La Comtesse de Mirabeau, d’après des documens inédits/02

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La Comtesse de Mirabeau, d’après des documens inédits
Revue des Deux Mondes5e période, tome 36 (p. 842-868).
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LA
COMTESSE DE MIRABEAU
D’APRÊS DES DOCUMENS INÈDITS

DEUXIÈME PARTTE[1]


III. — CHEZ L’AMI DES HOMMES

Les instructions qu’Emilie avait reçues de son mari, en le quittant, lui définissaient sa tâche assez étroitement. Pour les coups donnés à M. de Villeneuve, Mirabeau n’admettait pas l’éventualité d’une punition. Mais cet esclandre prouvait au moins qu’il avait enfreint l’ordre du Roi qui le confinait à Manosque ; le ministre ne pourrait fermer les yeux là-dessus ; et Mirabeau envisageait comme probable son internement dans une citadelle. Emilie avait dû lui jurer qu’elle ne négligerait rien pour adoucir et pour abréger cette détention, si elle était inévitable, étant entendu d’autre part qu’elle la viendrait partager, où et à quelque moment que ce fût, au premier désir qu’il en exprimerait. En somme, il ne lui était permis de demeurer chez l’Ami des Hommes que le temps strictement nécessaire à l’assoupissement des poursuites engagées par M. de Villeneuve et au l’établissement des finances de son ménage. Une recommandation particulière interdisait à Emilie de faire étape à Montélimar et à Valence, parce que le mousquetaire Gassaud tenait garnison dans ces villes ou dans leur voisinage.

Une pluie diluvienne, accompagnée de tonnerre, mit en péril le frêle équipage de la comtesse et l’arrêta d’abord à Avignon, puis, le 23 août au soir, à Tain. Ici, elle passa la nuit dans l’inquiétude : son mari ne la soupçonnerait-il pas d’y avoir donné rendez-vous à Gassaud ? Le lendemain 24, à minuit, elle entrait à Lyon ; elle n’y trouvait pas seulement le temps de voir la place Bellecour. De grand matin, le 29, elle arrivait à Montargis, au couvent des Dames dominicaines où les filles de l’Ami des Hommes avaient grandi, où leur aînée, Marie, vivait encore sous le voile dans un état voisin de la démence, où Caroline, marquise du Saillant, avait à son tour placé ses filles. Une religieuse, Mme de Remigny, avait été leur éducatrice à toutes. Le Bignon n’était situé qu’à trois lieues de là ; pourtant, il était arrivé au marquis de Mirabeau de ne s’être pas dérangé une fois en cinq années pour venir voir ses filles, qui elles-mêmes ne quittaient jamais le couvent pour aller embrasser leur père. La marquise du Saillant venait de perdre une fille en bas âge et d’accoucher d’une autre ; bien qu’incommodée encore, elle vint rejoindre aussitôt Emilie et s’entendre avec Mme de Remigny pour préparer sa belle-sœur à remplir au mieux sa mission. La société réunie au Bignon avait l’abord assez engageant. Que la comtesse appréhendait maintenant de se voir en suppliante dans ce milieu dont elle avait été si curieuse de loin ! Par bonheur, elle reçut du bailli de Mirabeau, alors au Bignon, une lettre pleine d’honnêtetés et d’encouragemens affectueux ; et pour Caroline du Saillant, « la plus forte rieuse de France, » son extérieur folâtre, familier, dégingandé, n’annonçait pas un concours moins cordial.

Tout ce qu’Emilie apprenait là lui confirmait ce propos de son mari, qu’on n’avait l’oreille de l’Ami des Hommes qu’à la condition de lui parler par la bouche de sa maîtresse, Mme de Pailly, dite la dame noire ou la chatte noire, à cause de la couleur ordinaire de son vêtement et de la câlinerie de ses manières. Son rôle occulte et malfaisant dans la maison du marquis de Mirabeau n’était pas douteux. Non pas que, supérieurement habile et séduisante, Mme de Pailly appliquât ses dons à nuire pour nuire, avec préméditation ; elle était dangereuse moins par caractère que par état. C’était sa situation fausse et parfois menacée qui la rendait susceptible et vindicative, et qui l’obligeait à une conduite tortueuse. Dans le salon du duc de Nivernois et chez la comtesse de Rochefort où elle était implantée comme l’Ami des Hommes, elle laissait paraître le même esprit distingué, prévenant et artificieux ; elle souffrait secrètement d’y montrer plus de talent que de naissance, et d’y figurer sinon en suivante, du moins en parvenue. Aussi, gaie, empressée et facile dans le monde, était-elle d’humeur inégale, vaporeuse et mélancolique dans l’intimité. Chez l’Ami des Hommes, il était inévitable qu’elle contrariât ses enfans et son frère, en usurpant la place et l’influence d’une épouse, d’une mère et d’une maîtresse de maison. On le lui faisait bien sentir. Le bailli la détestait de tout son cœur loyal et bon ; mais Mme de Pailly l’annulait. Les du Saillant ne la chérissaient pas davantage, dans le fond ; mais Caroline était sans conséquence, et son mari avait intérêt à supporter les convenances de son beau-père. Enfin, il n’y avait jamais eu que des froissemens, et des plus sensibles, entre cette favorite inquiète et l’ombrageux comte de Mirabeau qui prétendait qu’un honteux partage était le secret de l’entière confiance donnée par l’Ami des Hommes à son gendre qui régissait sa maison et ses biens. M. du Saillant, qui n’ignorait pas cette atroce calomnie, n’allait-il pas rendre plus épineuse l’ambassade d’Emilie ? Le seul bailli s’offrait de bonne foi à la lui faciliter ; mais outre qu’il n’en était pas trop capable et qu’il était aussi prompt à se déjuger que le désirait son frère, Emilie avait à craindre, en s’appuyant sur lui, de paraître épouser ses sentimens antipathiques à la dame noire, sentimens qu’il déguisait mal. Quant au marquis de Mirabeau, Caroline du Saillant avouait qu’il faisait trembler tout le monde. Sa règle fixe étant de n’avoir jamais tort, il ne révélait ses motifs et ses plans qu’après que l’événement les avait justifiés. Il ne supportait pas les importunités, ni aucune contradiction, sinon de la part de son frère, et sur des sujets sans conséquence ou dont lui-même était en doute. Il était seulement moins dangereux de le contrarier que de déplaire à Mme de Pailly. Emilie eut quarante-huit heures de répit au couvent de Montargis pour méditer sur ces données.

Déjà, chemin faisant, elle s’était avisée de croire son mari plus infortuné que coupable. Il lui avait donné peu de bonheur, mais jamais un bonheur médiocre ni vulgaire : les feux du génie, ceux de l’illusion et de l’espérance, avaient illuminé ces journées brèves. Elle ne se représentait plus son fils, son Gogo, que nouant ses petits bras au cou de son père : et comment baiser l’un sans l’autre ? Le désir et le regret de ces joies primaient peu à peu son ressentiment. A travers des yeux mouillés de larmes, elle ne voyait plus les torts de Mirabeau qu’en lointain et en confusion, tandis que le remords de sa propre faute voyageait avec elle. Elle se sentait abandonnée sur la grand’route par l’égoïsme querelleur de tous les siens, et suivie seulement en pensée par l’homme qu’elle avait trompé, exécré, méconnu. Elle formait des vœux de vie nouvelle et de recommencemens d’amour avec lui, dans un oubli réciproque des griefs passés. Elle lui écrivait de Lyon ces phrases tendres, qui peignaient sa misère :


Je suis triste, mon bon ami, je suis déjà lasse de ne voir que des gens que je ne connais pas et qui ne prennent nul intérêt à moi ; je touche quasi encore à la Provence, et je la regrette déjà, du moins les lieux que tu habites. Dieu veuille nous rejoindre bientôt, car nous ne sommes pas faits pour être séparés.


A la bien considérer, la cause qu’elle allait plaider était-elle si ingrate ? Le marquis de Marignane, d’accord avec tous les gentilshommes du pays, la jugeait plutôt honorable. Il ne redoutait que les pénalités applicables en pareil cas : vingt ans et un jour de prison et dégradation de noblesse personnelle pour des coups donnés à un gentilhomme, pendaison pour duel s’il y avait preuve d’appel ; et il lui paraissait que son gendre fournissait cette preuve complète contre lui. Mais la plainte de M. de Villeneuve était si plate et si lâche qu’elle suffirait à le déconsidérer, si Mirabeau avait le bonheur de la rendre publique. C’était aussi le sentiment du bailli de Mirabeau, qui promit à Emilie de le faire partager à l’Ami des Hommes. Celui-ci était aux eaux du Mont-Dore. Il ne rentra que le lendemain de l’arrivée de sa bru au Bignon. Le charme de ce séjour, s’il faut en croire ses hôtes, était irrésistible. La demeure était vaste, simple et noble, composée d’un bâtiment à un seul étage de neuf fenêtres de façade, avec deux ailes étroites et de faible avancée ; la grande porte s’ouvrait au milieu sur un petit pont qui enjambait un fossé plein d’eau ; il y avait des communs spacieux ; et des cabinets de verdure, des bains, un moulin, une ferme. « Ce panier d’herbe, écrivait l’Ami des Hommes, est si drôlement mélangé d’arbres, de bocages, d’eaux et de cultures, qu’on dirait que tous les oiseaux de la contrée s’y sont donné rendez-vous. » Caroline, que, dans le pays où elle était née et avait souvent reparu, on appelait Mlle Courtine, ne prit pas le temps de faire à Emilie les honneurs du Bignon ; elle laissa ce soin au bon bailli ; elle-même alla au-devant de son père, pour le prévenir, « crainte d’une révolution. » Quand il parut, son regard glaça le zèle du bailli. Quelques lettres d’Emilie à Mirabeau aideront à nous représenter la scène et les acteurs, dans ces premiers jours :


Au Bignon, le 3 septembre 1774.

