La Comtesse de Rudolstadt/Chapitre XXVIII

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Michel Levy Frères (tome 2p. 35-52).
XXVIII.

Le lendemain Consuelo se sentit brisée au moral et au physique. Les cyniques révélations de Supperville, succédant brusquement aux paternels encouragements des Invisibles, lui faisaient l’effet d’une immersion d’eau glacée après une bienfaisante chaleur. Elle s’était élevée un instant vers le ciel, pour retomber aussitôt sur la terre. Elle en voulait presque au docteur de l’avoir désabusée ; car déjà elle s’était plu, dans ses rêves, à revêtir d’une éclatante majesté ce tribunal auguste qui lui tendait les bras comme une famille d’adoption, comme un refuge contre les dangers du monde et les égarements de la jeunesse.

Le docteur semblait mériter pourtant de la gratitude, et Consuelo le reconnaissait sans pouvoir en éprouver pour lui ; sa conduite n’était-elle pas d’un homme sincère, courageux et désintéressé ? Mais Consuelo le trouvait trop sceptique, trop matérialiste, trop porté à mépriser les bonnes intentions et à railler les beaux caractères. Quoi qu’il lui eût dit de la crédulité imprudente et dangereuse du prince anonyme, elle se faisait encore une haute idée de ce noble vieillard, ardent pour le bien comme un jeune homme, et naïf comme un enfant dans sa foi à la perfectibilité humaine. Les discours qu’on lui avait tenus dans la salle souterraine lui revenaient à l’esprit, et lui paraissaient remplis d’autorité calme et d’austère sagesse. La charité et la bonté y perçaient sous les menaces et sous les réticences d’une sévérité affectée, prête à se démentir au moindre élan du cœur de Consuelo. Des fourbes, des cupides, des charlatans auraient-ils parlé et agi ainsi envers elle ? Leur vaillante entreprise de réformer le monde, si ridicule aux yeux du frondeur Supperville, répondait au voeu éternel, aux romanesques espérances, à la foi enthousiaste qu’Albert avait inspirés à son épouse, et qu’elle avait retrouvés avec une bienveillante sympathie dans la tête malade, mais généreuse, de Gottlieb. Ce Supperville n’était-il pas haïssable de vouloir l’en dissuader, et de lui ôter sa foi en Dieu, en même temps que sa confiance dans les Invisibles ?

Consuelo, bien plus portée à la poésie de l’âme qu’à la sèche appréciation des tristes réalités de la vie présente, se débattait sous les arrêts de Supperville et s’efforçait de les repousser. Ne s’était-il pas livré à des suppositions gratuites, lui qui avouait n’être pas initié au monde souterrain, et qui paraissait même ignorer le nom et l’existence du conseil des Invisibles ? Que Trismégiste fût un chevalier d’industrie, cela était possible, quoique la princesse Amélie affirmât le contraire, et que l’amitié du comte Golowkin, le meilleur et le plus sage des grands que Consuelo eût rencontrés à Berlin, parlât en sa faveur. Que Cagliostro et Saint-Germain fussent aussi des imposteurs, cela se pouvait encore supposer, bien qu’ils eussent pu, eux aussi, être trompés par une ressemblance extraordinaire. Mais en confondant ces trois aventuriers dans le même mépris, il n’en ressortait pas qu’ils fissent partie du conseil des Invisibles, ni que cette association d’hommes vertueux ne pût repousser leurs suggestions aussitôt que Consuelo aurait constaté elle-même que Trismégiste n’était pas Albert. Ne serait-il pas temps de leur retirer sa confiance après cette épreuve décisive, s’ils persistaient à vouloir la tromper si grossièrement ? Jusque-là, Consuelo voulut tenter la destinée et connaître davantage ces Invisibles à qui elle devait sa liberté, et dont les paternels reproches avaient été jusqu’à son cœur. Ce fut à ce dernier parti qu’elle s’arrêta, et en attendant l’issue de l’aventure, elle résolut de traiter tout ce que Supperville lui avait dit comme une épreuve qu’il avait été autorisé à lui faire subir, ou bien comme un besoin d’épancher sa bile contre des rivaux mieux vus et mieux traités que lui par le prince.

