La Comtesse de Frontenac/01

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Pierre-Georges Roy, éditeur (p. 5-66).


LA COMTESSE DE FRONTENAC

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La comtesse de Frontenac tient par un lien bien léger à l’histoire de la Nouvelle-France, celui d’avoir été l’épouse, presque toujours séparée, du comte de Frontenac, qui, par deux fois, fut gouverneur du pays, la première de 1672 à 1682 et la seconde fois de 1689 à sa mort, en novembre 1698. Aussi n’est-ce point cette seule considération qui m’a engagé à écrire la biographie de cette femme remarquable, mais c’est aussi parce qu’elle a été liée par l’amitié et le dévouement à une princesse de sang royal dont les actions sont enregistrées dans l’histoire de France, à l’une de ses époques les plus tourmentées et les plus tristes, la guerre civile de la Fronde. Cette femme, ornée des dons de la beauté et de l’intelligence, a fait partie de cette société frivole, mais élégante et distinguée du dix-septième siècle, de cette société qui donnait le ton à celle de toute l’Europe, et sur laquelle elle a jeté un grand éclat, au témoignage des contemporains.

Mais avant de parler de la comtesse de Frontenac, il est indispensable de donner quelques détails sur la grande princesse auprès de laquelle elle a vécu pendant quelque temps, partageant ses joies et ses douleurs, comme elle le dit elle-même, je veux parler de mademoiselle de Montpensier.

Anne-Marie-Louise d’Orléans, duchesse de Montpensier, connue aussi sous le nom de la Grande Mademoiselle, naquit au Louvre en 1627, de Gaston, duc d’Orléans, et de Marie de Bourbon, duchesse de Montpensier. Ayant perdu sa mère cinq jours après sa naissance, les grands biens que cette dernière lui laissa en firent une des plus riches princesses de l’Europe. Aussi Gaston, son père, croyant qu’elle serait appelée à une alliance souveraine, lui fit donner une éducation très soignée. Mais d’un autre côté elle fut adulée et gâtée par les flatteries ; de là un orgueil qui la disposait à dédaigner tout ce qui l’entourait et à se faire une sorte de personnalité qui semblait devoir concentrer sur elle-même toutes ses affections ; son heureux naturel et beaucoup de bonté de caractère la préservèrent quelque temps des fautes dans lesquelles ces funestes dispositions ne pouvaient manquer de l’entraîner. Jusqu’en 1648 elle se berça de l’espoir de plusieurs projets de mariage avec des princes de l’Europe, projets qui n’aboutirent à rien : du reste son mariage fut une des grandes préoccupations de sa vie.

En 1648, la Fronde se trouva soudainement organisée. On nomme ainsi la guerre civile qui eut lieu en France pendant la minorité de Louis XIV entre le parti de la cour, c’est-à-dire la régente Anne d’Autriche et le cardinal Mazarin, son principal ministre, et le parti des princes et du parlement qu’on appelait les Frondeurs.

Mazarin ayant fait arrêter deux magistrats qui se faisaient remarquer à la tête de l’opposition, une révolte générale éclata. Les bourgeois et le peuple exaspérés des taxes continuelles qu’on imposait sur eux, prirent les armes et des barricades furent placées dans toutes les rues. (27 et 28 août 1648). Pendant ce temps, mademoiselle de Montpensier restait fort tranquille et fort satisfaite au château des Tuileries. « Pour moi, écrit-elle, toutes ces nouveautés me réjouissaient, et comme je n’étais pas fort contente de la Reine et de mon père, ce m’était un grand plaisir de les voir embarrassés ; je ne m’amusais qu’à regarder tous les gens qui avaient des épées, qui n’avaient pas coutume d’en porter et qui les portaient de mauvaise grâce. »

Le peuple n’ignora pas les dispositions de la princesse, et dès lors les Frondeurs fondèrent sur elle de grandes espérances. Après cette révolte il y eut un arrangement peu solide entre Mazarin, le parlement et la Fronde, et presque tous les prisonniers d’État furent mis en liberté. La cour retirée à Saint-Germain fut obligée peu après de rentrer de nouveau en arrangements avec les Frondeurs qui avaient repris les armes, et la régente se retira à Amiens au lieu d’entrer à Paris. Ce fut pendant ce temps que se forma le projet d’une union entre le fils de Charles 1er mort sur l’échafaud et Mademoiselle qui se montra fort disposée à l’accueillir. Son imagination lui fournit aussitôt les plans les plus romanesques : elle voulait tout sacrifier à son époux futur qu’elle connaissait à peine ; son projet était de vendre tous ses biens pour lui procurer des troupes et de combattre à ses côtés. La cour revint à Paris, Mademoiselle l’y suivit et bientôt s’évanouirent les espérances qu’elle avait formées pour la restauration de l’autorité royale en Angleterre, car son mariage manqua par la faute d’Anne d’Autriche qu’elle avait fort mécontentée par ses allusions piquantes contre la souveraine.

Cependant de nouveaux orages troublèrent la cour, et, en janvier 1650, les princes de Condé et de Conti ainsi que le duc de Longueville furent arrêtés. La princesse de Condé réfugiée à Bordeaux souleva la Guienne. Le parti royal dut faire le siège de cette ville qui à la fin fut obligée de se rendre, mais la princesse de Condé avait obtenu des conditions fort honorables, et sa conduite en frappant vivement Mademoiselle lui fit concevoir le désir de jouer un rôle semblable si jamais l’occasion s’en présentait.

Cette occasion ce fut Gaston d’Orléans, son père, qui la lui fournit.

Louis XIV allait bientôt être déclaré majeur et la princesse qui avait onze ans plus que lui se mit en tête de l’épouser. Elle était sa cousine. Les moyens qu’elle employa pour parvenir à ce but furent conformes à son caractère ardent et romanesque. Condé venait de rallumer la guerre civile. Gaston se déclara ouvertement contre la reine et Mazarin. Mademoiselle de Montpensier s’exagérant les forces du parti, résolut de s’y distinguer par des actions d’éclat, persuadée que la paix ne pourrait être faite ensuite, sans qu’au préalable elle eut la promesse de devenir reine de France. Gaston était alors à Paris et sa fille l’excitait à faire de grands efforts en faveur du parti de la Fronde. Il suivit ses conseils et leva des troupes dont il donna le commandement au duc de Beaufort, avec le duc de Nemours qui commandait une petite armée du parti. À cette nouvelle la cour quitta Poitiers, se rendit à Blois et voulut s’assurer de la ville d’Orléans. C’est alors que Gaston qui était peu courageux de sa nature résolut d’envoyer sa fille dans cette ville pour en assurer la fidélité et le maintien au parti de la Fronde, résolution à laquelle elle accéda avec joie, comme on peut se l’imaginer. Elle eut donc le commandement suprême des deux petites armées qui étaient sous le commandement des ducs de Beaufort et de Nemours, et elle partit de Paris accompagnée des comtesses de Fiesque et de Frontenac que l’on nomma par plaisanterie ses maréchales de camp. « Mademoiselle y alla avec beaucoup de joie et de résolution », dit madame de Motteville, « suivie des comtesses de Fiesque et de Frontenac, et de plusieurs autres dames habillées en amazones, accompagnées du duc de Rohan, de quelques conseillers du parlement et de plusieurs jeunes gens de Paris. »

