l’artillerie pour en débarrasser l’église. Le même jour, lorsqu’à Ménilmontant on pénétra dans les sous-sols de Notre-Dame-de-la-Croix, on y ramassa six bonbonnes et trois cent quatre-vingts bouteilles de pétrole, dix mille mètres de mèches incendiaires et six gargousses de dynamite. On est tenté de croire qu’une telle accumulation, d’engins destructeurs était un dépôt ; cependant le 19 mai l’église avait été réquisitionnée par Louis-Auguste BM porteur d’un ordre de la commune ; ce B. avait dit : « Nous allons faire ici l’expérience d’une nouvelle invention capable de tuer deux cent mille Versaillais à la demi-heure. »

« Tuer deux cent mille Versaillais à la demi-heure, » c’est là un rêve dont la commune chercha obstinément la réalisation. Ce monde étrange, qui se disait révolutionnaire parce qu’il se savait meurtrier, se croyait scientifique parce qu’il eût voulu être exterminateur. Jamais plus folles songeries ne traversèrent la cervelle des alchimistes ; chacun avait son projet, son plan, son invention ; on était certain de ne pas se tromper, et c’est par-dessus les remparts que l’on criait : « Si M. Thiers est chimiste, il nous comprendra ! » S’ils n’ont point réussi complètement ainsi qu’ils se l’étaient figuré, ce n’est pas leur faute ; ils ont sans marchander dépensé dans la confection d’engins nouveaux et terribles tout ce qu’ils avaient d’ardeur, d’illusion et d’ignorance.

Le grand maître chargé de souffler aux alambics de la commune fut le docteur Parisel, qui faillit sauter, une fois, avec ses fourneaux. Il était jeune, il n’avait que trente ans, et était réellement médecin. Il était un peu inventeur ; en 1868, il avait proposé un nouveau modèle de fusil à Napoléon III, qui n’avait pas cru devoir l’adopter. Il aimait les grandeurs et avait inutilement essayé de se créer une clientèle dans les hautes familles du faubourg Saint-Germain ; ces deux faits expliquent amplement pourquoi il fut un des membres les plus actifs de la commune, et pourquoi, lorsqu’à l’Hôtel de Ville on réclamait le huis clos des séances, il demandait qu’on ne voilât pas « les plus belles pages « de l’histoire. » D’abord délégué au ministère du commerce (3 avril), puis membre de la commission des subsistances (22 avril), il fut enfin nommé le 3 mai chef de la délégation scientifique. Depuis bien des jours déjà, il en exerçait les fonctions, car le 22 avril il publia officiellement une note qui révélait, à n’en point douter, les projets de destruction dont les gens de la commune étaient tourmentés : on doit faire connaître à la délégation scientifique installée à « l’hôtel des travaux publics » les dépôts de produits chimiques, les inventions d’engins de guerre offensive ou défensive ; en outre « les détenteurs de pétrole sont tenus de faire la déclaration par écrit de leur stock, à la même adresse et dans les trois jours. » Avrial, membre de la commission de la guerre, Assi, délégué aux ateliers de fabrication du ministère de la guerre, réquisitionnaient de leur côté et faisaient effort pour mettre aux mains de la fédération des instrumens de meurtre inconnus jusqu’alors. On ne dédaignait point les vieux modèles que nos musées gardent à titre de curiosité historique : « Ministère de la guerre, cabinet du ministre, ordre no 201. Ordre au conservateur du musée du Louvre (marine) de confier au citoyen D. le modèle de canon et d’affût portant le no 225. Le citoyen D. sera responsable de ce modèle jusqu’à la réintégration au musée. Le membre de la commune directeur général du matériel de l’artillerie : AVRIAL. — Ce modèle ne peut sortir du musée, copiez sur place. » L’indication du numéro était erronée, ce qui permit au conservateur de ne rien « confier » au citoyen D.

Avant Parisel, avant Avrial et Assi, le père Gaillard, cordonnier atteint de barricadisme aigu, avait proposé son plan. Dans la séance de la commission des barricades, présidée le 12 avril par Rossel, le citoyen Gaillard demande « que les égouts soient coupés dans le fossé et minés en avant de la barricade, » les barricades n’ayant d’autre but que de prouver à l’ennemi et à la population « que pour prendre Paris, il faudra le détruire, maison par maison. » On discute scientifiquement la question, qui se résume à découvrir le moyen le plus prompt et le plus énergique de faire sauter Paris. Après quelques pourparlers, on tombe d’accord : « La commune décide que la conservation des tuyaux du gaz et de l’eau sera assurée jusqu’au moment de l’attaque, aussi bien que celle des égouts qu’il n’est point nécessaire d’ouvrir pour les miner. Elle répudie absolument, comme trop lente, toute construction ou fouille de galerie de mine, mais elle admet que des fourneaux de mine seront faits au fond et sur le côté des égouts, et arrête ainsi qu’il suit leur position et leur charge : Premier fourneau à vingt mètres en avant du fossé, 40 kilogrammes de poudre ; deuxième fourneau à douze mètres plus loin, charge 100 kilogrammes ; troisième fourneau à douze mètres plus loin que le second, charge 100 kilogrammes, et ainsi de suite, si les circonstances le permettent. Chaque fourneau devra être amorcé séparément. » C’est à cela que Rossel, capitaine du génie, ancien élève de l’École polytechnique, occupait ses loisirs sous la commune.

Pendant que ces hommes construisaient théoriquement des fourneaux de mine, qu’ils recherchaient le pétrole et les produits chimiques, qu’ils tentaient de copier des modèles de canons revolvers, ils prenaient la population fédérée à témoin de leur douceur angélique et accusaient « Versailles » de se servir d’engins de guerre prohibés par les conventions internationales. Par une singulière coïncidence, le jour même où Parisel appelle à lui les chimistes et les ouvriers en instrumens de précision, le colonel d’état-major, gouverneur du fort de Montrouge, que je ne nommerai pas, car il a été l’objet d’une ordonnance de non-lieu, termine son rapport en disant : « Nous avons dans les mains la preuve irrécusable que l’armée de Versailles fait usage de balles explosibles. » Vieille calomnie dont on s’était déjà servi contre l’Allemagne et qu’on retournaît patriotiquement contre la France. À ce mensonge on ajoute bientôt l’infamie que voici dans le Journal officiel du 27 avril : « Une personne digne de foi a vu, de ses yeux vu, les Prussiens livrer un canon Krupp et quatre mitrailleuses aux troupes de Versailles. Le fait odieux de se servir des armes de l’ennemi contre la France est authentique. » Ceux qui imprimaient cette malpropreté n’ignoraient probablement pas que la délégation de la guerre avait essayé d’entamer une négociation avec le général Fabrice pour en obtenir les chevaux qu’il avait réquisitionnés, et que la cessation des hostilités lui rendait inutiles. En toutes choses, la commune eut cette bonne foi ; mais il arrive un moment où elle outrepasse toute mesure et tombe dans le grotesque. On ne parlait à l’Hôtel de Ville, au comité central et ailleurs, que des moyens de destruction incomparables mis à la disposition de la commune par « la science révolutionnaire. » Ces bruits prirent de la consistance, tombèrent de la salle des séances dans les brasseries, des brasseries dans les cabarets, des cabarets dans la rue, où ils furent ramassés par les journaux du moment. Quelques-uns eurent l’air de s’émouvoir, invoquèrent l’humanité et découvrirent la convention de Genève. La réponse de la commune ne se fit pas attendre ; elle descendit de haut, elle descendit de Paschal Grousset, qui, en qualité de délégué aux relations extérieures, parla de façon à être entendu par la diplomatie universelle. Il dit leur fait aux journalistes et les renvoie à l’école : « Quelques journaux ont pu croire que l’adhésion de la commune à la convention de Genève avait pour résultat de proscrire l’usage des nouveaux engins de guerre dont dispose la révolution. Si les rédacteurs de ces journaux avaient pris la peine d’étudier la question… ils se seraient épargné une protestation injuste et inutile… Quant aux forces terribles que la science met au service de la révolution, la convention de Genève n’en réglemente pas l’usage. » D’où il résulte que l’emploi des balles explosibles est interdit à Versailles, — qui jamais ne s’en est servi, — mais que la commune reste dans la stricte observation du droit des gens en recourant aux « forces terribles de la science révolutionnaire. » Celle-ci fut maladroite, car elle fit sa première expérience sur un de ses dévoués serviteurs. Au laboratoire de l’École des mines, où Parisel avait installé ses cornues et ses matras, un citoyen, Alexandre Décot, fut cruellement brûlé, brûlé jusqu’à en demeurer aveugle, « par une explosion de matières chimiques au moment où il justifiait par l’expérience la découverte faite par lui d’un produit qui doit rendre d’importans services à la cause commune ; » il eût mieux valu dire : « à la cause communarde. » Nous croyons, sans pouvoir l’affirmer d’une manière positive, que ce produit n’avait rien de nouveau et était simplement du sulfure de carbone. Ce n’était pas seulement à la préparation du sulfure de carbone, liquide très mobile, très inflammable et des plus dangereux, que se bornait l’effort de la science révolutionnaire ; elle avait d’autres tours dans son sac, et il en est trois que nous pouvons faire connaître. Elle voulait reconstituer les bombes asphyxiantes sur lesquelles l’attention de notre marine avait été appelée, il y a une quarantaine d’années. Un Suisse exerçant illégalement la médecine à Paris, et dont la commune avait fait un colonel, directeur d’arsenal, avait réinventé les bombes asphyxiantes et les avait fait adopter par la délégation scientifique. On y travaillait très mystérieusement ; on avait des mots de passe, des faux noms, des signes de ralliement, et l’on jouait à la société secrète, tout en préparant des engins qui devaient être formidables et qui n’auraient peut-être été qu’enfantins. L’inventeur était aidé dans son travail par un musicien fédéré, trombone où clarinette, qui surveillait jalousement la fabrication. Cet instrumentiste s’était rendu chez un plombier du boulevard Voltaire, y avait saisi une couronne de plomb pesant 13 kilogrammes, et avait réquisitionné du même coup un ouvrier qui fut enfermé à l’atelier des bombes, y resta prisonnier pendant deux jours et fut forcé de travailler à cette laide besogne, sous peine d’être passé par les armes. Ces bombes contenaient des tubes en plomb, longs de sept centimètres, roulés autour d’une petite fiole que recouvrait une feuille de plomb laminé : chacune de ces fioles était remplie d’un acide tellement violent que l’émanation seule, disait-on, pouvait causer une mort foudroyante. L’interstice qui séparait les tubes les uns des autres était comblé par de la poudre fulminante et du picrate de potasse. L’arrivée de l’armée française fit évacuer le laboratoire ; on trouva les élémens constitutifs des bombes, mais pas une achevée. Ces engins eussent été si périlleux pour ceux qui les auraient employés que l’on aurait probablement été contraint d’y renoncer avant même d’en faire l’expérience. Ils sont donc restés à l’état d’une de ces bonnes intentions dont l’enfer communard est pavé ; mais des témoins déposant, sous la foi du serment, devant le conseil de guerre, ont donné, à cet égard, des indications intéressantes : « On mettait de petits tubes contenant de l’acide prussique que l’on enfermait dans des bombes. C’était destiné à tuer immédiatement ceux qui seraient blessés par les éclats. On faisait aussi des préparations où entrait la strychnine. On plaçait des clous empoisonnés dans les bombes. On chargeait des bombes avec des dissolutions de phosphore dans du sulfure de carbone[2]. Versailles est revenu trop tôt ; il n’a pas laissé à la science expérimentale de la révolte le temps de se produire tout entière et d’étonner le monde par l’amplitude de son génie inventif. Si l’armée française ne s’était pas hâtée, la commune allait nous rendre le feu grégeois et l’approprier aux besoins de la revendication sociale. On l’avait proposé aux membres du gouvernement de la défense nationale, qui avaient refusé, sans discussion, d’user contre l’ennemi d’un moyen de guerre réprouvé par les nations civilisées. Ce fut un avocat dont j’ai les lettres, les rapports et les mémoires, qui se chargea de le faire adopter par la commune. C’est la logomachie que nous connaissons déjà : « L’humanité et la conscience ordonnent de se servir de ce moyen héroïque, car on rendra la guerre impossible en la faisant trop meurtrière. C’est pourquoi ce n’est pas seulement un droit, mais bien réellement un devoir, et un devoir de vraie religion (car l’humanité n’est pas autre chose), que d’anéantir la force qui, dans les mains de Thiers, cet homme odieux et par là même condamné, cause les désastres de Paris, et de la France. » Tout est de cette force, et c’est par un tel abus de mots que l’on cherche à pallier un acte de brigandage. On a appris par les journaux que les Versaillais se massent et campent dans le bois de Boulogne : « Eh bien ! citoyens, ces bois qui servent d’abri à l’ennemi, ces tentes, ces soldats, ces forces considérables, il ne tient qu’à vous de les anéantir en quelques instans sans perdre un seul homme. Les troupes de Versailles seront anéanties ou dispersées, n’en doutez pas, sans esprit de retour, en y lançant le feu grégeois, et puisque nous le pouvons, nous le devons évidemment. » La lettre continue sur ce ton pendant quatre pages ; et se termine par ce post-scriptum où la science militaire se marie dans de justes proportions à la science économique : « Nota : le feu grégeois brûle le bois vert, et l’eau, loin de l’éteindre, le développe beaucoup. Au premier coup d’œil il semble qu’il serait pour la guerre un surcroît de dépenses ; en réfléchissant qu’il finirait la guerre, on trouve qu’il en fera promptement cesser les frais. » À cette lettre est annexée une consultation : Le feu grégeois et le droit des gens, dans laquelle on tente de prouver par toute sorte d’argumens frelatés que nulle considération ne peut prohiber l’emploi de cet engin destructeur ; on cite les écrivains spéciaux, et pour un peu on découvrirait qu’ils en recommandent l’usage. L’on en conclut que c’est f le moyen le plus sûr et le plus expéditif de disperser les soldats de Versailles, de les empêcher d’obéir à la ténacité impitoyable de Thiers et à l’activité furieuse de l’Irlandais Mac-Mahon. » Un mémoire intitulé Documens pratiques sur l’emploi du feu grégeois donne des détails intéressans, non pas sur la composition, qui doit rester secrète, mais sur le mode de procéder et sur le prix de revient. « Si le litre de liquide de fusée coûte 20 francs, il s’ensuit qu’avec une dépense de 8,000 francs on peut avoir quatre cents fusées, pouvant couvrir instantanément (à 20 mètres par fusée) 8,000 mètres de terrain occupé par l’ennemi. » On demande la création d’un corps de fuséens divisé en bataillons et en compagnies. « Trois jours suffisent pour former un artilleur fuséen ; il en faut dix pour fabriquer cent mille fusées ; les produits nécessaires existent à Paris en quantités assez considérables. » Le comité central, la commune, le comité de salut public, harcelés par l’avocat, — inventeur, commanditaire ou simplement intermédiaire intéressé, nous ne savons, — n’avaient répondu qu’avec une certaine mollesse aux offres qui leur étaient faites. Sans repousser précisément la proposition, on avait cherché à gagner du temps, car alors on croyait être bien sûr du concours d’un inventeur très sérieux, de M. Borme, qui, dès le 20 mars, avait été forcé de paraître se mettre à la disposition du comité central. Il fut contraint de faire quelques expériences, dans les jardins du Luxembourg, sous les yeux de Raoul Rigault, qui, pour la circonstance, s’était fait accompagner du docteur Pillot. Celui-ci, satisfait du résultat obtenu, dit à M. Borme que l’on adoptait son procédé « comme moyen d’incendie dans le cas où il faudrait rostopchiner Paris. » M. Borme, tombé de Pillot en Parisel, usa de tout subterfuge pour éviter de servir la commune. Il manœuvra avec tant d’habileté que le 18 mai il en était encore aux promesses, aux excuses, et n’avait fourni au chef de la délégation scientifique que des prétextes plus ou moins plausibles. La commune s’aperçut alors que M. Borme s’était moqué d’elle.

