La Comtesse de Rudolstadt/Chapitre VI

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Michel Levy Frères (tome 1p. 64-78).
VI.

Mais, mon Dieu ! l’habileté du plus terrible dominicain qui ait jamais fait les fonctions de grand inquisiteur peut-elle lutter contre celle de trois femmes, quand l’amour, la peur et l’amitié inspirent chacune d’elles dans le même sens ? Frédéric eut beau s’y prendre de toutes les manières, par l’amabilité caressante et par la provocante ironie, par les questions imprévues, par une feinte indifférence, par des menaces détournées, rien ne lui servit. L’explication de la présence de Consuelo dans les appartements de la princesse se trouva absolument conforme, dans la bouche de madame de Kleist et dans les affirmations d’Amélie, à celle que la Porporina avait si heureusement improvisée. C’était la plus naturelle, la plus vraisemblable. Mettre tout sur le compte du hasard est le meilleur moyen. Le hasard ne parle pas et ne donne pas de démentis.

De guerre lasse, le roi abandonna la partie, ou changea de tactique, car il s’écria tout d’un coup :

« Et la Porporina, que j’oublie là-dedans ! Chère petite sœur, puisque vous vous trouvez mieux, faites-là rentrer, son caquet nous amusera.

— J’ai envie de dormir, répondit la princesse, qui redoutait quelque piège.

— Eh bien, souhaitez-lui le bonjour, et congédiez-la vous-même. »

En parlant ainsi, le roi, devançant madame de Kleist, alla lui-même ouvrir la porte et appela la Porporina.

Mais au lieu de la congédier, il entama sur-le-champ une dissertation sur la musique allemande et la musique italienne ; et lorsque le sujet fut épuisé, il s’écria tout d’un coup :

« Ah ! signora Porporina, une nouvelle que j’oubliais de vous dire, et qui va vous faire plaisir certainement : votre ami, le baron de Trenck, n’est plus prisonnier.

— Quel baron de Trenck, Sire ? demanda la jeune fille avec une habile candeur : j’en connais deux, et tous deux sont en prison.

— Oh ! Trenck le Pandoure périra au Spielberg. C’est Trenck le Prussien qui a pris la clef des champs.

— Eh bien, Sire, répondit la Porporina, pour ma part, je vous en rends grâces. Votre Majesté a fait là un acte de justice et de générosité.

— Bien obligé du compliment, Mademoiselle. Qu’en pensez-vous, ma chère sœur ?

— De quoi parlez-vous donc ? dit la princesse. Je ne vous ai pas écouté, mon frère, je commençais à m’endormir.

— Je parle de votre protégé, le beau Trenck, qui s’est enfui de Glatz par-dessus les murs.

— Ah ! Il a bien fait, répondit Amélie avec un grand sang-froid.

— Il a mal fait, reprit sèchement le roi. On allait examiner son affaire, et il eût pu se justifier peut-être des charges qui pèsent sur sa tête. Sa fuite est l’aveu de ses crimes.

— S’il en est ainsi, je l’abandonne, dit Amélie, toujours impassible.

— Mademoiselle Porporina persisterait à le défendre, j’en suis certain, reprit Frédéric ; je vois cela dans ses yeux.

— C’est que je ne puis croire à la trahison, dit-elle.

— Surtout quand le traître est un si beau garçon ? Savez-vous, ma sœur, que mademoiselle Porporina est très-liée avec le baron de Trenck ?

— Grand bien lui fasse ! dit Amélie froidement. Si c’est un homme déshonoré, je lui conseille pourtant de l’oublier. Maintenant, je vous souhaite le bonjour, Mademoiselle, car je me sens très-fatiguée. Je vous prie de vouloir bien revenir dans quelques jours pour m’aider à lire cette partition, elle me paraît fort belle.

— Vous avez donc repris goût à la musique ? dit le roi. J’ai cru que vous l’aviez abandonnée tout à fait.