On verra plus loin la manière ingénieuse et hardie dont elle usa pour entrer dans la ville d’Orléans. Quelques mois après Mademoiselle revint à Paris ; l’armée royale commandée par Turenne se rapprocha de la capitale et attaqua celle du prince de Condé. Le combat le plus vif et le plus opiniâtre s’engagea dans le faubourg Saint-Antoine, et les troupes du prince auraient été exterminées si Mademoiselle qui s’était rendue à la Bastille n’eut ordonné de leur ouvrir les portes et n’eut fait tirer le canon sur celles du roi. La cour qui était sur les hauteurs de Charonne fut témoin de ce combat. On lui fit part de la conduite que tenait la princesse, et en l’apprenant Mazarin dit : « Voilà un coup de canon qui vient de tuer son mari. »

Cependant les scènes terribles qui s’étaient passées achevèrent de rendre les Frondeurs odieux aux Parisiens. Ils étaient divisés entre eux et n’avaient plus à leur tête que Gaston, sa fille et le cardinal de Retz ; dans cette position il fallut céder sans même faire de négociations. L’entrée du roi à Paris fut fixée au 21 octobre 1652. Deux jours auparavant la princesse avait reçu ordre de quitter les Tuileries. Elle ne trouva point d’asile auprès de son père, et ces deux personnes qui avaient commis les mêmes fautes, dont les intérêts étaient les mêmes, se séparérent après d’amères récriminations et en s’imputant réciproquement leurs malheurs.

Ici finit la carrière politique d’une princesse qui avait montré beaucoup de courage, mais qui avait déployé peu de capacité et de jugement. Âgée de vingt-six ans et en possession d’une grande fortune elle aurait pu être heureuse encore, si son caractère altier et son âme passionnée ne l’eussent entraînée de nouveau à bien des fautes.

La Fronde étant vaincue et Mademoiselle, jugeant que sa disgrâce devait être longue, alla habiter un de ses châteaux nommé Saint-Fargeau. Enfin l’autorité royale étant intervenue pour régler les difficultés d’intérêts entre elle et son père à propos de la reddition du compte de tutelle de ce dernier, Mademoiselle rentra en grâce et fut rappelée à la cour un printemps de 1657.

Je ne puis terminer cette courte notice sans mentionner son dernier projet de mariage avec le duc de Lauzun, projet manqué comme tous les autres, et qui nous a valu une des plus charmantes lettres de madame de Sévigné à Coulanges, laquelle commence ainsi : « Je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, » etc., etc. Mademoiselle de Montpensier mourut le 5 mars 1693, à l’âge de 66 ans. En parlant de la Fronde, il n’est guère possible de passer sous silence les noms des duchesses de Longueville et de Chevreuse, les deux belles Frondeuses qui prirent une part si active dans cette guerre civile. Il faut dire aussi, en général, que jamais il n’y eut d’époque où les femmes de France aient été plus adulées et plus émancipées, plus reines et plus amazones, plus héroïnes et plus aventurières. C’est merveille de les voir lancées en pleine liberté à travers la société, menant de front l’amour et la politique, la guerre et l’intrigue, les hommes et les événements.

Entrer dans le détail de leurs actions guerrières, de leurs intrigues et de leurs amours, serait un hors d’œuvre dans cet écrit, aussi je me contente de cette mention sommaire.

Tels sont les principaux faits de la vie de mademoiselle de Montpensier qu’il était indispensable de connaître pour comprendre les incidents de la vie de la comtesse de Frontenac que nous allons raconter. Mais parlons d’abord de son mariage qui eut lieu dans les circonstances les plus étranges et les plus singulières.

Ce fut en octobre 1648 que mademoiselle Anne de la Grange fut mariée à Louis de Buade, comte de Frontenac.

Le comte était petit-fils du premier maître d’hôtel du roi Henri IV, et son père avait épousé une des filles de Raymond Phélippeaux, secrétaire d’État après son père et son frère. Cette parenté de Frontenac avec les Phélippeaux, famille dont des membres furent encore ministres d’État sous les noms de comtes de Pontchartrain et de Maurepas, ne contribua pas peu à la faveur dont il jouit plus tard.

À l’époque de son mariage Frontenac âgé de trente ans était déjà maréchal des camps et armées de Sa Majesté et maistre de camp (colonel) du régiment de Normandie ; la jeune mariée n’avait que seize ans.

Elle était fille de Charles de la Grange, sieur de Neuville, maître des requêtes. Les amours du comte furent traversés par les bizarreries de caractère du père de la charmante jeune fille. Cet homme[1] qui était veuf était fort riche et n’avait qu’une fille qu’il donna à élever à sa tante madame de Bouthilier. Frontenac la rechercha en mariage. Madame de Bouthilier dit à son père qu’il pouvait faire un meilleur mariage que de la donner à Frontenac qui n’avait que vingt mille livres de rente. Cet homme qui n’avait pas grande cervelle laissa engager les choses et sottement portait des baisers à sa fille de la part de son futur gendre. Madame de Bouthilier lui disait : « Si vous promettez votre fille, n’allez pas vous en dédire après ». Alors la Grange s’avisa de dire qu’il ne voulait plus de Frontenac pour son gendre. Sa fille lui répondit : « Mon père, vous m’avez commandé de l’aimer, j’y suis engagé et je n’en aurai point d’autre. » Puis madame de Bouthilier lui conseilla de dire à sa fille ou d’avoir à retourner avec lui ou d’entrer au couvent. » La jeune fille aima mieux entrer en religion, mais auparavant elle alla se marier secrètement. »[2]

Anne de la Grange entra-t-elle réellement au couvent ? C’est douteux ; dans tous les cas son mariage ne fut pas absolument secret.