Il fut arrêté, conduit à Ferré, qui l’expédia à Raoul Rigault ; puis, après s’être entendu dire « qu’on lui ferait passer le goût du pain, » il fut incarcéré au dépôt, d’où il put s’échapper sain et sauf le 24 mai, pendant l’incendie de la préfecture de police. M. Borme est arrêté le 18 mai, à sept heures du soir ; dès le 19, la lettre de l’avocat est annotée : « enregistrée, renvoyée à la commission militaire. » Il est trop tard ; l’avocat en sera pour ses frais de style ; la commission de la guerre aura beau prendre une décision, elle n’aura pas une seule fusée grégeoise à sa disposition, car le temps manque pour en fabriquer ; dans deux jours, les soldats de la France auront franchi les fortifications de Paris, malgré la nouvelle menteuse qui fut publiée et qui prouve combien tous ces incendiaires étaient préoccupés par l’huile de pétrole : « 22 mai : hier au soir les Versaillais essayèrent d’entrer dans Paris du côté de Neuilly en entassant des fascines dans un fossé. Les fédérés, au moyen de pompes pleines de pétrole, mirent immédiatement le feu aux fascines et rôtirent tout vivans les royalistes. Rien, paraît-il, ne peut décrire l’effet produit par ces engins de nouvelle invention. »

Feu grégeois et bombes asphyxiantes, c’était de la guerre sauvage, mais enfin c’était encore de la guerre ; je ne sais dans quelle monstruosité spéciale il faut ranger l’instrument dont j’ai à parler et dont tout l’honneur revient au docteur Parisel, qui, en l’inventant et en le faisant fabriquer, voulut sans doute justifier son titre de chef de la délégation scientifique. Ce fut Parisel qui l’imagina, mais je crois bien que ce fut Assi qui fournit le poison. Je m’explique. — Parisel, comprenant que la commune avait une durée limitée, que les soldats français rentreraient forcément dans Paris, avait rêvé de lâcher les femmes contre eux ; sous prétexte de fraterniser, elles leur auraient tendu les bras, et leur auraient donné une poignée de main mortelle et foudroyante. La commission d’enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars avait la première fait connaître cette épouvantable invention. « Un membre : Avez-vous connaissance d’instrumens destinés à empoisonner avec de l’acide prussique dans un petit tuyau de caoutchouc ? — Le colonel Gaillard : — Oui, c’est la dent du serpent avec tous ses élémens ; il y a un petit ressort qui doit faire jaillir le venin et le faire pénétrer. — Un membre : J’ai vu l’instrument, c’est une boule en caoutchouc, une sphère armée d’une épingle en or très courte et creuse, c’est la dent du serpent à sonnettes, c’est une invention infernale[3]. » Malgré l’affirmation de témoins honorables entre tous, je ne pouvais croire à cet excès de perversité, et je me figurais que, toute exagération étant acceptée sans contrôle après la chute de la commune, on pouvait avoir été, de bonne foi, abusé par des rapports mensongers. Le doute ne m’est plus possible ; j’ai tenu l’instrument dans mes mains. C’est une boule en caoutchouc, de la grosseur d’un grain de raisin ; d’un côté une aiguille en or creuse, semblable à celle des seringues à injections sous-cutanées ; de l’autre une tige également en or, munie d’un pas de vis qui permet de la fixer à une bague disposée à cet effet. Parisel en avait commandé un nombre assez considérable, — trois ou quatre cents, et non pas vingt mille, comme on l’a dit, — à un fabricant d’instrumens de chirurgie qui, ayant facilement deviné à quel usage ces petits appareils étaient réservés, ne se hâtait pas de les faire. Parisel venait souvent le voir, trouvait qu’on « lanternait » beaucoup se fâchait et parlait de Mazas. Il était parfois accompagné dans ses courses par Clément. — Lequel ? Ils étaient trois à la commune qui portaient ce nom. — Est-ce Jean-Baptiste Clément, le chansonnier, — Victor Clément, le teinturier[4], ou Emile Clément, le cordonnier qui, le 22 janvier 1871, disait à M. François Favre, maire du XVIIe arrondissement : « Vous devez marcher à notre tête ceigné de votre écharpe ? » — Nous l’ignorons. Le fabricant invoquait le manque d’ouvriers, la délicatesse du travail, et continuait à ne pas se presser de terminer ces ingénieux outils ; il se pressa si peu qu’il n’en put achever qu’une dizaine, qui ne furent pas livrés. — Assi avait coopéré à cette invention « révolutionnaire » en mettant à la disposition de Parisel une quantité prodigieuse d’acide prussique, Il avait découvert deux jeunes gens, chimistes habiles, qui, voulant éviter d’être incorporés dans les bataillons de marche dirigés sur les avant-postes, acceptèrent, probablement sans réfléchir, une exemption de service militaire, à la condition qu’ils remettraient à Assi quelques produits chimiques que l’on ne pouvait pas facilement se procurer, même par voie de réquisition. Le pacte fut conclu, et de chaque côté on se tint parole. La pièce suivante en fait foi : « Commune de Paris. Commission de surveillance pour la fabrication des munitions de guerre. Hôtel de Ville, le 6 mai 1871. Reçu du citoyen…. 10 grammes de bor, 5 kilogrammes de phosphore et 1 kilogramme d’asside prussique. Sept heures. Paris, le 6 mai 1871. Les membres de la commune chargés de la surveillance de la fabrication des munitions de guerre : Assi[5]. »

D’après l’opinion des hommes compétens, 10 grammes de bore et 1 kilogramme d’acide prussique représentent des quantités extraordinaires. Nul savant n’a pu comprendre à quel usage le bore devait être réservé. Les communards, il faut le reconnaître, avaient plus d’imagination que de savoir ; ils croyaient cependant être aussi en mesure de régénérer la science, et en ont conservé un sentiment de vanité qui ne les abandonne même pas devant les conseils de guerre. Le 9 août 1871, Assi répond aux questions du président ; il parle de ses longs travaux dans l’armement ; il dit avec complaisance : « J’ai eu jusqu’à trente secrétaires, » et, s’enorgueillissant de plus en plus au souvenir de ses inventions, il ajoute : « J’ai fait bien des choses qui ne sont pas ordinaires. » En effet, l’instrument de mort imaginé par Parisel, chargé avec l’acide prussique procuré par Assi, n’était heureusement pas dans la catégorie des choses ordinaires. C’était une œuvre d’une inconcevable perversité, mais c’était en même temps une œuvre d’une conception puérilement bête, et terriblement dangereuse pour celui qui aurait voulu l’utiliser. Le moindre faux mouvement eût rendu l’instrument mortel pour l’assassin lui-même. Le docteur fut plus heureux que son complice Assi ; il put échapper aux recherches de la justice ; il est un des membres de la commune que l’on crut tués dans la bataille des rues. Le bruit de sa mort se répandit et persista. On se trompait ; les gens capables d’inventer de tels outils se battent peu, et excellent à déguerpir. Parisel, jugé par contumace, fut condamné à mort ; mais en faisant une enquête sur ses antécédens, sur sa conduite pendant le siège et pendant la commune, on fit quelques découvertes dont la cour d’assises eut à s’occuper. Au mois de mai 1872, il fut, par défaut, frappé d’une peine de vingt ans de travaux forcés pour attentat à la pudeur avec violence et avortement consommé. Il paraît être coutumier du fait, car si l’on en croit un journal, il a été condamné au mois d’avril 1877, en Amérique, à New-Jersey, pour un fait absolument analogue[6]. Il y a là peut-être une indication précieuse à recueillir pour les moralistes qui cherchent à comprendre ou à deviner quelle constitution la commune aurait donnée à la famille, si les forces légales du pays n’étaient venues interrompre ses délibérations et ses expériences.


II. — LES INCENDIAIRES.

Si la commune n’a réussi qu’imparfaitement dans la fabrication de son outillage militaire et scientifique, il faut reconnaître que cela ne l’a pas empêchée d’accomplir une des œuvres de destruction les plus furieuses que jamais l’histoire ait eu à enregistrer. Sous ce rapport, elle reste hors de pair ; mais il ne lui fallut ni savoir, ni courage ; à l’aide d’une bouteille de pétrole et d’une allumette, un enfant peut brûler une maison. Il n’y a donc pas de quoi être fier, et « les forces terribles que la science met au service de la révolution, » comme disait Paschal Grousset, n’ont rien à voir en tout ceci. Ce fut facile, bête et méchant. Le projet d’incendier Paris a-t-il été délibéré en séance secrète de la commune ou du comité du salut public ? on n’en sait rien. Nul document ne permet de l’affirmer, quoique l’article de Jules Vallès : Si M. Thiers est chimiste, semble prouver une détermination discutée et arrêtée. La seule pièce authentique placardée sur les murs de Paris, ou tout au moins insérée dans le dernier numéro du Journal officiel, en date du 24 mai, est celle-ci : « Le comité de salut public arrête : Art. 1. Les persiennes ou volets de toutes les fenêtres demeureront ouvertes. Art. 2. Toute maison de laquelle partira un seul coup de fusil où une agression quelconque contre la garde nationale sera immédiatement brûlée. Art. 3. La garde nationale est chargée de veiller à l’exécution stricte du présent arrêté. Le comité de salut public : Ant. Arnaud, E. Eudes, F. Gambon, G. Ranvier. Hôtel de Ville, le 3 prairial an 79. » Un tel ordre interprété d’une certaine façon peut entraîner la destruction de Paris ; mais ce n’est pas l’ordre de brûler Paris[7]. Cependant, avant même la rentrée des troupes françaises, des précautions avaient été prises pour neutraliser les secours que l’on aurait pu porter aux incendies, et je n’ai pas à répéter que d’énormes provisions de matières incendiaires, réquisitionnées de toutes parts, avaient été emmagasinées avec soin, et étaient tenues en réserve.

