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La Comtesse de Frontenac/02

La bibliothèque libre.
Pierre-Georges Roy, éditeur (p. 67-84).

À PROPOS DU MOT « HABITANT »



Un ami me signalait, il y a quelque temps, l’excellent écrit de M. Edward Farrer, publié dans la revue américaine Atlantic Monthly, intitulé “The habitant of Lower Canada,” et il ajoutait : vous qui avez remué la poussière de nos vieux manuscrits, qui avez examiné un si grand nombre de documents historiques, ne pourriez-vous pas nous trouver l’origine authentique du mot habitant ? Vous le voyez, ce mot est tellement enraciné dans notre langue, si bien admis partout que nos compatriotes d’origine étrangère sont pour ainsi dire forcés de l’employer pour désigner nos cultivateurs.

Je serais bien embarrassé, lui répondis-je, de donner à présent une autorité, mais cependant j’ai un vague souvenir d’avoir vu quelque chose à ce sujet. Je suis aussi piqué que vous de voir notre brave population agricole désignée par un mot que nos écrivains se refusent d’employer sans le souligner, et surtout que les étrangers trouvent étrange, sinon ridicule ; je chercherai.

En effet je cherchai ; je cherchai longtemps sans succès ; mais, comme le dit mon ami Benjamin Sulte, des piocheurs ne se découragent pas facilement ; je continuai donc mes recherches et je finis par trouver.

Mais avant d’aller plus loin il est bon de jeter un coup d’œil rétrospectif sur l’état social de la Nouvelle-France, à l’époque dont il est question, afin de nous rendre compte des raisons qui donnèrent lieu à l’ordonnance du Conseil Souverain que je citerai plus bas.

Par le départ du régiment de Carignan, la colonie s’était trouvée augmentée de plus de 500 colons, soldats restants, et l’année suivante, en 1668, il arriva encore au pays plus de 600 personnes dont 100 filles envoyées pour former des familles ; on comprend qu’elles furent enlevées en quelques jours, aussi la vénérable Marie de l’Incarnation écrivait-elle : « Les cent filles que le roi a envoyées cette année ne font que d’arriver et les voilà quasi toutes pourvues. Il en enverra deux cents l’année prochaine et encore d’autres en proportion les années suivantes. Il envoie aussi des hommes pour fournir aux mariages de cette année ; il en est bien venu cinq cents, sans parler de ceux qui composent l’armée. De la sorte c’est une chose étonnante de voir comme le pays se peuple et se multiplie. »

Non content d’envoyer des éléments à l’augmentation de la population, Louis XIV, par un édit du 1er avril 1670, ordonne à l’intendant de payer aux garçons qui se marient à 20 ans et au-dessous et aux filles à 16 ans et au-dessous, 20 francs à chacun, le jour de leurs noces, ce qui sera appelé le présent du roi, de plus il accorde aux colons qui auront dix enfants vivants une pension de 300 francs, et à ceux qui en auront douze 400 francs.

Le même édit ordonne que dans les villes et bourgades les habitants qui auront le plus d’enfants soient préférés aux autres pour les charges honorifiques, et bien plus que l’on punisse de l’amende, les pères qui ne marieront pas leurs garçons et filles à l’âge respectif de 20 et 16 ans.

Comme on le voit cet édit était passablement arbitraire, mais il faut le juger avec indulgence en faveur du motif ; car il entrait dans la politique du grand Colbert de peupler promptement la colonie de la Nouvelle-France à laquelle il avait voué un intérêt tout particulier.

Stimulés par toutes ces facilités, tous ces encouragements, les mariages se mul­tipliaient et par suite les naissances.

Les colons se mariaient promptement et jeunes, surtout les filles ; de jeunes couples comptant 30 ans, âges réunis des conjoints, n’étaient pas rares. Les veuves mêmes ne pleuraient pas trop longtemps leurs époux, sans doute par obéissance aux volontés du roi. Dollier de Casson, dans son Histoire de Montréal, nous rap­porte qu’une jeune veuve, très consolable celle-là, convola en secondes noces avant que son premier mari fut enterré.