Une dernière hypothèse tourmentait Consuelo plus que toutes les autres. Était-il absolument impossible qu’Albert fût vivant ? Supperville n’avait pas observé les phénomènes qui avaient précédé, pendant deux ans, sa dernière maladie. Il avait même refusé d’y croire, s’obstinant à penser que les fréquentes absences du jeune comte dans le souterrain étaient consacrées à de galants rendez-vous avec Consuelo. Elle seule, avec Zdenko, avait le secret de ses crises léthargiques. L’amour-propre du docteur ne pouvait lui permettre d’avouer qu’il avait pu s’abuser en constatant la mort. Maintenant que Consuelo connaissait l’existence et la puissance matérielle du conseil des Invisibles, elle osait se livrer à bien des conjectures sur la manière dont ils avaient pu arracher Albert aux horreurs d’une sépulture anticipée et le recueillir secrètement parmi eux pour des fins inconnues. Tout ce que Supperville lui avait révélé des mystères du château et des bizarreries du prince, aidait à confirmer cette supposition. La ressemblance d’un aventurier nommé Trismégiste, pouvait compliquer le merveilleux du fait, mais elle ne détruisait pas sa possibilité. Cette pensée s’empara si fort de la pauvre Consuelo, qu’elle tomba dans une profonde mélancolie. Albert vivant, elle n’hésiterait pas à le rejoindre dès qu’on le lui permettrait, et à se dévouer à lui éternellement. Mais plus que jamais elle sentait qu’elle devait souffrir d’un dévouement où l’amour n’entrerait pour rien. Le chevalier se présentait à son imagination comme une cause d’amers regrets, et à sa conscience comme une source de futurs remords. S’il fallait renoncer à lui, l’amour naissant suivait la marche ordinaire des inclinations contrariées, il devenait passion. Consuelo ne se demandait pas avec une hypocrite résignation pourquoi ce cher Albert voulait sortir de sa tombe où il était si bien ; elle se disait qu’il était dans sa destinée de se sacrifier à cet homme, peut-être même au-delà du tombeau, et elle voulait accomplir cette destinée jusqu’au bout ; mais elle souffrait étrangement, et pleurait l’inconnu, son plus involontaire, son plus ardent amour.

Elle fut tirée de ses méditations par un petit bruit et le frôlement d’une aile légère sur son épaule. Elle fit une exclamation de surprise et de joie en voyant un joli rouge-gorge voltiger dans sa chambre et s’approcher d’elle sans frayeur. Au bout de quelques instants de réserve, il consentit à prendre une mouche dans sa main.

« Est-ce toi, mon pauvre ami, mon fidèle compagnon ? lui disait Consuelo avec des larmes de joie enfantine. Serait-il possible que tu m’eusses cherchée et retrouvée ici ? Non, cela ne se peut. Jolie créature confiante, tu ressembles à mon ami et tu ne l’es pas. Tu appartiens à quelque jardinier, et tu t’es échappé de la serre où tu as passé les jours froids parmi des fleurs toujours belles. Viens à moi, consolateur du prisonnier ; puisque l’instinct de ta race te pousse vers les solitaires et les captifs, je veux reporter sur toi toute l’amitié que j’avais pour ton frère. »

Consuelo jouait sérieusement depuis un quart d’heure avec cette aimable bestiole, lorsqu’elle entendit au-dehors un petit sifflement qui parut faire tressaillir l’intelligente créature. Elle laissa tomber les friandises que lui avait prodiguées sa nouvelle amie, hésita un peu, fit briller ses grands yeux noirs, et tout à coup se détermina à prendre sa volée vers la fenêtre, entraînée par le nouvel avertissement d’une autorité irrécusable. Consuelo la suivit des yeux, et la vit se perdre dans le feuillage. Mais en cherchant à l’y découvrir encore, elle aperçut au fond de son jardin, sur l’autre rive du ruisseau qui le bornait, dans un endroit un peu découvert, un personnage facile à reconnaître malgré la distance. C’était Gottlieb, qui se traînait le long de l’eau d’une manière assez réjouie, en chantant et en essayant de sautiller. Consuelo, oubliant un peu la défense des Invisibles, s’efforça, en agitant son mouchoir à la fenêtre, d’attirer son attention. Mais il était absorbé par le soin de rappeler son rouge-gorge. Il levait la tête vers les arbres en sifflant, et il s’éloigna sans avoir remarqué Consuelo.

