La Comtesse de Rudolstadt/Chapitre XXVI

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Michel Levy Frères (tome 2p. 12-25).
XXVI.


Il fallut encore patienter vingt-quatre heures après cette lettre reçue. Matteus déclarait qu’il aimerait mieux se couper une main que de demander à voir le prince après minuit. Au déjeuner du lendemain, il se montra encore un peu plus expansif que la veille, et Consuelo crut remarquer que l’emprisonnement du chevalier l’avait aigri contre le prince, au point de lui donner une assez vive démangeaison d’être indiscret pour la première fois de sa vie. Cependant, lorsqu’elle l’eut fait causer pendant plus d’une heure, elle remarqua qu’elle n’était pas plus avancée qu’auparavant. Soit qu’il eût joué la simplicité pour étudier les pensées et les sentiments de Consuelo, soit qu’il ne sût rien relativement à l’existence des Invisibles et à la part que son maître prenait à leurs actes, il se trouva que Consuelo flottait dans une confusion étrange de notions contradictoires. Sur tout ce qui touchait à la position sociale du prince, Matteus s’était retranché dans l’impossibilité de manquer au silence rigoureux qu’on lui avait imposé. Il haussait, il est vrai, les épaules, en parlant de cette bizarre injonction. Il avouait qu’il ne comprenait pas la nécessité de porter un masque pour communiquer avec les personnes qui s’étaient succédé à des intervalles plus ou moins rapprochés, et pour des retraites plus ou moins longues, dans le pavillon. Il ne pouvait s’empêcher de dire que son maître avait des caprices inexplicables, et se livrait à des travaux incompréhensibles ; mais toute curiosité, de même que toute indiscrétion, était paralysée chez lui par la crainte de châtiments terribles, sur la nature desquels il ne s’expliquait pas. En somme, Consuelo n’apprit rien, sinon qu’il se passait des choses singulières au château, que l’on n’y dormait guère la nuit, que tous les domestiques y avaient vu des esprits, que Matteus lui-même, qui se déclarait hardi et sans préjugés, avait rencontré souvent l’hiver, dans le parc, à des époques où le prince était absent et le château désert, des figures qui l’avaient fait frémir, qui étaient entrées là sans qu’il sût comment et qui en étaient sorties de même. Tout cela ne jetait pas une grande clarté sur la situation de Consuelo. Il lui fallut se résigner à attendre le soir pour envoyer cette nouvelle pétition :

« Quoi qu’il en puisse résulter pour moi, je demande instamment et humblement à comparaître devant le tribunal des Invisibles. »

La journée lui sembla d’une longueur mortelle ; elle s’efforça de maîtriser son impatience et ses inquiétudes en chantant tout ce qu’elle avait composé en prison sur les douleurs et les ennuis de la solitude, et elle termina cette répétition à l’entrée de la nuit par le sublime air d’Almirena dans le Rinaldo de Haendel :

Lascia ch’io pianga
La dura sorte,
E ch’io sospiri
La libertà.

À peine l’eut-elle fini, qu’un violon d’une vibration extraordinaire répéta au-dehors la phrase admirable qu’elle venait de dire, avec une expression aussi douloureuse et aussi profonde que la sienne propre. Consuelo courut à la fenêtre, mais elle ne vit personne, et la phrase se perdit dans l’éloignement. Il lui sembla que cet instrument et ce jeu remarquables ne pouvaient appartenir qu’au comte Albert ; mais elle chassa bientôt cette pensée, comme rentrant dans la série d’illusions pénibles et dangereuses dont elle avait déjà tant souffert. Elle n’avait jamais entendu Albert jouer aucune phrase de musique moderne, et il n’y avait qu’un esprit frappé qui pût s’obstiner à évoquer un spectre chaque fois que le son d’un violon se faisait entendre. Néanmoins cette émotion troubla Consuelo, et la jeta dans de si tristes et si profondes rêveries, qu’elle s’aperçut seulement à neuf heures du soir que Matteus ne lui avait apporté ni à dîner ni à souper, et qu’elle était à jeun depuis le matin. Cette circonstance lui fit craindre que, comme le chevalier, Matteus n’eût été victime de l’intérêt qu’il lui avait marqué. Sans doute, les murs avaient des yeux et des oreilles. Matteus lui avait peut-être trop parlé ; il avait murmuré un peu contre la disparition de Liverani : c’en était assez probablement pour qu’on lui fît partager son sort.