Le 21 mai, aussitôt que l’arrivée de nos troupes est signalée, Magloire Brunel, à la suite d’une inspiration spontanée, ou d’instructions reçues, expédie un ordre qui seul, en dehors des faits irrécusables et déjà connus, affirme la préméditation du crime : « Garde nationale de la Seine ; Xe arrondissement ; bureau du chef de légion. Ordre aux sapeurs pompiers des douze casernes de se réunir et de se porter immédiatement au Champ de Mars avec le matériel dont ils disposent. Le colonel : Brunel. » Les pompiers comprirent sans peine qu’on tentait de les rassembler au Champ de Mars pour éloigner de Paris le matériel de sauvetage ou pour les mettre eux-mêmes en ligne contre nos soldats. Une députation fut envoyée par eux à Pindy, qui, en qualité de gouverneur militaire de l’Hôtel de Ville, avait sous ses ordres le corps des sapeurs pompiers. I*a discussion fut longue ; Pindy, qui savait à quoi s’en tenir sur les projets de résistance, ou pour mieux dire sur les projets de destruction, Pindy estima, sans doute, que le moyen de se débarrasser des sapeurs pompiers était trop ostensible ; il était fort hésitant, et paraissait ne savoir à quel parti s’arrêter. Il sortit de la salle où l’on discutait, et resta une heure absent. Il est probable, quoi qu’on ne sache rien de positif à cet égard, qu’il alla demander des instructions précises au comité de salut public. Lorsqu’il revint, il resta près de dix minutes, la tête dans ses mains, comme perdu dans ses réflexions. Puis il écrivit à Brunel une lettre dont on ignore le contenu, et, se tournant vers les pompiers délégués, il leur dit : « L’ordre doit être considéré comme non avenu ; ne quittez pas vos casernes. » Un autre moyen moins brutal fut employé, et parvint au résultat qu’avait cherché Brunel. On fit défense aux pompiers de combattre les incendies dont ils durent rester les spectateurs désintéressés. Cela ressort, avec toute évidence, de deux pièces dont l’original a été conservé : « Dépêche au commandant. Feu à la Croix-Rouge, — Gardes nationaux mettent le feu dans tout le quartier, — ordre de la commune qui défend aux pompiers de bouger. — Réservoirs, tonneaux, pompes et travailleurs, tout est prêt dans la cour pour attaquer immédiatement, si le feu gagnait les maisons avoisinant la caserne ou la caserne même. Les gardes nationaux ignorent tous ces préparatifs. Le capitaine : Ch. » Cette dépêche est du 23 mai ; celle-ci est du 24 : « 11e compagnie. Ordre de la commune de ne pas sortir pour aler aux feu. (Commandant à capitaine.) Le sergent de semaine : N. » Ainsi les pompiers reçoivent directement dans leurs postes ordre de la commune de ne point se porter à l’attaque des incendies, et ils sont obligés de cacher aux gardes nationaux les préparatifs qu’ils font pour combattre le feu, dans le cas où ils en seraient sérieusement menacés. Je rappelle qu’après avoir allumé trois foyers dans le Palais-Royal, les hommes du 202e bataillon fédéré forcèrent les pompiers casernes au Louvre à prendre la fuite. La menace que si souvent l’on avait répétée : Paris sera à nous, ou Paris sera brûlé, recevait son exécution.

Il y a bien longtemps que cette lugubre rêverie hantait les cervelles révolutionnaires. En 1848, avant la journée du 15 mai, un homme célèbre par lui-même et par le nom de son père, libéral de vieille date et républicain convaincu, alla voir Sobrier, qui alors inspirait une crainte dont on aurait souri pendant la commune, et tenta de lui faire comprendre qu’il était dangereux, pour la cause même de la liberté, d’effrayer la population raisonnable par l’étalage de doctrines violentes et presque terroristes ; il ajouta que cette conduite impolitique pourrait faire naître une lutte dans laquelle le parti jacobin n’aurait pas le dessus. C’était prévoir et annoncer l’insurrection de juin. Sobrier écouta d’un air gouailleur les observations qui lui étaient adressées : « Baste ! répondit-il nous sommes deux cent mille, prêts à combattre. Si nous sommes vaincus, il nous restera une dernière ressource ; » et prenant une allumette qu’il mit lentement sous les yeux de son interlocuteur, il ajouta : « Nous le brûlerons, votre chien de Paris. » Il s’en est fallu de bien peu que la prédiction de 1848 ne reçût accomplissement en 1871, car tout le monde s’empressa d’y concourir, les chefs et les soldats.

Par ce qui s’est passé à la préfecture de police, on peut voir que ces hommes ne voulaient point être saisis au dépourvu, qu’ils redoutaient une surprise, un mouvement rapide de l’armée française, et qu’ils se tenaient prêts à ne lui livrer que des ruines. Le 21 mai, dans la nuit, Ferré apprend que les lignes de la révolte sont brisées, et que le général Douay marche sur le Trocadéro. Le 22, dès six heures du matin, je le rappelle, un capitaine de place, guidé par un concierge, visite les sous-sols, les postes du rez-de-chaussée, et y fait déposer trois barils de poudre entourés de caisses de cartouches. Aussitôt que ces premières dispositions sont terminées, un garçonnet de vingt-deux ans, nommé Émile-Magloire Giffault, ayant alternativement joué le personnage de chef de bureau et celui de commissaire de police, est chargé de se procurer des liquides incendiaires. Il ceint son écharpe rouge, se fait escorter de trois hommes armés, et emmène avec lui deux jeunes gens qui trament une voiture à bras. Il se rend rue Grégoire-de-Tours, chez un marchand de couleurs, qui est absent. Giffault s’adresse au portier, le force à lui livrer les marchandises qu’il réclame et en échange desquelles il remet un reçu : « Nous, commissaire de police attaché à la commune, avons, d’après les ordres qui nous ont été donnés, requis chez le sieur Quintin, marchand dérouleurs, rue Grégoire de Tours no 3, trois touries contenant de l’esprit-de-vin, de l’essence et du pétrole. Il n’a rien été pris autre chose. Ces touries sont requises par la préfecture de police. Le commissaire spécial : E. Giffault[8]. » Donc, le 22 mai à midi, tout était prêt pour détruire la préfecture de police, qui ne fut allumée que le lendemain à onze heures du matin. Dans les caves de la préfecture, on avait mis la main sur le dépôt des torches qui sont distribuées, en quantité réglementaire, dans les postes occupés par les sergens de ville. Ces torches fuient portées dans la cour de Mai au Palais de Justice, et un jeune factionnaire de vingt ans, nommé Etienne, eut pour consigne de forcer tous les passans, — ils n’étaient pas nombreux, — à en prendre une pour la lancer dans la grand’salle qui flambait. Cela s’appelait faire acte d’adhésion à la commune[9]. Etienne ne fut pas heureux ; il réussit à s’échapper de Paris, mais il eut la sottise de se laisser arrêter au Havre en flagrant délit de vol. Son repentir n’était pas excessif, car il dit aux juges militaires devant lesquels il comparut : « J’ai défendu la commune, parce que c’était le meilleur des gouvernemens. » L’incendie de la préfecture de police et du Palais de Justice est l’œuvre même de Théophile Ferré et de Raoul Rigault. Ces deux fauves ont brûlé l’antre où ils avaient gîté avant de l’abandonner. L’un et l’autre étaient membres de la commune ; en qualité de délégué à la sûreté et de procureur général, ils avaient un droit d’initiative qu’ils ont tenu à ne pas laisser tomber en désuétude. Ceux-là étaient des maîtres ; ils n’ont eu qu’à commander. D’autres au contraire ont eu à obéir, et ont reçu des ordres qui venaient de haut. Un homme qui ne fut point malfaisant pendant la durée de la commune, qui entretint de bons rapports avec la Banque de France, dont j’ai déjà parlé, qui commandait le Palais-Royal et s’appelait Marigot, fut un des plus sérieux combattans de la dernière heure. Il lutta énergiquement dans le IIIe arrondissement à la tête de huit cents hommes et d’une artillerie considérable. Malgré ses efforts, les troupes françaises gagnaient du terrain : « Le 24 à midi, la situation n’était plus tenable, a-t-il dit lui-même ; Delescluze m’envoya l’ordre écrit de faire sauter le carré Saint-Martin, et d’incendier le quartier. Je n’ai pas voulu m’associer à de pareilles monstruosités. » Exaspéré par la défaite, Delescluze a-t-il réellement donné des instructions pareilles ? Nous ne savons ; nulle pièce authentique, nul témoignage irrécusable ne nous permet de répondre, et nous ne pouvons avoir qu’une confiance assez restreinte dans l’assertion de certains accusés, qui ont sans doute essayé de sauver leur tête en proclamant leur désobéissance à des ordres qu’ils n’ont peut-être pas reçus. Maxime Lisbonne est-il de ce nombre ? Loin d’avouer l’incendie de la rue Vavin et l’explosion de la poudrière du Luxembourg que de nombreux témoins lui reprochèrent d’avoir provoqués, il a affirmé qu’il lui avait été enjoint par le comité de salut public de faire sauter le Panthéon, dont les caves étaient pleines de poudre, et d’incendier la bibliothèque Sainte-Geneviève, Reculant devant cette effroyable responsabilité, il se serait rendu près de Régère, membre de la commune, délégué au Ve arrondissement, et en aurait obtenu l’annulation de l’ordre. Nous ne savons si ce fait est exact ou si ce n’est là qu’une de ces fables dont les accusés ne sont point avares en présence de leurs juges[10].

Presque tous les ordres d’incendie ont été détruits, mais ceux qui subsistent permettent d’affirmer que les grands chefs de la commune ont eu soin de ne pas compromettre leur signature sur ce genre de documens ; faut-il penser d’après cela qu’ils avaient horreur de leur mauvaise action, dont ils comprenaient la monstruosité, comme eût dit Marigot, ou que, certains d’avance de leur défaite, ils ne voulaient abandonner derrière eux aucune preuve de leur crime ? Si les ordres sont signés, c’est par des inférieurs : « Incendiez le quartier de la Bourse, ne craignez pas ; » puis simplement le cachet du colonel commandant l’Hôtel de Ville qui était Pindy, et un contre-seing : le lieutenant colonel Parent. Ce dernier aurait bien dû ajouter son prénom : Hippolyte, il eût ainsi évité une confusion très regrettable, dont un membre démissionnaire de la commune, Ulysse Parent, faillit être victime. Dans plus d’un cas, l’ordre ne porte pas de signature ; un timbre, — celui du comité de salut public, — suffit. L’ordre d’incendier le ministère de la marine que Brunel montra au docteur Mahé était timbré et non signé. Il en est de même de l’ordre suivant dont l’original est sous mes yeux : « Ministère de la guerre, Paris le 23 mai 1871. Ordre aux municipalités de nommer des chefs de barricades, un au moins par quartier. Timbre rouge : Ministère de la guerre ; bureau d’armement. » On obéissait à ces instructions anonymes ; sans hésiter on nommait des chefs de barricades, et on brûlait les maisons. Le comité de salut public intervient cependant directement lorsque l’on a résolu d’évacuer, d’incendier l’Hôtel de Ville et de se retirer à la mairie du XIe arrondissement. De celle-ci, il faut faire une forteresse et un arsenal, car c’est là que l’on comptait tenir jusqu’à la fin, c’est de là que partiront les ordres et les élémens de destruction. On y pourvoit de la sorte : « Paris, le 23 mai 1871. Ordre aux municipalités de requérir immédiatement les produits chimiques inflammables et violens qui se trouvent dans leur arrondissement. Le comité de salut public ; timbre rouge du secrétariat général. Le secrétaire adjoint, G. Jauffret. Faites brûler les maisons assaillies par les Versaillais ou la réaction. C. J. »[11]. Cet ordre est terrible ; seul, il constitue un aveu sans restriction ; est-ce pour cela qu’on le fait signer par un secrétaire adjoint, que l’on y chercherait en vain le nom d’un des cinq membres du comité de salut public, Ant. Arnaud, Billioray, Eudes, Gambon, G. Ranvier, — et qu’on n’y trouve même pas celui du secrétaire général : Henri Brissac.

