La Comtesse de Rudolstadt/Chapitre VII

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Michel Levy Frères (tome 1p. 79-95).

VII.

« Je suis née dans je ne sais quel coin de l’Espagne, je ne sais pas précisément en quelle année ; mais je dois avoir vingt-trois ou vingt-quatre ans. J’ignore le nom de mon père ; et quant à celui de ma mère, je crois bien qu’elle était, à l’égard de ses parents, dans la même incertitude que moi. On l’appelait à Venise, la Zingara, et moi la Zingarella. Ma mère m’avait donné pour patronne Maria del Consuelo, comme qui dirait, en français, Notre-Dame de Consolation. Mes premières années furent errantes et misérables. Nous courions le monde à pied, ma mère et moi, vivant de nos chansons. J’ai un vague souvenir que, dans la forêt de Bohême, nous reçûmes l’hospitalité dans un château, où un bel adolescent, fils du seigneur, et nommé Albert, me combla de soins et d’amitiés, et donna une guitare à ma mère. Ce château, c’était le château des géants, dont je devais refuser un jour d’être la châtelaine : ce jeune seigneur, c’était le comte Albert de Rudolstadt, dont je devais devenir l’épouse.

« À dix ans, je commençais à chanter dans les rues. Un jour que je disais ma petite chanson sur la place Saint-Marc, à Venise, devant un café, maître Porpora, qui se trouvait là, frappé de la justesse de ma voix et de la méthode naturelle que ma mère m’avait transmise, m’appela, me questionna, me suivit jusqu’à mon galetas, donna quelques secours à ma mère, et lui promit de me faire entrer à la scuola dei mendicanti, une de ces écoles gratuites de musique qui abondent en Italie, et d’où sortent tous les artistes éminents de l’un et l’autre sexe ; car ce sont les meilleurs maîtres qui en ont la direction. J’y fis de rapides progrès ; et maître Porpora prit pour moi une amitié qui m’exposa bientôt à la jalousie et aux mauvais tours de mes camarades. Leurs dépits injustes et le mépris qu’elles affichaient pour mes haillons me donnèrent de bonne heure l’habitude de la patience, de la réserve et de la résignation.

« Je ne me souviens pas du premier jour où je le vis ; mais il est certain qu’à l’âge de sept ou huit ans, j’aimais déjà un jeune homme ou plutôt un enfant, orphelin, abandonné, étudiant comme moi la musique par protection et par charité, vivant, comme moi, sur le pavé. Notre amitié, ou notre amour, car c’était la même chose, était un sentiment chaste et délicieux. Nous passions ensemble, dans un vagabondage innocent, les heures qui n’étaient pas consacrées à l’étude. Ma mère, après l’avoir inutilement combattue, sanctionna notre inclination par la promesse qu’elle nous fit contracter, à son lit de mort, de nous marier ensemble, aussitôt que notre travail nous aurait mis à même d’élever une famille.

« À l’âge de dix-huit ou dix-neuf ans, j’étais assez avancée dans le chant. Le comte Zustiniani, noble vénitien, propriétaire du théâtre San Samuel, m’entendit chanter à l’église, et m’engagea comme première cantatrice, pour remplacer la Corilla, belle et robuste virtuose, dont il avait été l’amant, et qui lui était infidèle. Ce Zustiniani était précisément le protecteur de mon fiancé Anzoleto. Anzoleto fut engagé avec moi pour chanter les premiers rôles d’homme. Nos débuts s’annoncèrent sous les plus brillants auspices. Il avait une voix magnifique, une facilité naturelle extraordinaire, un extérieur séduisant : toutes les belles dames le protégeaient. Mais il était paresseux ; il n’avait pas eu un professeur aussi habile et aussi zélé que le mien. Son succès fut moins brillant. Il en eut du chagrin d’abord, et puis du dépit, enfin de la jalousie ; et je perdis ainsi son amour.

— Est-il possible ? dit la princesse Amélie ; pour une semblable cause ? Il était donc bien vil ?