Ces nouvelles anxiétés empêchèrent Consuelo de sentir le malaise de la faim. Cependant la soirée s’avançait, Matteus ne paraissait pas ; elle se risqua à sonner. Personne ne vint. Elle éprouvait une grande faiblesse, et surtout une grande consternation. Appuyée sur le bord de sa croisée, la tête dans ses mains, elle repassait dans son cerveau, déjà un peu troublé par les souffrances de l’inanition, les incidents bizarres de sa vie, et se demandait si c’était le souvenir de la réalité ou celui d’un long rêve, lorsqu’une main froide comme le marbre s’appuya sur sa tête, et une voix basse et profonde prononça ces mots :

« Ta demande est accueillie, suis-moi. »

Consuelo, qui n’avait pas encore songé à éclairer son appartement, mais qui avait, jusque-là, nettement distingué les objets dans le crépuscule, essaya de regarder celui qui lui parlait ainsi. Elle se trouvait tout à coup dans d’aussi épaisses ténèbres que si l’atmosphère était devenue compacte, et le ciel étoilé une voûte de plomb. Elle porta la main à son front privé d’air, et reconnut un capuchon à la fois léger et impénétrable comme celui que Cagliostro lui avait jeté une fois sur la tête sans qu’elle le sentît. Entraînée par une main invisible, elle descendit l’escalier du pavillon ; mais elle ne tarda pas à s’apercevoir qu’il avait plus de degrés qu’elle ne lui en connaissait, et qu’il s’enfonçait dans des caves où elle marcha pendant près d’une demi-heure. La fatigue, la faim, l’émotion et une chaleur accablante ralentissaient de plus en plus ses pas, et, à chaque instant prête à défaillir, elle fut tentée de demander grâce. Mais une certaine fierté, qui lui faisait craindre de paraître reculer devant sa résolution, l’engagea à lutter courageusement. Elle arriva enfin au terme du voyage, et on la fit asseoir. Elle entendit en ce moment un timbre lugubre, comme celui du tam-tam, frapper minuit lentement, et au douzième coup le capuchon fut enlevé de son front baigné de sueur.

Elle fut éblouie d’abord de l’éclat des lumières qui, toutes rassemblées sur un même point vis-à-vis d’elle, dessinaient une large croix flamboyante sur la muraille. Lorsque ses yeux purent supporter cette transition, elle vit qu’elle était dans une vaste salle d’un style gothique, dont la voûte, divisée en arceaux surbaissés, ressemblait à celle d’un cachot profond ou d’une chapelle souterraine. Au fond de cette pièce, dont l’aspect et le luminaire étaient vraiment sinistres, elle distingua sept personnages enveloppés de manteaux rouges, et la face couverte de masques d’un blanc livide, qui les faisaient ressembler à des cadavres. Ils étaient assis derrière une longue table de marbre noir. En avant de la table et sur un gradin plus bas, un huitième spectre, vêtu de noir et masqué de blanc, était également assis. De chaque côté des murailles latérales, une vingtaine d’hommes à manteaux et à masques noirs étaient rangés dans un profond silence. Consuelo se retourna, et vit derrière elle d’autres fantômes noirs. À chaque porte, il y en avait deux debout, une large épée brillante à la main.