« Ce ne fut point à sa paroisse qui était celle de Saint-Paul que fut bénie son union avec M. de Frontenac[3], mais dans une des petites églises de la cité qui avaient le privilège de recevoir les amants qui se mariaient malgré leurs parents. Ce fut à St-Pierre-aux-Bœufs que le 28 octobre 1648 messire Louis de Buade, comte de Frontenac, épousa demoiselle Anne de la Grange, fille de messire Charles de la Grange, conseiller du Roy, de la paroisse de St-Paul, M. de Frontenac ayant une dispense obtenue de l’official de Paris, par laquelle il est permis au Sr de Buade et demoiselle de la Grange de célébrer leur mariage suivant et conformément à la permission qu’il en a obtenue du Sr Coquerel, vicaire de St-Paul, pardevant le premier curé ou vicaire sur ce requis, en gardant les solennités en tel cas requises et accoutumées. »

« Le mariage eut lieu en présence de François d’Épinay, marquis de Saint-Luc, Claude de Bordrille, comte de Montrésor, Hippolyte de Bethune, comte de Celles, dame Anne de Buade, femme du marquis de St-Luc, et dame Geneviève de Buade, femme de M. de Montrésor, maître des requestes. Signé Louis de Buade Frontenac, Anne de la Grange. Ainsi. »

Comme on le voit le mariage du comte et de la comtesse de Frontenac fut loin d’être secret ; il est vrai que de la Grange n’y était pas, mais il fut béni en présence des parents et amis de l’un des conjoints.

Quand de la Grange apprit le mariage de sa fille il entra en fureur et il dit : « Je n’ay que cinquante ans, je me remarierai, j’aurai douze enfants, elle n’aura que le bien de sa mère (84,000 écus). Je lui ôterai deux cent mille écus qu’elle pouvait espérer de moi. »[4]

Dans sa colère de la Grange épousa en effet, peu après, une veuve, madame d’Albège. Les choses s’accommodèrent ensuite entre le père et la fille, et celui-là au lieu de douze enfants comme il l’avait espéré n’eut qu’une seule fille de son second mariage.

Le 7 mai 1651, la comtesse de Frontenac donna le jour à un fils qui ne fut baptisé que le 15 mai 1655 à Saint-Sulpice sous le nom de François-Louis ; il eut pour parrain le marquis de Saint-Luc et pour marraine madame veuve Claude de Bouthilier, dont le mari avait été surintendant des finances et secrétaire d’État. Cet enfant avait été, lors de sa naissance, ondoyé par le curé de la paroisse de Clion, diocèse de Bourges, où il avait été mis en nourrice par sa mère, qui dès l’année de 1651, courait les aventures à la suite de mademoiselle de Montpensier. Cet enfant fut tué plus tard à la tête d’un régiment qu’il commandait au service de l’évêque de Munster, allié de la France.[5]

Mademoiselle de Montpensier avait connu la comtesse de Frontenac avant son mariage. Pendant l’été de 1648, ayant eu quelques difficultés avec la reine, comme cela lui arrivait souvent, elle laissa la cour pendant quelque temps et se mit à voyager. En passant à Port-sur-Seine elle arrêta chez madame de Bouthilier qui y avait une superbe propriété. « C’est une des plus belles maisons de France, » écrit-elle,[6] elle est située à mie-côte, on y voit des fontaines, des canaux, et la rivière de la Seine au bas des jardins qui sont en terrasses, les avenues sont belles, et la maison bâtie par un surintendant. » Madame de Bouthilier était en effet veuve de Claude de Bouthilier mort en 1635 et qui fut successivement surintendant des bâtiments de Marie de Medicis, secrétaire d’État au département des affaires étrangères et surintendant des finances sous Louis XIII. Il dut toutes ses charges à la protection du cardinal de Richelieu.

Disons en passant que la médisance et la calomnie n’ont pas épargné les surintendants, au dix-septième siècle. On les accusait de péculat, on dénonçait leur faste insolent, leurs galanteries et leurs mœurs. Boileau, entre autre écrivains, s’est fait l’écho des sentiments du public sur le compte des surintendants, dans sa satire contre les femmes où dans un endroit il dit :

« Jamais surintendant ne trouva de cruelles.
L’or, même à la laideur donne un teint de beauté. »

Ailleurs il met ces paroles dans la bouche d’un surintendant :

« Dans ce coffre tout plein de rares qualités
J’ai cent mille vertus en louis bien comptés. »

Mais revenons à notre sujet.

« Madame de Bouthilier, continue la princesse, avait pris avec elle une de ses parentes nommée mademoiselle de Neuville, jeune, jolie et spirituelle, qui me fit fort bien l’honneur de son logis, (c’est madame de Frontenac présentement). Dès ce moment j’eus de l’amitié pour elle, dont elle a depuis senti les effets ; elle dit qu’elle en eut aussi pour moi ; elle m’en a donné des marques. Vous la verrez ma compagne dans mes triomphes passés et dans mes disgrâces présentes. »

Mademoiselle de Montpensier n’a pas revu ses Mémoires, car elle n’aurait pas manqué d’ajouter des paroles amères, quand l’amitié qu’elle avait pour la comtesse se changea en aversion et en haine.

Trois ans plus tard la princesse se rendit à Nemours avec son père. « J’amenai avec moi la plus agréable compagnie et la plus belle qui était toujours avec moi, c’était madame de Frontenac et mesdemoiselles de La Loupe, toutes trois jolies et spirituelles, nous ne faisions que danser et nous promener à pied et à cheval. »

Comment la comtesse de Frontenac se joignit-elle à Mademoiselle ? Y fut-elle appelée ou y alla-t-elle de son propre mouvement ? C’est ce qu’on ne peut expliquer d’après ses Mémoires.

Je trouve dans les Mémoires de Mademoiselle un passage qui donne l’origine du mot de Fronde que j’ai omis de mettre lorsque j’ai parlé de cette faction, précédemment.

« Quoique le mot de Fronde, écrit-elle, ne soit venu que sur une bagatelle, il faut que je mette ici son origine. Un jour (en 1648) dans ce commencement de troubles que le parlement s’assemblait souvent, Bachaumont, conseiller, parlait d’une affaire qu’il avait, il dit de sa partie (adversaire) : « Je le fronderai bien » et comme chacun était assis à sa place l’on commença à parler contre M. le cardinal, sans cependant le nommer quoique l’on le fit assez connaître. Barillon l’ainé commença à chanter :

Un vent de fronde
S’est levé ce matin :
Je crois qu’il gronde
Contre le Mazarin.

De là, suivant Mademoiselle, le nom de Fronde que prit le parti politique hostile au cardinal, ministre d’État.