J’ai enfin vu mon beau-père, mon bon ami. Je passe sous silence mes tremblemens, timidités, etc. : il m’a parfaitement bien reçue. Nous n’en étions pas en peine ; il n’a point été question de toi hier au soir que pour me dire qu’il était trop agité pour parler de cette affaire, qu’il fallait remettre au lendemain ; il m’en a donc parlé aujourd’hui. Il est fort irrité, et tous les raisonnemens que j’ai pu lui faire n’ont pas opéré grand’chose ; il regarde cela comme encore un coup de tête, parce qu’il dit que tu as fait beaucoup plus de tort à ta sœur en faisant un éclat, qu’en passant la chose sous silence ; il pense bien différemment de ton oncle, qui ne blâmait que le manquement à ton ban. Je ne sais s’il changera : il m’a proposé de rester près de lui le temps que tout ceci durera. Sachant tes intentions sur cet article, je n’ai point refusé ; mais tu sais, mon bon ami, que je suis toujours très disposée à te suivre ou à t’aller trouver en quelque lieu que ce soit et avec grande joie, je t’assure… Il m’a dit qu’il n’y avait pas d’autre parti à prendre que de te soustraire à la justice dans ce moment-ci. Je lui ai proposé de te suivre et il m’a dit que cela ne serait pas décent ; il ne cesse de me répéter, lui et tous les autres, que je suis ici chez moi, etc. Tu sens bien, mon bon ami, le sens que j’attache à ces propos ; mais c’est toujours beaucoup. Au reste, mon ami, je ne te demande pas de brûler mes lettres, cela serait inutile, mais au moins ne répète rien de ce que je te dis ; car on mande tout de Provence ici, et je crois qu’il ne serait pas avantageux qu’on se méfiât de moi ici, leur intention étant de te cacher leur façon de penser.

Ta mère a eu l’horreur d’écrire à Mme de Remigny que je lui avais écrit pour lui demander des secours d’argent. J’ai dit à cela qu’elle m’avait écrit pour m’informer de l’interdiction et que nous avions répondu une lettre honnête, qu’elle m’avait encore récrit et que je n’avais pas encore seulement répondu ; je ne me suis pas que obligée de la ménager, et j’ai dit à Mme de Pailly, qui m’a parlé de tout cela, les tentations dont elle t’a obsédé, les inventions qu’elle n’a cessé de faire, et la façon noble et honnête dont tu y as toujours résisté ; cela, qui sera certainement redit à ton père, ne peut que faire un bon effet. Je ne vois pas que personne pense à me donner de l’argent, ainsi je ne laisse pas que d’être embarrassée, n’ayant que les 25 louis que je ne puis pas toucher. Vois si tu trouves quelque expédient ; je crois que mon oncle n’aime pas trop à donner. Adieu, mon ami, je t’aime de tout mon cœur et t’embrasse de même. M. et Mme du Saillant m’ont chargée de te dire mille choses de leur part ainsi que Mme de Pailly. Ils me font beaucoup d’amitié et ont l’air de s’intéresser prodigieusement à toi.


Au Bignon, le 5 septembro 1774.

Ton père a écrit pour avoir un ordre qui te soustraie à la justice réglée ; il est obligé de demander cela comme une grâce et sans instruire les ministres que tu aies un décret sur le corps, de peur qu’ils ne voulussent point s’en mêler. Au reste, mon bon ami, ton père ne veut point entendre parler de poursuite, de procédure, etc., non plus que ton oncle. M. de Villeneuve est assez puni d’avoir reçu des coups de pied et qu’il ne t’en arrive rien, puisque la punition de la cour est pour avoir rompu ton ban… Mon beau-père me cita l’autre jour, parmi les raisons qu’il me donnait pour rester auprès de lui, la nécessité d’être ton avocate : celle-là me plut assez. Mme de Pailly me dit hier qu’il était le matin dans sa chambre à faire des projets pour quand tu serais hors du château où il faut nécessairement que tu passes quelque temps… Il m’a répété plusieurs fois que tu étais celui de ses enfans pour qui il avait le plus de faible ; il ne se plaint de ta tête qu’en faisant l’éloge de ton cœur ; enfin il m’accable pour mon compte d’amitiés, et il est sûr qu’on ne traite pas ainsi la femme d’un fils dont on ne veut rien faire…. A te dire vrai, je crois que si nous nous conduisons bien l’un et l’autre, la Provence ne nous sera plus grand’chose. Mais au nom de l’amitié, garde-toi de laisser rien transpirer de tout ce que je t’écris, car je me garde bien moi-même de laisser apercevoir que je me doute jamais de rien…


Mercredi au soir, 6 septembre 1774.

J’ai reçu tes deux lettres, mon ami ; tout considéré, après les avoir lues et relues, j’ai vu qu’elles ne pouvaient que bien faire pour toi dans l’esprit de tes parens ; je les ai donc montrées à ton oncle, et de là à ton père qui s’est bien battu les flancs pour faire une sortie, et qui m’a donc dit en se mettant en grosse colère qu’il te punirait bien pour cette fois-ci, mais que ce serait la dernière. Comme je n’ai pu m’empêcher d’être attendrie, et que je me suis en allée, il a été fort en peine, m’a envoyé Mmes de Pailly, du Saillant, etc. ; et quand je suis revenue, il m’a dit en m’embrassant beaucoup qu’il était fort content de tes lettres, qu’elles prouvaient ton bon cœur, qu’il ne regardait ton action que comme de l’honneur mal entendu, mais qu’il n’était pas en son pouvoir d’empêcher que tu ne fusses puni par la Cour à cause de la rupture du ban ; il ne sait pas même où on te mettra. Mais ma sœur et Mme de Pailly m’ont dit que si on te mettait dans un endroit où tu fusses trop mal, mon beau-père aurait le moyen de te faire changer dès les commencemens. Quant à l’affaire de M. de Mouans, on la regarde ici comme rien. Mon beau-père m’a dit en propres termes que quiconque te connaissait dans les pays où tu avais passé ne te soupçonnerait pas plus que lui-même d’une lâcheté, que par conséquent ton meilleur mémoire était la requête, de M. de Mouans… Ils sont furieux contre Mme de Cabris ; et ton oncle en lisant certains articles de ta lettre s’est écrié : Mme de Cabris est une gueuse qu’il faudrait écraser entre deux pierres. Il me semble que cette colère ne marque pas beaucoup d’indifférence pour toi… Je te prie, mon ami, de témoigner toute ma reconnaissance à Mme de Gassaud des nouvelles bontés qu’elle veut bien avoir pour mon petit Gogo. Le pauvre enfant craint donc le froid et tu lui as fait des petites robes. Mon bon ami, cette dépense aura épuisé ta pauvre bourse. Mon beau-père compte te donner sur le pied de 1 200 livres par an le temps que nous serons séparés et 1 800 livres à moi. Tu n’as pas besoin que je te dise que mon nécessaire ne me sera jamais rien auprès du tien, et que tout ce que j’ai et aurai t’appartient comme de droit et de fait… Dès qu’on me donnera le moindre argent, je renverrai les 25 louis qui sont intacts, quoique je n’aie pas le sol et que je doive à Martin et à ma femme de chambre. Tâche de ne pas faire de petites dettes à Manosque, ou du moins, si tu en fais, mande-m’en le montant pour que je puisse m’arranger pour les acquitter. Adieu, mon bon ange, je t’embrasse mille fois ; quant aux rêves, je suis trop triste.


Au Bignon, le 13 septembre 1774.

Tous mes efforts ont été inutiles, mon tendre ami, et je n’ai pu te sauver le coup qui m’accable ; ton oncle et ton père m’ont assuré qu’il n’eût pas été en leur pouvoir d’empêcher le gouvernement de te punir de la rupture de ton ban, et ils n’ont fait, du moins ton père, que s’approprier par leur demande plus de droits pour t’en tirer ; ton oncle m’a assuré qu’ils en seraient les maîtres dans très peu de temps. Ton père affecte toujours vis-à-vis de moi beaucoup de colère contre toi, je crois, pour prévenir mes importunités ; tu penses bien que cela ne l’en soulagera pas davantage. Je suis dans la plus profonde tristesse depuis qu’on m’a appris que les ministres avaient expédié l’ordre, car il n’a pas passé par ici. Tu ne me sors pas un instant de l’idée, dans l’état fâcheux où te mettra cet ordre. Les larmes coulent de mes yeux dès que je suis seule, ou qu’on parle de toi ; tes lettres sont encore pour moi un sujet d’attendrissement…

On m’a dit que la règle était que les prisonniers d’État ne recevaient point de lettres, mais qu’on avait demandé permission pour que tu pusses être en commerce de lettres avec moi. Mon beau-père a voulu exiger ma parole que je ne me chargerais point d’aucune lettre ; je l’ai refusée net, disant que je ne pouvais pas la tenir, ne pouvant ni ne voulant rien te refuser sur cela. Mon beau-père m’a dit qu’on ouvrirait mes lettres sans les lire, mais seulement pour voir si elles n’en contenaient point d’autres. Aussi, mon ami, pour le peu de temps que cela durera, use d’adresse si tu as quelques lettres à me faire passer.