En d’autres circonstances, Consuelo se fût peut-être dit que ce cérémonial lugubre n’était qu’un jeu, une de ces épreuves dont elle avait entendu parler à Berlin à propos des loges de francs-maçons. Mais outre que les francs-maçons ne s’érigeaient pas en tribunal, et ne s’attribuaient pas le droit de faire comparaître dans leurs assemblées secrètes des personnes non initiées, elle était disposée, par tout ce qui avait précédé cette scène, à la trouver sérieuse, effrayante même. Elle s’aperçut qu’elle tremblait visiblement, et sans les cinq minutes d’un profond silence où se tint l’assemblée, elle n’eût pas eu la force de se remettre et de se préparer à répondre.

Enfin, le huitième juge se leva et fit signe aux deux introducteurs, qui se tenaient, l’épée à la main, à la droite et à la gauche de Consuelo, de l’amener jusqu’au pied du tribunal, où elle resta debout, dans une attitude de calme et de courage un peu affectés.

« Qui êtes-vous, et que demandez-vous ? » dit l’homme noir sans se lever.

Consuelo demeura quelques instants interdite, enfin elle prit courage et répondit :

« Je suis Consuelo, cantatrice de profession, dite la Zingarella et la Porporina.

— N’as-tu point d’autre nom ? » reprit l’interrogateur.

Consuelo hésita, puis elle dit :

« J’en pourrais revendiquer un autre ; mais je me suis engagée sur l’honneur à ne jamais le faire.

— Espères-tu donc cacher quelque chose à ce tribunal ? Te crois-tu devant des juges vulgaires, élus pour juger de vulgaires intérêts, au nom d’une loi grossière et aveugle ? Que viens-tu faire ici, si tu prétends nous abuser par de vaines défaites ? Nomme-toi, fais-toi connaître pour ce que tu es, ou retire-toi.

— Vous qui savez qui je suis, vous savez sans doute également que mon silence est un devoir, et vous m’encouragerez à y persister. »

Un des manteaux rouges se pencha, fit signe à un des manteaux noirs, et en un instant tous les manteaux noirs sortirent de la salle, à l’exception de l’examinateur, qui resta à sa place et reprit la parole en ces termes :

« Comtesse de Rudolstadt, maintenant que l’examen devient secret, et que vous êtes seule en présence de vos juges, nierez-vous que vous soyez légitimement mariée au comte Albert Podiebrad, dit de Rudolstadt par les prétentions de sa famille ?

— Avant de répondre à cette question, dit Consuelo avec fermeté, je demande à savoir quelle autorité dispose ici de moi, et quelle loi m’oblige à la reconnaître.

— Quelle loi prétendrais-tu donc invoquer ? Est-ce une loi divine ou humaine ? La loi sociale te place encore sous la dépendance absolue de Frédéric II, roi de Prusse, électeur de Brandebourg, sur les terres duquel nous t’avons enlevée pour te soustraire à une captivité indéfinie, et à des dangers plus affreux encore, tu le sais !

— Je sais, dit Consuelo en fléchissant le genou, qu’une reconnaissance éternelle me lie à vous. Je ne prétends donc invoquer que la loi divine, et je vous prie de me définir celle de la reconnaissance. Me commande-t-elle de vous bénir et de me dévouer à vous du fond de mon cœur ? je l’accepte ; mais si elle me prescrit de manquer, pour vous complaire, aux arrêts de ma conscience, ne dois-je pas la récuser ? Jugez vous-mêmes.

— Puisses-tu penser et agir dans le monde comme tu parles ! Mais les circonstances qui te placent ici dans notre dépendance échappent à tous les raisonnements ordinaires. Nous sommes au-dessus de toute loi humaine, tu as pu le reconnaître à notre puissance. Nous sommes également en dehors de toute considération humaine : préjugés de fortune, de rang et de naissance, scrupules et délicatesse de position, crainte de l’opinion, respect même des engagements contractés avec les idées et les personnes du monde, rien de tout cela n’a de sens pour nous, ni de valeur à nos yeux, alors que réunis loin de l’œil des hommes, et armés du glaive de la justice de Dieu, nous pesons dans le creux de notre main les hochets de votre frivole et craintive existence. Explique-toi donc sans détour devant nous qui sommes les appuis, la famille et la loi vivante de tout être libre. Nous ne t’écouterons pas, que nous ne sachions en quelle qualité tu comparais ici. Est-ce la zingarella Consuelo, est-ce la comtesse de Rudolstadt qui nous invoque ?