Les inférieurs, au contraire, ceux qui, même au péril de leur vie, cherchent à faire du zèle et à se donner de l’importance, n’hésitent pas. On croirait qu’ils ont mis leur vanité à accumuler les preuves de leur culpabilité. Ils se livrent tout entiers. Aussitôt que l’ordre collectif que je viens de citer est parvenu à la mairie du XIe arrondissement, un simple délégué municipal, dont la spécialité paraît avoir été pendant la commune de persécuter les prêtres et d’interdire l’accès des églises, le citoyen Magdonel, écrit de sa meilleure encre et de sa plus mauvaise orthographe : « Ordre aux commissaires de police de réquisitionner immédiatement tous les produits chimiques inflammables et violants qui se trouve dans votre arrondissement et de les concentré au XIe, pour mettre dans les caves de l’église Saint-Ambroise. Le délégué municipal : Magdonel. » Lorsque la commune vint s’installer à la mairie du boulevard Voltaire, ses instructions avaient été suivies ; on avait obéi aux prescriptions de Magdonel, et le comité de salut public avait à sa disposition de quoi brûler la moitié de Paris. C’était le 24 mai ; nos troupes avançaient et les insurgés, reculant devant elles, détruisaient les monumens, les îlots de maisons qu’ils n’avaient su conserver. De la mairie même, dans cette journée, partit un ordre de dévastation presque anonyme, car malgré les hauts personnages qui encombraient le chef-lieu du XIe arrondissement, il est signé d’un nom obscur et même inconnu : « Établise votre ligne de démarquation entre vous et les Versaillais — brûlé, incendié tout ce qui est contre vous, — pas de trêve ni de découragement. — Le XIe arrondissement se lancera votre secourt sitôt que vous serez menacé — courage et si vous agisez, la république est sauvez avant quarante huit heures. Pour le comité : David[12]. »

Si, lors des batailles sous Paris, les armées allemandes avaient rencontré une telle énergie dans la garde nationale, la France n’aurait peut-être pas été amputée de deux provinces ; mais, on le sait, et il ne faut pas se lasser de le répéter, un bon nombre de bataillons se réservaient contre « les Prussiens de l’intérieur[13], » c’est-à-dire contre tout ce qui n’était pas jacobin, hébertiste, maratiste, contre tout ce qui n’admirait pas Raoul Rigault ou ne croyait pas à la religion du dieu Blanqui.

Que dans cet énorme cataclysme où Paris a failli périr, il y ait eu des faits de sauvagerie spontanée, des actes d’initiative individuelle, il n’en faut douter. Lorsque Charles-Philippe-Denis Quélin, apprêteur de neuf et fédéré au 92e bataillon, s’écrie : « F… le feu aux deux coins de la rue Thévenot ; pas de pitié, nous n’avons rien à perdre I » il obéit à ses mauvais instincts personnels et n’a reçu aucun ordre précis[14]. Mais à qui donc remonte la responsabilité du forfait, sinon à ceux qui l’on préparé, qui ont amassé les matières inflammables, et qui, maîtres de la ville, chefs du gouvernement, directeurs de l’insurrection, ont donné l’exemple en brûlant l’Hôtel de Ville ? Les délégués municipaux, stylés d’avance, ont fait leur œuvre ; ils ont reçu un mot d’ordre qu’ils ont fidèlement transmis aux commandans des barricades, ceux-ci l’ont répété à leurs soldats, qui étaient bien certains de ne pas faire preuve d’indiscipline en répandant partout le pétrole. Ceci n’est point douteux ; lorsque l’on s’est adressé au conseil même de la commune, il a répondu : « Brûlez. »

Le 23 mai, dans la soirée, le corps du général de Cissey venait de forcer l’entrée de la rue de Grenelle-Saint-Germain. Le marquis de Quinsonnas, qui, après avoir fait valeureusement la guerre, avait, malgré ses cinquante-huit ans sonnés, repris du service afin de combattre la commune, était alors attaché, en qualité de colonel de mobiles, à l’état-major du 2e corps d’armée. Il courut à la direction des télégraphes pour s’en emparer. La cour était pleine de cadavres que l’on avait déposés là en attendant que l’on pût les enterrer. L’heure était terrible. Le palais de la Légion d’honneur, la Cour des comptes, le Conseil d’état, la rue de Lille, étaient en feu ; l’École d’état-major venait de sauter ; les artilleries tonnaient, la fusillade crépitait de tous côtés ; dans le clocher des églises, le tocsin retentissait comme si l’on eût sonné le glas de la ville près d’expirer. Les bureaux du télégraphe étaient abandonnés ; tout employé avait fui, sauf un petit bossu qui, au milieu des rumeurs de cette inexorable bataille, tapotait philosophiquement son appareil. Sur l’ordre du marquis de Quinsonnas, il se mit en rapport avec l’Hôtel de Ville, qui répondit à sa question par une autre question : « Qui connais-tu ici ? » — On ne savait que riposter ; on lui dicta cette dépêche : — « Position désespérée, les Versaillais arrivent. » Cette fois la réplique ne se fît pas attendre ; elle fut très nette, et, comme elle émanait de l’Hôtel de Ville, du siège même de la commune, elle fixe résolument la responsabilité des incendies : « Mettez le feu à la boîte et repliez-vous. »

Depuis longtemps ils se préparaient. Pendant la période d’investissement, sous prétexte de rechercher les moyens les plus sûrs de repousser l’Allemagne, on fabriquait non-seulement des bombes à mains, mais aussi des tubes incendiaires, tubes en zinc destinés à recevoir l’huile de pétrole, que l’on pouvait facilement enflammer à l’aide d’une mèche. Six mille de ces récipiens forent saisis d’un coup et livrés au ministère de la guerre, qui s’empressa de les détruire. Le Vengeur, journal de Félix Pyat, publia le 23 avril un article intitulé : l’Incendie et la révolution, qui, sous formes allégoriques, n’est autre chose qu’un appel aux torches. Les tubes incendiaires ne furent pas tous découverts et brisés avant l’armistice ; il en restait que l’on utilisa dans les derniers jours de la commune ; on en eut la preuve. Le 24 mai, nos troupes maîtresses du Ve arrondissement, avaient placé des sentinelles au coin des rues et lancé des patrouilles dans le quartier. Un homme d’allures suspectes fut aperçu dans la rue Garancière. Il rasait les murs et cherchait si manifestement à se dissimuler qu’il fut arrêté. Il était vêtu d’une cotte d’ouvrier et d’une blouse flottante ; ses mains ne portaient point de trace de poudre, mais tout son individu exhalait une forte odeur de pétrole. On lui fit enlever sa blouse pour le fouiller, et l’on fut fort surpris de voir qu’il avait la taille sanglée par une ceinture de cuir, armée de petits crochets à chacun desquels pendait un tube en zinc fermé, assez semblable à une boîte à lait, et rempli de pétrole. Dans sa poche on trouva plusieurs rouleaux de mèches incendiaires et des allumettes. Cet homme avoua qu’il avait reçu d’un chef de barricades, qu’il ne nomma pas, l’ordre d’incendier le plus de maisons qu’il pourrait, à son choix. Il ne savait point que les troupes françaises occupaient le quartier, et il était venu imprudemment se jeter au milieu d’elles. Il fut appuyé contre un mur et fusillé ; un coup de feu tiré de près enflamma le pétrole dont il était porteur, et le cadavre brûla sur place. Ce fait semble démontrer qu’il y eut des hommes, — peut-être des fuséens du docteur Parisel, dont le citoyen Lutz était le commandant, — qui furent spécialement outillés pour l’incendie.

Les communards de mauvaise foi, — ils sont nombreux, — n’acceptent qu’un seul incendie, celui du château des Tuileries, — repaire des tyrans. Ils répudient les autres ; ils s’en lavent les mains dans l’huile de pétrole et disent : Ce n’est pas moi ; j’excepte cependant un groupe de contumax, réunis sous le nom de commune révolutionnaire, dont je parlerai bientôt, et qui a le courage de revendiquer hautement sa part de responsabilité dans tous les désastres prémédités. Un ambitieux, qui a cru faire sa fortune politique et militaire en servant cette détestable cause, ne s’y trompe pas cependant, et, sans ménagement, à l’heure suprême, à l’heure où l’on ne ment pas, il dénonce les coupables. « L’odieux de ces incendies n’a pas besoin d’exagération, a écrit Rossel ; la majorité de la commune peut être justement accusée de ces crimes ; Félix Pyat et les blanquistes en sont les instigateurs[15]. » Par le mot majorité, Rossel entend la partie violente qui, en opposition aux économistes, vota pour la création du comité de salut public. Il n’a pas tort, son accusation porte juste, et cependant parmi les membres de cette majorité excessive il s’en trouva un que les incendies désespérèrent : c’est Clovis Dupont, un vannier de Saint-Cloud, où il avait reçu jadis, après sollicitation, des secours sur la cassette impériale. Il avait motivé ainsi son vote en faveur du comité de salut public : « Attendu que si la commune a su se faire aimer de tous les honnêtes gens, elle n’a pas encore pris les mesures nécessaires pour faire trembler les lâches et les traîtres, et que, grâce à cette longanimité intempestive, l’ennemi a peut-être obtenu des ramifications dans les branches essentielles de notre gouvernement. » Il voulait donc bien que l’on fît trembler, mais il ne voulait point que l’on brûlât. Au moment des dernières batailles, Clovis Dupont était délégué en qualité d’adjoint à la mairie du IIIe arrondissement. Le 24 mai, alors que les ordres d’extermination étaient expédiés de tous côtés, il ne craignit pas de s’adresser directement au comité de salut public et de lui écrire : « L’Hôtel de Ville et la préfecture de police sont la proie des flammes ; en continuant l’incendie, nous pouvons atteindre les nôtres, et cela ne doit pas être. Nous avons le droit de nous faire sauter la cervelle, mais jamais celui de brûler les maisons où sont enfermés des femmes et des enfans. Des fusils, des canons et des mitrailleuses aux barricades, soit, mais, je le répète, cessons l’incendie[16]. » Cette honnête protestation ne fut pas entendue, et le volcan révolutionnaire continua à se vomir lui-même.

Les incendiaires avaient souci de faire évacuer les maisons avant de les brûler. Au ministère des finances, qui fut saturé de pétrole, on prescrivit à tous les employés de se retirer ; puis on mit le feu dans le cabinet du secrétaire général[17]. A l’Hôtel de Ville, le 24 mai, pendant les heures nocturnes du matin, il n’y avait plus personne ; seuls les chefs d’incendie étaient à leur poste ; l’un d’eux, le plus considérable, monté dans le campanile, écoutait et regardait ; il devait allumer les foyers préparés aussitôt que les troupes françaises apparaîtraient aux Halles. Un des incendiaires, Auguste-Adolphe Girardot, qui la veille était aux Tuileries, a complaisamment raconté comment les vastes constructions de l’Hôtel de Ville ont été si rapidement enflammées et consumées. « De distance en distance, on a placé des barils de poudre qui alternaient avec des bonbonnes de pétrole ; l’huile coulait, on l’a allumée, ça n’a pas été plus difficile que ça[18]. »


III. — L’ARMEE FEDEREE.

C’était facile, en effet, et l’on pourrait appliquer à presque tous les chefs de la commune le mot dont Rossel a marqué Félix Pyat : « Ce misérable se préoccupait plus de se venger de la défaite que d’arracher le succès aux ennemis de la révolution. » Ils ont combattu dans Paris, non pas pour s’assurer la victoire, mais comme l’on dit, pour faire payer cher leur défaite. Ils savaient tous, à n’en pas douter, qu’ils seraient vaincus aussitôt que les soldats français auraient dépassé les fortifications. Cela peut paraître étrange, mais cela est ainsi. Cependant ils paraissaient invincibles dans Paris même, dans Paris, où ils avaient élevé quatorze forteresses redoutables, dans Paris, plein de leurs troupes, armé de plus de mille pièces d’artillerie, regorgeant de munitions et où chaque grand monument pouvait exiger un siège régulier. Il a suffi au drapeau tricolore de se montrer pour que la grande pyramide qui portait le drapeau rouge oscillât sur sa base et se désagrégeât. Si l’on avait pu profiter du premier effarement de la commune, elle s’évanouissait comme un fantôme. Dans la nuit du 21 au 22 mai, elle se crut morte ; elle écouta et, n’entendant personne venir, elle reprit courage, sonna le rappel, rassembla ses hommes et prépara ses funérailles. Du moment que la surprise n’avait point permis d’aller jusqu’à elle et de l’étrangler dans sa bauge, elle devait vaincre et pourtant fut vaincue. Quelques-uns de ses apologistes ont accusé l’incapacité des chefs militaires ; d’autres ont accusé l’incapacité des chefs civils qui délibéraient toujours au lieu d’agir. Les deux reproches sont fondés, et nous ne les discuterons pas, car il est certain que ni dans ses armées, ni dans ses conseils, la commune ne posséda ce que l’on appelle un homme de tête. Avait-elle même un homme d’action ? J’en doute, car la cruauté n’est point de l’énergie, et il me semble qu’elle n’était composée que d’un tas de bavards qui s’écoutaient parler et n’écoutaient pas les autres. Quand bien même ses armées eussent été commandées par un général intelligent et sérieux, aurait-elle pu tirer meilleur parti du troupeau qu’elle appelait ses troupes ? J’en doute. L’indiscipline y régnait à l’état épidémique, et l’alcoolisme l’avait ravagé. Jamais plus nombreuse agglomération d’ivrognes ne fut vue sur terre ; les bataillons titubaient en marchant et s’arrêtaient parfois pour ramasser leurs chefs. Dans les dernières heures, reculant toujours devant nos soldats, ne sachant pas pourquoi ils n’étaient pas victorieux puisqu’on leur avait promis la victoire, irrités, soupçonneux, s’accusant les uns les autres, se traitant de Versaillais et voyant partout la trahison autour d’eux, ils se fusillaient et croyaient faire acte de vertu en criant : Mort aux traîtres ! Ils n’en allaient pas moins en débandade, furieux, cherchant de ci de là les membres de la commune qui les avaient trompés et voulant « les coller au mur. » La commune cependant ne leur ménageait ni l’eau-de-vie, ni les encouragemens. Jusqu’à la minute suprême, elle ment, et elle verse des calomnies en pâture aux malheureux qu’elle a abrutis. Voici la dernière affiche qu’elle fit placarder, le vendredi 26 mai au matin, dans les quelques quartiers de Paris qui lui restaient encore : « Les gardes nationaux de service à la place de la Bastille ont battu trois bataillons Versaillais et leur ont enlevé quatre drapeaux tricolores à franges d’or surmontés de l’aigle bonapartiste. Courage, citoyens, tenez ferme et nous vaincrons. » Nous vaincrons ! L’avant-veille, on avait vaincu l’archevêque, et le jour même on allait vaincre quelques vieux prêtres à la rue Haxo.