Reste, mon cher ami, à me justifier sur l’histoire de Tain. Tu te souviens que tu m’avais prohibé Montélimar et Valence. Cependant il fallait me reposer quelque part, il pleuvait à seaux, Martin était rendu ; je crus ne pouvoir mieux faire que de m’arrêter à quatre lieues de Valence. D’ailleurs, par le temps et aux heures que j’ai passé dans ces pays-là, je n’avais pas peur de rencontrer gens qui se promenassent sur le chemin, car c’était dans la nuit, et je n’ai reposé que quelques heures à Tain. Ma toux diminue beaucoup… On ne m’a point encore donné d’argent. Quoique je n’aie pas le sol, je me garde bien de toucher aux 25 louis du chevalier pour les renvoyer quand tu me le diras. Adieu, mon bon ami ; ordonne de moi ; quand j’aurai de l’argent, il sera à toi ainsi que toute ma personne.

L’ordre du Roi internait Mirabeau au château d’If, en rade de Marseille ; Emilie était seule à ignorer cela. On avait si bien endormi sa curiosité et son zèle, en huit jours, qu’elle avait ajouté foi à toutes les sornettes de Caroline et du bailli, et qu’elle était tombée, sans garder un moyen de se ressaisir, dans le méchant panneau de son beau-père. On la berçait encore, et elle continuait à sommeiller, au moment d’annoncer à son mari l’échec de son intervention : rien ne l’étonnait, ne la blessait, ne la révoltait, dans le détail de cette punition qui mettait sa propre correspondance, la plus intime, à la discrétion d’un geôlier inconnu… Cette candeur parut un peu forte à Mirabeau : il crut à une trahison alors que ce n’était que faiblesse et qu’inexpérience. Le charme complexe du Dignon avait opéré. Emilie ne se persuadait pas, en dépit des avertissemens, qu’elle avait affaire à si forte partie. Mme de Pailly avait reconnu tout de suite par où elle lui donnait prise : Emilie détestait sa belle-mère et sa belle-sœur de Cabris. On lui révéla qu’elle avait plus de raisons de les détester qu’elle ne s’en connaissait, n’étant pas de méchancetés qu’au temps de son mariage, Mme de Cabris n’eût écrites d’elle à Mme de Remigny. On lui remontra que Mme de Cabris était le mauvais génie de Mirabeau, qu’elle le trahissait en le compromettant, et qu’elle le perdrait infailliblement en l’engageant tôt ou tard à prendre parti pour la marquise de Mirabeau contre l’Ami des Hommes. La marquise ne visait à rien moins qu’à ruiner celui-ci, à déshériter Caroline et Boniface ; et Mirabeau, qu’elle leurrait avec la promesse d’une donation, ne la lui verrait jamais faire qu’au profit de Mme de Cabris, plus intrigante que lui, et seule en état d’avancer des subsides à sa mère pour plaider à outrance. Ces explications vraisemblables, et même assez conformes à la réalité, séduisirent Emilie. Elle s’apitoya sur la condition de son beau-père menacé de la ruine et du déshonneur par une fille rebelle et une épouse prête à tout ; elle crut servir son mari en prêtant les mains à ce que sa lettre de cachet lui interdit toute correspondance avec cette mère et cette sœur indignes, dût-elle n’être pas exceptée elle-même des ordres donnés à ce sujet. Le séjour au Bignon s’interrompait d’ordinaire à la mi-automne ; avant deux mois, elle verrait la Cour et la capitale. Elle comptait bien ne pas rentrer en Provence de sitôt. En l’accusant sans cesse de tiédeur, de maladresse, de perfidie même, Mirabeau l’excédait. Il ne manquait aucune occasion de la rappeler, par des phrases équivoques, mais trop claires pour elle, au remords de son adultère. Il allait s’aviser de la faire intervenir dans les pourparlers, de nouveau languissans, du mariage de son séducteur avec Mlle de Tourettes. A peine arriverait-elle à Paris, qu’il suspecterait les plaisirs, médiocres en somme, qu’elle y prendrait, et qu’il lui signifierait mystérieusement qu’en décembre elle eût à le rejoindre en Provence, sous peine d’être traitée par lui en épouse révoltée.

C’est pourquoi, — tout en lui renouvelant dans chacune de ses lettres le serment de lui obéir au premier signe, en lui faisant des peintures moroses de son existence chez l’Ami des Hommes et en démentant les alarmes qu’il concevait sur ses dissipations à Paris, — Emilie s’était ménagé dès octobre, c’est-à-dire un mois après son entrée au Bignon, un moyen sûr de se soustraire à l’autorité maritale et de ne pas quitter la demeure de l’Ami des Hommes. Celui-ci, à qui elle avait laissé entendre tous ses sujets de plainte, et qui ne se méprenait pas sur les motifs « sages et raisonnables » dont s’inspiraient ses lettres doucereuses au prisonnier d’If, avait écrit en conséquence à M. de Marignane le 11 octobre 1774 :


Qu’on ait jugé Madame votre fille aveugle sur le compte de son mari…, on s’est fortement trompé. J’ai trop d’intérêt à connaître le fond des choses pour m’y méprendre… En demandant la clôture de cet homme et qu’on lui ôtât toute correspondance, j’ai excepté celle de sa femme. Je ne sais si j’ai bien fait, mais je prévois le cas où nous serions obligés d’obvier aux effets de cette correspondance. Il pourrait lui écrire telle chose qui nous dérangeât tout. Elle me dit l’autre jour que si son mari lui demandait de se retirer (et je sus par ailleurs qu’il avait touché cette corde), elle serait obligée de se mettre dans un couvent ; que M. et M. disaient qu’elle était bien aise de la prison de son mari pour être à Paris. Je répondis à cela… que son mari étant in reatu civil et royal, elle n’avait d’autres conseils et d’autres ordres à suivre que ceux de son père.


Pour conclure, le marquis de Mirabeau priait M. de Marignane d’expédier à sa fille un ordre d’avoir à ne point s’éloigner d’où elle était. Emilie reçut cet ordre dans les premiers jours de novembre ; elle s’installait alors à Paris, dans l’appartement que l’Ami des Hommes occupait au Luxembourg. Elle n’en donna connaissance à son mari qu’en dernier argument. Les extraits suivans de sa correspondance avec Mirabeau achèveront de nous peindre sa conduite double et son aisance dans la duplicité :


Au Bignon, le 26 septembre 1774.

… Nous partirons d’ici le 25 novembre à peu près. Je redoute ce moment, la solitude du Bignon convenant mieux à ma situation, quoique j’espère bien trouver ma retraite au milieu de Paris… Ce que j’ai pu démêler des projets de ton père, c’est qu’il veut en sortant du château d’If te mettre encore quelque temps dans quelque ville où tu aies ta liberté et même occasion de vivre avec tout le monde, pour t’éprouver avant de se réconcilier publiquement avec toi. A présent mon occupation sera de hâter ce moment le plus que je pourrai, et j’espère que tu me rends la justice de croire que je n’y oublierai rien, sans compter que du moment où tu me désireras, je suis toujours à tes ordres…


Au Bignon, le 7 octobre.

… Les reproches que tu me fais dans tes lettres, mon bon ami, m’ont d’autant plus affectée que je les mérite moins ; cela joint au tableau que tu me fais de ta situation m’a valu une bonne migraine. Mais elle s’est passée, n’en parlons plus. J’ai tout de suite parlé à ton oncle et ensuite à ton père sur l’article de la place. Je leur ai fait valoir la raison du travail, et ton père m’a dit qu’il écrirait à M. d’Allègre [commandant du château d’If] pour te donner un endroit où tu pusses travailler et même coucher. Pour ce qui est de la liberté de la place, j’ai eu beau prier et supplier, je n’ai rien obtenu de plus ; tu dois savoir mieux que moi, mon ami, qu’on ne fait faire à ton père que ce qu’il veut, et je crois que le meilleur moyen que tu aies pour obtenir quelque chose de lui à présent serait d’employer M. le commandant. Il ne cesse de me répéter que c’est lui qui réglera sa conduite ; ainsi, mon bon ange, si tu pouvais faire en sorte qu’il lui demandât pour toi la liberté de la place, je suis bien persuadée qu’il ferait tout ce qu’il voudrait, tout comme je crois fort qu’il influera beaucoup à ta sortie. Tu n’as pas de meilleur parti à prendre que de le gagner par de bonnes façons. Mets en usage, mon bon ami, cette facilité que tu as à plaire à tout le monde quand tu le veux…

Quant à mon séjour à Paris, tu sais, mon cher ami, que c’est toi qui m’y as envoyée ; du moment où je t’y déplairai, tu n’as qu’à me demander où tu veux que j’aille, et je m’y rendrai tout de suite, n’ayant d’autres volontés que les tiennes. Je ne sais si je t’ai accusé réception du petit billet qui était dans l’avant-dernière lettre que tu m’écrivis de Manosque ; tu m’y dis bien des folies, et la moindre n’est pas celle qui regarde la nuit de Tain où je n’ai passé que très peu d’heures. Quant aux autres polissonneries, je vous prie de croire, monsieur le comte, que je suis à présent une demoiselle trop chaste pour les entendre. J’ignore absolument ce langage. Adieu, mon bon ange, je t’aime toujours de tout mon cœur et voudrais bien te le prouver…


Au Bignon, le 10 octobre 1774.