Des familles de 8, 10, 12, 20 enfants n’étaient pas rares quelques années après, et si le regretté docteur LaRue qui vou­lait absolument que les Canadiens n’eussent pas moins de 12 enfants, pour con­server les traditions, ajoutait-il, eût vécu dans ce temps-là, il aurait eu complète satisfaction ; même on vit un père de famille avoir 26 enfants. Transmettons à la postérité le nom de ce Prince canadien ; c’est le sieur Jean Poitras, menuisier établi à Québec.

Comment vivaient ces nombreuses pro­génitures ? La mère de l’Incarnation va nous l’apprendre : « Il est étonnant, écrit-elle, de les voir (les enfants) en si grand nombre, très beaux et bien faits, sans aucune difformité corporelle, si ce n’est par accidents ; un pauvre homme aura huit enfants et plus qui, l’hiver vont nu-pied et nue-tête, avec une petite camisole sur le dos et ne vivant que d’anguilles et d’un peu de pain, et avec tout cela ils sont gros et gras. »

Mais il y avait de nombreuses et braves familles établies d’une manière stable habituées dans le pays ; il y avait aussi un grand nombre d’hommes paresseux, sans courage et sans volonté d’entrepren­dre la culture des terres, ou qui aimant les aventures parcouraient le pays sans but spécial, et vivaient d’expédients, d’aumônes ou de rapines.

Il y avait encore les coureurs de bois, prédécesseurs de nos voyageurs des pays d’en haut. Ces coureurs de bois s’associaient deux ou trois et munis de marchandises de pacotille ou d’objets d’utilité ils s’en allaient en canot ou à pied au sein des tribus sauvages pour faire la traite, et rapporter des pelleteries. « Le nom coureur de bois, dit l’abbé Ferland, n’avait pas alors la signification injurieuse qu’on lui a ensuite attribuée ; ce nom désignait une classe aventureuse, hardie, capable de braver les plus grands dangers au milieu des rapides, dans les forêts, parmi les tribus sauvages les plus féroces. Pendant longtemps, l’on regar­dait comme un fainéant et un lâche, l’homme qui n’avait pas fait ses campa­gnes dans les pays d’en haut. On trou­vait parmi les coureurs de bois des jeunes gens appartenant aux premières familles du pays. »

Mais c’était surtout le vagabondage qu’il fallait atteindre, réprimer et punir. Les vagabonds qui s’appelaient aussi vo­lontaires, rôdaient autour de Québec, Trois-Rivières et Montréal, ainsi qu’autour des forts, à Chambly, à Sorel. Lors de la fondation de l’Hôpital-Général, le procureur-général d’Auteuil prit la peine d’écrire au ministre de Pontchartrain pour lui représenter que cet établisse­ment fait dans le bois, à proximité de Québec, allait encourager la paresse de gens capables de travailler, et servirait de refuge aux vagabonds.

Ces vagabonds faisaient aussi un peu de traite avec les Sauvages qui venaient iso­lément vendre leurs pelleteries, privilège réservé, par une ordonnance du conseil, aux colons habitués ou habitants. De plus ils commettaient des désordres et se livraient au libertinage.

C’est contre eux qu’il fallait protéger les colons tranquilles, ainsi que les habitants des villes et bourgades : plusieurs fois déjà des règlements de police faits par l’intendant, d’autres ensuite par le gouverneur leur avaient interdit l’entrée des villes, et avaient décrété contre eux des châtiments corporels, mais ces règlements n’avaient été que fort peu efficaces, surtout pour protéger la personne et les intérêts des habitants. En effet quand on les arrêtait et qu’on voulait les punir, ils se disaient invariablement habitants, et prétendaient avoir une habitation, c’est ainsi qu’on appelait alors une terre en voie de défrichement, dans tel lieu qu’ils désignaient à leur fantaisie, c’est alors, sur les plaintes réitérées qui étaient faites depuis longtemps et en dernier lieu d’une manière plus pressante par M. de LaNandière, commandant à Montréal, c’est alors, dis-je, que, sur la remontrance du procureur-général d’Auteuil, intervint une ordonnance du Conseil Souverain qui se lit comme suit :

l’estat ou il faut estre pour estre reputé habitant.