— Hélas ! non, madame ; mais il était vain et artiste. Il se fit protéger par la Corilla, la cantatrice disgraciée et furieuse, qui m’enleva son cœur, et l’amena rapidement à offenser et à déchirer le mien. Un soir, maître Porpora, qui avait toujours combattu nos sentiments, parce qu’il prétend qu’une femme, pour être grande artiste, doit rester étrangère à toute passion et à tout engagement de cœur, me fit découvrir la trahison d’Anzoleto. Le lendemain soir, le comte Zustiniani me fit une déclaration d’amour, à laquelle j’étais loin de m’attendre, et qui m’offensa profondément. Anzoleto feignit d’être jaloux, de me croire corrompue… Il voulait briser avec moi. Je m’enfuis de mon logement, dans la nuit ; j’allai trouver mon maître, qui est un homme de prompte inspiration, et qui m’avait habituée à être prompte dans l’exécution. Il me donna des lettres, une petite somme, un itinéraire de voyage ; il me mit dans une gondole, m’accompagna jusqu’à la terre ferme, et je partis seule, au point du jour, pour la Bohême.

— Pour la Bohême ? dit madame de Kleist, à qui le courage et la vertu de la Porporina faisaient ouvrir de grands yeux.

— Oui, madame, reprit la jeune fille. Dans notre langage d’artistes aventuriers, nous disons souvent courir la Bohême, pour signifier qu’on s’embarque dans les hasards d’une vie pauvre, laborieuse et souvent coupable, dans la vie des Zingari, qu’on appelle aussi Bohémiens, en français. Quant à moi, je partais, non pour cette Bohême symbolique à laquelle mon sort semblait me destiner comme tant d’autres, mais pour le malheureux et chevaleresque pays des Tchèques, pour la patrie de Huss et de Ziska, pour le Bœhmer-Wald, enfin pour le château des Géants, où je fus généreusement accueillie par la famille des Rudolstadt.

— Et pourquoi allais-tu dans cette famille ? demanda la princesse, qui écoutait avec beaucoup d’attention : se souvenait-on de t’y avoir vue enfant ?

— Nullement. Je ne m’en souvenais pas moi-même, et ce n’est que longtemps après, et par hasard, que le comte Albert retrouva et m’aida à retrouver le souvenir de cette petite aventure ; mais mon maître le Porpora avait été fort lié en Allemagne avec le respectable Christian de Rudolstadt, chef de la famille. La jeune baronne Amélie, nièce de ce dernier, demandait une gouvernante, c’est-à-dire une demoiselle de compagnie qui fît semblant de lui enseigner la musique, et qui la désennuyât de la vie austère et triste qu’on menait à Riesenburg[1]. Ses nobles et bons parents m’accueillirent comme une amie, presque comme une parente. Je n’enseignai rien, malgré mon bon vouloir, à ma jolie et capricieuse élève, et…

— Et le comte Albert devint amoureux de toi, comme cela devait arriver ?

— Hélas ! madame, je ne saurais parler légèrement d’une chose si grave et si douloureuse. Le comte Albert, qui passait pour fou, et qui unissait à une âme sublime, à un génie enthousiaste, des bizarreries étranges, une maladie de l’imagination tout à fait inexplicable…

— Supperville m’a raconté tout cela, sans y croire et sans me le faire comprendre. On attribuait à ce jeune homme des facultés supernaturelles, le don des prophéties, la seconde vue, le pouvoir de se rendre invisible… Sa famille racontait là-dessus des choses inouïes… Mais tout cela est impossible, et j’espère que tu n’y ajoutes pas foi ?

— Épargnez-moi, madame, la souffrance et l’embarras de me prononcer sur des faits qui dépassent la portée de mon intelligence. J’ai vu des choses inconcevables, et, en de certains moments, le comte Albert m’a semblé un être supérieur à la nature humaine. En d’autres moments, je n’ai vu en lui qu’un être malheureux, privé, par l’excès même de sa vertu, du flambeau de la raison ; mais en aucun temps je ne l’ai vu semblable aux vulgaires humains. Dans le délire comme dans le calme, dans l’enthousiasme comme dans l’abattement, il était toujours le meilleur, le plus juste, le plus sagement éclairé ou le plus poétiquement exalté des hommes. En un mot, je ne saurais penser à lui ni prononcer son nom sans un frémissement de respect, sans un attendrissement profond, et sans une sorte d’épouvante ; car je suis la cause involontaire, mais non tout à fait innocente, de sa mort.