La cause était trop mauvaise, elle était fatalement perdue. Elle n’était qu’une apparence et n’avait aucune réalité. Boire de l’absinthe, manger du cervelas, piller quelques maisons particulières, dévaliser les caisses publiques, fermer les églises, supprimer le service des mœurs, incarcérer les honnêtes gens et être gouverné par des idiots enragés, ne constitue pas un principe sur lequel on puisse appuyer une révolution. Ils se rendaient compte de cela bien vaguement, il est vrai, mais assez cependant pour avoir eu une sorte d’indécision qui jamais ne leur a permis d’échapper à leur logomachie habituelle, et de prendre une résolution. Ils tenaient Paris, cela n’est pas douteux, ils le savaient, ils en étaient très fiers ; mais en même temps ils sentaient que la conscience de Paris se soulevait naturellement contre eux, et ils n’étaient point rassurés. C’est là surtout ce qui fait leur faiblesse et donne à tous leurs actes une incohérence extraordinaire. A y regarder de très près, on s’aperçoit que la commune a été le règne de quelques enfans malfaisans, qui n’eurent ni volonté, ni consistance, ni programme, et qui remplacèrent tout cela par des actes de violence. Comme législateurs, ils sont au-dessous du grotesque, comme militaires, ils sont fort médiocres et deviennent d’une nullité complète dès qu’ils ne sont pas abrités derrière un épaulement ou derrière une barricade. Les fédérés, — ces fameux soldats de la revendication sociale, — me paraissent avoir donné bien souvent du fil à retordre a leurs chefs, car ils n’obéissaient que lorsque la fantaisie leur en prenait. Toutes les lettres des commandans de forts, des officiers supérieurs que l’on possède, ressemblant à des cris de désespoir. Cela donne une singulière idée de ce prétendu dévoûment à la « cause sacrée » dont on a fait, dont on fait encore tant de bruit dans les journaux communards. On a trop parlé d’héroïsme, je crois qu’il en faut rabattre. Des batailles du siège, ils avaient conservé un souvenir qui les a trompés ; alors plus d’un bataillon était sorti de Paris, avait refusé de courir aux Allemands et avait été récompensé[19]. Il n’en était plus ainsi ; on ne pouvait plus compter sur la ligne, car cette fois c’était la ligne qu’il fallait combattre. On se trouvait en présence des capitulards, et l’on s’apercevait avec angoisse qu’ils ne capitulaient pas du tout. Aussi que de plaintes, que de récriminations ! Les officiers se dénoncent entre eux, les soldats accusent leurs officiers ; les officiers se plaignent de leurs soldats ; ce n’est plus de l’indiscipline, c’est de la dissolution. Les chefs eux-mêmes ont entre eux des façons d’agir inqualifiables, ils s’injurient, se gourment et se battent comme des crocheteurs. Un sieur B…, sous-intendant, qui a commandé le 178e bataillon, est convoqué à la place, pour rendre compte de sa gestion à son successeur en présence d’Hippolyte Parent ; le sieur B… paraît ne pas fournir des explications satisfaisantes, ce qui lui procure quelques désagrémens : « Le commandant R., m’a frappé et jeté par terre en présence du citoyen Parent ; ce dernier n’y a pris aucune part d’abord, mais ensuite il m’a insulté en plein bureau et en présence de témoins. « Il n’en est que cela. Le pauvre diable malmené et battu se contente d’écrire le 26 avril à la commission exécutive pour lui demander justice. Il garde pour lui les injures et les soufflets qu’il a reçus, quitte à les rendre en temps opportun à un de ses inférieurs. Dans l’escadron des cavaliers de la république, que jamais l’on ne parvint à former complètement, le lieutenant colonel ivre prenait à la gorge un capitaine également ivre, et roulait avec lui sur le fumier des écuries du quartier de l’Alma. Les cavaliers, divisés en deux factions adverses, adressaient pétition sur pétition au délégué à la guerre, pour faire révoquer, pour faire maintenir le lieutenant colonel : « Il n’entend rien à la guerre, il était trompette. — C’est un admirable soldat, c’est un héros. » La délégation classait, annotait les rapports, les mémoires et n’osait prendre une décision ; car la moitié menaçait de déserter, si le lieutenant colonel était remplacé ; l’autre moitié se refusait à tout service, s’il n’était révoqué. J’ai entre les mains les pièces de cet étrange conflit auquel mit fin l’arrivée de l’armée française. Si l’on pouvait regarder, dans presque tous les bataillons on trouverait facilement trace d’historiettes analogues.

On avait beau recommander la vigilance aux fédérés, leur dire que le salut de la république était en eux et non ailleurs, exciter leur émulation et leur montrer les Versaillais dont il fallait repousser les approches, ils n’en tenaient compte ; quelque chose parlait dans leur cœur plus haut que l’amour de la commune, que les grands mots d’honneur et de devoir avec lesquels on essayait de soulever leur courage, c’était le goût de l’eau-de-vie. Vers les derniers jours même, lorsque l’armée française précipite ses attaques et montre ses têtes de colonnes derrière la gabionnade de ses tranchées écrasant les remparts, ils se sentent invinciblement sollicités par le cabaret et ils y courent plus vite qu’au feu. Dans un rapport adressé le 18 mai à Edouard Moreau, je lis : « Redoute de Clichy : une ronde faite dans le courant de la soirée d’avant-hier a trouvé la barricade abandonnée et les servans en état d’ivresse. » Avant-hier, c’était le 16, le jour où la colonne de la place Vendôme s’était abattue sous l’effort des cabestans de la commune. Les fédérés de la redoute Clichy, ne s’apercevant pas qu’ils étaient courbés sous la plus vile des servitudes, avaient sans doute voulu célébrer ce triomphe en chantant le refrain de Pierre Dupont :

Buvons à l’indépendance du monde.


Dans ce même rapport, je trouve uns indication qu’il faut noter : « Montrouge est assez calme ; Hautes-Bruyères est de même. Trois hommes arrêtés pour avoir soi-disant mis le feu au château d’Arcueil ; l’ordre fut donné par le commandant du 101e bataillon. » Le commandant du 101e bataillon, c’est Sérizier ; les trois hommes arrêtés, et plus d’un avec eux, sont des dominicains qui doivent périr comme l’on sait.

Ce 101e bataillon est resté cher aux admirateurs de la commune ; c’était le bataillon sacré. Qu’était-ce que la légion thébaine et que valurent les trois cents des Thermopyles auprès de ces hommes d’élite ? Lorsque dans la séance du 18 août 1872, tenue à Londres par la société des réfugiés de la commune, Léopold Caria, Eudes, Emile Moreau se disent leurs vérités, l’un d’eux s’écrie avec orgueil : J’avais le 101e derrière-moi ! Que le 101e fût une bande d’assassins, nul n’en peut douter ; mais d’après la légende qui s’est formée autour de lui et qui a cours aujourd’hui, on pourrait du moins imaginer qu’il fut vaillant à la guerre, solide au feu, plein d’abnégation pour sa cause et discipline ; on se tromperait. Les grandes déroutes ne sont point encore survenues ; on peut jusqu’à un certain point croire à un succès possible ; nul découragement n’a dû, par conséquent, atteindre « ces âmes de bronze et d’acier. » Ils combattent, ils aspirent à la gloire et attendent avec impatience l’heure de monter au Capitole. On le croit, on l’a dit, on le répète. Ce n’est point l’avis de l’homme qui les eut sous ses ordres. Le colonel commandant le fort de Bicêtre, Paul Vichard, qui a une fort belle écrire et une orthographe rare sous la commune, est moins enthousiaste simplement que l’histoire communarde, et le 29 avril, il adresse à son général en chef, Valéry Wroblewski, une lettre qui doit trouver place ici : « Mon général, j’ai l’honneur de vous prier de vouloir bien donner des ordres pour que le 101e bataillon soit remplacé immédiatement ; son esprit d’indiscipline est un danger pour la défense : impossible de compter sur cet effectif. Il y a eu hier au soir et dans la nuit, de la part de ce bataillon, insubordination et rébellion ; j’ai dû faire doubler le poste de police par le 239e. Il était tout question de la part du 101e de s’emparer du fort, après s’être assuré à main armée du commandant de place, menaces de mort, faire sauter le fort, etc. Je profite de la circonstance pour voue rappeler que le 184e bataillon s’est déjà mis en état de rébellion à la redoute des Hautes-Bruyères et qu’il est urgent de le remplacer également. Il y a donc urgence à faire relever le 101e et le 184e bataillon. — P. S. Je vous prie de donner des ordres pour que tous les bataillons au fort de Bicêtre soient relevés au plus tôt. C’est le seul moyen de rétablir la discipline et la propreté. » Le lecteur reconnaîtra sans peine que le 101e n’avait pas absolument tort ; il est désagréable de faire le coup de fusil, de se jeter à plat ventre pour éviter les obus et de coucher dans des casemates ; il est plus facile d’assassiner un vieux pharmacien dont on vide la cave ; il est plus divertissant de chasser aux pères de Saint-Dominique. C’est en cela surtout que consista l’héroïsme du 101e et c’est cela qui le fait immortel pour les admirateurs de la commune.