En 1651, avant que Louis XIV eut atteint l’âge de majorité, qui pour le souverain était de 14 ans, (D’après la loi du royaume, tandis que pour les particuliers la majorité était de 25 ans) il se passa à la cour, laquelle était alors à Paris, un incident qui montre les prédispositions amoureuses du roi. Voici ce que raconte la princesse. : « Avant la majorité on fut se promener sept ou huit fois, et j’allais à cheval avec le Roi, madame de Frontenac m’y suivait. Le Roi paraissait prendre grand plaisir à être avec nous et tel que la Reine crut qu’il était amoureux de madame de Frontenac et là dessus rompit les parties qui étaient faites, ce qui fâcha le Roi au dernier point. Comme on ne lui disait pas la raison, il offrit à la Reine cent pistoles pour les pauvres toutes les fois qu’il irait promener. Quand il vit qu’elle refusait cette offre il dit : « Quand je serai le maître j’irai où je voudrai, et je le serai bientôt. » La Reine pleura fort et lui aussi ; l’on se raccommoda. La Reine lui défendit de parler à madame de Frontenac. »

Ainsi, d’après mademoiselle de Montpensier, ce fut la comtesse de Frontenac qui inspira à Louis XIV les premiers sentiments d’amour dont il fut plus tard si prodigue.

Cependant le parti de la Fronde avait reparu plus menaçant et avec plus de vigueur, et la cour, comme on l’a vu plus haut, voulait s’assurer de la ville d’Orléans, où les Frondeurs avaient beaucoup de partisans. Mademoiselle pressa son père d’aller au secours de cette ville qui était le chef-lieu de son apanage. Gaston d’Orléans, dont le caractère était indécis et qui craignait de quitter Paris, finit par se décider à charger la princesse sa fille de cette expédition. Ce fut le duc de Rohan qui vint lui annoncer cette nouvelle de la part de son père, et il ajouta qu’il l’accompagnerait. On peut juger de la joie de Mademoiselle, elle qui ne demandait pas mieux que de se mettre en évidence par quelqu’action d’éclat qui, selon elle, devait servir ses projets matrimoniaux.

Elle partit sans retard de Paris avec les comtesses de Fiesque et de Frontenac, rejoignit les troupes de la Fronde à quelques lieues d’Orléans et commença à leur donner des ordres.

Le lendemain le marquis de Flamorin qui revenait d’Orléans vint au devant de Mademoiselle ; il lui dit que Messieurs de la ville ne la voulaient point recevoir, ils lui avaient remontré que le roi d’un côté et elle de l’autre, cela les mettrait dans un grand embarras. Ils lui faisaient demander d’aller dans quelque maison proche du lieu ou elle était, de faire la malade et qu’ils promettaient de ne point laisser entrer les troupes du roi.

Mademoiselle ne voulut rien écouter, elle laissa son escorte, monta en carrosse avec ses deux compagnes, et arriva sur les onze heures du matin près d’une des portes de la ville qu’elle trouva fermée et barricadée ; elle y resta trois heures sans qu’on voulût lui ouvrir ; à une autre porte elle ne fut pas plus heureuse. Les remparts étaient bordés de gens qui criaient, vive le roi, vive les princes, point de Mazarin. Tout en allant et venant autour de la ville, elle se trouva au bord de l’eau où il y avait plusieurs bateliers, ils lui offrirent leurs services qu’elle accepta et elle leur demanda s’ils pouvaient la conduire en bateau jusqu’à la porte de la Faux. Ils lui répondirent qu’il était bien plus facile d’en briser une autre qui se trouvait tout près et que si elle l’ordonnait ils allaient y travailler. La princesse répondit que oui et de se hâter, puis après leur avoir donné de l’argent, elle monta sur une butte, toujours avec les deux comtesses, pour regarder briser la porte, puis elles redescendirent. Il y avait peu d’eau près du quai, des bateliers firent un pont de deux bateaux dans l’un desquels ils mirent une échelle au moyen de laquelle elles montèrent sur le quai. Les bateliers avaient si bien travaillé qu’ils avaient brisé la porte appelé Brulée, mais il y avait en travers deux barres de fer d’une grosseur excessive en sorte qu’il n’y avait qu’un trou dans la porte ; comme il y avait beaucoup de boue, un homme prit la princesse dans ses bras, la porta et la plaça dans cette ouverture où elle n’eut pas plutôt la tête passée qu’on battit du tambour ; les deux comtesses étaient passées par le même chemin.

La porte étant franchie de cette étrange manière, « deux hommes me prirent, écrit la princesse, et me mirent sur une chaise de bois. Je ne sais si j’étais assise dedans ou sur les bras, tant la joie où j’étais m’avait mise hors de moi-même ; tout le monde me baisait les mains et je me pâmais de rire de me voir dans un si plaisant état. Je leur dis que je savais marcher et que je les priais de me mettre à terre, ce qu’ils firent. » Mademoiselle s’arrêta pour attendre les comtesses de Fiesque et de Frontenac qui arrivèrent près d’elle, pleines de boue ainsi qu’elle même, mais toutes trois joyeuses de leur équipée et de leur succès. Le peuple fut frappé de l’audace et du courage de la princesse ; elle se rendit tout de suite à l’hôtel de ville où les magistrats furent obligés de reconnaître son autorité ; c’était le 27 mars 1652, et tous ces événements s’étaient passés en trois jours depuis le départ de Paris.

En France où tout finit par des chansons, comme on dit bien souvent, on fit à propos de l’entrée de mademoiselle de Montpensier et de ses compagnes dans la ville d’Orléans, les couplets suivants que Tallemant des Réaux nous a transmis ;

« Or écoutez, peuple de France,
Comme en la ville d’Orléans,
Mademoiselle en assurance
A dit : je suis maître céans.

On lui voulut fermer la porte
Mais elle a passé par un trou,
S’écriant souvent de la sorte :
Il ne m’importe pas par où !



Deux belles et jeunes comtesses
Ses deux mareschalles de camp,
Suivirent, sa royalle altesse
Dont on fit un grand cancan.

Fiesque notre bonne comtesse
Allait baisant les bateliers
Et Frontenac, quelle détresse,
Y perdit un de ses souliers.


La princesse étant partie d’Orléans le 2 mai 1652 se rendit à Angerville où elle trouva l’escorte qu’on lui avait envoyée. Comme il faisait très beau temps, elle monta à cheval ainsi que la comtesse de Frontenac et elles se promenèrent devant les troupes. Un peu auparavant Gaston d’Orléans avait écrit à mesdames de Fiesque et de Frontenac, pour leur offrir ses félicitations sur leur bravoure et leur fidélité, et au-dessus de la lettre il avait mis : À mesdames les comtesses maréchales de camp dans l’armée de ma fille contre le Mazarin. Ce fait était connu des troupes qui les respectaient beaucoup et même le vrai maréchal de camp qui était Chavagnac, profita de la circonstance, fit faire halte à un escadron d’Allemands qui faisait partie de l’escorte et il ordonna au colonel de faire saluer la comtesse qui était la maréchale de camp. Ils mirent tous l’épée à la main et la saluèrent à l’allemande. La princesse ayant rejoint l’année de la Fronde appela ses maréchales de camp au conseil de guerre qui eut lieu pour décider si on devait se battre ou non contre les troupes royales ; l’avis de Mademoiselle et celui de ses deux compagnes prévalurent dans la négative.