— Voyons, chère comtesse, essuie tes beaux yeux, prends courage, et continue. Je t’écoute sans ironie et sans légèreté profane, je te le jure.

— Il m’aima d’abord sans que je pusse m’en douter. Il ne m’adressait jamais la parole, il ne semblait même pas me voir. Je crois qu’il s’aperçut pour la première fois de ma présence dans le château, lorsqu’il m’entendit chanter. Il faut vous dire qu’il était très-grand musicien, et qu’il jouait du violon comme personne au monde ne se doute qu’on puisse en jouer. Mais je crois bien être la seule qui l’ait jamais entendu à Riesenburg ; car sa famille n’a jamais su qu’il possédait cet incomparable talent. Son amour naquit donc d’un élan d’enthousiasme et de sympathie musicale. Sa cousine, la baronne Amélie, qui était fiancée avec lui depuis deux ans, et qu’il n’aimait pas, prit du dépit contre moi, quoiqu’elle ne l’aimât pas non plus. Elle me le témoigna avec plus de franchise que de méchanceté ; car, au milieu de ses travers, elle avait une certaine grandeur d’âme ; elle se lassa des froideurs d’Albert, de la tristesse du château, et, un beau matin, nous quitta, enlevant, pour ainsi dire, son père le baron Frédéric, frère du comte Christian, homme excellent et borné, indolent d’esprit et simple de cœur, esclave de sa fille et passionné pour la chasse.

— Tu ne me dis rien de l’invisibilité du comte Albert, de ses disparitions de quinze et vingt jours, au bout desquelles il reparaissait tout d’un coup, croyant ou feignant de croire qu’il n’avait pas quitté la maison, et ne pouvant ou ne voulant pas dire ce qu’il était devenu pendant qu’on le cherchait de tous côtés.

— Puisque M. Supperville vous a raconté ce fait merveilleux en apparence, je vais vous en donner l’explication ; moi seule puis le faire, car ce point est toujours resté un secret entre Albert et moi. Il y a près du château des Géants une montagne appelée Schreckenstein[2], qui recèle une grotte et plusieurs chambres mystérieuses, antique construction souterraine qui date du temps des Hussites. Albert, tout en parcourant une série d’opinions philosophiques très-hardies, et d’enthousiasme religieux porté jusqu’au mysticisme, était resté hussite, ou, pour mieux dire, taborite dans le cœur. Descendant par sa mère du roi Georges Podiebrad, il avait conservé et développé en lui-même les sentiments d’indépendance patriotique et d’égalité évangélique que la prédication de Jean Huss et les victoires de Jean Ziska ont, pour ainsi dire, inoculés aux Bohémiens…

— Comme elle parle d’histoire et de philosophie ! s’écria la princesse en regardant madame de Kleist : qui m’eût jamais voulu dire qu’une fille de théâtre comprendrait ces choses-là comme moi qui ai passé ma vie à les étudier dans les livres ? Quand je te le disais, de Kleist, qu’il y avait parmi ces êtres que l’opinion des cours relègue aux derniers rangs de la société, des intelligences égales, sinon supérieures, à celles qu’on forme aux premiers avec tant de soin et de dépense !

— Hélas ! madame, reprit la Porporina, je suis fort ignorante, et je n’avais jamais rien lu avant mon séjour à Riesenburg. Mais là j’ai tant entendu parler de ces choses, et j’ai été forcée de tant réfléchir pour comprendre ce qui se passait dans l’esprit d’Albert, que j’ai fini par m’en faire une idée.