… Nous devons partir les uns, savoir ton père et Mme de Pailly, du 20 au 25, et ton oncle, mon beau-frère, ma sœur et moi le 2 novembre… Tout le monde mourait d’envie de partir le 15, mais mon beau-père a tenu ferme. Il a cette année une grande répugnance pour Paris, à cause que le public l’avait beaucoup nommé pour le ministère. Tu savais sans doute avant ton départ l’état des affaires politiques, M. Turgot, contrôleur général, M. le chancelier [Maupeou] et M. Terray chassés, et pendus et roués par le peuple en effigie, l’édit de la liberté des grains, l’abolition de la caisse de Poissy. Quand on m’a dit cette nouvelle, je me suis attendrie en me rappelant le mémoire de toi que tu m’avais lu sur ce sujet. J’espère, mon bon ange, que j’aurai bientôt le bonheur de te voir exercer de nouveau les talens que tu as reçus… Les Ephémérides vont reparaître, l’abbé Baudeau les fera faire et les dirigera. Enfin, voilà l’économisme au faîte des grandeurs. Je crois, à te dire vrai, que c’est un peu de sauvagerie qui retient ton père, à cause de tous les nouveaux prosélytes que ceci va lui faire…

Je ne sais si je t’ai mandé que mon père m’a fait offrir si je voulais aller le joindre au cas que ce séjour m’ennuyât. J’ai fait répondre[2] que dans ce moment-ci tu me voulais ici jusqu’à ce que tu fusses libre, ce que j’espérais qui serait bientôt, qu’après cela je ne savais quelle serait notre habitation. Adieu, mon bon ange, pense quelquefois à ton Emilie ; je t’assure que je n’ai d’occupation agréable que celle de penser à toi. Une circonstance singulière, c’est que je mets une grande assiduité à mon ouvrage pour pouvoir rêver en repos et sans en avoir l’air…


Au Bignon, le 18 octobre.

… En tout, outre les raisons plus que suffisantes que j’ai pour souhaiter de revoir la Provence, je sens que je l’aime mieux que ce pays-ci, et ce qui te paraîtra singulier, je n’ai nulle curiosité pour Paris, moi qui en avais tant autrefois. Je vois approcher avec peine le temps qui nouds y ramènera. J’ai été forcée d’acheter une robe de petit satin blanc et noir pour la maison, mon beau-père n’y souffrant pas les déshabillés. Je l’ai prise de hasard, et elle ne m’a coûté que 33 livres. Ma femme de chambre me la fait, ce qui est encore une épargne. Au reste, mon bon ami, je te montrerai l’emploi de mon argent à un sol près, je crois que c’est une chose plus que juste dans notre situation…


Au Bignon, le 21 octobre 1774.

… Je suis encore bien persuadée que tu ne me fais pas le tort d’imaginer que les charmes de Paris, comme me mande Mlle de Vence, aient quelque pouvoir sur moi. Premièrement, rien n’est moins selon mon goût que la vie que j’y vais mener. Car tu sais bien que je veux avoir la liberté d’aller partout, pour jouir voluptueusement du plaisir de n’aller nulle part que je trouve délicieux par la raison que c’est mon goût que je suis. Mais tu penses bien que je ne trouve pas ma situation fort agréable à traîner à Paris…

Je vais écrire à Mme de Vence, et peut-être aurai-je le courage d’écrire aussi de ta part à Tourettes. Je n’ai point de nouvelles de mon pauvre enfant. Hélas, mon ami ! depuis que tu ne m’en donnes plus, elles sont bien rares. Mais patience, il faut comme tu dis attendre le bon temps quand on est dans le mauvais… Adieu, mon tendre ami, je t’embrasse mille fois de tout mon cœur.


Au Bignon, le 24 octobre 1174.

… J’ai écrit à Mme la comtesse de Vence et au marquis de Tourettes. Je rends compte à cette première à peu près de toute ma conduite et de ma façon de penser. Je voudrais bien que cette confiance m’attirât quelques conseils de sa part. J’ai écrit plusieurs fois à mon père depuis que je suis ici, mais je n’en ai eu qu’une seule et unique lettre.

J’ai été frappée, mon ami, de la patience avec laquelle tu prends ta triste situation. Personne n’a plus de force d’esprit que toi dans le malheur. J’aurais lu bien volontiers quelques pages de ta lettre à Mme de Pailly, car je sais à n’en pouvoir pas douter que ton père ne demande pas mieux que de savoir ce que tu me mandes, mais qu’il n’en veut pas avoir l’air vis-à-vis de moi. Ainsi, quand je serai à Paris, je ne manquerai pas d’en lire ce qu’il faudra à Mme de Pailly, qui réellement s’intéresse fort à toi. Je suis sûre qu’elle s’est fait brusquer très fort par ton père en lui demandant même avec importunité ton rappel ; et si tu connais bien ton père, tu dois savoir qu’il n’aime pas qu’on l’importune. Écris-moi un article de remerciemens et de choses flatteuses comme tu sais si bien les dire pour Mme de Pailly ; je te réponds que cela fera fort bien et l’encouragera. Une chose qui a merveilleusement fait dans son esprit et qu’elle a fait valoir à ton père, outre les peintures que je lui en ai faites moi-même comme d’abondance de cœur, c’est tes refus des offres de ta mère. Je te répète, mon ami, que tes affaires ne sont point en mauvais état. J’espère que ceci sera la dernière angoisse que tu éprouveras. Ton père est toute la journée à me faire des contes de ta jeunesse, et très souvent à ton avantage ; et puis il fait des projets pour l’avenir, et il n’a point renoncé à l’espoir de faire faire une donation à ta mère, à laquelle je suis moralement sûr qu’il te nommera. Pour Mme de Cabris, personne n’ose prononcer son nom ; et en effet, je t’assure que c’est une méchante femme. Il n’y a point d’horreurs qu’elle ne nous ait faites, et principalement à toi. Je te détaillerai tout à la première vue. Mais ce que je puis te dire, c’est qu’elle ne mérite pas ton amitié, ne fût-ce que par la raison qu’elle est incapable d’en avoir pour qui que ce soit. Adieu, mon bon et tendre amour, je t’embrasse de tout mon cœur. Quand sera-ce tout de bon ?


Au Bignon. le 28 octobre 1774.

… Je n’entends point l’endroit de ta lettre où tu me parles de l’union que je dois sceller de tous les nœuds de l’amour et de l’amitié, et je ne puis deviner quelle est la personne que cela regarde[3]. Je te serai bien obligée de me l’expliquer. Mon fils se porte à merveille, il rit tout le jour et appelle continuellement papo et mame. Je brûle véritablement du désir de le voir. Quand pourrai-je joindre son pauvre petit museau avec le nez froncé du papa et baiser tout cela en même temps ? Mon ami, cette image me transporte. Le chevalier [Boniface] est en quarantaine à Toulon ; on l’a renvoyé de Malte à cause de sa santé qui est dans un si piteux état qu’on craint la ptisie (sic) pour lui. Cependant, je ne sais si on le fera venir ; car on est fort en colère contre lui à cause qu’il a fait pour 1 300 l. de dettes en goinfreries et en filles. M. le bailli a reçu ces nouvelles depuis le départ de mon beau-père : il était si en colère qu’il disait qu’il fallait le renvoyer à Malte tout de suite ; il a écrit à mon beau-père qu’il ne voulait plus s’en mêler. Pour moi, je ne serais point étonnée qu’ils le fissent enfermer. Cela fait pitié, car on dit qu’il se meurt. M. de Limaye fait un mémoire contre nous où il insère toutes les lettres qu’il peut attraper de toi et de mon beau-père écrites à tous tes créanciers ; il s’est mis à leur tête. Son dessein est de se faire présenter au Roi. Nous avons su cela par Bernard Secundus de Pertuis qui s’est adressé à mon oncle pour lui représenter qu’il ne peut plus sortir de sa chambre à cause des juifs. Adieu, mon bon ami, tout cela m’inquiète beaucoup, surtout ce vilain gueux de Limaye. Sa femme a écrit des horreurs à ton père.


A Paris, le 5 novembre 1774.

… Nous sommes partis le lundi du Bignon ; nous avons couché le lendemain mardi à Fontainebleau. Nous avons vu le château en passant, le Roi, la Reine, etc. Tout cela m’a paru fort beau comme tu te doutes bien. Nous sommes venus coucher ici le lendemain. Notre voyage a été avancé d’un jour à cause de la santé de ton père qui a eu des étouffemens… Je n’ai pas eu un seul petit moment à disposer depuis que je suis ici… Nous ne quittons point l’appartement pour faire compagnie à papa et recevoir ceux qui viennent. Ce qui m’empêchera de t’écrire longuement aujourd’hui, c’est qu’il faut avant l’heure du dîner que j’essaye mon corps dont je ne puis pas me passer, ayant l’air tout à fait bossue avec l’autre ; et d’un autre côté, ces dames m’attendent après pour aller acheter bien des petites choses dont je ne puis me passer, comme qui dirait des souliers que je prendrai tout faits, ne pouvant attendre…


A Paris, le 8 novembre 1774.

… N’aie plus d’inquiétudes sur ma santé, mon ami, l’air de ce pays-ci m’a fait tous les biens possibles, je suis même fort engraissée à proportion de ce que j’étais… Je renvoie par ce courrier au chevalier de Gassaud les 25 louis et les 35 l. 10 d. d’intérêts…

On est ici dans une position fort singulière sur les nouvelles publiques. L’ancien et le nouveau parlement ont ordre d’être ici chez eux le 9 pour attendre les ordres du Roi. Il se rendra à 8 heures du matin au palais pour y tenir les uns disent un lit de justice et les autres une simple séance. En attendant, on a arrêté M. de Fleury, procureur général, et M. le président de Nicolaï. Le chef du conseil supérieur de Clermont a eu défense de laisser rentrer sa compagnie. On dit que tout rentrera en Provence dans l’ordre accoutumé, mais que les nouveaux (parlementaires) sont bien mécontens. Assurément je donnerais quelque chose de bon pour voir tout ce changement…


A Paris, ce 11 novembre 1774.