— La comtesse de Rudolstadt, ayant renoncé à tous ses droits dans la société, n’en a aucun à réclamer ici. La zingarella Consuelo…

— Arrête, et pèse les paroles que tu viens de dire. Si ton époux était vivant, aurais-tu le droit de lui retirer ta foi, d’abjurer son nom, de repousser sa fortune, en un mot, de redevenir la zingarella Consuelo, pour ménager l’orgueil puéril et insensé de sa famille et de sa caste ?

— Non sans doute.

— Et penses-tu donc que la mort ait rompu à jamais vos liens ? ne dois-tu à la mémoire d’Albert ni respect, ni amour, ni fidélité ? »

Consuelo rougit et se troubla, puis elle redevint pâle. L’idée qu’on allait, comme Cagliostro et le comte de Saint-Germain, lui parler de la résurrection possible d’Albert, et même lui en montrer le fantôme, la remplit d’une telle frayeur, qu’elle ne put répondre.

« Épouse d’Albert Podiebrad, reprit l’examinateur, ton silence t’accuse. Albert est mort tout entier pour toi, et ton mariage n’est à tes yeux qu’un incident de ta vie aventureuse, sans aucune conséquence, sans aucune obligation pour l’avenir. Zingara, tu peux te retirer. Nous ne nous sommes intéressés à ton sort qu’en raison de tes liens avec le plus excellent des hommes. Tu n’étais pas digne de notre amour, car tu ne fus pas digne du sien. Nous ne regrettons pas la liberté que nous t’avons rendue ; toute réparation des maux qu’inflige le despotisme est un devoir et une jouissance pour nous. Mais notre protection n’ira pas plus loin. Dès demain tu quitteras cet asile que nous t’avions donné avec l’espérance que tu en sortirais purifiée et sanctifiée ; tu retourneras au monde : à la chimère de la gloire, à l’enivrement des folles passions. Que Dieu ait pitié de toi ! nous t’abandonnons sans retour. »

Consuelo resta quelques moments atterrée sous cet arrêt. Quelques jours plus tôt, elle ne l’eût pas accepté sans appel ; mais le mot de folles passions qui venait d’être prononcé lui remettait sous les yeux, à cette heure, l’amour insensé qu’elle avait conçu pour l’inconnu, et qu’elle avait accueilli dans son cœur presque sans examen et sans combat.

Elle était humiliée à ses propres yeux, et la sentence des Invisibles lui paraissait méritée jusqu’à un certain point. L’austérité de leur langage lui inspirait un respect mêlé de terreur, et elle ne songeait plus à se révolter contre le droit qu’ils s’attribuaient de la juger et de la condamner, comme un être relevant de leur autorité. Il est rare que, quelle que soit notre fierté naturelle, ou l’irréprochabilité de notre vie, nous ne subissions pas l’ascendant d’une parole grave qui nous accuse au dépourvu, et qu’au lieu de discuter avec elle, nous ne fassions pas un retour sur nous-mêmes pour voir avant tout si nous ne méritons pas ce blâme. Consuelo ne se sentait pas à l’abri de tout reproche, et l’appareil déployé autour d’elle rendait sa position singulièrement pénible. Cependant, elle se rappela promptement qu’elle n’avait pas demandé à comparaître devant ce tribunal sans s’être préparée et résignée à sa rigueur. Elle y était venue, résolue à subir des admonestations, un châtiment quelconque, s’il le fallait, pourvu que le chevalier fût disculpé ou pardonné. Mettant donc de côté tout amour-propre, elle accepta les reproches sans amertume, et médita quelques instants sa réponse.