— Oui, mais tu es devenue mystique et un peu folle toi-même, mon enfant ! Admire les campagnes de Jean Ziska et le génie républicain de la Bohême, j’y consens, j’ai des idées tout aussi républicaines que toi là-dessus peut-être ; car, moi aussi, l’amour m’a révélé une vérité contraire à celle que mes pédants m’avaient enseignée sur les droits des peuples et le mérite des individus ; mais je ne partage pas ton admiration pour le fanatisme taborite et pour leur délire d’égalité chrétienne. Ceci est absurde, irréalisable, et entraîne à des excès féroces. Qu’on renverse les trônes, j’y consens, et… j’y travaillerais au besoin ! Qu’on fasse des républiques à la manière de Sparte, d’Athènes, de Rome, ou de l’antique Venise : voilà ce que je puis admettre. Mais tes sanguinaires et crasseux taborites ne me vont pas plus que les vaudois de flamboyante mémoire, les odieux anabaptistes de Munster et les picards de la vieille Allemagne.

— J’ai ouï dire au comte Albert que tout cela n’était pas précisément la même chose, reprit modestement Consuelo ; mais je n’oserais discuter avec Votre Altesse sur des matières qu’elle a étudiées. Vous avez ici des historiens et des savants qui se sont occupés de ces graves matières, et vous pouvez juger, mieux que moi, de leur sagesse et de leur justice. Cependant, quand même j’aurais le bonheur d’avoir toute une académie pour m’instruire, je crois que mes sympathies ne changeraient pas. Mais je reprends mon récit.

— Oui, je t’ai interrompue par des réflexions pédantes, et je t’en demande pardon. Poursuis. Le comte Albert, engoué des exploits de ses pères (cela est bien concevable et bien pardonnable), amoureux de toi, d’ailleurs, ce qui est plus naturel et plus légitime encore, n’admettait pas que tu ne fusses pas son égale devant Dieu et devant les hommes ? Il avait bien raison, mais ce n’était pas un motif pour déserter la maison paternelle, et pour laisser tout son monde dans la désolation.

— C’est là que j’en voulais venir, reprit Consuelo ; il allait rêver et méditer depuis longtemps dans la grotte des hussites au Schreckenstein, et il s’y plaisait d’autant plus, que lui seul, et un pauvre paysan fou qui le suivait dans ses promenades, avaient connaissance de ces demeures souterraines. Il prit l’habitude de s’y retirer chaque fois qu’un chagrin domestique ou une émotion violente lui faisaient perdre l’empire de sa volonté. Il sentait venir ses accès, et, pour dérober son délire à des parents consternés, il gagnait le Schreckenstein par un conduit souterrain qu’il avait découvert, et dont l’entrée était une citerne située auprès de son appartement, dans un parterre de fleurs. Une fois arrivé à sa caverne, il oubliait les heures, les jours et les semaines. Soigné par Zdenko, ce paysan poète et visionnaire, dont l’exaltation avait quelques rapports avec la sienne, il ne songeait plus à revoir la lumière et à retrouver ses parents que lorsque l’accès commençait à passer ; et malheureusement ses accès devenaient chaque fois plus intenses et plus longs à dissiper. Une fois enfin, il resta si longtemps absent, qu’on le crut mort, et que j’entrepris de découvrir le lieu de sa retraite. J’y parvins avec beaucoup de peine et de dangers. Je descendis dans cette citerne, qui se trouvait dans ses jardins, et par laquelle j’avais vu, une nuit, sortir Zdenko à la dérobée. Ne sachant pas me diriger dans ces abîmes, je faillis y perdre la vie. Enfin je trouvai Albert ; je réussis à dissiper la torpeur douloureuse où il était plongé ; je le ramenai à ses parents, et je lui fis jurer qu’il ne retournerait jamais sans moi dans la fatale caverne. Il céda ; mais il me prédit que c’était le condamner à mort ; et sa prédiction ne s’est que trop réalisée !

— Comment cela ? C’était le rendre à la vie, au contraire.

— Non, madame, à moins que je ne parvinsse à l’aimer, et à n’être jamais pour lui une cause de douleur.