— Je veux essayer de m’y remettre, et j’espère, mon frère, que vous voudrez bien venir m’aider. On dit que vous avez fait de grands progrès, et maintenant vous me donnerez des leçons.

— Nous en prendrons tous deux de la signora. Je vous l’amènerai.

— C’est cela. Vous me ferez grand plaisir. »

Madame de Kleist reconduisit la Porporina jusqu’à l’antichambre, et celle-ci se trouva bientôt seule dans de longs corridors, ne sachant trop par où se diriger pour sortir du palais, et ne se rappelant guère par où elle avait passé pour venir jusque-là.

La maison du roi étant montée avec la plus stricte économie, pour ne pas dire plus, on rencontrait peu de laquais dans l’intérieur du château. La Porporina n’en trouva pas un seul de qui elle pût se renseigner, et se mit à errer à l’aventure dans ce triste et vaste manoir.

Préoccupée de ce qui venait de se passer, brisée de fatigue, à jeun depuis la veille, la Porporina se sentait la tête très-affaiblie ; et, comme il arrive quelquefois en pareil cas, une excitation maladive soutenait encore sa force physique. Elle marchait au hasard, plus vite qu’elle n’eût fait en état de santé ; et poursuivie par une idée toute personnelle, qui depuis la veille la tourmentait étrangement, elle oublia complètement en quel lieu elle se trouvait, s’égara, traversa des galeries, des cours, revint sur ses pas, descendit et remonta des escaliers, rencontra diverses personnes, ne songea plus à leur demander son chemin, et se trouva enfin, comme au sortir d’un rêve, à l’entrée d’une vaste salle remplie d’objets bizarres et confus, au seuil de laquelle un personnage grave et poli la salua avec beaucoup de courtoisie, et l’invita à entrer.

La Porporina reconnut le très-docte académicien Stoss, conservateur du cabinet de curiosités et de la bibliothèque du château. Il était venu plusieurs fois chez elle pour lui faire essayer de précieux manuscrits de musique protestante, des premiers temps de la réformation, trésors calligraphiques dont il avait enrichi la collection royale. En apprenant qu’elle cherchait une issue pour sortir du palais, il s’offrit aussitôt à la reconduire chez elle ; mais il la pria si instamment de jeter un coup d’œil sur le précieux cabinet confié à ses soins, et dont il était fier à juste titre, qu’elle ne put refuser d’en faire le tour, appuyée sur son bras. Facile à distraire comme toutes les organisations d’artiste, elle y prit bientôt plus d’intérêt qu’elle ne s’était crue disposée à le faire, et son attention fut absorbée entièrement par un objet que lui fit particulièrement remarquer le très-digne professeur.

« Ce tambour, qui n’a rien de particulier au premier coup d’œil, lui dit-il, et que je soupçonne même d’être un monument apocryphe, jouit pourtant d’une grande célébrité. Ce qu’il y a de certain, c’est que la partie résonnante de cet instrument guerrier est une peau humaine, ainsi que vous pouvez l’observer vous-même par l’indice du renflement des pectoraux. Ce trophée, enlevé à Prague par Sa Majesté dans la glorieuse guerre qu’elle vient de terminer, est, dit-on, la peau de Jean Ziska du Calice, le célèbre chef de la grande insurrection des Hussites au quinzième siècle. On prétend qu’il avait légué cette dépouille sacrée à ses compagnons d’armes, leur promettant que là où elle serait, là serait aussi la victoire. Les Bohémiens prétendent que le son de ce redoutable tambour mettait en fuite leurs ennemis, qu’il évoquait les ombres de leurs chefs morts en combattant pour la sainte cause, et mille autres merveilles… Mais outre que, dans le brillant siècle de raison où nous avons le bonheur de vivre, de semblables superstitions ne méritent que le mépris, M. Lenfant, prédicateur de Sa Majesté la reine-mère, et auteur d’une recommandable histoire des Hussites, affirme que Jean Ziska a été enterré avec sa peau, et que par conséquent… Il me semble, mademoiselle, que vous pâlissez… Seriez-vous souffrante, ou la vue de cet objet bizarre vous causerait-elle du dégoût ? Ce Ziska était un grand scélérat et un rebelle bien féroce…

— C’est possible, monsieur, répondit la Porporina ; mais j’ai habité la Bohême, et j’y ai entendu dire que c’était un bien grand homme ; son souvenir y est encore aussi vivant que celui de Louis XIV peut l’être en France, et on l’y considère comme le sauveur de sa patrie.