On invoque tout prétexte pour quitter les avant-postes et abandonner les forts. Les motifs ont parfois une naïveté qui n’est pas à dédaigner ; de Montrouge on écrit le 20 mai à la délégation de la guerre : « Les gardes du 260e bataillon demande à êttre relevé seulement 48 heures pour netoyer la vermine qui les ronge et repartir apprès. Par ce moyen je pourrai repartir avec le triple d’hommes. Le commandant P. » De tous les forts, de tous les ouvrages avancés, de tous les postes exposés au feu de l’armée française, s’élève le même cri : « Nous demandons à être remplacés. » Le métier leur paraît trop dur, le service est trop pénible ; on a beau doubler, tripler les rations de vin et d’eau-de-vie, c’est triste de boire derrière les sacs à terre, et cela ne vaut pas le cabaret. En outre, le sou de poche manquait souvent, car, malgré les efforts de Jourde, la solde était irrégulièrement payée, surtout aux bataillons qui n’étaient pas dans Paris même. Dans plus d’un fort, on était mécontent et prêt à la révolte ; bien des hommes auraient volontiers jeté leur fusil et auraient décampé s’ils avaient su où ramasser du pain, si Versailles leur en eût offert. Ce fut une grande faute de ne pas ouvrir une caisse où l’on eût payé la désertion fédérée à bureau ouvert. La moitié de l’armée de la révolte, même aux derniers jours, aurait mis bas les armes. On acheta quelques généraux et quelques colonels, je le sais ; en outre de quelques écus, on en paya plusieurs avec des ordonnances de non-lieu ; mais c’était, le soldat, le simple garde national, qui ne trouvait à manger que sous l’uniforme, qu’il fallait attirer à soi, enlever à l’insurrection et rendre à la légalité. C’était facile, et l’histoire constatera avec surprise qu’on ne l’a même pas tenté. Je pourrais citer vingt lettres dans lesquelles les chefs de corps, colonels ou commandans, ne laissent pas ignorer que leurs hommes sont harassés, que le découragement les a saisis, que toute débandade est à craindre si on ne les retire pas des avant-postes pour les ramener dans Paris. Ceux-là, du moins, étaient à la fatigue et au combat, on peut comprendre qu’ils aient demandé du repos et se soient lassés d’être toujours en alerte. Mais ceux que l’on faisait sortir de leur casernement pour les envoyer aux fortifications n’y allaient qu’en rechignant. Ils se réunissaient assez régulièrement au lieu d’assemblée, causaient entre eux, ne tardaient pas à apprendre ou à deviner qu’on les réservait à un service de guerre, et alors, par les rues voisines, par les portes cochères, par les passages à double issue, ils disparaissaient les uns après les autres. Bien souvent un commandant parti avec un bataillon s’est trouvé, au bout de dix minutes, ne plus marcher qu’à la tête d’une compagnie ou même d’un peloton ; il ne savait que faire, se désespérait et écrivait des lettres dans le genre de celle-ci : « Mon général, après vos ordres que j’ai reçu de sortir de la place Vendôme pour me rendre immédiatement au fort d’Issy, j’ai réuni mon bataillon et je suis parti. Sur six cent hommes présent sur la place, je ne me trouve qu’avec une-trenteine d’hommes environ. Tout le reste m’a quitté, soi-disant qu’ils ne voulaient pas partir avec des fusils à piston. Arrivé à dix heures du soir à la porte de Versailles, après avoir fait tout mon possible pour faire marcher les hommes et m’ayant abandonné, me trouvant dans une pareille position, j’ai cru prudent de m’arrêter à la porte de Versailles, afin que je sache ce que je dois faire après ce désagrément qui m’est arrivé. — L. V., chef de bataillon du 91e sédentaire. » On comprend d’après cela que la cour martiale, instituée par la commune, fonctionnât sans désemparer ; mais c’est en vain qu’elle frappait avec brutalité sur les récalcitrans, elle ne les poussait guère aux combats d’avant-poste ; on eût dit qu’ils se réservaient pour la bataille dans Paris.

Ce n’est pas seulement un malheureux chef de bataillon, ahuri et faible, qui ne réussit pas à entraîner ses hommes ; le délégué à la guerre n’est pas plus heureux : le comité central, qui tient en main toute l’armée de la fédération, se brise contre l’obstacle inconsistant et invincible de la mauvaise volonté. On peut agir sur un homme qui refuse le service ; mais sur cent, sur mille, sur cinq mille, cela est impossible ; on reste impuissant. Cependant, comme il faut se maintenir quand même au pouvoir usurpé, comme on ne peut rester le maître qu’à la condition d’obéir aux basses vanités de la populace, on fait des proclamations burlesques pour lui dire qu’elle est héroïque. Rossel, qui a bien connu les fédérés, car il a follement essayé d’en faire une troupe régulière, Rossel, qui n’a pas assez de mépris pour eux lorsqu’il en parle après la faillite de son ambition, Rossel, dans sa lettre de démission adressée le 9 mai à la commune, a dévoilé d’un mot l’effroyable désarroi où ces bandes et leurs chefs se perdaient : « Les chefs de légion délibéraient… Il résulta de leur conciliabule un projet au moment où il fallait des hommes, et une déclaration de principes au moment où il fallait des actes. Mon indignation les ramena à d’autres pensées, et ils me promirent pour aujourd’hui, comme le dernier terme de leurs efforts, une force organisée de douze mille hommes avec lesquels je m’engage à marcher à l’ennemi. Les hommes devaient être réunis à onze heures et demie. Il est une heure et ils ne sont pas prêts ; au lieu d’être douze mille, ils sont environ sept mille. Ce n’est pas du tout la même chose. — Je ne suis pas homme à reculer devant la répression, et hier, pendant que les chefs de légion discutaient, le peloton d’exécution les attendait dans la cour. » Rossel recula cependant devant la répression. Son sort se décida ce jour-là. S’il n’avait pas renvoyé les pelotons d’exécution, il ne serait pas mort au plateau de Satory.

Au moment où Rossel écrit cette lettre, la commune a pourtant une armée formidable, bien supérieure à celle que la France peut lui opposer. Ses deux cent cinquante-quatre bataillons lui donnaient cent cinquante mille combattans, dont soixante-quinze mille exclusivement réservés pour les combats devaient toujours être aux grand’gardes. Malgré cela, son maître par excellence, le comité central, ne peut pas même rassembler douze mille hommes pour tenter un coup désespéré aux environs d’Issy. Les absens se retrouveront derrière les barricades et y tiendront durement nos soldats en échec. À ce moment, tout le front de défense semble abandonné, non par les officiers supérieurs qui s’y maintiennent quand même, mais par la commune qui délibère, par le comité de salut public qui discute, par le comité central qui conspire et brigue le pouvoir. Le 9 mai, Rossel disparaît ; le jour même, dans la soirée, Delescluze est nommé délégué civil à la guerre ; le lendemain il s’installe, et voici la première lettre qu’il reçoit : « Petit-Vanves, le 10 mai 1871. — Citoyen ministre, on ne sauve pas la situation avec les mains vides. Ce qui était bon hier n’est plus tenable aujourd’hui. Les Versaillais entourent le fort de Vanves, — point d’artillerie, — point de munitions, — point d’infanterie. — Le colonel de génie, chef d’état-major, ROZADOWSKI. » Partout il en est de même, partout on demande des secours, des hommes, des canons, de quoi se battre, en un mot ; les trois pouvoirs qui se disputent Paris sont trop révolutionnaires pour ne point obéir à la tradition. Ils font des discours, rédigent des proclamations et déclarent s’appuyer sur un principe invincible. Comment ne l’a-t- on pas su à Versailles ? comment n’a-t-on pas connu l’incohérence et la faiblesse de tous ces gens-là, et comment n’en a-t-on pas profité ?

À partir du 18 mai, les rapports se multiplient, très précis, très inquiétans. « Les Versaillais se massent, — les parcs d’artillerie s’approchent, — les tranchées sont à tant de mètres du fossé, — une attaque est imminente, — dans les villages situés entre Paris et la Seine, on dit que les Versaillais entreront demain, — on dit qu’ils entreront cette nuit. » Rien ne les réveille, ils dorment debout comme les fakirs de l’Inde perdus dans la contemplation de l’ombilic démagogique et social. Encore à l’heure qu’il est, après huit années, ils ne croient pas à leur défaite et ils s’imaginent très sincèrement qu’ils ont été trahis. Oui, certes, trahis par leur ignorance, par leur infatuation, — et, disons le mot, — par leur bêtise. Aussitôt que les soldats français sont entrés, et que le premier mouvement de stupeur est passé, ils se retrouvent. Ils sont bien là sur leur terrain, sur le terrain des émeutes et des barricades, des machines infernales et de la lutte individuelle, où chacun est son propre stratège. Ils dirigeront d’abord leurs forces vers la circonférence, les ramèneront ensuite au centre et tiendront ainsi pendant sept jours avec une fermeté que jamais dans aucune circonstance ils n’ont montrée dans les combats d’avant-postes. Dès la nuit du 21 au 22 mai, les délégués se rendent dans leurs arrondissemens pour en diriger la défense, et il se produit alors un fait singulier d’où l’on peut inférer que chacun ne pensait qu’à son salut particulier et oubliait volontiers le salut commun. Chaque délégué écrit à la guerre pour avoir du secours, pour demander des hommes ; l’arrondissement qu’il commande est le plus important, c’est celui-là qu’il faut défendre avant tout autre. — Delescluze alors, de sa fine et claire écriture, répond lui-même : « Paris, 3 prairial an 79. Citoyen, impossible de vous envoyer des troupes en ce moment. Le comité de salut public a nommé un colonel chargé de prendre le commandement supérieur de l’arrondissement. Vous aurez à vous entendre avec lui pour la défense. Faites l’impossible, ce n’est pas trop vous demander. Le comité de salut public compte sur vous. » Chacun, en réalité, fit de son mieux, c’est-à-dire fit le plus de mal qu’il put. Pendant toute cette bataille de sept jours, il n’y eut qu’une seule action vraiment militaire, la défense de la Butte-aux-Cailles par Wroblewski. Partout ailleurs, ce fut une série de rencontres où la stratégie communarde dévoila son incurable incapacité ; partout, même dans les positions les mieux fortifiées, ils laissèrent tourner leurs barricades, comme s’ils n’avaient jamais imaginé qu’ils pouvaient être pris à revers.

Le combat dans les rues fut farouche ; là, mais là seulement, il y eut des actes de courage extraordinaires, et l’on ne peut s’empêcher de répéter ce lieu commun, qu’il est regrettable de voir dépenser tant de vaillance pour une si mauvaise cause. La plupart de ces hommes étaient arrivés à un état de surexcitation morbide qui les rendait semblables à des aliénés. Dans certaines scènes dont j’ai le tableau sous les yeux, le désordre de l’esprit est évident. J’ai entre les mains un récit confidentiel extrêmement curieux. Celui qui a écrit cette confession dans la cellule d’une maison d’arrêt ne se doute guère qu’elle est venue jusqu’à moi : je ne le nommerai pas ; je le regrette, car je n’aurais à en dire que du bien ; dans les fonctions civiles qu’il a exercées, il a déployé des qualités de bonté naïve très remarquables ; il a sauvé plus d’un persécuté, il a secouru les blessés, quêté pour les veuves et donné des exemples d’humanité qui malheureusement sont restés stériles dans le milieu où son inexpérience l’avait égaré. Chef d’un service nombreux, il avait notifié sa démission pour éviter d’enrégimenter ses hommes parmi les combattans, et, craignant à son tour d’être forcé de prendre les armes contre la vraie France, il s’était réfugié le 18 mai à l’Hôtel-Dieu sous prétexte de maladie.

Il raconte les scènes étranges dont il a été le témoin en termes que je ne puis que reproduire : « Lorsqu’il fut question de faire sauter Notre-Dame (24 mai, onze heures du matin), on nous a fait tous habiller. En descendant, j’ai rencontré R. et un autre de mes agens qui venaient me chercher, prêts à me défendre ; R. m’apportait un sabre d’officier. Le quartier était en feu, les balles sifflaient de toutes parts. En arrivant place Maubert, j’ai trouvé la maison que j’habitais envahie par une horde de gens. Il y avait là vingt hommes armés pour piller et voler ; d’autres étaient là pour me faire marcher avec eux. À ce moment, j’ai pris le parti de faire porter mon sabre sur une barricade pour donner à entendre qu’à aucun prix je ne voulais me battre. À ce signal, les hommes raisonnables se sont dispersés et ne demandaient pas mieux. Un fou s’est précipité dans ma chambre, O…, un des adeptes les plus enragés de la commune. Cet homme me dit qu’il venait de fusiller C. et de jeter son cadavre à la Seine, que huit autres avaient subi le même sort et qu’il en avait encore dix à fusiller. Ma femme et moi, nous sommes restés la bouche béante, et personne n’a osé dire un mot[20]. Pour donner une idée de l’exaltation de ce fanatique, voici, autant que se rappelle ma pauvre tête qui éclatait, ses paroles : « Embrasse-moi, — il m’embrasse, — Ferré va mourir et sauter avec la préfecture. — J’ai dit adieu à ma femme — Ce n’est pas moi que tu vois, c’est mon ombre. J’ai dit à Ferré : Mourons ensemble. Embrasse-moi Ferré, va mourir ! » Des voix avinées hurlaient : Descendrez-vous, lâches ! Cette demi-heure est restée dans ma mémoire comme un des cauchemars les plus terribles de ma vie. Je pris ma femme dans mes bras ; nous nous sommes réfugiés dans une maison où j’ai trouvé une chambre. J’y étais à peine qu’un obus éclatait. L’illuminé m’avait suivi, il répétait : J’ai fusillé C. ; Ferré va mourir ; Ferré est mort maintenant ; c’est moi qui ai tiré le premier coup de canon à pétrole sur le Palais-Royal ! — Tout à coup on cria : Voici les Versaillais ! Nous nous sauvâmes, et je trouvai asile à l’ancien collège écossais. — Si j’étais la justice, je ne trouverais qu’une peine à appliquer à tous ces gens que la politique des clubs a rendus fous : je les ferais mettre à Bicêtre. »

La place n’est pas mauvaise, et elle peut convenir à plus d’un ; mais il ne faut cependant pas se méprendre et attribuer à la démence ce qui appartient à perversité. Si quelques-uns ont marché sur la route qui conduit aux cabanons des fous furieux, c’est qu’eux-mêmes ont choisi cette route et qu’ils s’y sont engagés résolument sans écouter les avertissemens qu’on ne leur épargnait pas. Qu’il y ait eu parmi eux des monomanes, — Allix ou Babick, — nul n’en doute ; ceux-là ont été inoffensifs. Si à la minute suprême les autres ont touché la folie de près, la faute en est à eux. Ils ont développé avec passion tous leurs mauvais instincts, ils ont fait volontairement appel à la violence, parce qu’ils refusaient d’acquérir par le travail ce qu’ils convoitaient ; ils ont menti, sachant bien qu’ils mentaient ; ils ont été intentionnellement cruels, ils ont été féroces avec préméditation. Leurs, actes de méchanceté ont été tels qu’ils ont pu faire douter de leur raison ; mais l’excès dans la conception et l’exécution du mal est une maladie que les savans n’ont point encore déterminée ; elle porte un nom en morale cependant et s’appelle l’envie ; ceux qui en sont atteints sont responsables.