— Quoi ! tu ne l’aimais pas ? tu descendais dans un puits, tu risquais ta vie dans ce voyage souterrain…

— Où Zdenko l’insensé, ne comprenant pas mon dessein, et jaloux, comme un chien fidèle et stupide, de la sécurité de son maître, faillit m’assassiner. Un torrent faillit m’engloutir. Albert, ne me reconnaissant pas d’abord, faillit me faire partager sa folie, car la frayeur et l’émotion rendent les hallucinations contagieuses… Enfin, il fut repris d’un accès de délire en me ramenant dans le souterrain, et manqua m’y abandonner en me fermant l’issue… Et je m’exposai à tout cela sans aimer Albert.

— Alors tu avais fait un voeu à Maria del Consuelo pour opérer sa délivrance ?

— Quelque chose comme cela, en effet, répondit la Porporina avec un triste sourire ; un mouvement de tendre pitié pour sa famille, de sympathie profonde pour lui, peut-être un attrait romanesque, de l’amitié sincère à coup sûr, mais pas l’apparence d’amour, du moins rien de semblable à cet amour aveugle, enivrant et suave que j’avais éprouvé pour l’ingrat Anzoleto, et dans lequel je crois bien que mon cœur s’était usé prématurément !… Que vous dirais-je, madame ? à la suite de cette terrible expédition, j’eus un transport au cerveau, et je fus à deux doigts de la mort. Albert, qui est aussi grand médecin que grand musicien, me sauva. Ma lente convalescence, et ses soins assidus nous mirent sur un pied d’intimité fraternelle. Sa raison revint entièrement. Son père me bénit et me traita comme une fille chérie. Une vieille tante bossue, la chanoinesse Wenceslawa, ange de tendresse et patricienne remplie de préjugés, se fût résignée elle-même à m’accepter, Albert implorait mon amour. Le comte Christian en vint jusqu’à se faire l’avocat de son fils. J’étais émue, j’étais effrayée ; j’aimais Albert comme on aime la vertu, la vérité, le beau idéal ; mais j’avais encore peur de lui ; je répugnais à devenir comtesse, à faire un mariage qui soulèverait contre lui et contre sa famille la noblesse du pays, et qui me ferait accuser de vues sordides et de basses intrigues. Et puis, faut-il l’avouer ? c’est là mon seul crime peut-être !… je regrettais ma profession, ma liberté, mon vieux maître, ma vie d’artiste, et cette arène émouvante du théâtre, où j’avais paru un instant pour briller et disparaître comme un météore ; ces planches brûlantes où mon amour s’était brisé, mon malheur consommé, que je croyais pouvoir maudire et mépriser toujours, et où cependant je rêvais toutes les nuits que j’étais applaudie ou sifflée…

Cela doit vous sembler étrange et misérable ; mais quand on a été élevée pour le théâtre, quand on a travaillé toute sa vie pour livrer ces combats et remporter ces victoires, quand on y a gagné les premières batailles, l’idée de n’y jamais retourner est aussi effrayante que vous le serait, madame et chère Amélie, celle de n’être plus princesse que sur des tréteaux, comme je le suis maintenant deux fois par semaine…

— Tu te trompes, tu déraisonnes, amie ! Si je pouvais devenir de princesse, artiste, j’épouserais Trenck, et je serais heureuse. Tu ne voulais pas devenir d’artiste, princesse pour épouser Rudolstadt. Je vois bien que tu ne l’aimais pas ! mais ce n’est pas ta faute… on n’aime pas qui l’on veut !

— Madame, voilà un aphorisme dont je voudrais bien pouvoir me convaincre ; ma conscience serait en repos. Mais c’est à résoudre ce problème que j’ai employé ma vie, et je n’en suis pas encore venue à bout.

— Voyons, dit la princesse ; ceci est un fait grave, et, comme abbesse, je dois essayer de prononcer sur les cas de conscience. Tu doutes que nous soyons libres d’aimer ou de ne pas aimer ? Tu crois donc que l’amour peut faire son choix et consulter la raison ?