— Hélas ! c’est une patrie bien mal sauvée, répondit en souriant M. Stoss, et j’aurais beau faire résonner la poitrine sonore de son libérateur, je ne ferais pas même apparaître son ombre honteusement captive dans le palais du vainqueur de ses descendants. »

En partant ainsi, d’un ton pédant, le recommandable M. Stoss promena ses doigts sur le tambour, qui rendit un son mat et sinistre, comme celui que produisent ces instruments voilés de deuil, lorsqu’on les bat sourdement dans les marches funèbres. Mais le savant conservateur fut brusquement interrompu dans ce divertissement profane, par un cri perçant de la Porporina, qui se jeta dans ses bras, et se cacha le visage sur son épaule, comme un enfant épouvanté de quelque objet bizarre ou terrible.

Le grave M. Stoss regarda autour de lui pour chercher la cause de cette épouvante soudaine, et vit, arrêtée au seuil de la salle, une personne dont l’aspect ne lui causa qu’un sentiment de dédain. Il allait faire signe à cette personne de s’éloigner, mais elle avait passé outre, avant que la Porporina, cramponnée à lui, lui eût laissé la liberté de ses mouvements.

« En vérité, mademoiselle, lui dit-il en la conduisant à une chaise où elle se laissa tomber anéantie et tremblante, je ne comprends pas ce qui vous arrive. Je n’ai rien vu qui pût motiver l’émotion que vous ressentez.

— Vous n’avez rien vu, nous n’avez vu personne ? lui dit la Porporina d’une voix éteinte et d’un air égaré. Là, sur cette porte… vous n’avez pas vu un homme arrêté, qui me regardait avec des yeux effrayants ?

— J’ai vu parfaitement un homme qui erre souvent dans le château et qui voudrait peut-être se donner des airs effrayants comme vous dites fort bien ; mais je vous confesse qu’il m’intimide peu, et que je ne suis pas de ses dupes.

— Vous l’avez vu ? ah ! monsieur, il était donc là, en effet ? Je ne l’ai pas rêvé ? Mon Dieu, mon Dieu ! qu’est-ce que cela signifie ?

— Cela signifie qu’en vertu de la protection spéciale d’une aimable et auguste princesse qui s’amuse, je crois, de ses folies plus qu’elle n’y ajoute foi, il est entré dans le château et se rend aux appartements de son Altesse Royale.

— Mais qui est-il ? Comment le nommez-vous ?

— Vous l’ignorez ? d’où vient donc que vous avez peur ?

— Au nom du ciel, monsieur, dites-moi quel est cet homme ?

— Eh mais, c’est Trismégiste, le sorcier de la princesse Amélie ! un de ces charlatans qui font le métier de prédire l’avenir et de révéler les trésors cachés, de faire de l’or, et mille autres talents de société qui ont été fort de mode ici avant le glorieux règne de Frédéric le Grand. Vous n’êtes pas sans avoir entendu dire, signora, que l’abbesse de Quedlimburg conserve le goût…

— Oui, oui, monsieur, je sais qu’elle étudie la cabale, par curiosité sans doute…

— Oh ! certainement. Comment supposer qu’une princesse si éclairée, si instruite, s’occupe sérieusement de pareilles extravagances ?

— Enfin, monsieur, vous connaissez cet homme !