Quand les troupes de la Fronde furent revenues à Paris ainsi que mademoiselle de Montpensier et ses compagnes, la comtesse de Frontenac devint l’objet de la folle passion du duc Charles IV de Lorraine venu à Paris avec son armée pour la joindre à celle des Frondeurs. Il se montra pour cela plein d’égards et de prévenances pour Mademoiselle, car il ne pouvait voir aussi souvent qu’il le voulait sa séduisante compagne sans se mettre très avant dans les bonnes grâces de la princesse. D’après Conrart, auteur contemporain, le duc était un brigand plutôt qu’un prince souverain, aussi l’accueil que lui fit la comtesse ne fut pas très encourageant.

Un jour Gaston d’Orléans qui était maître de Paris étant allé rendre visite à l’armée, au prince de Condé et au duc de Lorraine, ils manifestèrent le désir que Mademoiselle vint aussi les visiter. Cette invitation fut acceptée ; madame de Chatillon et la duchesse de Montbazon voulaient l’accompagner. « Je m’en excusai, dit mademoiselle de Montpensier, sur ce que j’avais promis toutes les places de mon carrosse. » Or, d’après l’énumération de toutes les personnes qui devaient y prendre place, y compris madame de Frontenac, elles devaient être au nombre de neuf. Je ne mentionne ce fait que pour faire connaître la grandeur énorme de ces lourds véhicules qu’on appelait carrosse au dix-septième siècle.

Cependant toutes les aventures de mademoiselle de Montpensier, la part importante qu’elle avait prise dans la guerre civile de la Fronde, l’avaient mise en disgrâce à la cour, la paix était faite, le roi devait entrer à Paris, et elle avait reçu ordre de quitter les Tuileries, son père même ne voulait pas la recevoir dans son palais du Luxembourg ; il oubliait les services qu’elle lui avait rendus à Orléans, et il s’était réconcilié avec la cour, en sorte qu’il lui fit dire qu’elle eut à s’en aller à Bois-le-Vicomte, une de ses terres, mais c’était un séjour qui lui était souverainement désagréable. Dans cette triste circonstance, obligée de se cacher, menacée d’être arrêtée, que faire ? C’est alors que la comtesse de Frontenac, prise de compassion pour celle qu’elle aimait tant, vint à son aide. « Si vous voulez, dit-elle, aller à Pont-sur-Seine, madame de Bouthilier y est qui sera bien aise de vous recevoir, vous y serez fort secrètement et vous vous y promènerez tant qu’il vous plaira. » Mademoiselle trouva la proposition admirable, et sur le champ elle entreprit le voyage. Arrivée de nuit à Pont-sur-Seine, toujours accompagnée des comtesses, madame de Bouthilier les reçut avec le plus grand plaisir. Personne ne la connaissait et elle y vécut pendant quelque temps en repos gardant le plus strict incognito.

Elle prenait tant de précaution qu’un jour, à une foire où elle s’était rendue avec madame de Frontenac, à laquelle on donnait une collation, car elle était connue et aimée dans le pays, pendant le repas, Mademoiselle ne voulut pas ôter son masque, donnant pour prétexte qu’elle venait d’avoir la petite vérole.

Cependant, mademoiselle de Montpellier menacée par la cour, par son père, qui, ne sachant où elle était, envoyait des espions pour la chercher et qui finirent par la découvrir, se décida à aller résider à Saint-Fargeau, une de ses terres qui était à trois journées de Paris. La maison qui se trouvait sur cette terre était en très mauvais ordre, il fallut y faire de grandes réparations pendant lesquelles la comtesse coucha dans la même chambre qu’elle, habitude qui se continua ensuite, parce que la princesse était peureuse.

Ce fut pendant ce séjour à Saint-Fargeau, au commencement de l’année 1653, qu’elle commença ses Mémoires. Elle avait lu ceux de la reine Marguerite de Navarre, ce qui lui avait donné du goût pour un travail du même genre. Ce travail lui créait une occupation, car elle était très active. Elle m’ouvrit de ce projet à la comtesse de Fiesque, à madame de Frontenac et à son mari qui l’encouragèrent fortement dans cette entreprise ; alors elle se mit à l’œuvre et écrivit la première partie de ses Mémoires qui sans avoir un grand mérite parcequ’ils sont trop personnels, parfois partiaux et injustes, n’en sont pas moins précieux, parcequ’ils contiennent beaucoup de détails sur les personnes les plus considérables du temps, et sur les intrigues de la cour. Ce fut aussi à cette même époque qu’elle commença à détester la comtesse de Fiesque, sa dame d’honneur, car madame de Frontenac n’était que son amie. Madame de Fiesque était allé faire un voyage à Paris où, paraît-il, elle avait mal parlé de la princesse qui l’apprit par madame de Montmart ; elle lui permit pourtant de revenir auprès d’elle, bien qu’elle disait d’elle qu’elle était vieille et intrigante, et que ces sortes d’esprit sont dangereux dans les maisons. Quoiqu’il en soit la comtesse de Fiesque arriva à Saint-Fargeau avec sa fille madame de Pont, et le jour même de son arrivée la princesse dit à madame de Frontenac : « Je vous conjure de ne faire aucune liaison avec la comtesse de Fiesque, de n’entrer dans aucun de ses commerces, parceque j’ai beaucoup d’estime et d’amitié pour vous et je sens fort bien que je perdrais l’une et l’autre. »

Cependant les jours s’écoulaient tristement à Saint-Fargeau, et la princesse qui s’ennuyait, voyageait souvent ; au retour d’un de ses voyages, elle reçut la visite de la duchesse de Sully qui était accompagnée de M. d’Herbout et du comte de Frontenac ; l’année précédente le comte était aussi venu à Saint-Fargeau, mais alors il relevait d’une grave maladie et il avait vécu comme un convalescent qui revient des portes de la mort.

Pendant son séjour à Saint-Fargeau qui ne fut pas long, Frontenac se montra impertinent, querelleur, suffisant au point que tout le monde plaignait beaucoup la comtesse d’avoir un mari si extravagant, et disait qu’elle avait bien raison de ne pas vouloir aller demeurer avec lui.

Peu de temps après la princesse étant allé à Lille se rendit à la maison de Frontenac « qui est assez jolie, dit-elle, pour un homme comme lui, elle est proprement meublée. Il m’y fit faire fort bonne chère. Il me montra tous les desseins qu’il avait d’embellir sa maison, et d’y faire des jardins, des fontaines et des canaux ; il faudrait être surintendant pour les exécuter, et à moins de l’être je ne comprends pas qu’on les puisse concevoir ».