— Il devrait le pouvoir. Un noble cœur devrait soumettre son inclination, je ne dis pas à cette raison du monde qui n’est que folie et mensonge, mais à ce discernement noble, qui n’est que le goût du beau, l’amour de la vérité. Vous êtes la preuve de ce que j’avance, madame, et votre exemple me condamne. Née pour occuper un trône, vous avez immolé la fausse grandeur à la passion vraie, à la possession d’un cœur digne du vôtre. Moi, née pour être reine aussi (sur les planches) je n’ai pas eu le courage et la générosité de sacrifier joyeusement le clinquant de cette gloire menteuse à la vie calme et à l’affection sublime qui s’offrait à moi. J’étais prête à le faire par dévouement, mais je ne le faisais pas sans douleur et sans effroi ; et Albert, qui voyait mon anxiété, ne voulait pas accepter ma foi comme un sacrifice. Il me demandait de l’enthousiasme, des joies partagées, un cœur libre de tout regret. Je ne devais pas le tromper ; d’ailleurs peut-on tromper sur de telles choses ? Je demandai donc du temps, et on m’en accorda. Je promis de faire mon possible pour arriver à cet amour semblable au sien. J’étais de bonne foi ; mais je sentais avec terreur que j’eusse voulu ne pas être forcée par ma conscience à prendre cet engagement formidable.

— Étrange fille ! Tu aimais encore l’autre, je le parierais ?

— Ô mon Dieu ! je croyais bien ne plus l’aimer ; mais un matin que j’attendais Albert sur la montagne, pour me promener avec lui, j’entends une voix dans le ravin ; je reconnais un chant que j’ai étudié autrefois avec Anzoleto, je reconnais surtout cette voix pénétrante que j’ai tant aimée, et cet accent de Venise si doux à mon souvenir ; je me penche, je vois passer un cavalier, c’était lui, madame, c’était Anzoleto !

— Eh ! pour Dieu ! qu’allait-il faire en Bohême ?

— J’ai su depuis qu’il avait rompu son engagement, qu’il fuyait Venise et le ressentiment du comte Zustiniani. Après s’être lassé bien vite de l’amour querelleur et despotique de la Corilla, avec laquelle il était remonté avec succès sur le théâtre de San Samuel, il avait obtenu les faveurs d’une certaine Clorinda, seconde cantatrice, mon ancienne camarade d’école, dont Zustiniani avait fait sa maîtresse. En homme du monde, c’est-à-dire en libertin frivole, le comte s’était vengé en reprenant Corilla sans congédier l’autre. Au milieu de cette double intrigue, Anzoleto, persiflé par son rival, prit du dépit, passa à la colère, et, par une belle nuit d’été, donna un grand coup de pied à la gondole où Zustiniani prenait le frais avec la Corilla. Ils en furent quittes pour chavirer et prendre un bain tiède. Les eaux de Venise ne sont pas profondes partout. Mais Anzoleto, pensant bien que cette plaisanterie le conduirait aux Plombs, prit la fuite, et, en se dirigeant sur Prague, passa devant le château des Géants.

« Il passa outre, et je rejoignis Albert pour faire avec lui un pèlerinage à la grotte du Schreckenstein qu’il désirait revoir avec moi. J’étais sombre et bouleversée. J’eus, dans cette grotte, les émotions les plus pénibles. Ce lieu lugubre, les ossements hussites dont Albert avait fait un autel au bord de la source mystérieuse, le son admirable et déchirant de son violon, je ne sais quelles terreurs, les ténèbres, les idées superstitieuses qui lui revenaient dans ce lieu, et dont je ne me sentais plus la force de le préserver…

— Dis tout ! il se croyait Jean Ziska. Il prétendait avoir l’existence éternelle, la mémoire des siècles passés ; enfin il avait la folie du comte de Saint-Germain ?

— Eh bien, oui, madame, puisque vous le savez, et sa conviction à cet égard a fait sur moi une si vive impression, qu’au lieu de l’en guérir, j’en suis venue presque à la partager.

— Serais-tu donc un esprit faible, malgré ton cœur courageux ?