« Il est possible que je mérite cette dure malédiction, dit-elle enfin ; je suis loin d’être contente de moi. Mais en venant ici je me suis fait des Invisibles une idée que je veux vous dire. Le peu que j’ai appris de vous par la rumeur populaire, et le bienfait de la liberté que je tiens de vous, m’ont fait penser que vous étiez des hommes aussi parfaits dans la vertu que puissants dans la société. Si vous êtes tels que je me plais à le croire, d’où vient que vous me repoussez si brusquement, sans m’avoir indiqué la route à suivre pour sortir de l’erreur et pour devenir digne de votre protection ? Je sais qu’à cause d’Albert de Rudolstadt, le plus excellent des hommes, comme vous l’avez bien nommé, sa veuve méritait quelque intérêt ; mais ne fussé-je pas la femme d’Albert, ou bien eussé-je été en tout temps indigne de l’être, la zingara Consuelo, la fille sans nom, sans famille et sans patrie, n’a-t-elle pas encore des droits à votre sollicitude paternelle ? Supposez que je sois une grande pécheresse ; n’êtes-vous pas comme le royaume des cieux où la conversion d’un maudit apporte plus de joie que la persévérance de cent élus ? Enfin, si la loi qui vous rassemble et qui vous inspire est une loi divine, vous y manquez en me repoussant. Vous aviez entrepris, dites-vous, de me purifier et de me sanctifier. Essayez d’élever mon âme à la hauteur de la vôtre. Je suis ignorante, et non rebelle. Prouvez-moi que vous êtes saints, en vous montrant patients et miséricordieux, et je vous accepterai pour mes maîtres et mes modèles. »

Il y eut un moment de silence. L’examinateur se retourna vers les juges, et ils parurent se consulter. Enfin l’un d’eux prit la parole et dit :

« Consuelo, tu t’es présentée ici avec orgueil ; pourquoi ne veux-tu pas te retirer de même ? Nous avions le droit de te blâmer, puisque tu venais nous interroger. Nous n’avons pas celui d’enchaîner ta conscience et de nous emparer de ta vie, si tu ne nous abandonnes volontairement et librement l’une et l’autre. Pouvons-nous te demander ce sacrifice ? Tu ne nous connais pas. Ce tribunal dont tu invoques la sainteté est peut-être le plus pervers ou tout au moins le plus audacieux qui ait jamais agi dans les ténèbres contre les principes qui régissent le monde : qu’en sais-tu ? Et si nous avions à te révéler la science profonde d’une vertu toute nouvelle, aurais-tu le courage de te vouer à une étude si longue et si ardue, avant d’en savoir le but ? Nous-mêmes pourrions-nous prendre confiance dans la foi persévérante d’un néophyte aussi mal préparé que toi ? Nous aurions peut-être des secrets importants à te confier, et nous n’en chercherions la garantie que dans tes instincts généreux ; nous les connaissons assez pour croire à ta discrétion : mais ce n’est pas de confidents discrets que nous avons besoin ; nous n’en manquons pas. Nous avons besoin, pour faire avancer la loi de Dieu, de disciples fervents, libres de tous préjugés, de tout égoïsme, de toutes passions frivoles, de toutes habitudes mondaines. Descends en toi-même ; peux-tu nous faire tous ces sacrifices ? Peux-tu modeler tes actions et calquer ta vie sur les instincts que tu ressens, et sur les principes que nous te donnerions pour les développer ? Femme, artiste, enfant, oserais-tu répondre que tu peux t’associer à des hommes graves pour travailler à l’œuvre des siècles ?