« Dieu soit béni, et les Invisibles aussi, en dépit de Supperville ! se dit-elle. Ce pauvre enfant paraît heureux et mieux portant ; son ange gardien le rouge-gorge est avec lui. Il me semble que c’est aussi pour moi le présage d’une riante destinée. Allons, ne doutons plus de mes protecteurs : la méfiance flétrit le cœur. »

Elle chercha comment elle pourrait occuper son temps d’une manière fructueuse pour se préparer à la nouvelle éducation morale qu’on lui avait annoncée, et elle s’avisa de lire, pour la première fois depuis qu’elle était à ***. Elle entra dans la bibliothèque, sur laquelle elle n’avait encore jeté qu’un coup d’œil distrait, et résolut d’examiner sérieusement le choix des livres qu’on avait mis à sa disposition. Ils étaient peu nombreux, mais extrêmement curieux et probablement fort rares, sinon uniques pour la plupart. C’était une collection des écrits des philosophes les plus remarquables de toutes les époques et de toutes les nations, mais abrégés et réduits à l’essence de leurs doctrines, et traduits dans les diverses langues que Consuelo pouvait comprendre. Plusieurs, n’ayant jamais été publiés en traductions, étaient manuscrits, particulièrement ceux des hérétiques et novateurs célèbres du Moyen Âge, précieuses dépouilles du passé dont les fragments importants, et même quelques exemplaires complets, avaient échappé aux recherches de l’inquisition, et aux dernières violations exercées par les jésuites dans les vieux châteaux hérétiques de l’Allemagne, lors de la guerre de Trente Ans. Consuelo ne pouvait apprécier la valeur de ces trésors philosophiques recueillis par quelque bibliophile ardent, ou par quelque adepte courageux. Les originaux l’eussent intéressée à cause des caractères et des vignettes, mais elle n’en avait sous les yeux qu’une traduction, faite avec soin et calligraphiée avec élégance par quelque moderne. Cependant elle rechercha de préférence les traductions fidèles de Wickleef, de Jean Huss, et des philosophes chrétiens réformateurs qui se rattachaient, dans les temps antérieurs, contemporains et subséquents, à ces pères de la nouvelle ère religieuse. Elle ne les avait pas lus, mais elle les connaissait assez bien par ses longues conversations avec Albert. En les feuilletant, elle ne les lut guère davantage, et pourtant elle les connut de mieux en mieux. Consuelo avait l’âme essentiellement religieuse, sans avoir l’esprit philosophique. Si elle n’eût vécu dans ce milieu raisonneur et clairvoyant du monde de son temps, elle eût facilement tourné à la superstition et au fanatisme. Telle qu’elle était encore, elle comprenait mieux les discours exaltés de Gottlieb que les écrits de Voltaire, lus cependant avec ardeur par toutes les belles dames de l’époque. Cette fille intelligente et simple, courageuse et tendre, n’avait pas la tête façonnée aux subtilités du raisonnement. Elle était toujours éclairée par le cœur avant de l’être par le cerveau. Saisissant toutes les révélations du sentiment par une prompte assimilation, elle pouvait être instruite philosophiquement ; et elle l’avait été remarquablement pour son âge, pour son sexe et pour sa position, par l’enseignement d’une parole amie, de la parole éloquente et chaleureuse d’Albert. Les organisations d’artistes acquièrent plus dans les émotions d’un cours ou d’une prédication que dans l’étude patiente et souvent froide des livres. Telle était Consuelo : elle ne pouvait pas lire une page entière avec attention ; mais si une grande pensée, heureusement rendue et résumée par une expression colorée, venait à la frapper, son âme s’y attachait ; elle se la répétait comme une phrase musicale : le sens, quelque profond qu’il fût, la pénétrait comme un rayon divin. Elle vivait sur cette idée, elle l’appliquait à toutes ses émotions. Elle y puisait une force réelle, elle se la rappelait toute sa vie. Et ce n’était pas pour elle une vaine sentence, c’était une règle de conduite, une armure pour le combat. Qu’avait-elle besoin d’analyser et de résumer le livre où elle l’avait saisie ? Tout ce livre se trouvait écrit dans son cœur, dès que l’inspiration qui l’avait produit s’était emparée d’elle. Sa destinée ne lui commandait pas d’aller au-delà. Elle ne prétendait pas à concevoir savamment un monde philosophique dans son esprit. Elle sentait la chaleur des secrètes révélations qui sont accordées aux âmes poétiques lorsqu’elles sont aimantes. C’est ainsi qu’elle lut pendant plusieurs jours sans rien lire. Elle n’eût pu rendre compte de rien ; mais plus d’une page où elle n’avait vu qu’une ligne fut mouillée de ses larmes, et souvent elle courut au clavecin pour y improviser des chants dont la tendresse et la grandeur furent l’expression brûlante et spontanée de son émotion généreuse.