IV. — LE PATRIOTISME.

Ils sont d’autant plus responsables que, pour griser la population jusqu’au délire, pour la grouper en un corps d’armée prêt à toutes les fureurs, ils ont lâchement invoqué le salut de la patrie et la grandeur du sacrifice. Ce sera là leur honte éternelle. Ils ont masqué leurs ambitions, leurs projets de destruction, leur amour effréné du pouvoir derrière des prétextes menteurs, inventés pour les besoins de la circonstance et dont ils étaient les premiers à sourire. Ils avaient juré de se jeter dans le gouffre comme Curtius, et, quand le moment de tenir leur serment fut venu, ils allèrent simplement s’asseoir sur leurs chaises curules, s’y trouvèrent bien et, parce qu’on voulut les en chasser, brûlèrent Paris. Rossel, que je cite souvent parce que son témoignage désintéressé est des plus précieux, les avait bien jugés : « Je cherchais des patriotes et je trouve des gens qui auraient livré les forts aux Prussiens plutôt que de se soumettre à l’assemblée. « Il ne pouvait se douter, du fond de la retraite encore ignorée où il écrivait ces lignes, combien il était perspicace. Si l’une de nos forteresses n’a pas été remise par les communards aux Allemands, c’est parce que ceux-ci ont refusé d’en prendre possession. Pour bien faire comprendre l’hypocrisie de ces manœuvres qu’ils qualifiaient de politiques, il faut revenir aux journées qui ont précédé le 18 mars et rappeler ce que j’ai déjà dit de l’organisation de la fédération de la garde nationale d’où sortirent le comité central et la commune.

Le lecteur se souvient qu’à la réunion générale des délégués des bataillons tenue le 24 février 1871, la motion suivante fut adoptée à l’unanimité : « Au premier signal de l’entrée des Prussiens dans Paris, tous les gardes nationaux s’engagent à se porter contre l’ennemi envahisseur. » C’est là le point de départ. De cet acte excessif, mais patriotique jusqu’à l’absurde, naît la commune ; nous verrons bientôt quel est l’acte suprême de son existence. On ne fut pas long du reste à s’apercevoir que cette belle résolution de mourir aux portes mêmes de Paris pour empêcher l’ennemi d’y pénétrer n’était qu’une facétie révolutionnaire pleine de vantardise, sans valeur et sans dignité. Lorsque les Allemands se donnèrent la mince satisfaction de venir camper pendant vingt-quatre heures dans une partie du VIIIe arrondissement, on dut, afin d’éviter toute chance de collision, entourer d’un cordon de troupes les quartiers dont la convention militaire leur interdisait l’accès. L’armée régulière était insuffisante, très diminuée et ne pouvait former qu’un rideau qu’il était indispensable de faire doubler, à courte distance, par une ligne de gardes nationaux. On était fort perplexe ; la garde nationale était bien décidée, on l’a vu, à se jeter à coups de baïonnettes sur les Prussiens. On redoutait les événemens les plus graves et on ne savait trop comment parer aux éventualités que l’on prévoyait ; une lutte entre l’armée allemande et l’armée parisienne eût incontestablement entraîné la ruine de Paris. Les forts étaient entre les mains de l’ennemi ; la ville eût été pulvérisée. Le général Vinoy a pris la commission d’enquête pour confidente de ses inquiétudes et il lui a raconté comment il s’était facilement tiré de ce pas difficile : « Je fis appel à la garde nationale. Elle ne voulait pas marcher, ce qui me dérangeait beaucoup. » Un colonel dit alors : « Pour engager les gardes nationaux à se charger de ce service, il faudrait leur payer double journée. » Je répondis : « Mon Dieu ! si cela peut les décider, va pour la double journée. Je signai l’ordre. Nous avons trouvé ainsi à peu près trois cents gardes nationaux qui sont venus former la haie sur le boulevard Malesherbes moyennant une pièce de trois francs par jour. Plus tard d’autres sont venus, et un moment est arrivé où j’en avais plus que je n’en voulais[21]. » Un patriotisme qui ne tient pas devant un petit écu aurait dû éclairer les hommes du gouvernement et leur apprendre que l’insurrection n’était pas à combattre, mais à acheter.

Aussitôt que les troupes françaises, poussées en hâte sur Versailles, ont abandonné Paris à la révolte, celle-ci se tourne avec humilité du côté des Allemands et leur fait toute sorte de protestations. Grêlier, délégué du comité central au ministère de l’intérieur, déclare que le nouveau gouvernement de Paris n’a pas à se mêler des conditions de la paix, et le délégué aux relations extérieures s’empresse de notifier que l’on fait la guerre à Versailles et non point à l’Allemagne. En arriver là un mois à peine après le serment du 24 février, c’est assez misérable ; mais la commune ne devait pas s’arrêter de sitôt ; elle a bu sa honte jusqu’à la nausée. L’Allemagne n’avait qu’un signe à faire, elle était obéie, et le ministre des États-Unis, M. Washburne, qui la représentait diplomatiquement depuis la déclaration de guerre de juillet 1870, n’eut jamais à insister pour obtenir immédiatement de n’importe qui, — Rigault, Gournet, Ferré, Protot, — la mise en liberté des prisonniers qu’il réclamait au nom de leur nationalité allemande, lorraine, alsacienne plus ou moins prouvée. On ne s’en tint pas là ; des religieuses hollandaises incarcérées à Saint-Lazare furent immédiatement relâchées parce qu’elles se donnèrent pour Allemandes. A cet égard, on n’a aucun reproche à adresser aux hommes de la commune, ils respectèrent avec une ponctualité rare le droit des gens représenté par l’Allemagne, campée à Saint-Denis et installée dans les forts du nord.

Ces forts du nord tourmentaient la commune, qui eût bien voulu s’en emparer en payant, de notre poche, l’indemnité stipulée. Paschal Grousset essaya d’entamer à ce sujet une négociation à laquelle on ne répondit même pas[22]. En séance à l’Hôtel de Ville, on s’en occupa ; on adressa de nouvelles offres à l’Allemagne, qui fit la sourde oreille, fort heureusement pour la Banque de France, sur laquelle sans nul doute on se fût empressé de lever une contribution peu volontaire de 500 millions. La commune put voir par elle-même que les Allemands n’étaient pas disposés à lui témoigner quelque indulgence. Vers le 20 avril, le bruit se répandit que M. Thiers, acquittant une partie de l’indemnité de guerre, allait être mis en possession des forts du nord et du château de Vincennes. Cette rumeur s’accentua et troubla la commune, qui ordonna au commandant de Vincennes d’armer ses remparts de façon à résister aux troupes françaises, si elles se présentaient pour prendre garnison. Dans la journée du 22, quelques pièces d’artillerie furent hissées et mises en place dans les embrasures. Le 23, un officier, envoyé par le commandant en chef de l’armée allemande, faisait sonner en parlementaire à la porte de Charenton et signifiait aux membres de la commune qu’ils eussent à respecter scrupuleusement les conventions du 28 janvier. On ne se le fit pas dire deux fois ; le soir même, les bastions de Vincennes étaient désarmés, les canons étaient rentrés au magasin, et le Journal officiel insérait le 24 une note explicative pour annoncer que le délégué à la guerre avait immédiatement fait droit à la réclamation de l’Allemagne.

Ce sont là des faits de guerre, des malentendus, si l’on veut, qui n’ont pas de sérieuse importance et qui démontrent seulement la platitude de la commune vis-à-vis de ces mêmes troupes allemandes que l’on devait exterminer, si elles osaient se montrer dans Paris. J’ai déjà raconté qu’Arnold, le membre de la commune, avait vainement tenté toute sorte d’efforts pour obtenir libre passage des insurgés à travers les troupes bavaroises massées entre Pantin et Aubervilliers ; il nous sera un exemple du patriotisme dont ces révolutionnaires sans patrie étaient animés. Arnold avait fait partie de la classe des conscrits de 1857 ; il avait été exempté pour cause de myopie ; le 3 septembre 1870, — la date est précieuse, — il fit renouveler son exemption et se trouva ainsi débarrassé des obligations du service de guerre qui incombait aux hommes de trente à quarante ans. Aussitôt après le 4 septembre, il entre dans la garde nationale et est nommé sergent-major au 64e bataillon. Il se fait déléguer au comité central et à la fin de février 1871, il est placé, en qualité de commandant, à la tête de son bataillon. Ce myope, qui n’y voyait pas assez pour marcher à l’ennemi, n’eut pas besoin de lunettes pour combattre ses compatriotes. Il se conduisit bien au fort d’Issy, et n’abandonna la lutte dans les rues de Paris qu’à la dernière extrémité. Se souvient-on que pendant la guerre Raoul Rigault se vantait d’être un « artilleur en chambre. » Plus d’un membre de la commune regarda du côté des troupes allemandes lorsque la prise du fort d’Issy annonça une prochaine défaite. On ignore ce qu’ils ont pu dire entre eux et quelles résolutions ils ont prises dans leurs conciliabules secrets ; mais l’un d’eux avait formulé ses idées par écrit : c’est Rastoul, nature méridionale très vive, très ardente, tout extérieure et sans méchanceté. Quoiqu’il fût assidu aux séances de l’Hôtel de Ville, son action ne s’exerça jamais pour les actes coupables, et vers la fin il conçut un projet qui ne manquait pas de grandeur. A son domicile du boulevard Magenta, on découvrit le brouillon d’un discours qu’il comptait adresser, — qu’il adressa peut-être, — « aux citoyens membres du comité de salut public et aux citoyens membres de la commune. » C’est écrit lestement, sans trop de ratures ; on y sent l’œuvre d’un homme convaincu. La date a son importance, 22 mai ; l’heure de la grande défaite va sonner ; Rastoul là prédit à coup sûr, et, entraîné par un mouvement d’humanité, voudrait y soustraire l’armée de l’insurrection : «… J’ai acquis la triste conviction que la partie est perdue pour nous ;… notre devoir impérieux est d’empêcher de verser inutilement le sang de nos concitoyens. » Il demande que l’on réunisse en assemblée générale, en congrès souverain, les membres du comité central, les membres de la commune, et qu’on leur fasse adopter la proposition suivante : « La commune de Paris et le comité central se reconnaissant vaincus viennent offrir au gouvernement de Versailles leurs têtes, à la condition qu’il ne sera fait aucune poursuite, qu’il ne sera exercé aucunes représailles contre l’héroïque garde nationale. Si cette proposition est acceptée, le sang cesse de couler à l’instant et nous sauvons la vie de plusieurs milliers de nos frères. »

Rastoul avait raison ; si sa pensée généreuse avait pu éveiller quelques bons sentimens dans l’âme des hommes dont il invoquait le sacrifice, la guerre était finie ; six mille cadavres n’ensanglantaient pas nos rues, les pontons restaient vides, et nul sinistre poteau n’était dressé à Satory. C’était trop demander à ceux qui vers la fin se battaient moins pour conserver leur proie que pour la détruire. Rastoul devine cela ; il comprend que son projet chevaleresque sera repoussé avec horreur par ces révolutionnaires auxquels l’abnégation est inconnue, et, comme pour se faire pardonner la hauteur délicate de sa conception, il ajoute : « Dans le cas où ma proposition ne serait pas acceptée par vous, voici un second moyen que je vous propose. Si vous jugez la situation perdue, rassemblez le plus de gardes nationaux que vous pourrez en faisant battre la générale dans tous les quartiers. Faites rassembler tous les bataillons en armes sur les hauteurs de Belleville et de Ménilmontant par exemple, et là, les bataillons massés avec armes et bagages, tous les membres de la commune revêtus de leurs insignes, nous irons tous nous mettre sous la protection des prussiens en leur demandant les moyens de nous transporter en Amérique. » Il m’a été impossible de savoir si ces deux projets avaient, été discutés. Un homme qui n’a point quitté les débris de la commune, qui les a suivis jusque dans la soirée du 27 mai, m’a dit : « On a fait pendant les derniers jours tant de propositions extravagantes, il y avait partout une telle confusion et une telle manie de délibération, que je ne me rappelle plus rien de précis ; c’était comme dans une maison de fous où tout le monde aurait parlé en même temps[23]. »

Si Rastoul a pu se faire entendre, s’il est parvenu à expliquer ses projets, le second seul a eu quelque chance de n’être pas rejeté ; se rendre aux « assassins de Versailles » eût paru une profanation à ces incendiaires, et mille fois ils eussent préféré devoir leur salut à l’intervention de l’Allemagne, qu’ils espéraient et qu’ils ont sollicitée. Si une tentative collective a été faite, nous l’ignorons[24], mais nous savons que, de Saint-Denis à Montreuil, les soldats prussiens et bavarois étaient sous les armes, prêts à repousser une émigration en masse des fédérés. Ceux qui dans la journée du 27 essayèrent de forcer les lignes entre Aubervilliers et Pantin n’eurent point à se louer de l’accueil qu’ils reçurent. Par ses forfaits, la commune en était arrivée à exaspérer nos ennemis eux-mêmes. Les insurgés qui purent, se dissimulant et se cachant, tromper la surveillance des vedettes allemandes furent rares ; presque tous ils furent arrêtés, gardés en lieu sûr et remis aux autorités françaises ; la commune devait expirer là où elle avait pris naissance, là où elle avait régné et terrorisé, à Paris. Le dimanche 28 mai, tout était terminé ; la pauvre ville blessée, saignante, humiliée, à demi brûlée, s’écroulant sur elle-même, ressemblait à un damné qui s’est échappé de l’enfer.