Du lundy vingt deux avril mil six cent soixante et quinze Le Conseil Assemblé auquel présidoit Monseigneur le Gouver­neur, et où estoient Messieurs de Tilly, Damours, Dupont, de Peyras, et de Vitray et le procureur général.

« Sur la remontrance faicte par le pro­cureur général qu’il luy a esté faict plain­te par le Bailly de Montréal qu’il y a dans l’Isle du dict lieu nombre de volon­taires y commettant divers désordres que pour cet effet le sieur de la Nauguère (de LaNaudière) commandant à Montréal l’auroit invité d’aller au lieu où il y a plus de ces libertins pour les faire faire revenir à leur devoir, ce qu’il aurait faict sans aucun succez. Requérant le dit Bailly une expédition d’ordonnance du Conseil qui condamne ces sortes de gens à s’en­gager à des Maistres ou se faire habitants ; à quoy le dit procureur général conclud pour intérêt du Roy et le bien Public, qui sont fort intéressez par les divers dé­sordres qui se commettent dans tout le pays par tels Vagabonds qui peuvent estre un reste des Coureurs de bois qui jouissent du benifice de la traitte contre la déposition des ordonnances du Con­seil, laquelle traitte n’appartient qu’aux habitans, et cependant la meilleure partie leur est enlevée par ces sortes de gens, lesquels ne contribuent en rien à l’augmentation de la colonie, au contraire la détruise et sont autant d’ennemis domes­tiques dont on ne peut trop tost ny plus efficacement s’assurer qu’en les condam­nant à s’engager à des Maistre qui puissent répondre de leur conduite autant qu’il se peut ou à prendre des habitations et y tenir feu et lieu un an durant avant de pouvoir jouir du bénéfice de la traitte avec les sauvages, conformément aux premiers reglements du pays, et le tout dans quinzaine après la publication de l’ordonnance du Conseil à peine de cinquante livres d’amende pour la première fois, et de punition corporelle en cas de désobéissance, et s’est le dit pro­cureur général retiré, et estant rentré, a dict qu’il requiert aussi que les Seigneurs ou juges de chaque lieu soient tenus d’envoyer au Conseil tous les ans un rolle des noms des journaliers non habituez, ni mariez qui seront dans leur ressort ; Tout considéré Le Conseil en renouvelant les reglements faicts par luy, et les ordonnan­ces faicts par Messieurs les gouverneurs, précédans, et recemment, par hault et puissant Seigneur Mre. Louis de Buade V. S., et les argumentant et expliquant autant que besoin seroit, a ordonné et ordonne qu’à l’avenir aucunes personnes en Canada de quelque qualité et condition qu’elles soient, ne pourront, jouir du bénifice de la traite avec les sauvages, mesme dans les lieux de leurs résidences, qu’elles n’ayent une habitation dans laquelle elles tiennent feu et lieu et où elles travaillent ou fassent travailler annuellement à l’augmentation d’icelle, selon leurs forces et moyens, dont les seigneurs ou juges des lieux seront obligéz chaque année de dresser un estat, et d’en faire un bon et fidelle rapport au conseil pour lui donner connaissance de ceux qui vou­draient éluder par adresse ou autrement les dicts reglemens et ordonnances, afin d’y estre pourvu, le tout sur peine contre les contrevenans d’amende telle qu’il plaira au conseil de régler, et mesme d’estre déchu de la propriété de leurs ha­bitations sy le cas y eschet ; comme aussi que le dict seigneur gouverneur sera prié de continuer d’apporter la mesme exacti­tude qu’il a gardée jusques icy, en ne donnant des congez de chasse, comme il a toujours faict qu’à ceux qu’on leur cer­tifiera avoir des habitations et y travail­ler actuellement ; et afin que personne n’en ignore, ordonne que le présent sera lu, publié et affiché par toutes les sei­gneuries, jurisdictions et autres lieux de ce pays que besoin sera, à la diligence du dict procureur général qui sera tenu d’en certifier le conseil dans trois mois.