La comtesse de Fiesque, dame d’honneur de la princesse, mourut en 1654, et il s’agissait de la remplacer. L’entourage de Mademoiselle, de qui madame de Frontenac était fort aimée, la sollicitait de la prendre pour lui succéder. La princesse qui était fort glorieuse hésitait, parceque, bien qu’elle fût mariée à un noble sa naissance était bien au-dessous de celle de mesdames de St-George, sa première dame, et de Fiesque. Madame de Choisy la pressait fort de faire ce choix : « Si vous ne le faites, lui dit-elle, son mari, qui est un bourru, ne vous la laissera pas, il est résolu de l’amener à ce voyage, et elle ne l’aime point… Si vous l’aimez voici une occasion de le lui témoigner. » Ces instances jointes à l’amitié qu’elle avait pour la comtesse vainquirent son hésitation ; elle écrivit à son père pour en avoir l’autorisation qui lui fut accordée. « Cependant (pauvre sotte que j’étais), écrit-elle, j’ai su depuis que la comtesse de Frontenac disait : « Mademoiselle croit m’avoir choisie ; si elle ne l’eut point fait, Son Altesse Royale l’aurait obligée à me prendre : je dépends de lui et non d’elle. » Si ces paroles sont vraies, elles tendent à prouver que la comtesse jouait un rôle faux auprès de la princesse, et que, dans les querelles incessantes entre le père et la fille, elle prenait le parti du premier, et le mettait au courant de toutes les actions de la princesse.

Peu de temps après que madame de Frontenac eut été choisie comme dame d’honneur elle fut obligée d’aller à Paris ; elle avait appris que son père était à l’extrémité, et en effet il mourut peu de jours après son arrivée.

Pendant ce temps la princesse voyageait d’une place à l’autre sans cependant se rapprocher de la cour qui était alors à Fontainebleau. Elle allait partir pour Pont-sur-Seine, quand son père qui avait appris son nouveau projet de voyage, lui fit défendre d’y aller, parce que cela la rapprochait trop de la cour. L’ordre venait trop tard ; elle partit avec madame de Frontenac, et la jeune comtesse de Fiesque qui avait remplacé sa mère auprès de la princesse comme amie seulement. La princesse passa six semaines, pendant lesquelles madame de Bouthilier maria une de ses filles. « Elle me donna une collation dans un bois avec des lumières et des violons ; ce fut une jolie fête à voir et encore plus à mander pour montrer qu’on ne s’ennuyait point hors de Paris. »

Avant de passer plus loin, disons un mot de la jeune comtesse de Fiesque qui était venue vivre près de la princesse après la mort de sa mère. En réalité Mademoiselle ne l’aimait pas ; « c’est une personne, disait-elle, qui fait bien des assemblées, chez qui il y a plaisir d’aller, qui pare bien un cercle ; mais avec qui il n’y a pas plaisir de demeurer. Je ne l’aurais pas retenue chez moi ou du moins je ne l’aurais pas gardée si longtemps, sans la considération de son mari que j’aime et que j’estime parce qu’il a du mérite. »

Elle agissait avec beaucoup de prudence car elle s’était bien aperçue que Mademoiselle se défiait d’elle, et qu’elle connaissait ses intrigues à Blois où se trouvait alors Gaston d’Orléans. « Quand j’en parlais à madame de Frontenac, dit la princesse, et que je lui défendais d’avoir aucun commerce avec elle, elle me répondait, je ne sais ce qu’elle fait ni ce qu’elle écrit, je ne le lui demande point et elle ne m’en parte point. »

Si la vie à Saint-Fargeau était généralement triste, elle avait aussi quelque fois ses jours de réjouissance et de gala, car Mademoiselle, bien qu’exilée de la cour, avait conservé ses amis qui de fois à autres venaient lui rendre visite. C’est ainsi qu’au mois de juillet 1655 le château se remplit de nobles personnages ; c’était entre autres la comtesse de Maure, mademoiselle de Vaudy, mesdames de Monglat, de Lavardin, la marquise de Sevigné qui venait passer quelque temps, le comte et la comtesse de Béthune. M. de Matha qui commençait à être amoureux de la comtesse de Frontenac, et qui continua à lui faire la cour pendant tout le temps qu’elle resta avec la princesse, mais sans plus de succès que le duc de Lorraine, et beaucoup d’autres. La réunion de tout ce monde élégant composait une cour fort distinguée à la princesse. Le temps se passait le plus agréablement possible, comédies jouées par des acteurs que Mademoiselle faisait venir de Paris danses, repas champêtres pendant lesquels des musiciens charmaient les oreilles par leur musique harmonieuse, visites dans les plus belles habitations des environs, etc., etc.

Pendant ce temps là Gaston d’Orléans toujours aigri contre la princesse sa fille continuait de la persécuter ; il lui fit ordonner de renvoyer de son service son homme de confiance nommé Préfontaine, serviteur honnête et dévoué à ses intérêts dans son procès contre son père, au sujet de sa reddition de compte de tutelle, et un autre serviteur fidèle nommé Nau. Elle crut voir dans toutes ces persécutions le résultat des intrigues et des cabales des deux comtesses qui pensait-elle, agissaient sourdement et suscitaient la haine de son père contre ces deux employés qui leur déplaisaient par leur trop grand mouvement, mais elle n’en dit pas un mot aux comtesses de Frontenac et de Fiesque.

Le comte de Béthune qui fut obligé de partir tout de suite revint peu après à Saint-Fargeau. « Je lui fis de grandes plaintes, dit Mademoiselle, de la conduite de la comtesse de Fiesque et de madame de Frontenac ; cette dernière l’alla trouver les larmes aux yeux et lui témoigna le déplaisir qu’elle avait que je ne la traitasse plus comme à l’ordinaire. Il se laissa si bien duper et moi aussi qu’il nous raccommoda ; elle pleura beaucoup et me fit paraître une grande tendresse pour ma personne, blâma la conduite de madame de Fiesque et me dit qu’elle renonçait à tout commerce avec elle, hors celui à quoi la bienséance l’obligeait. »

La raison pour laquelle les comtesses ne montraient plus le même dévouement, la même amitié à la princesse, c’est que ses querelles avec son père empêchaient sa réconciliation avec la cour ; toutes deux frivoles et mondaines n’avaient qu’un seul désir, celui d’y reparaître avec éclat, à la suite de la princesse, participer à ses fêtes, y recevoir les hommages et les adulations, ce qu’elles convoitaient le plus au monde. C’est ce qui apparaît par le passage suivant des Mémoires de mademoiselle de Montpensier : « La cour se divertissait à l’ordinaire à des bals, comédies et ballets ; le Roi qui danse fort bien les aime extrêmement. Tout cela ne me touchait point ; je songeais que j’en verrais encore assez à mon retour. Les comtesses de Fiesque et de Frontenac n’en étaient pas de même, rien n’égalait leur chagrin de n’être pas de toutes ces fêtes, elles en faisaient sans cesse des lamentations sur un ton fort désobligeant pour moi, ce qui les mettait petit dans mon esprit de la manière qu’elles y sont, pour que je ne change jamais de sentiments pour elles ».