— Je ne puis avoir la prétention d’être un esprit fort. Où aurais-je pris cette force ? La seule éducation sérieuse que j’aie reçue, c’est Albert qui me l’a donnée. Comment n’aurais-je pas subi son ascendant et partagé ses illusions ? Il y avait tant et de si hautes vérités dans son âme, que je ne pouvais discerner l’erreur de la certitude. Je sentis dans cette grotte que ma raison s’égarait. Ce qui m’épouvanta le plus, c’est que je n’y trouvai pas Zdenko comme je m’y attendais. Il y avait plusieurs mois que Zdenko ne paraissait plus. Comme il avait persisté dans sa fureur contre moi, Albert l’avait éloigné, chassé de sa présence, après quelque discussion violente, sans doute, car il paraissait en avoir des remords. Peut-être croyait-il qu’en le quittant, Zdenko s’était suicidé ; du moins il parlait de lui dans des termes énigmatiques, et avec des réticences mystérieuses qui me faisaient frémir. Je m’imaginais (que Dieu me pardonne cette pensée !) que, dans un accès d’égarement, Albert, ne pouvant faire renoncer ce malheureux au projet de m’ôter la vie, la lui avait ôtée à lui-même.

— Et pourquoi ce Zdenko te haïssait-il de la sorte ?

— C’était une suite de sa démence. Il prétendait avoir rêvé que je tuais son maître et que je dansais ensuite sur sa tombe. Ô madame ! cette sinistre prédiction s’est accomplie. Mon amour a tué Albert, et huit jours après je débutais ici dans un opéra bouffe des plus gais ; j’y étais forcée, il est vrai, et j’avais la mort dans l’âme ; mais le sombre destin d’Albert s’était accompli, conformément aux terribles pronostics de Zdenko.

— Ma foi, ton histoire est si diabolique, que je commence à ne plus savoir où j’en suis, et à perdre l’esprit en t’écoutant. Mais continue. Tout cela va s’expliquer sans doute ?

— Non, madame ; ce monde fantastique qu’Albert et Zdenko portaient dans leurs âmes mystérieuses ne m’a jamais été expliqué, et il faudra, comme moi, vous contenter d’en comprendre les résultats.

— Allons ! M. de Rudolstadt n’avait pas tué son pauvre bouffon, au moins ?

— Zdenko n’était pas pour lui un bouffon, mais un compagnon de malheur, un ami, un serviteur dévoué. Il le pleurait ; mais, grâce au ciel, il n’avait jamais eu la pensée de l’immoler à son amour pour moi. Cependant, moi, folle et coupable, je me persuadai que ce meurtre avait été consommé. Une tombe fraîchement remuée qui était dans la grotte, et qu’Albert m’avoua renfermer ce qu’il avait eu de plus cher au monde avant de me connaître, en même temps qu’il s’accusait de je ne sais quel crime, me fit venir une sueur froide. Je me crus certaine que Zdenko était enseveli en ce lieu, et je m’enfuis de la grotte en criant comme une folle et en pleurant comme un enfant.

— Il y avait bien de quoi, dit madame de Kleist, et j’y serais morte de peur. Un amant comme votre Albert ne m’eût pas convenu le moins du monde. Le digne M. de Kleist croyait au diable, et lui faisait des sacrifices. C’est lui qui m’a rendue poltronne comme je le suis ; si je n’avais pris le parti de divorcer, je crois qu’il m’aurait rendue folle.

— Tu en as de beaux restes, dit la princesse Amélie. Je crois que tu as divorcé un peu trop tard. Mais n’interromps pas notre comtesse de Rudolstadt.

— En rentrant au château avec Albert, qui me suivait sans songer à se justifier de mes soupçons, j’y trouvai, devinez qui, madame ?

— Anzoleto !