Une semaine entière s’écoula pour elle dans une solitude que ne troublèrent plus les rapports de Matteus. Elle s’était promis de ne plus lui adresser la moindre question, et peut-être avait-il été tancé de son indiscrétion, car il était devenu aussi taciturne qu’il avait été prolixe dans les premiers jours. Le rouge-gorge revint voir Consuelo tous les matins, mais sans être accompagné de loin par Gottlieb. Il semblait que ce petit être (Consuelo n’était pas loin de le croire enchanté) eût des heures régulières pour venir l’égayer de sa présence, et s’en retourner ponctuellement vers midi, auprès de son autre ami. Au fait, il n’y avait rien là de merveilleux. Les animaux en liberté ont des habitudes, et se font un emploi réglé de leurs journées, avec plus d’intelligence et de prévision encore que les animaux domestiques. Un jour, cependant, Consuelo remarqua qu’il ne volait pas aussi gracieusement qu’à l’ordinaire. Il paraissait contraint et impatienté. Au lieu de venir becqueter ses doigts, il ne songeait qu’à se débarrasser à coups d’ongles et de bec d’une entrave irritante. Consuelo s’approcha de lui, et vit un fil noir qui pendait à son aile. Le pauvre petit avait-il été pris dans un lacet, et ne s’en était-il échappé qu’à force de courage et d’adresse, emportant un bout de sa chaîne ? Elle n’eut pas de peine à le prendre, mais elle en eut un peu à le délivrer d’un brin de soie adroitement croisé sur son dos, et qui fixait sous l’aile gauche un très petit sachet d’étoffe brune fort mince. Dans ce sachet elle trouva un billet écrit en caractères imperceptibles sur un papier si fin, qu’elle craignait de le rompre avec son souffle. Dès les premiers mots, elle vit bien que c’était un message de son cher inconnu. Il contenait ce peu de mots :

« On m’a confié une œuvre généreuse, espérant que le plaisir de faire le bien calmerait l’inquiétude de ma passion. Mais rien, pas même l’exercice de la charité, ne peut distraire une âme où tu règnes. J’ai accompli ma tâche plus vite qu’on ne le croyait possible. Je suis de retour, et je t’aime plus que jamais. Le ciel pourtant s’éclaircit. J’ignore ce qui s’est passé entre toi et eux ; mais ils semblent plus favorables, et mon amour n’est plus traité comme un crime, mais comme un malheur pour moi seulement. Un malheur ! Oh ! ils n’aiment pas ! Ils ne savent pas que je ne puis être malheureux si tu m’aimes ; et tu m’aimes, n’est-ce pas ? Dis-le au rouge-gorge de Spandaw. C’est lui. Je l’ai apporté dans mon sein. Oh ! qu’il me paie de mes soins en m’apportant un mot de toi ! Gottlieb me le remettra fidèlement sans le regarder. »

Les mystères, les circonstances romanesques attisent le feu de l’amour. Consuelo éprouva la plus violente tentation de répondre, et la crainte de déplaire aux Invisibles, le scrupule de manquer à ses promesses, ne la retinrent que faiblement, il faut bien l’avouer. Mais, en songeant qu’elle pouvait être découverte et provoquer un nouvel exil du chevalier, elle eut le courage de s’abstenir. Elle rendit la liberté au rouge-gorge sans lui confier un seul mot de réponse, mais non sans répandre des larmes amères sur le chagrin et le désappointement que cette sévérité causerait à son amant.