Frontenac

D’après l’ordonnance que je viens de citer, il est évident que le mot habitant dont on se sert encore pour désigner le cultivateur a une origine légale et authentique.

Maintenant ce qui a contribué à en perpétuer l’usage, c’est que toujours, au moins sous la domination française, on s’en servait dans les actes notariés, dans les registres de l’état civil et dans les procédures judiciaires. Ainsi on écrivait invariablement A. B…, habitant de l’île et comté de Saint-Laurent, habitant de Bourg-Royal, etc., etc., tandis que lorsque c’était un citadin qui était en cause, on écrivait, demeurant à Québec, à Trois-Rivières, à Montréal. C’est ce que j’ai pu constater bien des fois dans les greffes des notaires, dans les registres et dans les pièces des procès.

L’habitant devait, à cette époque, re­vendiquer, et ce avec raison, son titre d’honneur, car, aux termes de l’ordon­nance que j’ai citée plus haut, cette qualification le distinguait du vagabond, de l’homme sans feu ni lieu.

De plus, combien sous tous les rapports sa position était supérieure à celle du paysan français, son frère de la mère-patrie. Si l’on veut savoir qu’elle était sa position je citerai, pour en donner une idée, l’incomparable annaliste à laquelle j’ai déjà emprunté.

« Quand une famille commence une habitation, écrit la mère de l’Incarnation, il lui faut deux, ou trois années avant que d’avoir de quoi se nourrir, sans parler d’une infinité de petites choses nécessai­res à l’entretien d’une maison, mais ces premières difficultés étant passées, ils commencent à être à leur aise, et s’ils ont de la conduite, ils deviennent riches avec le temps, autant qu’on peut l’être dans un pays nouveau comme celui-ci. Au commencement ils vivent de leurs grains, de leurs légumes et de leur chasse qui est abondante en hiver. Et pour le vêtement et les autres ustensiles de la maison, ils font des planches pour cou­vrir les maisons et débitent du bois de charpente qu’ils vendent très cher. Ayant ainsi le nécessaire ils commencent à faire trafic, et de la sorte ils s’avancent peu à peu. »

Quel contraste entre l’habitant de la Nouvelle-France et le paysan de l’ancienne ! Ici point d’impôts royaux, point de redevances seigneuriales, onéreuses, la propriété du sol et la jouissance du fruit de ses labeurs. Là, au contraire, les im­pôts dûs au roi, les redevances aux seigneurs, les corvées, l’odieux droit de chasse qui permettait au seigneur de dé­vaster sa récolte. Sur la position du paysan français au 17me et 18me siècle, je vous engage à lire l’affreux tableau qu’en fait M. H. Taine dans son savant et admira­ble ouvrage : « Les origines de la France contemporaine. »

Le colon français est resté ce qu’il était, c’est un admirable colon écrit M. Farrer : il peut manquer d’esprit d’entreprise, mais ses qualités solides ne sont pas sur­passées par celles des écossais. Il est un monument vivant de la vérité de ce vieux dicton que bon sang ne peut mentir.

Conservons donc au cultivateur cana­dien cette appellation d’habitant qui a une origine authentique et honorable, que l’habitant ne rougisse pas de s’entendre appeler ainsi, enfin que les écrivains em­ploient le mot sans hésitation et surtout sans le mettre en italique.