— Oh ! depuis longtemps ; il y a bien quatre ans qu’on le voit paraître ici au moins une fois tous les six ou huit mois. Comme il est fort paisible et ne se mêle point d’intrigues, Sa Majesté, qui ne veut priver sa sœur chérie d’aucun divertissement innocent, tolère sa présence dans la ville et même son entrée libre dans le palais. Il n’en abuse pas, et n’exerce sa prétendue science dans ce pays-ci qu’auprès de Son Altesse. M. de Golowkin le protège et répond de lui. Voilà tout ce que je puis vous en dire ; mais en quoi cela peut-il vous intéresser si vivement, mademoiselle ?

— Cela ne m’intéresse nullement, monsieur, je vous assure ; et pour que vous ne me croyiez pas folle, je dois vous dire que cet homme m’a semblé avoir, c’est sans doute une illusion, une ressemblance frappante avec une personne qui m’a été chère, et qui me l’est encore ; car la mort ne brise pas les liens de l’affection, n’est-il pas vrai, monsieur ?

— C’est un noble sentiment que vous exprimez là, mademoiselle, et bien digne d’une personne de votre mérite. Mais vous avez été très-émue, et je vois que vous pouvez à peine vous soutenir. Permettez-moi de vous reconduire. »

En arrivant chez elle, la Porporina se mit au lit, et y resta plusieurs jours, tourmentée par la fièvre et par une agitation nerveuse extraordinaire. Au bout de ce temps, elle reçut un billet de madame de Kleist qui l’engageait à venir faire de la musique chez elle, à huit heures du soir. Cette musique n’était qu’un prétexte pour la conduire furtivement au palais. Elles pénétrèrent, par des passages dérobés, chez la princesse, qu’elles trouvèrent dans une charmante parure, quoique son appartement fût à peine éclairé, et toutes les personnes attachées à son service congédiées pour ce soir-là, sous prétexte d’indisposition. Elle reçut la cantatrice avec mille caresses ; et, passant familièrement son bras sous le sien, elle la conduisit à une jolie petite pièce en rotonde, éclairée de cinquante bougies, et dans laquelle était servi un souper friand avec un luxe de bon goût. Le rococo français n’avait pas encore fait irruption à la cour de Prusse. On affichait d’ailleurs, à cette époque, un souverain mépris pour la cour de France, et on s’en tenait à imiter les traditions du siècle de Louis XIV, pour lequel Frédéric, secrètement préoccupé de singer le grand roi, professait une admiration sans bornes. Cependant, la princesse Amélie était parée dans le dernier goût, et, pour être plus chastement ornée que madame de Pompadour n’avait coutume de l’être, elle n’en était pas moins brillante. Madame de Kleist avait revêtu aussi ses plus aimables atours ; et pourtant il n’y avait que trois couverts, et pas un seul domestique.

« Vous êtes ébahie de notre petite fête, dit la princesse en riant. Eh bien, vous le serez davantage quand vous saurez que nous allons souper toutes les trois, en nous servant nous-mêmes ; comme déjà nous avons tout préparé nous-mêmes, madame de Kleist et moi. C’est nous deux qui avons mis le couvert et allumé les bougies, et jamais je ne me suis tant amusée. Je me suis coiffée et habillée toute seule pour la première fois de ma vie, et je n’ai jamais été mieux arrangée, du moins à ce qu’il me semble. Enfin, nous allons nous divertir incognito ! Le roi couche à Potsdam, la reine est à Charlottembourg, mes sœurs sont chez la reine mère, à Montbijou ; mes frères, je ne sais où ; nous sommes seules dans le château. Je suis censée malade, et je profite de cette nuit de liberté pour me sentir vivre un peu, et pour fêter avec vous deux (les seules personnes au monde auxquelles je puisse me fier) l’évasion de mon cher Trenck. Aussi nous allons boire du champagne à sa santé, et si l’une de nous se grise, les autres lui garderont le secret. Ah ! les beaux soupers philosophiques de Frédéric vont être effacés par la splendeur et la gaieté de celui-ci ! »

On se mit à table, et la princesse se montra sous un jour tout nouveau à la Porporina. Elle était bonne, sympathique, naturelle, enjouée, belle comme un ange, adorable en un mot ce jour-là, comme elle l’avait été aux plus beaux jours de sa première jeunesse. Elle semblait nager dans le bonheur, et c’était un bonheur pur, généreux, désintéressé. Son amant fuyait loin d’elle, elle ignorait si elle le reverrait jamais ; mais il était libre, il avait cessé de souffrir, et cette amante radieuse bénissait la destinée.