Elle essaya de reprendre ses études ; mais ni la lecture ni le chant ne purent la distraire de l’agitation qui bouillonnait dans son sein, depuis qu’elle savait le chevalier près d’elle. Elle ne pouvait s’empêcher d’espérer qu’il désobéirait pour deux, et qu’elle le verrait se glisser le soir dans les buissons fleuris de son jardin. Mais elle ne voulut pas l’encourager en se montrant. Elle passa la soirée enfermée, épiant, à travers sa jalousie, palpitante, remplie de crainte et de désir, résolue pourtant à ne pas répondre à son appel. Elle ne le vit point paraître, et en éprouva autant de douleur et de surprise que si elle eût compté sur une témérité dont elle l’eût pourtant blâmé, et qui eût réveillé toutes ses terreurs. Tous les petits drames mystérieux des jeunes et brûlantes amours s’accomplirent dans son sein en quelques heures. C’était une phase nouvelle, des émotions inconnues dans sa vie. Elle avait souvent attendu Anzoleto, le soir, sur les quais de Venise ou sur les terrasses de la Corte Minelli ; mais elle l’avait attendu en repassant sa leçon du matin, ou en disant son chapelet, sans impatience, sans frayeur, sans palpitations et sans angoisse. Cet amour d’enfant était encore si près de l’amitié, qu’il ne ressemblait en rien à ce qu’elle sentait maintenant pour Liverani. Le lendemain, elle attendit le rouge-gorge avec anxiété, le rouge-gorge ne vint pas. Avait-il été saisi au passage par de farouches argus ? L’humeur que lui donnait cette ceinture de soie et ce fardeau pesant pour lui l’avait-il empêché de sortir ? Mais il avait tant d’esprit, qu’il se fût rappelé que Consuelo l’en avait délivré la veille, et il fût venu la prier de lui rendre encore ce service.

Consuelo pleura toute la journée. Elle qui ne trouvait pas de larmes dans les grandes catastrophes, et qui n’en avait pas versé une seule sur son infortune à Spandaw, elle se sentit brisée et consumée par les souffrances de son amour, et chercha en vain les forces qu’elle avait eues contre tous les autres maux de sa vie.

Le soir elle s’efforçait de lire une partition au clavecin, lorsque deux figures noires se présentèrent à l’entrée du salon de musique sans qu’elle les eût entendues monter. Elle ne put retenir un cri de frayeur à l’apparition de ces spectres ; mais l’un d’eux lui dit d’une voix plus douce que la première fois :

« Suis-nous. »

Et elle se leva en silence pour leur obéir. On lui présenta un bandeau de soie en lui disant :

« Couvre tes yeux toi-même, et jure que tu le feras en conscience. Jure aussi que si ce bandeau venait à tomber ou à se déranger, tu fermerais les yeux jusqu’à ce que nous t’ayons dit de les ouvrir.

— Je vous le jure, répondit Consuelo.

— Ton serment est accepté comme valide », reprit le conducteur.

Et Consuelo marcha comme la première fois dans le souterrain ; mais quand on lui eut dit de s’arrêter, une voix inconnue ajouta :

« Ôte toi-même ce bandeau. Désormais personne ne portera plus la main sur toi. Tu n’auras d’autre gardien que ta parole. »

Consuelo se trouva dans un cabinet voûté et éclairé d’une seule petite lampe sépulcrale suspendue à la clef pendante du milieu. Un seul juge, en robe rouge et en masque livide, était assis sur un antique fauteuil auprès d’une table. Il était voûté par l’âge ; quelques mèches argentées s’échappaient de dessous sa toque. Sa voix était cassée et tremblante. L’aspect de la vieillesse changea en respectueuse déférence la crainte dont ne pouvait se défendre Consuelo à l’approche d’un Invisible.

« Écoute-moi bien, lui dit-il, en lui faisant signe de s’asseoir sur un escabeau à quelque distance. Tu comparais ici devant ton confesseur. Je suis le plus vieux du conseil, et le calme de ma vie entière m’a rendu l’esprit aussi chaste que le plus chaste des prêtres catholiques. Je ne mens pas. Veux-tu me récuser cependant ? tu es libre.

— Je vous accepte, répondit Consuelo, pourvu, toutefois, que ma confession n’implique pas celle d’autrui.

— Vain scrupule ! reprit le vieillard. Un écolier ne révèle pas à un pédant la faute de son camarade ; mais un fils se hâte d’avertir son père de celle de son frère, parce qu’il sait que le père réprime et corrige sans châtier. Du moins telle devrait être la loi de la famille. Tu es ici dans le sein d’une famille qui cherche la pratique de l’idéal. As-tu confiance ? »

Cette question, assez arbitraire dans la bouche d’un inconnu, fut faite avec tant de douceur et d’un son de voix si sympathique, que Consuelo, entraînée et attendrie subitement, répondit sans hésiter :

« J’ai pleine confiance.