Toutes les barricades avaient été enlevées les unes après les autres, toutes les défenses intérieures que la révolte avait dressées contre la légalité étaient tombées. Était-ce bien la fin cette fois ? Non, car le fort de Vincennes, occupé par l’insurrection, n’avait pas encore ouvert ses portes, il tenait toujours, faisait mine de résister, de résister à la France, mais non pas à l’Allemagne à laquelle il s’offrit et qui n’en voulut pas. Cette honte suprême ne nous fut pas épargnée, nous la devons, — et bien d’autres, — à la commune. Le commandant du château de Vincennes était un Lorrain, né à Nancy en 1815, et qui s’appelait Nicolas-Dominique Faltot ; il avait pris possession du fort, le 24 mars, au nom de l’insurrection, et avec le titre de gouverneur. Pendant la guerre, il avait commandé le 82e bataillon de la garde nationale, et s’était si bien conduit à l’affaire de Buzenval qu’il avait été décoré. Loin d’exercer des vexations sur les habitans de Vincennes, il en protégea plusieurs ; il paraissait de tempérament assez paisible, aimait à jouer au militaire et se plaisait à s’entendre appeler : citoyen gouverneur, ce qui est bien inoffensif. Tant que dura la commune, il resta au fort et n’eut à prendre part à aucune action militaire. Le 25 mai, les troupes allemandes, voulant garantir la zone neutre contre toute possibilité de combat, ont occupé la ville de Vincennes. Le lendemain 26, un officier de la garde nationale régulière, M. Pavillon, envoyé par le colonel Montels, entra en pourparlers avec Faltot et lui demanda de remettre le fort aux troupes françaises ; Faltot discuta, parut tenir à faire une sorte de traité de capitulation et demanda des conditions écrites qui lui furent refusées.

Que se passa-t-il alors ? Il est difficile de le savoir d’une façon précise. Un certain Merlet, spécialement chargé du service du génie, aurait tout préparé pour faire sauter le fort. Tonneaux de poudre placés dans les souterrains, reliés entre eux par des fils électriques. Les fils auraient été coupés par un portier-consigne, et le château eût ainsi échappé à une destruction imminente et certaine. Le seul fait que je puisse affirmer avec certitude, c’est que Merlet fut arrêté par des employés réguliers du fort, enfermé, et qu’il se brûla la cervelle. Le 28 mai, dans la soirée, Faltot, sommé une dernière fois de se rendre, apprit que l’armée de réserve commandée par le général Vinoy allait remplacer les troupes allemandes dans la ville de Vincennes et commencer l’attaque régulière. Il réunit alors ses officiers en conseil de guerre ; de la délibération sortit la lettre que voici et que, comme l’on dit, tout commentaire ne ferait qu’affaiblir. Je la donne textuellement ; Faltot l’a peut-être dictée, mais à coup sûr il ne l’a pas écrite, car il ne manquait pas d’une certaine littérature et jamais il n’eût commis les fautes d’orthographe que le lecteur va pouvoir apprécier :

« République française, liberté, égalité, fraternité. Place de Vincennes. — Fort de Vincennes, le 28 mai 1871. En présence des sommations qui lui sont faites par des soit-disants officiers de l’armée de Versailles, lesquelles lui ont refusés de montrer toust pouvoirs ; étant à bout de nourriture est privés de toutes soldes qui permette aux gardes qui sonst en ce moment au fort de Vincennes, solde servant à nourrir leurs familles, le clonel commandant soussigné après s’en être entendu avec les officiers de la garnison qui sonst tous de Vincennes et des environ a déclaré remettre entre les main des officiers dûment autorisés de S. M. I. R. allemande le dit forts dans les condition d’armement et de matériel où il se trouve actuellement sous la réserve qu’il sera distribué aux officiers qui en feront la demande des passeports pour se rendre hors de France, sous la garantie de la dite Majesté, que la garnison sortira en arme et que nul citoyen de Vincenne ne sera inquiété pour avoir pris la défense du fort. Quanst au colonel soussigné, il reste prisonnier de sa majesté allemande à qui il confie sa famille et sa vie. — Après lecture du présent, les soussignés tous les officiers de la garnison de Vincennes déclarent qu’ils demandent que le colonel Faltot jouisses des mêmes avantages que ceux qui sont mentionnés ci-dessus est d’autres parst. » Douze signatures d’officiers précèdent la dernière. « Le colonel commandant le fort, J. FALTOT. »

C’est ainsi que devaient finir les hommes de la fédération, de la guerre à outrance et des sorties torrentielles : à plat ventre devant l’ennemi.

C’est là le dernier acte, le testament de la commune ; il la complète et lui donne sa vraie physionomie. Traître au pays jusqu’à la minute où elle expire, préférant tout à la France, dont elle n’a pu s’emparer. Les Allemands rejetèrent sans même y répondre la proposition du citoyen gouverneur. Dans la matinée du lundi 29 mai, le lieutenant-colonel Montels, à la tête de quelques hommes, fit mine d’attaquer le fort dont les portes semblèrent s’ouvrir d’elles-mêmes. Pendant que Faltot essayait d’introduire les Prussiens dans une place qu’ils n’avaient aucun droit d’occuper, et offrait ainsi la mesure du patriotisme de la commune, les chefs de l’insurrection, loin de suivre les généreux conseils de Rastoul, abandonnaient leurs soldats et fuyaient pour se soustraire aux arrêts mérités de la justice. Parmi les membres de la commune, bien peu eurent à s’asseoir sur la sellette des conseils de guerre ; la plupart ont pu se réfugier à l’étranger, y porter leur rancune et y formuler leurs projets de revanche. Le repentir, ou simplement le regret, les a-t-il pénétrés ? J’en doute ; les programmes qu’ils ont délibérés nous prouveront bientôt que ni la défaite, ni le châtiment, ni l’indulgence ne sont parvenus à modifier ces hommes, qui resteront des révoltés tant qu’ils ne seront pas des maîtres.


MAXIME DU CAMP.

  1. Voyez la Revue du 15 mai, du 1er et du 15 juin et du 1er juillet.
  2. Procès des membres de la commune ; déb. contr., troisième conseil de guerre, audience du 12 août 1871.
  3. Enq. sur le 18 mars ; dép. des témoins, édit. 1812, p. 249.
  4. Il est bien peu probable que ce soit Victor Clément qui, délégué à la mairie du XVe arrondissement, fut toujours considéré par ses administrés comme un protecteur énergique contre les violences de la commune. Son intégrité et sa modération restent à l’abri de tout reproche.
  5. Assi a d’abord écrit 6 mars, puis il s’est aperçu de son erreur, a biffé mars et l’a remplacé par mai.
  6. Voir la Nation du 7 mai 1877.
  7. Dans une prochaine et dernière étude, je dirai un mot de deux ordres d’incendies qui ont été produits devant les conseils de guerre et dont l’authenticité ne me parait pas démontrée.
  8. La contenance moyenne des touries usitées dans le commerce est de 65 litres.
  9. Procès Giffault ; déb. contr., huitième conseil de guerre, 3 février 1872. Procès A. Etienne ; déb. contr. ; sixième conseil de guerre, 7 septembre 1872.
  10. Procès Marigot ; déb. contr., 19 octobre 1871. Procès Lisbonne ; déb. contr., sixième conseil de guerre, 4 juin 1872.
  11. Cité par M. Jules Simon : le Gouvernement de M, Thiers, t. 1, p. 445-446.
  12. David (Adrien-François), contre-maître charpentier, conseiller municipal au XIe arrondissement.
  13. « Ils ont fait tout ce qu’ils ont pu pour empêcher les ouvriers de marcher, leur disant de se réserver pour les Prussiens de Paris. Quand vous irez vous faire tuer, disaient-ils, à quoi ça avancera-t-il ? Il faut vous réserver pour les Prussiens de l’intérieur. » Enq. sur le 18 mars ; dép. des témoins, éd. de 1872, p. 542.
  14. Procès Quélin ; déb. contr., dixième conseil de guerre, 11 mai 1872.
  15. Rossel, Papiers posthumes, p. 181-183.
  16. Procès Clovis Dupont ; déb. cont., quatrième conseil de guerre, 31 juillet 1875.
  17. Il y eut deux incendies bien distincts au ministère des finances : l’un produit le lundi 22, par un obus venu des batteries françaises : il fut éteint par les pompiers et les fédérés ; l’autre allumé le mardi 23 intentionnellement, après que des touries de pétrole avaient été versées dans les appartemens. Les communards ont toujours volontairement confondu ces deux incendies et rejettent sur l’armée française la responsabilité de la destruction du ministère, qui leur incombe absolument.
  18. Procès Girardot ; déb. contr., neuvième conseil de guerre, 24 avril 1872.
  19. Ils (un régiment de garde nationale, affaire de Buzenval) sont restés dans le parc de Bois-Préau à faire la soupe, ils l’ont même faite deux fois. Le colonel de Miribel les envoya chercher par son aide de camps ils ont trouvé je ne sais quel prétexte et ne sont point venus. Le soir, ils sont rentrés à Paris, et ce régiment, dont je viens de citer les exploits, a reçu à son retour huit croix, huit médailles et six citations. (Déposition du général Ducrot devant la commission d’enquête parlementaire sur le 18 mars, t. III, p. XXIV, — éd. 1872).
  20. D’après la suite du récit qui est un peu confus, cet illuminé qui avait fusillé tant de monde n’aurait, en réalité, tué personne.
  21. Rapp. de la com. d’enq. pari, sur le 18 mars ; dép. des tém., t. II, p. 93, éd. 1872.
  22. La Gazette de Francfort a publié le 12 avril 1871 une correspondance de Munich, dans laquelle on prétend que la commune a offert 2 millions au général von der Thann pour obtenir de lui la remise du fort de Charenton. C’est là, Je crois, un bruit calomnieux que l’histoire fera bien de ne pas accueillir. La question des forts préoccupa les gens de la commune jusqu’à la fin. Le 22 mai 1871, nos troupes étant déjà dans Paris, Alexandre Lambert, chef de la division de la presse au ministère de l’intérieur, écrit à Lefebvre-Roncier, chef d’état-major de Delescluze, pour lui annoncer que les troupes allemandes cantonnées à Dammartin ont reçu l’ordre de partir pour Metz ; il ajoute en terminant : « Que devient la question des forts ? Renseignez-vous. »
  23. D’après Malon, cette proposition aurait été faite par Rastoul aux membres de la commune, réunis le 24 mai, à la mairie du XIe arrondissement. Voir la Troisième défaite du prolétariat français, p. 454.
  24. Dans le procès Arnold (déb. cont. 3e conseil de guerre, 12 janvier 1872) il est dit : « Les 24 et 25 mai, Arnold, muni des pleins pouvoirs des membres de la commune encore présens et réunis à la mairie du XIe arrondissement, pendant que l’Hôtel de Ville était en flammes, a tenté auprès de l’état-major prussien, à Vincennes, une démarche presque dérisoire pour arrêter la lutte. » La démarche d’Arnold est encore et avec obstination attribuée à Delescluze ; on s’appuie à tort sur la déposition d’un témoin spontané qui se trompa, en croyant avoir vu Delescluze, le 25 mai, à la porte de Saint-Mandé.