« Ah ! que je me sens bien entre vous deux ! disait-elle à ses confidentes qui formaient avec elle le plus beau trio qu’une coquetterie raffinée ait jamais dérobé aux regards des hommes : je me sens libre comme Trenck l’est à cette heure ; je me sens bonne comme il l’a toujours été, lui, et comme je croyais ne plus l’être ! Il me semblait que la forteresse de Glatz pesait à toute heure sur mon âme : la nuit elle était sur ma poitrine comme un cauchemar. J’avais froid dans mon lit d’édredon, en songeant que celui que j’aime grelottait sur les dalles humides d’un sombre caveau. Je ne vivais plus, je ne pouvais plus jouir de rien. Ah ! chère Porporina, imaginez-vous l’horreur qu’on éprouve à se dire : il souffre tout cela pour moi ! c’est mon fatal amour qui le précipite tout vivant dans un tombeau ! »

Cette pensée changeait tous les aliments en fiel, comme le souffle des harpies.

« Verse-moi du vin de Champagne, Porporina : je ne l’ai jamais aimé, il y a deux ans que je ne bois que de l’eau. Eh bien, il me semble que je bois de l’ambroisie. La clarté des bougies est riante, ces fleurs sentent bon, ces friandises sont recherchées, et surtout vous êtes belles comme deux anges, de Kleist et toi. Oh ! oui, je vois, j’entends, je respire ; je suis devenue vivante, de statue, de cadavre que j’étais. Tenez, portez avec moi la santé de Trenck d’abord, et puis celle de l’ami qui s’est enfui avec lui ; ensuite, nous porterons celle des braves gardiens qui l’ont laissé fuir, et puis enfin celle de mon frère Frédéric, qui n’a pas pu l’en empêcher. Non, aucune pensée amère ne troublera ce jour de fête. Je n’ai plus d’amertume contre personne ; il me semble que j’aime le roi. Tiens ! à la santé du roi, Porporina ; vive le roi ! »

Ce qui ajoutait au bien-être que la joie de cette pauvre princesse communiquait à ses deux belles convives, c’était la bonhomie de ses manières et l’égalité parfaite qu’elle faisait régner entre elles trois. Elle se levait, changeait les assiettes quand son tour venait, découpait elle-même, et servait ses compagnes avec un plaisir enfantin et attendrissant.

« Ah ! si je n’étais pas née pour la vie d’égalité, du moins l’amour me l’a fait comprendre, disait-elle, et le malheur de ma condition m’a révélé l’imbécillité de ces préjugés du rang et de la naissance. Mes sœurs ne sont pas comme moi. Ma sœur d’Anspach porterait sa tête sur l’échafaud plutôt que de faire la première révérence à une Altesse non régnante. Ma sœur de Bareith, qui fait la philosophe et l’esprit fort avec M. Voltaire, arracherait les yeux à une duchesse qui se permettrait d’avoir un pouce d’étoffe de plus qu’elle à la queue de sa robe. C’est qu’elles n’ont jamais aimé, voyez-vous ! Elles passeront leur vie dans cette machine pneumatique qu’elles appellent la dignité de leur rang. Elles mourront embaumées dans leur majesté comme des momies ; elles n’auront pas connu mes amères douleurs, mais aussi elles n’auront pas eu, dans toute leur vie d’étiquette et de gala, un quart d’heure de laisser-aller, de plaisir et de confiance comme celui que je savoure dans ce moment ! Mes chères petites, il faut que vous rendiez la fête complète, il faut que vous me tutoyiez ce soir. Je veux être Amélie pour vous ; plus d’Altesse ; Amélie tout court. Ah ! tu fais mine de refuser, toi, de Kleist ? La cour t’a gâtée, mon enfant ; malgré toi tu en as respiré l’air malsain ; mais toi, chère Porporina, qui, bien que comédienne, sembles un enfant de la nature, tu céderas à mon innocent désir.