— Écoute encore, reprit le vieillard. Tu as dit, la première fois que tu as comparu devant nous, une parole que nous avons recueillie et pesée : « C’est une étrange torture morale pour une femme que de se confesser hautement devant huit hommes. » Ta pudeur a été prise en considération. Tu ne te confesseras qu’à moi, et je ne trahirai pas tes secrets. Il m’a été donné plein pouvoir, quoique je ne sois dans le conseil au-dessus de personne, de te diriger dans une affaire particulière d’une nature délicate, et qui n’a qu’un rapport indirect avec celle de ton initiation. Me répondras-tu sans embarras ? Mettras-tu ton cœur à nu devant moi ?

— Je le ferai.

— Je ne te demanderai rien de ton passé. On te l’a dit, ton passé ne nous appartient pas ; mais on t’a avertie de purifier ton âme dès l’instant qui a marqué le commencement de ton adoption. Tu as dû faire tes réflexions sur les difficultés et les conséquences de cette adoption ; ce n’est pas à moi seul que tu en dois compte : il s’agit d’autre chose entre toi et moi. Réponds donc.

— Je suis prête.

— Un de nos enfants a conçu de l’amour pour toi. Depuis huit jours, réponds-tu à cet amour ou le repousses-tu ?

— Je l’ai repoussé dans toutes mes actions.

— Je le sais. Tes moindres actions nous sont connues. Je te demande le secret de ton cœur, et non celui de ta conduite. »

Consuelo sentit ses joues brûlantes et garda le silence.

« Tu trouves ma question bien cruelle. Il faut répondre cependant. Je ne veux rien deviner. Je dois connaître et enregistrer.

— Et bien, j’aime ! » répondit Consuelo, emportée par le besoin d’être vraie.

Mais à peine eut-elle prononcé ce mot avec audace, qu’elle fondit en larmes. Elle venait de renoncer à la virginité de son âme.

« Pourquoi pleures-tu ? reprit le confesseur avec douceur. Est-ce de honte ou de repentir ?

— Je ne sais. Il me semble que ce n’est pas de repentir ; j’aime trop pour cela.

— Qui aimes-tu ?

— Vous le savez, moi je ne le sais pas.

— Mais si je l’ignorais ! Son nom ?

— Liverani.

— Ce n’est le nom de personne. Il est commun à tous ceux de nos adeptes qui veulent le porter et s’en servir : c’est un nom de guerre, comme tous ceux que la plupart de nous portent dans leurs voyages.

— Je ne lui en connais pas d’autres, et ce n’est pas de lui que je l’ai appris.

— Son âge ?

— Je ne le lui ai pas demandé.

— Sa figure ?

— Je ne l’ai pas vue.

— Comment le reconnaîtrais-tu ?

— Il me semble qu’en touchant sa main je le reconnaîtrais.

— Et si l’on remettait ton sort à cette épreuve, et que tu vinsses à te tromper ?

— Ce serait horrible.

— Frémis donc de ton imprudence, malheureuse enfant ! ton amour est insensé.

— Je le sais bien.

— Et tu ne le combats pas dans ton cœur ?

— Je n’en ai pas la force.

— En as-tu le désir ?

— Pas même le désir.

— Ton cœur est donc libre de toute autre affection ?

— Entièrement.

— Mais tu es veuve ?

— Je crois l’être.

— Et si tu ne l’étais pas ?

— Je combattrais mon amour et je ferais mon devoir.

— Avec regret ? avec douleur ?

— Avec désespoir peut-être. Mais je le ferais.

— Tu n’as donc pas aimé celui qui a été ton époux ?

— Je l’ai aimé d’amitié fraternelle ; j’ai fait tout mon possible pour l’aimer d’amour.

— Et tu ne l’as pas pu ?

— Maintenant que je sais ce que c’est qu’aimer, je puis dire non.

— N’aie donc pas de remords ; l’amour ne s’impose pas. Tu crois aimer ce Liverani ? sérieusement, religieusement, ardemment ?

— Je sens tout cela dans mon cœur, à moins qu’il n’en soit indigne !…

— Il en est digne.

— Ô mon père ! s’écria Consuelo transportée de reconnaissance et prête à s’agenouiller devant le vieillard.

— Il est digne d’un amour immense autant qu’Albert lui-même ! mais il faut renoncer à lui.

— C’est donc moi qui n’en suis pas digne ? répondit Consuelo douloureusement.