Ce fut au commencement de 1656 que Gaston d’Orléans se réconcilia avec la cour ; les comtesses de Frontenac et de Fiesque en témoignaient des transports de joie, mais en même temps elles reprochaient à la princesse de ne pas en avoir fait autant avec son père, ce qui aurait valu la fin de son exil et comme conséquence leur entrée à la cour.

J’ai oublié de dire qu’il ne paraît pas par les Mémoires que madame de Frontenac qui devait être riche, ait vécu entièrement aux dépens de la princesse, pendant qu’elle était auprès d’elle, puisqu’elle parle en deux ou trois endroits de son carrosse, et de ses gens ; par conséquent sa dépendance n’était que relative et la princesse ne pouvait avoir d’autre autorité sur madame de Frontenac que celle que lui imposait sa qualité de dame d’honneur jointe à son dévouement. Ceci diminue beaucoup la valeur des acrimonies et des mauvaises interprétations de ses actes.

Les rapports entre Mademoiselle et les comtesses devenaient de plus en plus difficiles et tendues, celles-ci, d’après la princesse, se déchaînaient contre sa conduite à l’égard de son père qu’elles louaient fort, et trouvaient qu’elle était trop heureuse qu’on lui eut laissé de quoi vivre dans l’opulence.

Les choses ne pouvaient pas durer longtemps ainsi ; ce fut la comtesse de Fiesque qui se sépara la première de la princesse et elle vint lui annoncer son départ le premier de l’an 1657, et cela en termes fort durs. « Il y a longtemps que je souhaite de sortir d’ici, dit-elle, je ne savais où aller, sans cela je n’y serais pas demeurée si longtemps, je me déplais fort auprès de vous, et je ne trouve pas que vous m’ayiez traitée comme je le méritais. »

— « Quand vous avez désiré de venir céans, lui répondit la princesse, je vous ai fort bien reçu. »

Elle reprit : « Cela eut été fort ridicule que vous ne m’eussiez pas bien reçu, je vous ai fait l’honneur de venir ici. »

« Et moi, lui dit la princesse, je vous en ai fait beaucoup de vous y recevoir, vu la conduite que vous avez tenue avec moi ; on ne vivrait pas chez une simple dame comme vous avez fait ici, qu’elle ne vous eut priée de vous en aller chez vous. »

Alors, dans sa colère, madame de Fiesque avoua qu’elle trouvait que son père l’avait trop bien traitée, et qu’elle était la cause qu’il lui avait fait renvoyer Préfontaine et Nau, et ajouta beaucoup de paroles blessantes. La princesse bien que d’un caractère irritable se montra pleine de modération et se contenta de l’envoyer se coucher.

Rendue elle-même dans sa chambre elle y trouva madame de Frontenac et lui dit : « Que dites-vous des extravagances de votre amie la comtesse de Fiesque ?

Elle répondit qu’elle était fort fâchée qu’elle lui eut déplu, pleura toute la nuit et se leva de grand matin.

Le matin même la comtesse de Fies­que partait pour Paris.

Enfin ce fut le tour de madame de Frontenac ; une première séparation eut lieu entre elle et la princesse, ce fut à l’occasion d’un procès que celle-là avait avec sa belle-mère et qui nécessitait sa présence à Paris. Cette séparation se fit sans éclat et assez amicalement ; la prin­cesse la chargea même de quelques com­missions pour la ville.

Rendue à Paris « madame de Fronte­nac me fit l’honneur de m’écrire, dit la princesse, pour me rendre compte des com­missions que je lui avais données, je lui répondis là-dessus précisément, et quand mes lettres étaient plus longues elles étaient pleines de picoteries pour elle et pour la comtesse de Fiesque. »

Pendant son séjour à Paris il va sans dire que madame de Frontenac rencon­trait souvent la comtesse de Fiesque. Un jour elles allèrent toutes deux rendre visite à Gaston d’Orléans qui les reçut très bien, et elles l’engagèrent à aller les voir. Gaston se rendit à leur désir, et pour jouer un vilain tour et causer du dépit à Mademoiselle, elles firent connaî­tre cette visite par la voie de la gazette.

« J’avoue, dit la princesse, que je fus assez sotte pour ne pas tromper leurs es­pérances » ; ce qui n’empêcha pas mada­me de Frontenac de faire demander à la princesse par la comtesse de Béthune s’il lui serait agréable qu’elle revint près d’elle. Elle lui fit répondre que puis­qu’elle était à Paris, elle ferait bien d’y rester.

Cependant les animosités de la cour contre la princesse s’étaient apaisées. Gaston d’Orléans se montrait aussi moins hostile à sa fille, en sorte que le comte de Béthune crut devoir engager la princesse à se rapprocher de Paris, que la cour ni son père ne s’en montreraient fâchés. Cédant à ce conseil, elle se mit en voyage et se rendit d’abord à Juvissy, à la mai­son d’un de ses amis, alors absent ; « son premier soin fut de loger toutes les dames qui l’accompagnaient, de manière à n’y laisser aucune chambre si madame de Frontenac y venait, c’est ce qui arriva le lendemain à la grande surprise de la princesse. Elle alla saluer la princesse qui la reçut froidement. »

« Dois-je, demanda-t-elle à la comtesse de Béthune, demeurer ici sans que Made­moiselle me le dise ? »

« Je n’en sais rien répondit la com­tesse. »

Malgré ce froid accueil, elle resta ce­pendant et coucha dans la chambre de la princesse, comme elle en avait l’habitude.

La réconciliation entre la princesse et la cour était finalement accomplie. « La seule pensée que les comtesses de Fiesque et de Frontenac en seraient fâchée me réjouissaient, écrit Mademoiselle. Pour en donner des marques publiques j’en­voyai quérir des violons et des comédiens à Paris et je retins force dames pour danser et souper avec moi.