— Oui, ma chère Amélie, je le ferai de tout mon cœur pour t’obliger, répondit la Porporina en riant.

— Ah ! ciel ! s’écria la princesse, si tu savais quel effet cela me fait d’être tutoyée, et de m’entendre appeler Amélie ! Amélie ! Oh ! comme il disait bien mon nom, lui ! Il me semblait que c’était le plus beau nom de la terre, le plus doux qu’une femme ait jamais porté, quand il le prononçait. »

Peu à peu la princesse poussa le ravissement de l’âme jusqu’à s’oublier elle-même pour ne plus s’occuper que de ses amies ; et dans cet essai d’égalité, elle se sentit devenir si grande, si heureuse et si bonne, qu’elle dépouilla instinctivement l’âpre personnalité développée en elle par la passion et la souffrance. Elle cessa de parler d’elle exclusivement, elle ne songea plus à se faire un petit mérite d’être si aimable et si simple ; elle interrogea madame de Kleist sur sa famille, sa position et ses sentiments, ce qu’elle n’avait pas fait depuis qu’elle était absorbée par ses propres chagrins. Elle voulut aussi connaître la vie d’artiste, les émotions du théâtre, les idées et les affections de la Porporina. Elle inspirait la confiance en même temps qu’elle la ressentait, et elle goûta un plaisir infini à lire dans l’âme d’autrui, et à voir enfin, dans ces êtres différents d’elle jusque-là, des êtres semblables dans leur essence, aussi méritants devant Dieu, aussi bien doués de la nature, aussi importants sur la terre qu’elle s’était longtemps persuadé devoir l’être de préférence aux autres.

Ce fut la Porporina surtout dont les réponses ingénues et l’expansion sympathique la frappèrent d’un respect mêlé de douce surprise.

« Tu me parais un ange, lui dit-elle. Toi, une fille de théâtre ! Tu parles et tu penses plus noblement qu’aucune tête couronnée que je connaisse. Tiens, je me prends pour toi d’une estime qui va jusqu’à l’engouement. Il faut que tu m’accordes la tienne tout entière, belle Porporina. Il faut que tu m’ouvres ton cœur, et que tu me racontes ta vie, ta naissance, ton éducation, tes amours, tes malheurs, tes fautes même, si tu en as commis. Ce ne peuvent être que de nobles fautes, comme celle que je porte, non sur la conscience, comme on dit, mais dans le sanctuaire de mon cœur. Il est onze heures, nous avons toute la nuit devant nous ; notre petite orgie tire à sa fin, car nous ne faisons plus que bavarder, et je vois que la seconde bouteille de champagne aura tort. Veux-tu me raconter ton histoire, telle que je te la demande ? Il me semble que la connaissance de ton cœur, et le tableau d’une vie où tout me sera nouveau et inconnu va m’instruire des véritables devoirs de ce monde, plus que toutes mes réflexions ne l’ont jamais pu faire. Je me sens capable de t’écouter et de te suivre comme je n’ai jamais pu écouter rien de ce qui était étranger à ma passion. Veux-tu me satisfaire ?

— Je le ferais de grand cœur, Madame… répondit la Porporina.

— Quelle dame ? où prends-tu ici cette Madame ? interrompit gaiement la princesse.

— Je dis, ma chère Amélie, reprit la Porporina, que je le ferais avec plaisir, si, dans ma vie, il ne se trouvait un secret important, presque formidable, auquel tout se rattache, et qu’aucun besoin d’épanchement, aucun entraînement de cœur ne me permettent de révéler.

— Eh bien, ma chère enfant, je le sais, ton secret ! et si je ne t’en ai pas parlé dès le commencement de notre souper, c’est par un sentiment de discrétion au-dessus duquel je sens maintenant que mon amitié pour toi peut se placer sans scrupule.