— Tu en serais digne, mais tu n’es pas libre. Albert de Rudolstadt est vivant.

— Mon Dieu ! pardonnez-moi ! » murmura Consuelo en tombant à genoux et en cachant son visage dans ses mains.

Le confesseur et la pénitente gardèrent un douloureux silence. Mais bientôt Consuelo, se rappelant les accusations de Supperville, fut pénétrée d’horreur. Ce vieillard dont la présence la remplissait de vénération, se prêtait-il à une machination infernale ? exploitait-il la vertu et la sensibilité de l’infortunée Consuelo pour la jeter dans les bras d’un misérable imposteur ? Elle releva la tête et, pâle d’épouvante, l’œil sec, la bouche tremblante, elle essaya de percer du regard ce masque impassible qui lui cachait peut-être la pâleur d’un coupable, ou le rire diabolique d’un scélérat.

« Albert est vivant ? dit-elle ; en êtes-vous bien sûr, monsieur ? Savez-vous qu’il y a un homme qui lui ressemble, et que moi-même j’ai cru voir Albert en le voyant.

— Je sais tout ce roman absurde, répondit le vieillard d’un ton calme, je sais toutes les folies que Supperville a imaginées pour se disculper du crime de lèse-science qu’il a commis en faisant porter dans le sépulcre un homme endormi. Deux mots feront écrouler cet échafaudage de folies. Le premier, c’est que Supperville a été jugé incapable de dépasser les grades insignifiants des sociétés secrètes dont nous avons la direction suprême, et que sa vanité blessée, jointe à une curiosité maladive et indiscrète, n’a pu supporter cet outrage. Le second, c’est que le comte Albert n’a jamais songé à réclamer son héritage, qu’il y a volontairement renoncé, et que jamais il ne consentirait à reprendre son nom et son rang dans le monde. Il ne pourrait plus le faire sans soulever des discussions scandaleuses sur son identité, que sa fierté ne supporterait pas. Il a peut-être mal compris ses véritables devoirs en renonçant pour ainsi dire à lui-même. Il eût pu faire de sa fortune un meilleur usage que ses héritiers. Il s’est retranché un des moyens de pratiquer la charité que la Providence lui avait mis entre les mains ; mais il lui en reste assez d’autres, et d’ailleurs la voix de son amour a été plus forte en ceci que celle de sa conscience. Il s’est rappelé que vous ne l’aviez pas aimé, précisément parce qu’il était riche et noble. Il a voulu abjurer sans retour possible sa fortune et son nom. Il l’a fait, et nous l’avons permis. Maintenant vous ne l’aimez pas, vous en aimez un autre. Il ne réclamera jamais de vous le titre d’époux, qu’il n’a dû, à son agonie, qu’à votre compassion. Il aura le courage de renoncer à vous. Nous n’avons pas d’autre pouvoir sur celui que vous appelez Liverani et sur vous, que celui de la persuasion. Si vous voulez fuir ensemble, nous ne pouvons l’empêcher. Nous n’avons ni cachots, ni contraintes, ni peines corporelles à notre service, quoi qu’un serviteur crédule et craintif ait pu vous dire à cet égard ; nous haïssons les moyens de la tyrannie. Votre sort est dans vos mains. Allez faire vos réflexions encore une fois, pauvre Consuelo, et que Dieu vous inspire ! »

Consuelo avait écouté ce discours avec une profonde stupeur. Quand le vieillard eut fini, elle se leva et dit avec énergie :

« Je n’ai pas besoin de réfléchir, mon choix est fait. Albert est-il ici ? conduisez-moi à ses pieds.

— Albert n’est point ici. Il ne pouvait être témoin de cette lutte. Il ignore même la crise que vous subissez à cette heure.

— Ô mon cher Albert ! s’écria Consuelo en levant les bras vers le ciel, j’en sortirai victorieuse. » Puis s’agenouillant devant le vieillard : « Mon père, dit-elle, absolvez-moi, et aidez-moi à ne jamais revoir ce Liverani ; je ne veux plus l’aimer, je ne l’aimerai plus. »

Le vieillard étendit ses mains tremblotantes sur la tête de Consuelo ; mais lorsqu’il les retira, elle ne put se relever. Elle avait refoulé ses sanglots dans son sein, et brisée par un combat au-dessus de ses forces, elle fut forcée de s’appuyer sur le bras du confesseur pour sortir de l’oratoire.