Tu te plains certainement dans ce moment-ci, mon cher ami ; mais il faut absolument que tu m’excuses pour ces commencemens, je n’ai pas le temps de me tourner ; toute ma matinée se trouve prise par le déjeuner qui se fait dans la chambre de mon beau-père. Au sortir de là, je suis toujours happée par quelques ouvrières qui ne finissent plus ; une autre fois, c’est la messe, car ici on fête tous les saints du calendrier : ensuite des emplettes, il faut se coiffer, et voilà le temps passé. L’après-dîner il faut être tout le jour au salon parce que personne ne sortait ; enfin, mon ami, il est dix heures du soir, et j’ai demandé la permission de me retirer parce que je voulais absolument t’écrire, et que c’est demain jour de courrier, et que nous allons à 7 heures du matin voir arriver le Roi pour le lit de justice. Nous entrerons dans le Grand Conseil, et par conséquent nous verrons fort bien. Ce qu’il y a de plaisant, c’est que l’on n’a que des conjectures (très fortes à la vérité) sur ce qui se passera demain. Mais le secret est si bien gardé que personne ne sait rien de certain… M. de Nicolaï n’a point été arrêté ; il n’y a que M. de Fleury…

… Mon bon ami, je t’avoue que si je croyais l’être plus utile au château d’If qu’ici, certainement ce serait avec grand plaisir que je t’y joindrais ; mais pour à Aix (sic), je te dirai, mon bon ami, que je ne me sens pas du tout la force d’y paraître quelque temps de suite, tant que nos affaires seront dans le même état. Imagine-toi que pendant le peu de jours que j’y ai resté, il est venu plus de dix créanciers à la maison faire un train effroyable à mes gens, disant qu’ils voulaient absolument me parler, que nous les avions ruinés, etc. Un autre vint à la portière de ma chaise comme je passais au Cours… On m’a menée avant-hier à la Comédie italienne ; ils jouaient les Deux Avares et Mazet ; j’ai été très contente de l’orchestre et de Rainville et La Ruette ; tous les autres étaient des doublures fort mauvaises. Je ne me suis pas amusée à beaucoup près autant que je m’y serais attendue ; au reste, mon bon ami, toutes les fois qu’il se présente quelque amusement, l’idée de ta situation m’empêche bien d’en jouir ; je ne puis jamais m’occuper d’autres choses tout le temps de la comédie. Et j’éprouve bien que je ne goûterai de plaisirs que lorsque tu les partageras avec moi…


A Paris, le 13 novembre 1774.

… Quant aux raisons particulières que tu as de m’avoir en Provence au mois de décembre, mon bon ami, j’espère de ton amitié que tu voudras bien me les dire… Pour en revenir à notre cher petit, G… me mande qu’il lui donne tous les jours des coups de sa canne, et que cela le divertit beaucoup. Le petit coquin donne déjà êtes coups de bâton, comment trouves-tu cela ? Je n’ai voulu te dire autre chose sinon que je n’avais pas envie d’écrire, mais pourtant que je tâcherais de prendre sur moi d’écrire encore un mot à Tourettes…


A Paris, 17 novembre 1774.

Mon beau-père a reçu mardi une lettre de M. d’Allègre, mon bon ami, qui lui disait beaucoup de bien de toi. il y avait ce jour-là assemblée comme tu sais ; tout à coup, il vint m’embrasser avec les larmes aux yeux et me montra la lettre en me donnant à deviner premièrement de qui on voulait parler en disant tant de belles choses. Enfin, mon cher ami, j’ai été très contente de l’effet que cette lettre a produit. Fais en sorte que M. d’Allègre en écrive encore quelques-unes de semblables, et nous serons bientôt contens à ce que j’espère. Le chevalier [Boniface] a ordre de se faire guérir à Aix, car il a complication de maux, et de repasser à Malte dès qu’il pourra soutenir le voyage. Mon beau-père est bien plus mécontent de lui que de toi, ainsi que mon oncle, et je t’assure, quoi que tu en puisses dire, qu’il n’est pas difficile de voir que tu es le préféré, et de beaucoup. Tu sais sans doute que mon fils a percé une dent canine, c’est-à-dire une des plus dangereuses ; il s’en est fort bien tiré à ce que mande le chevalier de Gassaud à mon beau-père. A propos de dents, j’ai fait limer la mienne ce matin ; je l’ai fait à ton intention, car il me semble que tu m’en avais souvent parlé. On prétend qu’elle n’est pas assez limée, mais comme elle commençait à me faire mal, je n’ai plus voulu qu’on y touchât, parce que je sais bien des gens qui s’en sont mal trouvés. J’ai fait aussi nettoyer mes dents. Ainsi, monsieur le comte, vous n’avez qu’à revenir pour trouver une bouche bien ornée, c’est-à-dire moins mal qu’elle ne l’était. On m’a menée chez Mme la duchesse de Nivernois et chez Mme de Rochefort. Mme de Rochefort qui m’a fait chanter ici quand elle y est venue m’a fait beaucoup de complimens sur ma voix, et en a fait beaucoup d’éloges à M. de Nivernois qui ne m’a point encore entendue. Au reste, je n’ai encore vu que de vieilles figures ; excepté au spectacle où j’ai vu de jeunes femmes. Il n’y a rien de si extraordinaire que les coiffures que portent à présent les femmes de la Cour et celles qui sont du bon air ; c’est d’une hauteur étonnante, et par-dessus, des bonnets qu’on ne peut pas décrire. Je n’ai point donné dans cela. J’ai simplement relevé un peu mes cheveux. On dit que le Grand Conseil veut donner sa démission. Les autres sont fort contens. Nous irons ce soir à l’Opéra, mais c’est un des vilains jours. Adieu, mon bon et tendre ami ; je t’aime et t’embrasse de tout mon cœur.


A Paris, le 18 novembre 1774.

… Tu ne te douterais pas qu’il y eût d’honnêtes gens qui parlassent contre le ministère actuel ! C’est pourtant ce qu’on entend tous les jours. On le trouve trop lent, etc., etc. Je commence à être bien persuadée qu’il est impossible de contenter les hommes… On m’a menée à l’Opéra où j’ai bâillé de tout mon cœur. C’était un opéra français, et joué par des doublures. D’ailleurs ce spectacle me paraît tout à fait ridicule, et je ne trouve rien de trop outré dans la description de J.-J. Rousseau. J’ai été aussi à la Comédie-Française, c’était un des mauvais jours, et je m’y suis aussi fort ennuyée. Nous verrons ce soir un opéra-comique nouveau, la Bataille d’Ivry ; c’est un assemblage de tous les bons mots de Henri IV. Adieu, mon bon et tendre ami, je t’embrasse de tout mon cœur.


A Paris, le 22 novembre 1774.

Je ne croyais pas mériter dans ce moment-ci, mon bon ami, les doutes auxquels tu te livres sur mon compte ; il me semble que je te rends un compte assez exact et assez détaillé de ma conduite pour éloigner tout soupçon de ton âme : ce n’était pas la peine de me forcer à venir dans ce pays-ci pour m’y croire perdue tout de suite. Que puis-je te dire sur cela ? Tu ne croiras pas plus ma justification que ce que je te mandais auparavant. Je voudrais que tu pusses être une mouche et voir quel genre de vie je mène ; ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il s’en faut de beaucoup que celui que je menais étant fille fût aussi sérieux… Est-ce pour déchirer mon cœur que tu me fais des adieux, et que tu me parles de pronostics aussi noirs ? Tu me connais assez pour savoir que cela n’est pas difficile assurément quand il s’agit de toi. Si c’était là ton intention, j’ai grand regret que tu ne te sois pas trouvé à l’ouverture de ta lettre ; je t’assure que tu l’aurais trouvée bien remplie… Mais non, mon bon et unique ami ne veut point me chagriner. Son imagination est vive, elle l’égare quelquefois et il en est la dupe. Crois, mon cher ami, qu’il s’en faut de beaucoup que tu désires autant ta liberté et ton bonheur que je le fais moi-même : cela seul m’occupe, et je ne fais jamais un pas que je n’aie cet objet en vue. Ton père est bien disposé en ta faveur ; il est temps que tu sois traité comme son enfant ; encore un peu de patience et cela arrivera. Je crois, mon bon ami, que je gâterais tout en le joignant en ce moment-ci, parce que nous aurions l’air de nous méfier de lui et de vouloir donner des scènes au public, au lieu que tout le monde sait, que je suis ici par ton ordre, et en attendant que tu aies subi la peine de la rupture de ton ban. Si malheureusement ton flux de sang continuait, ou enfin que tu fusses malade, fais écrire un mot par M. d’Allègre à mon beau-père, pour que cela n’ait pas l’air d’un jeu joué entre nous ; et tu me verras comme de raison empressée à aller te prodiguer mes soins ; mais j’espère que mon tendre ami conservera sa santé, et se servira dans cette occasion du courage qui l’a soutenu dans tant d’autres, et ne fera pas naufrage si près du port en gâtant tout auprès de son père. Adieu, mon bon ami, j’attends avec empressement ta première lettre. J’espère y trouver quelque consolation dont j’ai grand besoin.


A Paris, le 3 décembre 1774.