— Vous savez mon secret ! s’écria la Porporina pétrifiée de surprise. Oh ! Madame, pardonnez ! cela me paraît impossible.

Un gage ! Tu me traites toujours en Altesse.

— Pardonne-moi, Amélie…, mais tu ne peux pas savoir mon secret, à moins d’être réellement d’accord avec Cagliostro, comme on le prétend.

— J’ai entendu parler de ton aventure avec Cagliostro dans le temps, et je mourais d’envie d’en connaître les détails ; mais ce n’est pas la curiosité qui me pousse ce soir, c’est l’amitié, comme je te l’ai dit sincèrement. Ainsi, pour t’encourager, je te dirai que, depuis ce matin, je sais fort bien que la signora Consuelo Porporina pourrait légitimement prendre, si elle le voulait, le titre de comtesse de Rudolstadt.

— Au nom du ciel, madame… Amélie… qui a pu vous instruire…

— Ma chère Rudolstadt, tu ne sais donc pas que ma sœur, la margrave de Bareith, est ici ?

— Je le sais.

— Et avec elle son médecin Supperville ?

— J’entends. M. Supperville a manqué à sa parole, à son serment. Il parlé !

— Rassure-toi. Il n’a parlé qu’à moi, et sous le sceau du secret. Je ne vois pas d’ailleurs, pourquoi tu crains tant de voir ébruiter une affaire qui est si honorable pour ton caractère et qui ne peut plus nuire à personne. La famille de Rudolstadt est éteinte, à l’exception d’une vieille chanoinesse qui ne peut tarder à rejoindre ses frères dans le tombeau. Nous avons, il est vrai, en Saxe, des princes de Rudolstadt qui se trouvent tes proches parents, tes cousins issus de germain, et qui sont fort vains de leur nom ; mais si mon frère veut te soutenir, tu porteras ce nom sans qu’ils osent réclamer… à moins que tu ne persistes à préférer ton nom de Porporina, qui est tout aussi glorieux et beaucoup plus doux à l’oreille.

— Telle est mon intention, en effet, répondit la cantatrice, quelque chose qui arrive ; mais je voudrais bien savoir à quel propos M. Supperville vous a raconté tout cela… Quand je le saurai, et que ma conscience sera dégagée de son serment, je vous promets… de te raconter les détails de ce triste et étrange mariage.

— Voici le fait, dit la princesse. Une de mes femmes étant malade, j’ai fait prier Supperville, qui se trouvait, m’a-t-on dit, dans le château auprès de ma sœur, de passer chez moi pour la voir. Supperville est un homme d’esprit que j’ai connu lorsqu’il résidait ici, et qui n’a jamais aimé mon frère. Cela m’a mise à l’aise pour causer avec lui. Le hasard a amené la conversation sur la musique, sur l’opéra, et sur toi par conséquent ; je lui ai parlé de toi avec tant d’éloges, que, soit pour me faire plaisir, soit par conviction, il a renchéri sur moi, et t’a portée aux nues. Je prenais goût à l’entendre, et je remarquais une certaine affectation qu’il mettait à me faire pressentir en toi une existence romanesque digne d’intérêt, et une grandeur d’âme supérieure à toutes mes bonnes présomptions. Je l’ai pressé beaucoup, je te le confesse, et il s’est laissé prier beaucoup aussi, je dois le dire pour le justifier. Enfin, après m’avoir demandé ma parole de ne pas le trahir, il m’a raconté ton mariage au lit de mort du comte de Rudolstadt, et la renonciation généreuse que tu avais faite de tous tes droits et avantages. Tu vois, mon enfant, que tu peux, sans scrupule, me dire le reste, si rien ne t’engage à me le cacher.

— Cela étant, dit la Porporina après un moment de silence et d’émotion, quoique ce récit doive réveiller en moi des souvenirs bien pénibles, surtout depuis mon séjour à Berlin, je répondrai par ma confiance à l’intérêt de Votre Altesse… je veux dire de ma bonne Amélie. »