— Il s’était présenté comme mon frère, il m’attendait. Je ne sais comment il avait appris en continuant sa route, que je demeurais là, et que j’allais épouser Albert ; car on le disait dans le pays avant qu’il y eût rien de conclu à cet égard. Soit dépit, soit un reste d’amour, soit amour du mal, il était revenu sur ses pas, avec l’intention soudaine de faire manquer ce mariage, et de m’enlever au comte. Il mit tout en œuvre pour y parvenir, prières, larmes, séductions, menaces. J’étais inébranlable en apparence : mais au fond de mon lâche cœur, j’étais troublée, et je ne me sentais plus maîtresse de moi-même. À la faveur du mensonge qui lui avait servi à s’introduire, et que je n’osai pas démentir, quoique je n’eusse jamais parlé à Albert de ce frère que je n’ai jamais eu, il resta toute la journée au château. Le soir, le vieux comte nous fit chanter des airs vénitiens. Ces chants de ma patrie adoptive réveillèrent tous les souvenirs de mon enfance, de mon pur amour, de mes beaux rêves, de mon bonheur passé. Je sentis que j’aimais encore… et que ce n’était pas celui que je devais, que je voulais, que j’avais promis d’aimer. Anzoleto me conjura tout bas de le recevoir la nuit dans ma chambre, et me menaça d’y venir malgré moi à ses risques et périls, et aux miens surtout. Je n’avais jamais été que sa sœur, aussi colorait-il son projet des plus belles intentions. Il se soumettait à mon arrêt, il partait à la pointe du jour ; mais il voulait me dire adieu. Je pensai qu’il voulait faire du bruit dans le château, un esclandre ; qu’il y aurait quelque scène terrible avec Albert, que je serais souillée par ce scandale. Je pris une résolution désespérée, et je l’exécutai. Je fis à minuit un petit paquet des hardes les plus nécessaires, j’écrivis un billet pour Albert, je pris le peu d’argent que je possédais (et, par parenthèse, j’en oubliai la moitié) ; je sortis de ma chambre, je sautai sur le cheval de louage qui avait amené Anzoleto, je payai son guide pour aider ma fuite, je franchis le pont-levis, et je gagnai la ville voisine. C’était la première fois de ma vie que je montais à cheval. Je fis quatre lieues au galop, puis je renvoyai le guide, et, feignant d’aller attendre Anzoleto sur la route de Prague, je donnai à cet homme de fausses indications sur le lieu où mon prétendu frère devait me retrouver. Je pris la direction de Vienne, et à la pointe du jour je me trouvai seule, à pied, sans ressources, dans un pays inconnu, et marchant le plus vite possible pour échapper à ces deux amours qui me paraissaient également funestes. Cependant je dois dire qu’au bout de quelques heures, le fantôme du perfide Anzoleto s’effaça de mon âme pour n’y jamais rentrer, tandis que l’image pure de mon noble Albert me suivit, comme une égide et une promesse d’avenir, à travers les dangers et les fatigues de mon voyage.

— Et pourquoi allais-tu à Vienne plutôt qu’à Venise ?

— Mon maître Porpora venait d’y arriver, amené par notre ambassadeur qui voulait lui faire réparer sa fortune épuisée, et retrouver son ancienne gloire pâlie et découragée devant les succès de novateurs plus heureux. Je fis heureusement la rencontre d’un excellent enfant, déjà musicien plein d’avenir, qui, en passant par le Bœhmer-Wald, avait entendu parler de moi, et s’était imaginé de venir me trouver pour me demander ma protection auprès du Porpora. Nous revînmes ensemble à Vienne, à pied, souvent bien fatigués, toujours gais, toujours amis et frères. Je m’attachai d’autant plus à lui qu’il ne songea pas à me faire la cour, et que je n’eus pas moi-même la pensée qu’il pût y songer. Je me déguisai en garçon, et je jouai si bien mon rôle, que je donnai lieu à toutes sortes de méprises plaisantes ; mais il y en eut une qui faillit nous être funeste à tous deux. Je passerai les autres sous silence, pour ne pas trop prolonger ce récit, et je mentionnerai seulement celle-là parce que je sais qu’elle intéressera Votre Altesse, beaucoup plus que tout le reste de mon histoire.


  1. Château des Géants, en allemand.
  2. La Pierre d’épouvante.