Je ne croyais pas, mon ami, que tu pusses soutenir aussi longtemps le ton injuste que tu prends avec moi. Me connaissant comme tu le fais, tu dois savoir que ce n’est ni Paris, ni les prétendus plaisirs que tu m’y supposes qui m’y retiennent, mais l’impossibilité morale de le quitter : 1° parce que ce serait (crois-moi sur cet article) gâter absolument tes affaires ; en second lieu, ton père ne me laisserait certainement pas partir sans le consentement du mien dont j’ai reçu un ordre de rester ici dont je l’envoie la copie. D’ailleurs, mon bon ami, je me désespérerais si je croyais que tu eusses encore assez de temps à rester au château d’If pour que ce fût la peine de faire ce voyage de 200 lieues. A peine mes hardes sont-elles arrivées : ton intention en me les envoyant n’était sûrement pas que je repartisse sitôt. Aie un peu de pitié de moi, mon bon ami, ne me déchire pas le cœur à plaisir, et daigne te souvenir que je n’ai jamais agi dans tes affaires que pour ce que j’ai cru être ton avantage ; et si je demandais à t’aller joindre, on commencerait par se pourvoir d’un ordre qui m’en empêcherait, et ensuite cela retomberait sur toi, et m’ôterait tous les moyens d’abréger le temps de ton exil. Au reste, si c’est Paris qui te déplaît, tu n’as qu’à me dire quel est le couvent que tu veux que j’occupe et je m’y rendrai en demandant seulement la permission à mon père, comme de droit…

Voici l’ordre de mon père : « Mon intention, ma fille, est que vous profitiez des offres obligeantes de Monsieur votre beau-père. Vous ne pouvez être plus décemment nulle part que dans sa maison dans la fâcheuse circonstance où vous vous trouvez. Vous devez au défaut de votre mari être sous la tutelle et l’inspection de M. votre beau-père. Vous me déplairiez si vous imaginiez de chercher un autre asile. Méritez les bontés que l’on vous y témoigne et payez pour le moment à vous seule le tribut de soins et de devoir filial que vous devez en commun avec votre mari. — Ce 26 octobre 1774. »

Je n’avais pas voulu te parler de cet ordre de peur de te faire de la peine ; mais je ne puis endurer tous les soupçons dont tu me charges. Ton père a ajouté quelques mots au bout de l’ordre, dont le sens est que tu ne peux qu’approuver que je sois chez lui. Adieu, mon ami, ne sois pas fâché contre moi. Je te jure, mon bon ami, que je ne t’aimai jamais plus tendrement et que je n’eus jamais tant d’envie de te voir. Mais l’impossibilité et la raison seules me retiennent. Je t’embrasse de tout mon cœur.

EMILIE.


Nous partagerons sans doute le sentiment de Mirabeau à la lecture de ces apologies : elles étaient peu convaincantes, elles étaient dérisoires même. Il avait très bien conjecturé que si la présence d’Emilie auprès de son père ne lui était d’aucun secours, peut-être son brusque départ obtiendrait davantage ; la seule menace de ce départ, faite d’un ton ferme et suivie d’un peu de préparatifs, eût suffi à produire l’effet souhaité. L’Ami des Hommes ne pouvait permettre à sa bru de se retirer au couvent ou de partager la captivité ignominieuse de son fils sans avoir l’air de la punir très rigoureusement pour des fautes dont elle n’était en rien responsable ; et la société qui avait pris en pitié et en amitié Emilie, et le public, auraient jugé sévèrement un pareil excès commis sur une innocente. D’un autre côté, les sermens d’Emilie, ses protestations qu’elle était prête à « voler » auprès de son mari et de son enfant, prouvaient que sa conscience lui montrait clairement où étaient ses devoirs, et qu’elle s’y dérobait par des faux-fuyans. Il y avait de sa part une sorte d’ironie provocante à renouveler au prisonnier l’offre de se retirer dans un couvent de son choix, tout de suite, et à subordonner en même temps cette retraite au consentement de M. de Marignane : en supposant que celui-ci le donnât sans délai (hypothèse inadmissible), cette simple réserve mettait un intervalle d’au moins trois semaines entre l’ordre de Mirabeau et son exécution. Or, ce que Mirabeau avait intérêt à exiger, c’était le départ immédiat d’Emilie.

Il est vrai que cet intérêt n’était pas trop respectable. Le chevalier Boniface, quoique son père lui eût expressément interdit de visiter le comte au château d’If, s’était empressé de l’y voir. Il avait pu se rendre compte que sa détention, qu’on avait pris tant de mesures pour rendre sévère, s’était fort relâchée, et qu’elle était même non dénuée de douceurs, grâce à la complaisance du commandant M. d’Allègre et aux « bontés » d’autres personnes fixées à demeure dans la place. Les lettres de sa mère et de sa sœur de Cabris arrivaient sûrement à Mirabeau par la ruse de vilains qui les apportaient, et qui remportaient les réponses, dans leurs guêtres. Même Mme de Cabris avait pu s’introduire au château. Enfin, Boniface avait été le confident et le témoin de la liaison du comte avec la femme du cantinier. Le chevalier était bavard. Il aimait à faire des contes sur autrui pour s’éviter d’être interrogé sur lui-même ; il importait donc à Mirabeau que son frère ne trouvât plus Emilie à Paris quand il y arriverait. Ses indiscrétions redoutées se produisirent en effet ; et Emilie d’en aviser aussitôt son mari (13 décembre 1774), avec une satisfaction à peine déguisée :


Il m’a donné de tes nouvelles dans le plus grand détail, sans oublier une certaine cantinière dont il m’a beaucoup parlé et qui ne laisse pas de t’occuper, à ce qu’il prétend. Allons, monsieur, à votre plus grande commodité, comme dit votre oncle ; il est bien fait de chercher à se désennuyer. Plaisanterie à part, il m’a dit du bien de ta santé dont j’étais réellement très en peine.


Elle se croyait désormais en droit de ne plus le plaindre, et de prendre en patience les misères qu’il endurait, puisque les rapports qu’il lui en faisait étaient démontrés faux ; ses remords de ne l’avoir pas mieux servi, et de l’avoir négligé même, s’en affaiblissaient d’autant. Elle se montrait d’ailleurs fort enjouée ; elle égayait le morne intérieur de l’Ami des Hommes avec des contes grivois, mi-français, mi-patois, sur le sujet de ses tête-à-tête avec Mirabeau quand il était d’humeur accorte et uxorieuse. L’Ami des Hommes riait de ces contes ; Caroline en raffolait ; la comtesse de Rochefort recevait une copie des plus divertissans, pour en faire lecture à son cercle intime : mais il en était de si gaillards qu’on n’eût pu ni les répéter ni les transcrire.

Ainsi dénoncé par son frère à sa femme, Mirabeau ne s’embarrassa point à ergoter. Il prit l’offensive avec fureur : « Vous êtes un monstre, écrivit-il tout à coup à Emilie. Je ne veux pas vous perdre et je le devrais… Traînez votre opprobre où vous voudrez… Adieu pour jamais. » Il l’accusait d’avoir montré ses lettres confidentielles à son père et à Mme de Pailly. On peut croire qu’Emilie était innocente de cette maladresse : elle n’avait qu’éventé le contenu de cette correspondance écrite pour elle seule. Elle priait Mirabeau de ne pas la condamner sur des apparences, de lui rendre sa confiance et sa tendresse ; elle n’obtenait pas de réponse. Il ne lui écrivait plus ; mais voici que du château d’If, un autre écrivait à Emilie. Dans une longue épître en forme de supplique, le mari de la cantinière, le sieur Mouret, lui exposait son infortune conjugale, qui avait eu une fin déplorable, sa femme s’étant enfuie de son domicile avec 4 000 livres, toutes ses économies : il rendait Mirabeau responsable de ce double méfait. Sur le vol, il y avait doute ; sur l’abandon de domicile, la complicité de Mirabeau n’était que trop certaine, la fugitive ayant reçu asile chez Mme de Cabris ! Un dossier concernant cette affaire parvenait en même temps à l’Ami des Hommes. Secrètement triomphante, Emilie joua l’ignorance et les alarmes, et se hâta d’en entretenir son mari, dans la confiance que ce scandale l’effraierait et le disposerait à plus d’indulgence envers elle-même :


Paris, le 22 février 1775.

Je suis au désespoir, mon ami. Votre père a reçu dimanche une lettre de Marseille très volumineuse ; comme il n’y était pas quand on l’apporta et que je vis le timbre, j’espérai que c’était de M. d’Allègre, et que je salirais par là de vos nouvelles. Mais personne ne m’a rien dit ; au contraire, on se cache de moi, on chuchote ; mon oncle et mon beau-père se parlent à l’oreille et se montrent respectivement des lettres. Je tremble que vous ne soyez malade, mon cher ami. Au nom de Dieu, donnez-moi de vos nouvelles. Vous ne savez pas les peines que vous me causez. Je me suis informée de Mme du Saillant ce que c’était que cette lettre, mais elle m’a répondu qu’elle n’en savait rien, non plus que Mme de Pailly, M. du Saillant, etc. Écrivez-moi au plus tôt, je vous en conjure les larmes aux yeux, s’il est vrai que vous avez jamais eu la moindre amitié pour moi…


Mirabeau, sans se déconcerter, lui répliqua :


Je reçois, madame, votre lettre du 22 février, à laquelle je ne comprends rien. Mon père peut recevoir de Marseille un paquet qui ne m’intéresse pas. Ce paquet peut renfermer aussi des calomnies d’un certain M. C***, coryphée du comte de Besons. Mon oncle doit à présent savoir à quoi s’en tenir à cet égard. Si par hasard ce n’était que le plat libelle d’un certain M. Mouret, cela ne vaut pas la peine de s’en occuper. J’ai beau réfléchir. Je ne vois que ces deux côtés dont je puisse craindre un mauvais tour ; mais dans l’une et l’autre supposition, dans tous les événemens possibles même, le mot craindre est déplacé ; car je n’ai qu’un juge aujourd’hui ; c’est mon chef [M. d’Allègre] : qu’on s’informe à lui, il a confondu les délateurs auprès du ministre, et ne se démentira auprès de personne.

Si par hasard ce paquet était un prétexte pour entrer en matière avec moi, vous avez tort d’employer ce subterfuge ; car vous avez le droit d’être écoutée sans user de détour.