« Frontenac et sa femme n’avaient point la mine gaie, et ni l’un ni l’autre n’osèrent me faire des compliments sur mon accommodement avec Son Altesse Royale… Sa femme me demanda si j’avais agréable qu’elle revint avec moi à Saint-Fargeau ; je lui dis que puisque son procès l’avait fait aller à Paris sans moi, il fallait qu’elle y demeurât jusqu’à ce qu’il fut jugé. »

Le lendemain mademoiselle de Mont­pensier partit pour Fontainebleau ; mada­me de Frontenac avait les larmes aux yeux lorsqu’elle la vit partir. Dans son voyage elle dut s’arrêter à Limours où madame de Bouthilier vint la trouver. La princesse eut de longues conversa­tions avec elle ainsi qu’avec madame de Béthune et Matha ; l’intérêt que ce der­nier portait à madame de Frontenac fai­sait qu’il parlait de ses affaires de la même manière que madame de Bouthilier qui était sa tante. « La grande question, écrit Mademoiselle était qu’elle voulait venir à la cour avec moi et que je ne voulais pas l’y amener. Ils se disaient que c’était en bon français lui donner son congé, et lui faire connaître que son service ne m’était plus agréable. » Je répondis : « Il y a longtemps qu’elle l’a dû voir, si elle examine sa conduite, elle ne doit pas m’y faire penser, elle doit faire tout son possi­ble pour réparer ses fautes. »

Aux instances de madame de Bouthilier elle répondit par beaucoup d’amitié et de gratitude, mais témoigna beaucoup d’aigreur, et ne donna aucune réponses positive.

Enfin le lendemain, toujours à Limours, madame de Frontenac arriva et alla trou­ver la princesse au lit. « Elle me dit qu’elle était au désespoir de ce que je ne voulais pas l’amener avec moi, que c’était une marque certaine de sa disgrâce. » Je lui répondis : « Votre faute a été publi­que, il faut que la pénitence soit de même. » Elle me vit le lendemain matin monter en carrosse, ce fut là les grandes douleurs, les larmes furent plus abondan­tes qu’à Juvissy. Pour moi ma constance fut fort grande, et si j’avais pu altérer mon visage et me donner du chagrin, c’aurait été un souvenir du temps qu’elle riait quand je pleurais. »

Telle fut la fin de cette amitié entre mademoiselle de Montpensier et la comtesse de Frontenac, amitié qui avait duré plus de six ans, car cette rupture arriva vers le milieu de l’année 1657, quelques semaines avant le retour de Mademoiselle à la cour.

Il est assez difficile de comprendre la justice des récriminations et des rancunes de Mademoiselle au moyen des affirmations mal définies de ses Mémoires. Ce qu’on voit de plus apparent c’est qu’elle lui reproche des regrets trop vifs de son exil loin de la cour, des correspondances et des rapports avec Gaston d’Orléans dans lesquels elle présume que madame de Frontenac la desservait auprès de son père, tout cela n’est pas bien clair ni bien prouvé ; elle ne semble tenir nul compte de sa fidélité et de son attachement à sa personne pendant plusieurs années, et enfin ce qui ressort le plus évidemment, c’est qu’elle la punit de son inviolable attachement à la belle et jeune comtesse de Fiesque, tout cela irait à prouver que Mademoiselle était jalouse et même très exigeante. Beaucoup de frivolité d’un côté, beaucoup d’exigence et de hauteur de l’autre voilà aussi ce qui explique en partie la disgrâce de madame de Frontenac et non pas de sérieuses raisons.

Non contente de cette satisfaction donnée à son humeur, dans les quelques mentions que Mademoiselle fait de la comtesse dans ses Mémoires, après la rupture, elle en parle avec mépris, sans toucher cependant à sa réputation qui est toujours restée intacte, mais à cause de ses relations sociales, bien qu’il paraisse par ces mêmes mentions que les deux comtesses fréquentaient le meilleur monde, mais elles n’allaient point à la cour, et c’était une raison suffisante pour l’altière princesse de les déprécier.

Après sa séparation d’avec mademoiselle de Montpensier, il est probable que la comtesse vécut avec sa tante, ou bien encore d’une manière indépendante car elle était riche ; dans tous les cas ce qui est certain c’est qu’elle ne vint jamais au Canada avec son mari et j’attribue plus cet éloignement à la répulsion et la frayeur que devait lui inspirer le nouveau monde, elle qui était habituée à la vie élégante et raffinée de la cour, qu’à l’aversion contre son mari.

Quand la nouvelle de la mort du comte parvint en France, Saint-Simon mentionne le fait en disant que c’était un homme d’esprit fort du monde et parfaitement ruiné. « Sa femme avait été belle et galante extrêmement du grand monde et du plus recherché. Elle et son amie mademoiselle d’Outrelaise étaient des personnes dont il fallait avoir l’approbation ; on les appelait les Divines. Un si aimable homme et une femme si merveilleuse ne vivaient pas aisément ensemble, aussi le mari n’eut pas de peine à se résoudre d’aller vivre et mourir à Québec, plutôt que de mourir de faim ici, en mortel auprès d’une divine. »

La légende raconte que Frontenac avait prié un de ses amis de faire après sa mort enlever son cœur et de le porter à la comtesse, ce qui fut exécuté, mais elle refusa le présent en disant qu’elle ne voulait pas d’un cœur qui du vivant de son mari, ne lui avait pas appartenu.[7]

La comtesse était de la société de madame de Sévigné et de madame de Maintenon, ainsi qu’il appert par les lettres de ces deux illustres femmes.

Elle mourut en 1707. C’est Saint-Simon qui nous l’annonce en ces termes : « Mourut aussi madame de Frontenac dans un bel appartement que le feu duc de Lude qui était fort galant lui avait donné à l’Arsenal étant grand maître de l’artillerie. Elle avait été belle et ne l’avait pas ignoré. Elle et madame d’Outrelaise donnaient le ton à la ville et à la cour ; elles exigeaient l’encens comme décors, et ce fut toute leur vie à qui leur en prodiguerait.

« Madame de Frontenac était fort vieille et voyait encore chez elle force bonne compagnie. »

Ainsi termina ses jours cette belle personne. Cette étude est trop abrégée pour pouvoir faire ressortir clairement les caractères du comte et de la comtesse au point de vue de leurs rapports, ou plutôt de leur éloignement.

Il me suffira de dire, et ce sera ma conclusion, que lorsqu’une femme aussi distinguée par la beauté que par l’intelligence, échappe à la calomnie ou du moins à la médisance de deux écrivains comme Saint-Simon et Tallemant des Réaux, qui en parlent souvent, exposée aux séductions d’un monde licencieux, il faut que ses mœurs aient été pures et qu’elle soit restée toujours une honnête femme.


  1. Historiettes de Tallemant des Réaux, vol. 7, p. 130 et seq.
  2. Tallemant des Réaux.
  3. Jal, Dictionnaire critique de biographie et d’histoire.
  4. Tallemant des Réaux.
  5. Oraison funèbre du comte de Frontenac, par le R. P. Goyer, récollet, publiée par Pierre-Georges Roy — Lévis — 1895.
  6. Mémoires de mademoiselle de Montpensier. Coll. Petitol, vol. 41, p. 26, et pour les autres citations de ces Mémoires, vol. 41 et 42 passim.
  7. Pure calomnie. Le testament de Frontenac détruit cette légende. Voyez le Bulletin des Recherches Historiques, vol. VII, p. 68.