— Tout ce que vous dites est bien sérieux, en effet, répondit Consuelo, et je le comprends à peine. Voulez-vous me donner le temps d’y réfléchir ? Ne me chassez pas de votre sein sans avoir interrogé mon cœur. J’ignore s’il est digne des lumières que vous y pouvez répandre. Mais quelle âme sincère est indigne de la vérité ? En quoi puis-je vous être utile ? Je m’effraie de mon impuissance. Femme et artiste, c’est-à-dire enfant ! mais pour me protéger comme vous l’avez fait, il faut que vous ayez pressenti en moi quelque chose… Et moi, quelque chose me dit que je ne dois pas vous quitter sans avoir essayé de vous prouver ma reconnaissance. Ne me bannissez donc pas : essayez de m’instruire.

— Nous t’accordons encore huit jours pour faire tes réflexions, reprit le juge en robe rouge qui avait déjà parlé ; mais tu dois auparavant t’engager sur l’honneur à ne pas faire la moindre tentative pour savoir où tu es, et quelles sont les personnes que tu vois ici. Tu dois t’engager également à ne pas franchir l’enceinte réservée à tes promenades, quand même tu verrais les portes ouvertes et les spectres de tes plus chers amis te faire signe. Tu dois n’adresser aucune question aux gens qui te servent, ni à quiconque pourrait pénétrer clandestinement chez toi.

— Cela n’arrivera jamais, répondit vivement Consuelo ; je m’engage, si vous le voulez, à ne jamais recevoir personne sans votre autorisation, et en revanche je vous demande humblement la grâce…

— Tu n’as point de grâce à nous demander, point de conditions à proposer. Tous les besoins de ton âme et de ton corps ont été prévus pour le temps que tu avais à passer ici. Si tu regrettes quelque parent, quelque ami, quelque serviteur, tu es libre de partir. La solitude ou une société réglée comme nous l’entendons sera ton partage chez nous.

— Je ne demande rien pour moi-même ; mais on m’a dit qu’un de vos amis, un de vos disciples ou de vos serviteurs (car j’ignore le rang qu’il occupe parmi vous) subissait à cause de moi un châtiment sévère. Me voici prête à m’accuser des torts qu’on lui impute, et c’est pour cela que j’ai demandé à comparaître devant vous.

— Est-ce une confession sincère et détaillée que tu offres de nous faire ?

— S’il le faut pour qu’il soit absous… quoique ce soit, pour une femme, une étrange torture morale que de se confesser hautement devant huit hommes…

— Épargne-toi cette humiliation. Nous n’aurions aucune garantie de ta sincérité, et d’ailleurs nous n’avions encore tout à l’heure aucun droit sur toi. Ce que tu as dit, ce que tu as pensé il y a une heure, rentre pour nous dans ton passé. Mais songe qu’à partir de cet instant nous sommes les maîtres de sonder les plus secrets replis de ton âme. C’est à toi de garder cette âme assez pure pour être toujours prête à nous la dévoiler sans souffrance et sans honte.

— Votre générosité est délicate et paternelle. Mais il ne s’agit pas de moi seule ici. Un autre expie mes torts. Ne dois-je pas le justifier ?

— Ce soin ne te regarde pas. S’il est un coupable parmi nous, il se disculpera lui-même, non par de vaines défaites et de téméraires allégations, mais par des actes de courage, de dévouement et de vertu. Si son âme a chancelé, nous la relèverons et nous l’aiderons à se vaincre. Tu parles de châtiment rigoureux ; nous n’infligeons que des châtiments moraux. Cet homme, quel qu’il soit, est notre égal, notre frère ; il n’y a chez nous ni maîtres, ni serviteurs, ni sujets, ni princes : de faux rapports t’ont sans doute abusée. Va en paix et ne pèche point. »

À ce dernier mot, l’examinateur agita une sonnette ; les deux hommes noirs masqués et armés rentrèrent, et, replaçant le capuchon sur la tête de Consuelo, ils la reconduisirent au pavillon par les mêmes détours souterrains qu’elle avait suivis pour s’en éloigner.