Je n’entends pas davantage le reste de votre lettre, à propos de quoi vous vous plaignez que je vous traite durement. Vous croyez sans doute me traiter doucement, vous, en ne m’écrivant pas depuis deux mois ; car n’imaginez pas que je sois votre dupe. M. d’Allègre me sera caution que je n’ai pas reçu une lettre de vous depuis le 4 de janvier[4]. De bonne foi, qui a intérêt à intercepter vos lettres ? D’après cette courte explication, vous devez croire, madame, que je n’ai pas fort approuvé l’effronterie avec laquelle vous assurez à tous mes amis que vous n’avez pas cessé de m’écrire. Encore une fois, personne ne peut intercepter vos lettres, et si on les interceptait celle d’aujourd’hui ne me serait pas parvenue. La bonne foi efface bien des fautes et la duplicité m’irrite.

Si vous trouvez que votre procédé ne soit ni décent, ni honnête, vous ferez bien d’en changer ; je suis prêt alors à recevoir vos lettres et à y répondre. Mais vous ne m’avez pas soupçonné sans doute d’être capable de ménager ma femme quand elle manque à ses devoirs.

Vous me devez cependant, j’ose le croire, vous me devez beaucoup de reconnaissance pour ce silence dont vous vous plaignez.

Ma santé est fort bonne depuis quelque temps. Mon fils se porte à merveille. J’ai répondu à toutes vos questions. Je vous épargnerai l’embarras de répondre aux miennes.

MIRABEAU fils.


Un mois plus tard, sur un ton aussi véhément, mais relevé par un motif délicat et grave, il adressait un suprême commandement à Emilie d’avoir à se retirer sans délai dans un couvent, puisqu’elle croyait ne pouvoir pas rentrer en Provence. Le mousquetaire Gassaud était près d’arriver à Paris avec sa compagnie, pour servir au sacre du Roi. Mirabeau et ses amis avaient inutilement demandé qu’il fût dispensé de ce service et mis en congé durant cette période assez longue. La lettre qui avisait Emilie de ces démarches, de leur insuccès, et du « danger » qu’elles avaient pour but d’écarter d’elle, renfermait ces exhortations :


Je vous conjure par votre fils, par vous-même, que j’ai toujours aimée, que j’aime encore, de ne pas me forcer, par une désobéissance qui, quelque autorisée qu’elle fût ou pût être, serait toujours criminelle et me trouverait inflexible ; de ne pas me forcer, dis-je, à vous faire connaître l’étendue de mes droits… Croyez que celui qui fut capable, dans un moment de désespoir où tout était permis, de vous traiter avec une générosité rare, n’est pas faible… Montrez-moi aujourd’hui que vous n’avez pas cherché à m’abuser par de vaines illusions, que vous voulez mériter l’oubli absolu de votre faute, et reconquérir tout, jusqu’à mon respect. Adieu, madame, ne soyez pas barbare envers moi, vous le seriez en même temps envers vous… Quand pourrai-je vous appeler encore mon Emilie !


De son aveu, Emilie avait été bien embarrassée de répondre à la lettre précédente ; elle n’y avait donc pas répondu. A celle-ci, qui devait l’embarrasser davantage, elle attendit quelque temps pour savoir quoi objecter. Elle saisit l’occasion du transfèrement de son mari au château de Joux, près de Pontarlier, que l’Ami des Hommes lui disait être imminent. Elle en fit part à Mirabeau comme d’une agréable nouvelle ; et, à la faveur de cette surprise, elle lui balbutia de faibles excuses, « des mots, » et des mots mensongers (25 avril 1775) :


Si j’avais pu exécuter les ordres que vous me donniez dans votre dernière lettre, croyez que je n’y aurais pas manqué ; mais comme nous allons partir pour le Bignon, nos malles étant faites, j’ai pensé qu’on me tiendrait pour folle si je faisais une pareille proposition, et qu’on l’attribuerait uniquement au désir de fuir la compagnie. D’ailleurs, si le motif que vous m’alléguez est réellement celui qui vous pousse, je vous assure que dans aucun couvent quelconque, je ne serais aussi gênée qu’ici. D’ailleurs, on ne me donne ma pension que mois à mois, et j’ai eu grand’peine à me faire avancer les 303 livres que vous deviez au chevalier de Gassaud, et que je lui avais mandé que je remettrais à son neveu [le mousquetaire]. Je les lui enverrai demain. Nous ne l’avons vu que deux fois, sous prétexte qu’il a été malade, à ce qu’il dit.


Ceci laissait croire qu’Emilie s’était ménagé au moins un motif et une occasion de revoir son séducteur. Quant à l’assertion que son départ pour le Bignon était une question de jours, elle était inexacte. Ce départ ne devait avoir lieu cette année-là qu’en septembre. Le marquis de Mirabeau marchandait alors l’acquisition du vaste hôtel de la reine Marguerite, situé rue de Seine, vis-à-vis la rue Mazarine ; cette affaire conclue, il avait décidé de procéder à son installation nouvelle avant d’aller au Bignon. Avec ostentation, il avait choisi dans cette demeure l’appartement que sa bru y occuperait avec Mirabeau, quand celui-ci aurait fini le temps de son épreuve dernière à Pontarlier. Cette marque de confiance en l’avenir de son fils, de la part de l’Ami des Hommes, n’était pas si rare qu’on l’imagine. Mirabeau était fait pour aller à tout, et l’Ami des Hommes était ambitieux. Il avait à peu près renoncé au ministère ; mais il se dépitait d’y voir arriver ses disciples qui, en le comblant de louanges, lui refusaient toutes ses demandes et conspiraient à le réduire au rôle de philosophe en chambre et d’inspirateur des Ephémérides. Dans ce moment, si son aîné avait consenti à « mordre au rural et à l’économisme, » à professer ses doctrines, à se vouer à leur diffusion et à leur triomphe, il ne l’aurait pas tenu éloigné de lui pendant une semaine de plus. Mais Mirabeau n’y mordait pas, ou il y mordait sans avidité. Cependant, son père ne désespérait pas de le convertir à ses vues ; il la voyait déjà le plus actif et le mieux doué de ses sectateurs, reléguant un second plan Dupont, l’abbé Baudeau, Turgot lui-même, s’insinuant dans la confiance de Maurepas et dans les conseils de Louis XVI, entreprenant la réformation du royaume, et parvenu au faîte, écartant de son front les couronnes pour en charger le front du vrai Père de la Patrie, de l’Ami des Hommes, de son père !… Et tandis que son mari s’imposerait à la Nation et au Roi par son éloquence, par son intrigue et par le prestige des idées paternelles, Emilie séduirait une reine frivole, facilement ouverte aux suggestions des femmes qui l’amusaient. Dans l’entourage du duc de Nivernois, qu’on désignait comme le chef du futur ministère, il n’y avait qu’une opinion sur les aptitudes de la jeune comtesse à remplir cet emploi délicat : avec une telle voix, disait-on, elle serait la maîtresse à la ville et à la cour.

Emilie déchiffrait avec joie les mystérieux signes de ces grands desseins sur le front auguste de son beau-père. Elle était bien décidée à ne se réunir à son mari, coûte que coûte, qu’à Paris, sur le théâtre de leur fortune prochaine. Mirabeau était « enragé Provençal. » Il fallait déconcerter sa manie. Il fallait le contraindre à servir les ambitions de son père, « faire d’une maison en Provence une maison en France, » et à préférer une dépendance fortunée à l’indigence et aux agitations hasardeuses de la liberté. Le moyen de lui rendre agréable cette perspective n’était assurément pas de lui adoucir son exil à Pontarlier, soit en l’abrégeant par de persuasives sollicitations, soit en le partageant avec lui. Emilie savait bien, au reste, que si elle déclarait vouloir se rendre à Pontarlier, on ne la retiendrait plus. En juin 1779, le marquis de Mirabeau écrivait au bailli : « Dans les temps de mœurs, une femme, pénétrée de l’étendue du lien du mariage, aurait pu demander d’être prisonnière avec son mari jusqu’au bout, si on ne le voulait sortir, et l’aurait fait. » Une preuve que le marquis n’était pas éloigné de penser de même en juin 1775, c’est que, peu de mois après, il poussait sa bru hors de sa maison, quoiqu’elle intriguât pour y demeurer.

En septembre 1775, Emilie reçut de son mari une lettre de huit pages, dont personne après elle n’a jamais vu le texte ; mais nous en connaissons le sens et l’importance exceptionnelle. C’était l’exposé d’un état d’âme et d’une situation de fait qui appelaient un secours immédiat et décisif. Mirabeau était arrivé au château de Joux le 25 mai. A peine s’y était-il installé que le gouverneur du château, comte de Saint-Maurris, l’avait intéressé aux préparatifs des fêtes qu’on organisait par toute la France à l’occasion du sacre de Louis XVI. La partie militaire de ces fêtes eut lieu au château ; la partie mondaine et populaire, à Pontarlier. Elles durèrent tout le mois de juin et trois semaines de juillet. Partout, Mirabeau s’y rencontra aux côtés de la jeune et éclatante Sophie de Ruffey, marquise de Monnier, femme du septuagénaire premier président honoraire à la Chambre des Comptes de Dôle. Elle était la reine de ces réjouissances ; Mirabeau en était l’organisateur et le directeur. Ils se convinrent. De semaine en semaine, Sophie parut plus aimable au jeune comte. Cependant, il ne lui fit pas tout de suite le compliment de rompre une intrigue qu’au su de toute la ville il entretenait depuis son arrivée au château de Joux avec la sœur aînée du procureur du Roi, Michaud. A la fin de juillet, le marquis de Monnier emmena sa femme dans ses terres du Jura ; ce ne fut qu’aux regrets et aux ennuis de leur séparation que Mirabeau et Sophie connurent qu’ils s’aimaient. A la fin de septembre, quand Sophie fut près de revenir à Pontarlier, Mirabeau envisagea avec appréhension les suites probables de cette passion naissante.

« D’arracher du cœur une passion, a dit Bourdaloue, c’est de toutes les entreprises la plus grande et celle où l’homme éprouve plus de combats et plus de contradictions. » Mirabeau attachait trop de prix à sa liberté et à ses ambitions pour les sacrifier bénévolement à aucune femme. Il jouait souvent la passion sans guère la ressentir ; mais il la jouait avec une âme si active et un naturel si brûlant que, lorsqu’il l’avait inspirée, ses victimes ne pouvaient plus se détacher de lui ; alors la pitié, la vanité et une étonnante faiblesse de sa volonté faisaient que lui-même restait embarrassé dans des chaînes qu’il croyait être resté le maître de rompre à son heure. Le caractère de la marquise de Monnier n’était qu’apparemment fait de timidité, de froideur et d’indécision. Un sang riche et impatient échauffait son cœur naturellement tendre, mais qui n’avait pas encore eu un objet digne de lui à qui se dévouer ; dès que cet objet lui serait donné, ce seraient sa fortune, sa réputation, sa vie entière, que cette jeune femme lui sacrifierait. Mirabeau hésita à accepter ce sacrifice entier, parce qu’il supposait de sa part un abandon égal. Il écrivit à sa femme pour la conjurer d’accourir auprès de lui ; et comme il sentait que par sa seule présence, Emilie ne le défendrait pas assez sûrement contre les charmes de Sophie, il lui proposa de fuir Pontarlier, de passer dans le pays étranger, où il prendrait du service. En attendant sa réponse, il remonta au château de Joux et s’y tint enfermé. Cette réponse lui parvint à la mi-octobre ; Emilie déclinait sa proposition :


Au Bignon, le 11 octobre 1776.

… Je croirais vous faire un tort irréparable si je m’engageais avec vous dans une démarche qui vous donnerait l’air d’un fugitif et qui vous brouillerait avec votre père plus que jamais ; j’ose vous dire, monsieur, que vous n’êtes point réduit à cette extrémité, et que, quoique la position que vous endurez soit terrible à supporter, comme elle ne peut ni ne doit durer longtemps, elle ne doit pas vous jeter dans une situation dont il nous serait quasi impossible de vous tirer jamais. Le procès de votre père et de votre mère est toujours pendant ; elle a offert d’assurer son bien à Mme de Cabris, ce qui n’a pas été accepté. Je n’ai su cela que par ricochet, car votre père ne parle jamais de cette affaire.

Vous devez être instruit depuis quelque temps de la perte que je viens de faire ; pour moi je ne l’ai sue qu’hier… Vous me connaissez assez pour n’être pas étonné que je sois réellement très affligée de ce malheur. Au fait, je devais tout à ma grand’mère qui a pris soin de mon éducation et qui avait de la tendresse pour moi ; il y a si peu de gens qui prennent intérêt à mon sort, que la perte que je fais m’en devient encore plus sensible.

Je finis, monsieur, en vous renouvelant l’assurance de l’attachement le plus tendre et le plus inviolable, qui ne finira qu’avec ma vie.

EMILIE.


La marquise douairière de Marignane était morte le 26 septembre ; on se rappelle qu’elle avait accru la dot d’Emilie, sa petite-fille et sa filleule, de 60 000 livres payables à son décès ; avec de l’adresse, cette somme aurait suffi à liquider la majeure part du passif de Mirabeau, évalué à 160 000 livres par le marquis du Saillant qui, au printemps de cette année, s’était rendu en Provence pour prendre des arrangemens avec les créanciers ; mais il n’avait pas su dissoudre leur coalition, dirigée par Mme de Limaye, ni réduire leurs exigences, faute de leur donner de sérieux acomptes. Il était du devoir d’Emilie, si elle ne considérait pas son mari comme un prodigue incorrigible, de lui faire le sacrifice de cet héritage, de lui laisser entendre tout au moins qu’elle le lui ferait, à la condition qu’il renonçât à ses projets extravagans. Son silence sur ce point parlait clairement : elle agissait comme déjà séparée de biens d’avec lui. Et elle agissait aussi comme déjà séparée de corps, en refusant doucereusement de partager les derniers mois de son exil à Pontarlier. Elle était plus mal inspirée encore en lui donnant à entendre qu’il était sur le point d’être déshérité par sa mère, abandonnée à l’influence exclusive de l’astucieuse marquise de Cabris. Il en résulta que Mirabeau resserra les liens que, dès le commencement de cette année, il avait renoués avec sa mère, au grand préjudice de l’Ami des Hommes ; qu’il se jugea délaissé par Emilie et libre de tous devoirs envers elle ; qu’enfin, il devint l’amant de la marquise de Monnier. Le 14 janvier 1776, il rompit son ban avec scandale. Le 14 mars, il rejoignait à Dijon Sophie que sa famille y avait rappelée, pensant la soustraire ainsi à son séducteur ; il était arrêté et interné au château de cette ville le 21 ; dans la nuit du 24 au 25 mai, après une première tentative d’évasion avortée, il disparaissait, gagnait la Suisse, de là rejoignait à Lyon Mme de Cabris et son amant Briançon, dînait avec son frère Boniface à Tain, traversait la Provence, entrait en Sardaigne, reparaissait à dix kilomètres de Pontarlier, au village des Verrières-Suisse, où Sophie le rejoignait le 24 août au soir. Un mois plus tard, il s’installait avec elle en Hollande, sous les noms de comte et comtesse de Saint-Mathieu.

Tout au long de cette extraordinaire chevauchée, Mirabeau avait dépisté avec aisance les plus fins limiers de Paris, lancés à sa poursuite par son père ; et du jour de la rupture de son ban, sa mère s’était constituée à Paris son avocate auprès des ministres excités à la rigueur par l’Ami des Hommes ; elle avait plaidé avec insistance, énergie, exaltation, et non pas sans avantage. Le « vertueux » Malesherbes, « ministre républicain d’un roi-citoyen, » comme on le désignait alors, avait été ému par cette intervention ; et il avait institué une commission de juges pour examiner le bien fondé des lettres de cachet obtenues à la douzaine par le marquis de Mirabeau contre ses beaux-parens, son frère, sa femme, son fils aîné ; Malesherbes entendait au reste faire réviser de même tous les actes d’arbitraire de son prédécesseur, le duc de la Vrillière. Dans les premières semaines de mai, il interrogeait dans son cabinet le marquis de Mirabeau, en présence de M. de Marignane qui, à l’annonce de la fugue de son gendre, était accouru à Paris, accompagné de son inséparable et imposant cousin, le comte de Valbelle. Père et beau-père requéraient à cor et à cri l’envoi de Mirabeau dans une forteresse ; il en allait, disaient-ils, de la sûreté de leurs personnes et de l’honneur du Roi qui était engagé à faire respecter ses ordres, bravés par un sujet rebelle et un fils parricide. « Mon fils est fol physique, disait le marquis de Mirabeau à Malesherbes. — Je le crois tel, repartait M. de Marignane ; mais j’ose ajouter devant monsieur son père que quand il ne serait pas fol, il serait encore et il est insociable par caractère et scélérat par principes. » Depuis huit mois que Malesherbes était ministre, l’importunité et le crédit de tels solliciteurs n’avaient pas cessé de contrarier son action réformatrice et de fatiguer son zèle pour l’égalité et pour l’équité. Il était chaque jour plus convaincu qu’il était impossible d’assurer la prospérité et le bonheur des hommes dans un royaume où les plus notables dénonciateurs des abus entendaient être exceptés de la règle commune et se réserver l’exercice de l’arbitraire dont ils flétrissaient l’usage chez autrui. Il balançait entre les égards dus à ces faux philosophes et sa compassion naturelle pour leurs victimes, et il ne se voyait le maître ni de soulager celles-ci ni de démasquer ceux-là. Il prit le parti de manifester son découragement, en démissionnant et en laissant, à son successeur toutes choses en l’état. La pure vertu renonçait à gouverner : elle attend encore son premier ministre

Dans l’impossibilité de prévoir la durée et l’issue de leurs mortelles agitations, le marquis de Mirabeau et le marquis de Marignane passèrent entre eux, le 27 mai, une convention écrite d’après laquelle Emilie était rendue à son père avec la pleine disposition des trois mille livres de son revenu dotal. Et au lendemain de cet accord, Emilie et son père, avec M. de Valbelle et sa suite, reprirent le chemin de la Provence. L’Ami des Hommes avait trop de femmes à régenter, sa belle-fille l’embarrassait, et depuis que Mirabeau avait rompu son ban à Pontarlier, pour la disposer à rentrer en Provence, il tachait de l’effrayer : « Votre mari s’approche, lui disait-il ; s’il me redemande sa femme, moi ne voulant pas de lui, que puis-je répondre ? Vos parens, au contraire, sont dans le cas de lui dire : Quand vous aurez un domicile, on vous la rendra ; jusque-là non. » Mais la comtesse fermait obstinément les oreilles à ces suggestions. Caroline du Saillant et Mme de Pailly exerçaient sur elle une pression analogue ; elles lui cherchaient de petites querelles, feignaient des jalousies, la boudaient. Emilie souffrit alors une attaque de rougeole très vive, qui prolongea sa résistance pendant un mois ; enfin, elle ne céda qu’après avoir joué de sa maladie et de « toutes les petites fourberies de son sexe pour être retenue, indépendamment des prières… Si je la revois, jurait le marquis de Mirabeau, à moins que ce ne soit avec son père, et quand je redeviendrai chaperon de jeune femme, il fera beau… Jusqu’au dernier moment, c’était jouer à la boutonnière, elle partira, elle ne partira pas. »


DAUPHIN MEUNIER.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1906.
  2. Cf. la lettre citée plus haut du marquis de Mirabeau à M. de Marignane, en date du 11 octobre.
  3. Le mousquetaire Gassaud.
  4. Cependant, elle lui en avait écrit une, le 27 janvier 1775, que nous avons sous les yeux.